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L’histoire ne se répète pas, mais elle rime : on peut effectivement y discerner des tendances lourdes, des événements qui prennent forme dans des conditions semblables, au-delà de la variation des époques et des lieux. Parmi ces différents événements, ceux qu’on s’explique le moins bien sont sans doute les meurtres de masse : qu’est-ce qui peut pousser une partie de l’humanité à de tels sommets de violence ? Quelles circonstances mènent à un abandon généralisé de l’interdit de tuer, et plus largement au délitement de la décence ordinaire ? C’est à ces questions que s’attaque Killing Others. A Natural History of Ethnic Violence, le plus récent ouvrage de Matthew Lange, professeur en sociologie à McGill et spécialiste en analyse historique comparée.

Le livre se concentre plus précisément sur les épisodes de violence ethnique, définis par trois caractéristiques principales : ils opposent des résident·e·s d’un même pays entre eux et elles, ils constituent des épisodes de violence collective et ils sont motivés par une différence ethnique (p. 7). La thèse centrale de Lange est que ce type particulier de violence est profondément lié à l’essor de la modernité, qu’on pourrait définir comme le développement et l’extension à travers le monde de mécanismes impersonnels de régulation des rapports sociaux, les deux principaux étant le marché et l’État-nation. Lange situe alors la violence ethnique dans une sorte de triptyque unissant l’ethnicité, l’État et la nation, avec la démocratie comme principe assurant que les trois composantes du triptyque n’en viennent pas à former une combinaison mortelle.

Ethnicité

Lange commence son étude des violences ethniques en affirmant que l’ethnicité est une notion proprement moderne. Si les identités collectives précèdent évidemment les Lumières et la révolution industrielle, il faut noter que ces identités étaient auparavant arrimées, pour l’essentiel, à des entités territoriales ou sociales très restreintes, comme les familles ou les paroisses. De telles entités se distinguent d’un groupe ethnique à proprement parler, car elles reposent sur des relations de confiance interpersonnelle, qui ne conviennent pas à des identités moins tangibles. En d’autres mots, un individu peut connaître personnellement tous les membres de sa famille ou de son village, mais il est voué à ne connaître qu’une infime partie des membres du groupe ethnique auquel il appartient, puisque celui-ci regroupe généralement des millions de personnes. L’ethnicité est une notion moderne en ceci qu’elle répond à l’une des grandes questions de la modernité, en l’occurrence l’interaction harmonieuse et la solidarité entre des masses d’individus qui ne se connaissent pas et ne peuvent donc pas établir des rapports de confiance et de réciprocité du même type que ceux qui prévalent dans les interactions en face à face.

L’ethnicité, comme manière d’assurer une cohérence à un groupe qui n’en disposerait pas autrement, repose ainsi sur le développement d’une conscience ethnique, définie comme le sentiment d’appartenir à une culture et une lignée communes. Deux mécanismes permettent alors de passer de la conscience ethnique à la violence ethnique, en l’occurrence les obligations ethniques et les préjugés émotionnels. Les obligations ethniques se définissent comme un ensemble d’actions auxquelles les membres d’un groupe ethnique sont convié·e·s à prendre part sous peine de réprobation ou de sanction, tandis que les préjugés émotionnels correspondent pour leur part à l’ensemble des sentiments négatifs – ressentiment, peur, colère, envie, jalousie, etc. – que les membres d’un groupe ethnique entretiennent à l’endroit d’un ou de plusieurs autres groupes ethniques.

La convergence des obligations ethniques et des préjugés émotionnels favorise alors le développement d’une « colère vertueuse » qui peut alimenter divers épisodes de violence collective, en donnant aux membres d’un groupe ethnique le sentiment d’accomplir un devoir en s’attaquant à des personnes qu’il·elle·s ne connaissent pas, et dont la seule offense est de ne pas appartenir au même groupe qu’eux (p. 134-135). En somme, la violence ethnique est proprement moderne, car elle invite à agir au nom d’un groupe abstrait, rendu tangible par un croisement entre des récits qui précisent le contenu et les frontières du groupe, des préjugés qui mènent à la haine des non-membres et des obligations qui donnent une légitimité à cette haine.

État et nation

Les groupes ethniques – et par extension les violences ethniques – sont une notion liée à la modernité pour une autre raison encore : leur plein développement n’est rendu possible que par l’essor d’une institution moderne par excellence, en l’occurrence l’État-nation.

Il faut d’abord noter que cette forme d’organisation politique dispose d’un contrôle sur son territoire et sa population sans équivalent dans l’histoire humaine, avec sa capacité à réguler la société et à coordonner l’activité collective par l’entremise d’organisations bureaucratiques et de technologies de transport et de communication très avancées. Cette capacité et ce contrôle ne sont toutefois possibles que par la coopération continue de la population, qui est elle-même grandement facilitée par l’attachement à une identité ethnique commune. Comme le souligne Lange, les États favorisent le développement d’une conscience ethnique pour au moins deux raisons : d’une part pour rendre la taxation de la population plus aisée – en convainquant cette dernière qu’elle contribue ainsi au bien commun – et d’autre part pour décourager les rébellions antiétatiques et les tentatives de sédition (p. 88).

L’État-nation moderne, par sa capacité de contrôle sans précédent et son intérêt dans le développement d’une conscience ethnique, accélère et généralise les trois processus que nous avons associés plus haut aux violences ethniques. Les États contemporains contribuent effectivement à la diffusion des récits qui donnent une consistance à l’appartenance ethnique par l’entremise de l’éducation publique et de la scolarité obligatoire, ils peuvent facilement infliger des sanctions aux membres qui contreviennent aux obligations collectives – en emprisonnant les personnes qui veulent se soustraire à la conscription en temps de guerre, par exemple – et ils jouent un rôle fondamental dans l’évolution de l’opinion publique et des préjugés qui l’habitent.

Un des passages les plus stimulants de l’ouvrage de Lange est certainement sa relecture critique du rapport entre éducation et violence. Contrairement au sens commun – qui associe une plus grande scolarité à une certaine ouverture sur le monde et à un risque moins élevé de violence ethnique –, Lange souligne que, dans certaines circonstances, les groupes les plus scolarisés peuvent au contraire encourager et mener les violences collectives visant des non-membres et des exclu·e·s.

D’une part, les groupes scolarisés ont généralement des attentes économiques et sociales plus élevées que les groupes non scolarisés, et sont donc plus prompts à se révolter et à chercher des boucs émissaires lorsque leur situation se détériore. D’autre part, la nationalité et l’ethnicité étant des notions abstraites, elles sont plus susceptibles d’être activement promues par des personnes et des groupes dont la formation scolaire facilite leur capacité d’abstraction (bien que le nationalisme ait souvent une forte base d’adhésion dans les milieux populaires, suivant les époques et les contextes). Ces deux facteurs étaient particulièrement forts dans le contexte allemand d’entre-guerre : les aspirations statutaires et salariales des universitaires étaient minées par l’état catastrophique de l’économie allemande, et l’idéologie nationaliste – centrée sur l’unification allemande par l’entremise d’un État fort et teintée d’antisémitisme – était particulièrement populaire chez les élites intellectuelles, ce qui explique en partie leur appui électoral massif et leur implication soutenue au sein du mouvement nazi (p. 76). Cet exemple dramatique illustre bien le rapport qui peut s’établir entre des préjugés ethniques, un nationalisme belliqueux et un État qui invite à la violence contre une partie de sa population, ainsi que les conséquences d’un tel rapport.

Démocratie

Il faut évidemment nuancer le portrait esquissé plus haut : la cohabitation interethnique harmonieuse n’est pas une chimère et il existe de nombreuses formes de nationalisme qui ne mènent pas à de graves épisodes de violence. À la combinaison ethnicité-État-nation doit alors s’ajouter un autre triptyque qui permet de contrer la prolifération des violences ethniques, en l’occurrence la démocratie fondée sur le droit, un État fonctionnel et la prospérité économique (p. 207). Lange note à cet égard que les risques de violence ethnique se sont déplacés du centre de l’économie-monde vers la périphérie durant la période suivant la Deuxième Guerre mondiale, précisément parce que les pays où les violences ethniques ont éclaté dans les dernières décennies (Serbie, Rwanda, Soudan, etc.) sont souvent caractérisés par des démocraties instables ou inexistantes, des États faibles et des économies moribondes.

À travers une étude fouillée de la littérature et de nombreuses études de cas, Matthew Lange nous offre dans Killing Others : A Natural History of Ethnic Violence une synthèse impressionnante sur les violences ethniques, leurs causes et les manières d’y faire face. Les chercheur·e·s intéressé·e·s par les questions d’ethnicité, d’identité collective, de violence et de modernité y trouveront une synthèse stimulante des travaux les plus importants dans ces domaines, ainsi qu’un ensemble de réflexions à prolonger dans des travaux ultérieurs.