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On connaît quatre sermons authentiques d’Augustin pour la dédicace de l’église. Parmi ceux-ci, trois ont été transmis depuis les homéliaires carolingiens sous le titre De dedicatione ecclesiae I, II et III[1]. Le quatrième l’a été parmi les sermons De gratia Dei et de verbis apostoli de l’évêque d’Hippone ; il s’agit du sermon 163 dont il sera question ici. L’homélie s’ancre dans le commentaire du verset 5,16 de l’épître aux Galates, Spiritu ambulate et concupiscentias carnis ne perfeceritis (« Déambulez selon l’esprit et n’accomplissez pas les désirs de la chair »). Il aurait été prononcé par l’évêque d’Hippone à l’occasion de la dédicace de la basilica Honoriana de Carthage, le 23 septembre 417. Cette basilique compte parmi les sanctuaires chrétiens non identifiés de la ville. On peut simplement affirmer, à la lumière des premières lignes du sermon, qu’elle remplaçait un ancien temple polythéiste. À la différence des trois précédents, ce sermon présente l’avantage d’avoir bénéficié d’une édition critique par Gert Partoens, dans la Revue bénédictine en 2005, reprise dans la récente livraison des Sancti Aurelii Augustini Sermones in epistolas apostolicas[2].

Nous présentons d’abord un résumé du sermon avant d’analyser la dialectique aedificatio-dedicatio qui le structure. Notre objectif est de discerner les implications historiques d’un tel sermon, en regard de l’évolution du discours sur le lieu de culte chrétien et de la mise en place d’une structure sociale polarisée par les églises[3].

Le sermon 163 a été divisé en 12 sections par ses éditeurs[4].

  • 1. En ouverture, Augustin établit un parallèle entre l’homme, temple de Dieu, et l’église que l’on inaugure. La dédicace du bâtiment est selon lui l’occasion de réfléchir au processus de transformation qui s’opère alors dans les hommes et dans le temps, soit le passage du polythéisme au culte du Dieu vivant, de la loi à la grâce ; un passage qui inaugure le cheminement salvifique de l’homme qui accepte d’ouvrir son coeur à la caritas.

  • 2. Augustin illustre son propos avec les versets 16 à 21 du chapitre 5 de l’épître aux Galates, dans lesquels Paul invitait ses auditeurs à déambuler par l’esprit et à s’éloigner des concupiscences de la chair. L’édification spirituelle de l’homme est, pour Augustin, conforme à la construction de l’église : l’un comme l’autre procède par destruction, conversion et construction. L’homme doit savoir ce qu’il doit rejeter pour se construire.

  • 3. La dédicace, pour l’homme comme pour l’église, est l’aboutissement du processus constructif. Il est la libération qui survient après un long temps de combat et de souffrance. Le Christ a initié le processus : par sa résurrection il a été dédicacé. L’horizon d’attente de la dédicace est promis aux hommes, comme l’annonçaient les psaumes de la dédicace du Temple de Salomon.

  • 4-5. À partir d’un habile tissage de versets issus des épîtres aux Colossiens et aux Éphésiens, de l’évangile de Luc et des psaumes 18, 84 et 95, Augustin invite ses auditeurs à délaisser la vétusté au profit de la nouveauté et à se vêtir de nouveaux vêtements. Jouant sur les nuances des verbes cantare et canere (chanter et louanger), il appelle à jouer de la voix pour louer Dieu tout en édifiant son temple. Ces chants sont pour lui les signes de la victoire à venir.

  • 6. Augustin articule le verset déjà cité de l’épître aux Galates, où il est question de la déambulation selon l’esprit loin des concupiscences de la chair, à celui de la première épître aux Corinthiens, où Paul se présente comme le sapiens architectus ayant établi les fondements du temple du Seigneur. Il enjoint ses auditeurs de s’édifier sur ces fondements pour élever leur esprit contre la chair.

  • 7. Augustin évoque ensuite la dialectique entre le combat et la victoire. La victoire est annoncée et elle arrivera, mais pour l’heure il faut combattre et peiner. Ce n’est qu’après une telle captivité caractérisée par la souffrance que pourra advenir la victoire, c’est-à-dire la dédicace.

  • 8. Ce pénible cheminement s’effectue dans l’attente, l’espoir et la confiance. La persistance du mal tout au long du chemin ne signifie pas l’absence de Dieu, car Dieu est comme le médecin qui continue à amputer les membres malades même si le patient crie, afin de le soigner. Les progrès et les révélations ne doivent pas enorgueillir. Paul lui-même en avait fait l’expérience douloureuse, se voyant châtié de son orgueil par un ange de Satan qui le souffleta.

  • 9. L’arrêt des souffrances arrivera plus tard, au moment de la dédicace. Alors viendront les chants de triomphe et la victoire sur la mort.

  • 10-11. Arborant un ton plus pragmatique, Augustin considère les moyens pour conduire le cheminement. La Loi n’est d’aucune utilité, à l’inverse de l’humilité (humilitas), de l’engagement (uoluntas, promissio, fides), de l’espoir (spes) et de l’aide de Dieu (Deus/Spiritus adiuuat). Le fidèle doit s’engager et honorer le don de la grâce qui lui permet d’être volontaire et de se conduire sur le bon chemin. Il est tenu de recevoir ce don et, pour l’honorer, il doit se tourner vers l’esprit, supplier Dieu, le prier, et espérer qu’en retour il rende grâce.

  • 12. La péroraison finale propose, comme il se doit, une synthèse du sermon. Le labor de l’être humain consiste à se battre contre la concupiscence de la chair, à déambuler selon l’esprit en l’invoquant, à rechercher le don de la grâce. Si la volonté de son esprit (lex mentis) est incapable de résister aux exigences des parties inférieures de son corps (lex in membris) et s’il est tenu captif par le péché, qu’il se corrige afin de pouvoir transiter vers la victoire. La prière, l’appel à l’aide puis la méditation (intellige) en sont les moyens. Si cela est conduit avec engagement, confiance (fideliter) et humilité, la grâce de Dieu sera très vraisemblablement accordée.

Le mot final est donné par la prière Conuersi ad dominum avec laquelle Augustin terminait souvent ses sermons. Dans le cas présent, elle constitue comme un retour au point de départ, dans son invitation à se tourner vers le Seigneur et à se convertir.

I. Aedificatio-dedicatio

Ce discours sur le processus du salut humain propose un idéal social. Sa formulation à l’occasion de la dédicace d’une nouvelle église, elle-même établie à la place d’un ancien temple polythéiste, fait de la cérémonie inaugurale un moment de basculement au cours duquel le fidèle prend conscience de son cheminement.

On note le ton d’abord très paulinien du sermon. L’homme, créature de Dieu dans laquelle l’esprit divin déambule, est le vrai temple de Dieu. C’est lui qu’il faut privilégier et non l’édifice de pierres. Mais alors que Paul ne retenait que le déplacement de l’architecture vers l’homme, Augustin réintroduit l’architecture en la valorisant comme une figure visible pour penser l’édification du temple humain. Il accorde ainsi au lieu de culte chrétien une légitimité théologique qui fait écho aux épigrammes élégiaques qui ornaient certaines églises depuis le règne de Constantin en célébrant le don des commanditaires, la richesse des ornements et les vertus figurées par la splendeur du lieu ou par ses formes signifiantes[5]. Augustin n’ancre pas son propos dans les formes de l’édifice ni dans son décor, mais dans le labor des constructeurs et dans le moment de basculement que constitue l’inauguration de l’édifice, à l’issue de la longue période d’édification. Ce qui l’intéresse est le temps (saeculum), cette condition spécifique des créatures amorcée par la Chute, limitée par le Jugement dernier et dont le déroulement est scandé par des ruptures[6]. La dédicace de l’église est pour lui une de ces ruptures qui, à l’instar de la Passion du Christ ou du baptême, permet aux hommes de passer d’un état de déchéance à un état de salut.

Augustin tisse son discours sur une série d’oppositions binaires qui caractérisent le temps d’avant et celui d’après, séparés par le moment présent de la dédicace :

chair-esprit

caro-spiritus

loi-grâce

lex-gratia (ou ante gratiam-per gratiam)

idoles-Christ

simulacra, idola-Christus

immobilité-mouvement

figere-ambulare, deambulare

étroitesse-largeur/largesse

angustia-latitudo

lettre-esprit

littera-spiritus

vieillesse-nouveauté

vetustas-novitas

combat-victoire

certamen-victoria

esclavage/emprisonnement-liberté

captivitas-liberatio

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Ces paires sont analogiques. Chacune renvoie aux autres et on peut penser, en suivant Anita Guerreau-Jalabert, qu’elles s’inscrivent dans une matrice d’interprétation générale qui situe les premiers termes (loi, idoles, immobilité, etc.) dans le domaine, inférieur, de la caro et les secondes dans le domaine, supérieur, du spiritus[7]. Augustin envisage la dédicace de l’église comme le moment où les fidèles, réunis collectivement autour du nouveau lieu de culte, prennent conscience du passage de l’ancien au nouveau régime.

La paire aedificatio-dedicatio (traitée surtout dans les sections 1, 2 et 3 du sermon) relève de cette conception sotériologique, tout en s’inscrivant dans le temps d’une manière plus complexe que les autres. Pour le bâtiment, le processus est clair : l’aedificatio est le long et pénible cheminement par lequel les matériaux sont préparés puis assemblés, alors que la dedicatio est la victoire célébrée lors de l’inauguration de l’église. La première relève du temps d’avant, charnel et difficile ; la seconde est l’avènement de l’état nouveau, spirituel. Pour l’homme, la dialectique aedificatio-dedicatio est reportée tout entière dans le présent et l’avenir. Son aedificatio personnelle s’effectue par l’ouverture spirituelle à la grâce et la pratique des vertus. Telle est sa condition présente, jusqu’à la fin du temps. L’issue n’est pas assurée. Elle est promise, tout en étant, présentement, suggérée par la dédicace de l’église.

L’aedificatio de l’homme consiste à rétablir la hiérarchie harmonieuse entre caro et spiritus telle que créée par Dieu. Ici, Augustin reprend ce qu’il a développé ailleurs dans l’exégèse du mythe biblique de l’homme originel[8]. Les deux principes, bons par nature, auraient été créés par Dieu selon une harmonie hiérarchique qui soumettait caro à spiritus, faisant en sorte que jamais l’esprit de l’homme ne s’éloignait de celui de Dieu et que jamais il ne se laissait conduire par les besoins de son corps. La Chute, consécutive au péché originel, rompit l’articulation hiérarchique et laissa l’homme dans une situation de dépendance à l’égard de la concupiscence de la chair (concupiscentia carnis). Désormais caro convoite contre spiritus, impose sa loi (lex) à celle de l’esprit, empêche l’homme de cheminer spirituellement et d’agir selon la voluntas de Dieu. L’aedificatio est le moyen de sortir de cet état de dépendance à l’égard des concupiscences de la chair, afin de parvenir, au terme du temps, à un état de béatitude spirituelle absolu et éternel, la dedicatio.

Dès l’ouverture du sermon, Augustin expose le moyen de parvenir à un tel état de grâce : la dilatation. Le substantif latitudo, que l’on peut rendre par largeur et largesse, et le verbe dilatare (élargir, étendre, dilater) lui servent à exprimer cette notion capitale[9]. L’homme d’avant la grâce, dit-il, est étroit. Il ne peut honorer la demande de l’Apôtre de déambuler selon l’esprit parce qu’il ne s’ouvre pas à lui. Ainsi, il stagne, immobile comme le sont les statues des idoles qu’il adore dans les temples. À l’inverse, Augustin lui propose d’ouvrir son coeur pour laisser pénétrer l’esprit. Celui-ci pourra ainsi déambuler en lui et le faire, lui-même, cheminer[10]. Ce qui dilate l’homme, précise Augustin, c’est la caritas, qu’il faut évidemment entendre au sens large de l’amour généralisé et non des seules actions caritatives. La caritas, c’est l’amour de Dieu pour les hommes et, en retour, l’amour des hommes pour Dieu, dont l’amour de soi est une modalité, et l’amour du prochain, pour y trouver Dieu[11].

Le processus salvateur envisagé par l’évêque d’Hippone est donc à la fois social et spatial. Il est fondé sur une circulation généralisée de l’amour entre les hommes et Dieu, au nom de laquelle chaque être est lié à l’autre par des échanges qui ne doivent avoir d’autre attente que l’accueil possible de la grâce, moteur initial et carburant du cheminement salvateur. L’espace, le temps et l’homme n’ont aucune objectivité. L’homme n’existe pas parce qu’il habite quelque part, mais parce qu’il est habité par l’esprit. S’il est là où il est, en tel lieu et à tel moment, c’est pour en sortir, déambuler spirituellement afin d’échapper à la prison du siècle dans laquelle la Chute l’a jeté, et dans l’espoir d’en sortir victorieux, dédicacé. L’église, cet édifice de pierre que l’on construit avec peine et que l’on inaugure dans la joie, n’a pas d’autre légitimité que de faire voir l’espoir à venir, de le préfigurer, de proclamer son possible avènement. Elle est là pour mieux montrer que ce qui compte n’y est pas. Des peintures typologiques des catacombes au ciel peint des églises baroques, tout l’art chrétien réside dans cette tension entre ce qui est donné à voir, majestueusement, et ce que ces objets visuels préfigurent, au-delà des sens, de l’espace et du temps, dans l’éternité utopique de la vision spirituelle.

Pour l’homme comme pour l’église, l’édification est à la fois destruction et conversion. Les anciens temples sont parfois détruits, d’autres sont améliorés, transformés en église. Il en va de même pour les hommes : certaines de leurs oeuvres doivent être rejetées, d’autres transformées. Augustin oppose clairement deux processus. Le premier est la destruction. Elle concerne les oeuvres de la chair (opera carnis), dont il dresse une liste reprise de l’épître aux Galates : « fornications, impuretés, adorations des idoles, sortilèges, conflits, inimitiés, hérésies, jalousies, ivrogneries » (Ga 5,19-21). Il demande de les abattre (deicere) et les fracasser (dirumpere, frangere) comme on le fait des statues des idoles dans les anciens temples. Le second est la conversion de ce qui mérite d’être sauvé. Augustin emploie les verbes convertere et commutare pour qualifier cette transformation, deux verbes qui ne sont pas sans lien avec l’opération de la consécration eucharistique. Ce sont les membres du corps humain (membra corporis nostri) qu’il convient de commuer de la sorte, pour qu’ils ne servent plus les sales désirs charnels (immunditia cupiditatis), mais la grâce de l’amour spirituel (gratia caritatis)[12]. On voit poindre là la conception anti-manichéenne d’Augustin, pour qui le corps humain est une création bénéfique, qui ne doit pas être rejetée mais bien ordonnée[13].

Détruire, convertir, cela n’est pas tout. Il faut aussi construire (section 3). Augustin présente les hommes comme les « ouvriers de Dieu » occupés à l’édification de son Temple. Employer une telle expression lors de la dédicace de l’église résonne évidemment avec le chantier de construction récemment achevé, mais le templum en question n’est pas le bâtiment. C’est le temple spirituel constitué de l’assemblée de Dieu et des hommes sauvés. Dieu, dit Augustin, est la tête de ce temple, qui a été dédicacée par la résurrection du Christ. Le corps du temple reste à édifier pour parvenir à sa dédicace complète à la fin du temps. Augustin introduit ainsi un troisième terme dans la relation figurale instaurée par la dédicace de l’église. Au bâtiment et à l’homme s’ajoute le Christ. Celui-ci est la figure de l’homme dans son processus édificateur. En effet, il a vécu, souffert lors de sa Passion puis a triomphé de la mort lors de la résurrection : il est désormais dédicacé. Tel doit être, en plus doux, le cheminement de l’homme : si le Christ a été édifié par la Passion puis dédicacé par la résurrection, les hommes devront être édifiés par la fides avant d’être dédicacés par la résurrection[14].

Les allusions répétées à la souffrance inhérente au cheminement se comprennent mieux à la lumière de cette comparaison avec la Passion. Augustin envisage l’édification comme un véritable combat (certamen aedificantium, section 5), une lutte (lucta, section 7), un labor, qui est celui du combattant contre les concupiscences de la chair (section 12). De telles souffrances lui paraissent nécessaires pour éloigner l’orgueil. Évoquant les chants d’allégresse et la victoire annoncés dans les psaumes ou les épîtres, il veut rassurer son auditoire quant à la certitude du triomphe final, mais il veut absolument éviter que les hommes s’en enorgueillissent à l’avance. L’attente dans la douleur est salutaire ; l’orgueil (superbia), au contraire, est ennemi de la victoire[15]. Augustin rappelle l’exemple de Paul, qu’il évoqua lui-même dans la seconde épître aux Corinthiens. L’Apôtre, ayant reçu des révélations de Dieu et croyant ainsi s’être rapproché de lui de son vivant, s’enorgueillit. Il en fut châtié par un ange qui, en le giflant, lui envoya un stimulus carnis salvateur (section 8). Tout au plus, l’homme peut-il se contenter de vivre, depuis la Passion et la Résurrection, dans cette période d’édification positive, qui a succédé à la période terrible de la captivité[16]. L’aedificatio est un entre-deux, prometteur, mais encore extrêmement difficile. Croire, espérer, aimer sont les seuls moyens envisagés par Augustin pour cheminer sereinement vers la dédicace.

Dedicatio ? De quoi s’agit-il au juste ? Selon Augustin, c’est l’état final auquel aboutit le templum dei à l’issue de son édification ; c’est le triomphe, la victoire sur la mort, la fin des souffrances, l’état de salut[17]. La matrice est le Christ : tête du templum, déjà dédicacée par sa Passion et sa résurrection. Pour les hommes, le cheminement s’annonce clairement. Ce fut d’abord la captivité, puis l’édification, marquée par la peine et le combat (labor, certamen) ; viendra ensuite la dédicace, couronne de la victoire. Toutes les difficultés qui caractérisaient l’édification feront alors place à des situations plus heureuses : la souffrance à la joie ; la mort à la vie (par la résurrection) ; la tristesse à l’allégresse ; le combat à la victoire ; le conflit à la sécurité[18].

Fin des souffrances, la dédicace est aussi la fin du combat entre les deux principes constitutifs de l’homme, caro et spiritus. Caro ne convoitera plus contre spiritus, l’harmonie hiérarchique sera rétablie, les corps des élus seront spirituels (c’est-à-dire incorruptibles et totalement investis par l’esprit). L’édification, qui était un processus de déplacement fondé sur la déambulation de l’esprit dans l’homme et la circulation de l’amour entre les hommes et Dieu, fera désormais place à la contemplation, soit un état de stabilité absolue et d’union totale entre les hommes et Dieu. Il n’y aura, logiquement, plus de temps ni d’espace, mais seulement la visio dei, plaisir absolu et intellection complète[19]. L’église, elle-même, aura également disparu, puisque sa fonction était de préfigurer par des visualisations charnelles la vision spirituelle définitive.

II. Augustin et l’Église

Les propos d’Augustin ont des implications historiques fondamentales. Si l’on excepte la lettre d’Ambroise à sa soeur Marcelline dans laquelle l’évêque de Milan rapporte la teneur du sermon qu’il a prononcé à l’occasion de la dédicace de la nouvelle basilica martyrum, le 17 juin 386, solennisée par la translation des reliques des saints Gervais et Protais, les sermons d’Augustin pour la dédicace d’une église sont les plus anciennes homélies du genre conservées dans l’Église latine[20]. Pour l’évêque d’Hippone, la dédicace du temple de pierre est une préfiguration sensible, temporelle et spatiale de la dédicace spirituelle à venir. La fête qui souligne l’inauguration de la nouvelle église, notamment dans sa dimension triomphale et sensorielle, annonce la future visio, toute contemplative, des élus. L’église elle-même, dans sa dimension architecturale et matérielle, n’attire pas spécifiquement l’attention d’Augustin. Si dans les sermons 336 et 337 (De dedicatione ecclesiae I et II), qui auraient été prononcés vers 420-425, il compare le processus d’équarrissage et de polissage des matériaux à celui que l’homme doit effectuer sur lui-même, le sermon 163, antérieur de quelques années, n’évoque pas l’édifice concret. Il le légitime néanmoins comme une figure de l’homme, dans le sens à la fois représentationnel et annonciateur (préfiguration) que l’on peut conférer à ce mot[21]. L’église devient ainsi un signe tangible du changement de régime temporel amorcé par la Passion et la Résurrection.

Par cette invitation au retournement spirituel, Augustin envisage un idéal social fondé sur la circulation généralisée de l’amour (caritas) et sur l’inversion de la relation entre chair et esprit[22]. Les guides de ce nouvel ordre social sont, nécessairement, ceux qui ont déjà effectué le retournement — les clercs et les moines —, mais le programme concerne tout le monde.

Le nouvel ordre social comporte une dimension spatiale fondamentale. L’homme est pensé comme un être en mouvement, pérégrinant sur terre avant de rejoindre sa patrie céleste. Son cheminement est, pour ainsi dire, téléguidé, car s’il peut avancer, c’est parce qu’il est mû par Dieu, qui déambule en lui dès lors qu’il dilate son coeur. L’homme ouvert à l’esprit est un homo viator dont le déplacement ne prendra fin qu’avec la stabilité harmonieuse toute spirituelle de la visio dei. La création de lieux fixes socialement valorisés, comme l’église, peut apparaître contradictoire avec une telle conception itinérante de l’existence. Pourtant l’église est instituée comme un pôle, dont la fixité est assurée par les corps des martyrs qui reposent sous l’autel. Ambroise a établi la pratique à Milan dans les années 380-390 ; elle est très vite devenue la norme, au point qu’il ne semble déjà plus envisageable en 400 de dédicacer une nouvelle église sans y avoir enseveli des reliques de martyrs[23]. L’église se trouve alors dans une tension fondamentale entre fixité et déplacement. Lieu du culte, lieu de la prière, lieu de l’intercession terre-ciel effectuée par les saints, elle est le point de départ de tous les cheminements salvateurs. Les déplacements concrets des hommes vers elle permettent ces déplacements spirituels. Pôle fixe institué par l’évêque, elle confère aux fidèles un point d’ancrage tangible pour leur assemblée pérégrinante en attente de la dédicace. Déjà elle-même dédicacée, elle se présente aussi comme une figure de la victoire finale. Sa fixité représente la stabilité de Dieu et annonce la stabilité définitive des élus. L’ensemble des dispositifs mobiliers, des formes, des ornements et des jeux sociaux qui se déroulent ensuite dans l’église (position assise des célébrants et station debout des fidèles, représentation de la majestas domini, parcours de la porte au sanctuaire, inscriptions, paroles et rites qui signifient les relations verticales qui se jouent dans l’édifice, etc.) sont autant de signes de cette tension entre la fixité et le déplacement qui caractérise le nouvel ordre social dont les coordonnées sont établies au tournant des ive et ve siècles, et dont les modalités s’ajusteront pendant le millénaire suivant.