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« Le destin de ces personnes semble particulièrement difficile ; dès leur plus jeune âge, elles sont souvent traitées avec une grande violence, affamées et abandonnées au froid ; envoyées dans des cheminées étroites, parfois chaudes, où elles sont meurtries, brûlées, et presque asphyxiées ; et lorsqu’elles arrivent à la puberté, elles font face à une maladie beaucoup plus maligne, douloureuse et fatale […]. Il existe chez d’autres des cancers affectant les mêmes organes […] néanmoins c’est une maladie à laquelle ils sont particulièrement sujets […] c’est le cancer du scrotum et des testicules. » Percivall Pott[1], 1775 (Brown et Thornton, 1957)

Depuis Pott, Ramazzini [2] avant lui, et bien d’autres, l’établissement des liens entre travail et santé a été l’apanage d’observations et d’expertises cliniciennes davantage au contact des patients. Cependant, à partir de la révolution industrielle, les augmentations conjuguées de la production, de la main‑d’œuvre ouvrière et des accidents du travail ont nécessité des réponses à des échelles plus larges ou plus grandes, dépassant le cadre individuel. Sollicitée par ce nouveau besoin de gestion sanitaire, mais aussi de « gouvernementalité » (Foucault, 2004, p. 111-112), l’épidémiologie, alors discipline naissante, s’imposera progressivement comme la base des enquêtes majeures en santé au travail, et ses indicateurs comme les principaux outils d’aide à la décision politique.

Communément désignée comme « la science fondamentale de la santé publique », l’épidémiologie reste néanmoins une discipline à part entière dont il convient pour une critique rigoureuse de délier l’amalgame avec son champ d’action. Cependant, la démarche épidémiologique ne peut être pensée comme exclusivement positiviste, ignorant les agents et les institutions à l’œuvre (dans la production de sa définition et de ses résultats). L’adoption d’une approche critique est donc nécessaire pour rendre compte du fonctionnement de l’épidémiologie, de ses postulats, et des différents courants concurrents qui la traversent et participent à la définir. Cette approche critique ne doit donc pas se limiter à l’analyse des biais de sélection ou d’information, voire à une correction des modèles statistiques, mais doit se positionner plus en amont, au niveau de l’interdépendance entre le fait (l’évènement de santé) que l’épidémiologie entend appréhender, et la façon de l’observer. Cette dernière pouvant, elle, être sujette à des influences diverses, notamment politiques. C’est particulièrement le cas dans le domaine de la santé au travail. Dans son récent plaidoyer pour une épidémiologie « conséquentialiste », l’épidémiologiste Sandro Galea déplorait l’évolution d’une discipline qui, au cours des dernières décennies, a vu son intérêt pour l’identification des causes s’accroître au détriment de la compréhension des moyens visant à l’intervention, les normes déontologiques de la discipline – l’évaluation de la causalité, la réduction des biais – devenant ainsi des fins en soi, plutôt que des moyens visant à améliorer la santé des populations (Galea, 2013). Cette tension entre partisans d’une éthique conséquentialiste et ceux appelant à une éthique déontologique, i.e. attachée à une conformité scientifique, n’est cependant pas nouvelle. Elle fait écho à un questionnement plus profond et rémanent au cœur de la discipline (Weed et Mink, 2002). Si beaucoup de critiques extérieures à l’épidémiologie ont tendance à réduire sa communauté à celle d’un bloc monolithique, le début des années 1990 a été marqué en son sein par de vifs débats sur la nature de la discipline et le rôle qu’elle devrait jouer dans la société. Dans cette controverse désignée guerre des épidémiologies (Poole et Rothman, 1998), outre l’importance de théorie(s), deux points de friction majeurs – plus au moins interreliés – se faisaient jour : le premier concernait le rôle dénié, assumé ou critiqué de la politique et plus généralement de l’idéologie dans la recherche ; le second renvoyait à la nature du déterminisme causal pour une maladie (Mcmichael, 1999 ; Pearce, 1996 ; Rothman et coll., 1998 ; Susser, 1998 ; Weed, 1998 ; Zielhuis et Kiemeney, 2001).

La santé au travail est l’enjeu de nombreux rapports de pouvoir : sociaux, économiques et politiques (Courtet et Gollac, 2012). Elle est traversée par diverses dimensions sociales (ex. : classe sociale, genre, etc.), constituant de fait un domaine propice à l’interdisciplinarité, et susceptible d’alimenter une réflexion sur les usages de l’épidémiologie en relation avec d’autres disciplines au sein de ce domaine de recherche. L’objectif de cet article est double. D’une part, il souhaite mettre en évidence les usages pluriels de l’épidémiologie en santé au travail à partir d’une étude critique de la littérature portant sur le lien entre l’exposition aux fibres d’amiante et la survenue du cancer de la plèvre au début du XX e siècle. D’autre part, il propose de rendre compte des tensions interdisciplinaires qui traversent la discipline, au regard de ses différents usages, notamment de celui de la causalité. Il discute enfin les implications de ces usages divers en matière de production de connaissances en santé au travail.

1. Quelles utilités de l’épidémiologie en santé au travail ? Le cas du cancer de la plèvre ou mésothéliome

1.1 Du sujet à la population : contextualiser la maladie

Dans la matinée du 8 septembre 1934, le SS Morro Castle , un des fleurons de la navigation fluviale et civile américaine, partit de La Havane pour rejoindre New York. Un trajet ordinaire pour ce paquebot qui pourtant n’atteignit pas sa destination ce matin-là, ravagé par un incendie et faisant 137 victimes, passagers comme membres d’équipage (Gallagher, 2003). Cette tragédie suscita un vif écho dans l’opinion publique américaine, écho auquel la classe politique ne resta pas sourde, notamment à l’aube de la Seconde Guerre mondiale où des centaines de navires s’apprêtaient à être mis à flot. Le Congrès diligenta une enquête sur la sécurité incendie, et notamment sur l’ignifugation de tous les navires immatriculés dans le pays. Le résultat ne se fit pas attendre. Dès le début des années 1940, une directive imposa à tous les navires, y compris de guerre, l’isolation systématique de l’intérieur des embarcations (Craighead, 2011). Ces réalisations nécessitaient un matériau avec des propriétés physiques de légèreté, de résistance, ininflammable. Les fibres d’amiante [3] (du mot grec signifiant « inextinguible ») furent alors la réponse.

La mobilisation pour la Seconde Guerre mondiale avait démultiplié l’activité des chantiers navals. L’amosite (et dans une moindre mesure, le chrysotile) avaient été systématiquement incorporés à l’isolation de milliers de navires, entraînant dans le processus la contamination de nombreux compartiments des navires, et surtout l’exposition de milliers de personnes à de grandes quantités d’amiante à la fin des années 1930. Après 1950, la fréquence des cas de mésothéliome semblait augmenter chez les hommes travaillant dans de nombreux secteurs d’activité faisant usage de l’amiante. En revanche, la tumeur était rare chez les femmes. Toutefois et selon les hypothèses naguère privilégiées, les premières études visant à évaluer les effets de l’amiante sur la santé des travailleurs ne donnèrent guère de résultats, l’explication majeure avancée étant la période d’observation jugée beaucoup trop courte comparée à celle de la latence des maladies généralement associées à cette exposition [4] , cette dernière pouvant en effet s’étendre à plusieurs décennies après une exposition initiale (Craighead, 2011 ; Greenberg et coll., 2005). Il faudra ainsi attendre le début des années 1960 avant que les cas de mésothéliome – commençant à survenir en grand nombre aux États-Unis et en Grande-Bretagne notamment – ne soient officiellement attribués aux expositions en temps de guerre. Pendant cette période, près de 6 000 navires furent construits sur les chantiers navals américains. À leur pic d’activité en novembre 1943, on estimait à un peu plus de 1,7 million de travailleur.euse.s sur les chantiers. Au milieu des années 1970, près de 3 millions de travailleurs, hommes et femmes, étaient toujours comptabilisés à travers les productions primaire et secondaire de l’amiante, mais surtout (à plus de 80 %) dans l’industrie de service et de consommation, notamment dans les secteurs de l’automobile et des chantiers navals (Corn et Starr, 1987 ; McCulloch et Tweedale, 2008, p. 18-48).

De l’autre côté de l’Atlantique, en Afrique du Sud, les cas de mésothéliome se multipliaient dans le nord-ouest minier du pays dès le début des années 1900 (Wagner, 2005). À une période d’endémicité de la tuberculose, seuls les cas les plus critiques de maladie pouvaient être admis dans les facilités médicales déjà surchargées où ils étaient parfois traités de façon machinale pour cette pathologie. Cette non-discrimination dans l’application des traitements mena cependant à une notable observation. Dans un des centres, une équipe médicale [5] remarqua que les patients dont l’état de santé s’était amélioré à la suite du traitement provenaient de la région est du pays, tandis que les décès se succédaient parmi les patients arrivant de la région minière de l’ouest. Un diagnostic sur ces derniers viendra confirmer pour certains des cas de cancer secondaire de la plèvre (et non de tuberculose) (Wagner, 1991).

À ce stade, la question de la multiplicité de cas diagnostiqués d’une tumeur supposée rare s’est naturellement posée. Les examens cliniques relevant la présence de fibres d’amiante dans les poumons d’un malade avaient motivé l’hypothèse, puis l’étude d’une association entre ce cancer et l’exposition à l’amiante. L’amiante bleu était en effet produit dans une série de mines s’étendant le long d’une chaîne de montagne [6] près de la région. Toutefois, cette association mit du temps à s’établir, l’hypothèse de l’exposition professionnelle ne recoupant pas les dires des patients aux activités aussi multiples que variées (ménagères, éleveurs, agriculteurs, huissier, agent d’assurance, comptable, sportif professionnel), et qui pour la plupart réfutaient un quelconque « travail de l’amiante ». Il fallut aux enquêteurs une prise de conscience sur la dimension sociale et culturelle de ce phénomène pour qu’ils puissent en saisir une réalité importante, à savoir le fait que le travail de l’amiante était le travail des « pauvres », renvoyant ainsi à un stigmate social. Les patients « blancs » étaient réticents à admettre des conditions de vie défavorables et dévalorisantes – que constituait le travail dans les mines d’amiante ; les patients « noirs » considéraient le travail de coupe (de l’amiante) auquel ils étaient parfois assignés comme un « travail féminin ». Pour d’autres encore, il fallait simplement ne pas être associé au commerce illicite de diamants qui avait lieu dans les champs d’amiante. Ce n’est qu’en 1958 qu’un cas particulier alerta de nouveau un médecin : un patient présentant à la fois l’asbestose et le mésothéliome. Si ce dernier avait également nié un travail de l’amiante, la taille des plaques pleurales révélées par le scanner de son frère était sans équivoque. Leur histoire révéla finalement que leur père avait géré une petite mine d’amiante et les deux fils avaient joué près des décharges pendant leur enfance. L’histoire professionnelle et familiale de ces malades, comme des précédents, s’est ainsi peu à peu reconstituée. En 1961, quelques 67 cas des champs d’amiante du Cap avaient été comptabilisés, parmi lesquels 30 avaient révélé une exposition professionnelle et 8 autres avaient été exposés à de l’amiante en dehors de cette industrie ; 29 n’avaient pas eu d’exposition professionnelle, mais la plupart d’entre eux avaient grandi près des champs d’amiante ; 9 autres cas ont été exposés à de l’amiante industriel ailleurs dans le pays (Wagner, 1991 ; Wagner et coll., 1960).

1.2 Les « usages de l’épidémiologie »

1.2.1 L’épidémiologie comme science fondamentale de la santé publique

Cette enquête brillamment menée par Christopher Sleggs, Paul Marchand et Christopher Wagner est considérée à ce jour comme la première étude épidémiologique majeure établissant de manière irréfutable le lien entre l’exposition à l’amiante et le mésothéliome, ce près de 25 ans après les toutes premières évidences (Gloyne, 1935), et cinq années après la publication de Richard Doll démontrant le lien entre l’exposition professionnelle à l’amiante et le cancer du poumon (Doll, 1955). Cette enquête permit dans une certaine mesure un diagnostic communautaire de la présence, de la répartition (sexe, âge, lieu de résidence), et de la quantification (nombre de cas [7] , nombre de nouveaux cas [8] ou encore du nombre de décès) des cas de mésothéliome dans la population suivant les différentes expositions. La comparabilité (faisant entre autres défaut aux premières études américaines) entre les patients venant de l’Ouest et ceux venant de l’Est fut capitale ici. Elle permit une différenciation entre les différents malades de cancers et ouvrit l’hypothèse d’une recherche étiologique sur le rôle de l’amiante. Ce facteur, comme d’autres, a été depuis mis en évidence (tableau 1). Nourries par l’introduction de nouvelles méthodes de design épidémiologique – à l’instar des cas témoins [9] , puis des cohortes [10] –, plusieurs études viendront confirmer le caractère étiologique entre l’exposition à l’amiante et la survenue du mésothéliome (McDonald et McDonald, 1996). Ces études permirent ainsi de compléter le tableau clinique [11] , d’estimer le risque de maladie pour l’individu, y associant des cofacteurs [12] tels que le secteur d’activité (risque relatif pouvant varier de 2,8 pour les travailleurs de chantiers navals à 46,1 pour ceux travaillant spécifiquement dans l’isolation (McDonald et McDonald, 1980)), ou le tabagisme (Hammond et coll., 1979).

Tableau 1. Facteurs de risques dans le développement du mésothéliome (par Institute of Medicine of the National Academies (2006, p. 83))

Tableau 1. Facteurs de risques dans le développement du mésothéliome (par Institute of Medicine of the National Academies (2006, p. 83))

Source : Sporn et Roggli (2004)

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De toute évidence, les cas de mésothéliome survenaient déjà parmi les travailleurs industriels et le personnel naval tout au long des années 1920 et 1930 (Selikoff et coll., 1964). Toutefois de nombreux cas avaient été assimilés à des cancers du poumon « traditionnels », parfois même à des cancers du sein pour les femmes (Craighead, 2011). De nombreuses études sur les dangers de l’amiante avaient également été ignorées (Corn et Starr, 1987). L’historique des chantiers navals « alliés », tout comme celui des bassins miniers sud-africains, permirent de mettre en relation les hausses de cas avec les expositions professionnelles. Ce fut là l’utilité majeure de l’épidémiologie, à savoir fournir par la quantification les bases d’une contextualisation et d’une étude historique et prospective de la santé de la population.

Enoncés il y a plus d’un demi-siècle, les éléments (i) à (vi) illustrent les « usages de l’épidémiologie » selon Jerry Morris (1955). Si la recherche étiologique (iii) fait figure de « phare » de la discipline, cet aspect selon Morris ne devait pas être dissocié d’une méthodologie et d’un cadre d’ensemble ayant pour visée définitive l’amélioration de la santé des populations. L’épidémiologie devait plutôt servir de liaison entre la clinique et la médecine préventive. De ce fait, Morris n’excluait pas l’intervention sanitaire du champ de la discipline. Il pensait l’épidémiologie comme une discipline devant « servir à étudier le fonctionnement des services de santé ». Cela nécessitait selon lui un état des lieux des besoins et des ressources, une analyse ainsi qu’une évaluation des services en place (vii) (Morris, 1955). Ce dernier « usage » est sans doute le plus controversé de par les questionnements qu’il engendre. Il suppose notamment de pouvoir situer le problème, renvoyant ainsi au point (iii) , c’est-à-dire à la question : « Quelle est la cause de ? ». Quelle est la cause de la survenue du mésothéliome chez les travailleurs ? Des mécanismes directs de génotoxicité [13] (ou non‑génotoxicité) (Tableau 2) ou des mécanismes indirects tels que ceux générés par le tabagisme qui altère les fonctions mucociliaires [14] des fibres des bronches (tableau 3) ? L’exposition aux poussières d’amiante dans des conditions de travail défavorables ? La commercialisation de l’amiante ? Le(s) système(s) d’oppression en Afrique du sud ? (Braun et Kisting, 2006). Tous aussi légitimes les uns que les autres, ces questionnements différents, parfois divergents, engendreront des niveaux d’analyses, des designs d’étude dans lesquelles différents modèles de compréhension des causes et distributions des maladies seront sollicités par les épidémiologistes.

1.2.2 L’épidémiologie politique et la production du doute

Forte de ses succès, l’épidémiologie s’est positionnée après-guerre comme la science fondamentale de la santé publique. Cet attribut de prestige la situe de facto au centre de l’intérêt de diverses forces politiques qui, parfois, pourront la convoquer à des fins autres que celle de la santé publique (viii) . La place ainsi donnée à la discipline dans le domaine de la santé au travail en est une illustration. Ses méthodes et productions « expertes » qui sont au cœur de la décision politique ont fait l’objet de nombreuses critiques (Jobin, 2012 ; Thébaud-Mony, 2008b, p. 190-194, 2014, p. 127-152), critiques notamment cristallisées autour des « collisions mortifères » entre les industriels et les chercheurs, et de ce que l’on a appelé la production délibérée d’incertitude, voire d’ignorance (Henry, 2017 ; McCulloch et Tweedale, 2008 ; Proctor, 1996 ; Thébaud-Mony, 2014).

L’épidémiologie est une science quantitativiste. S’appuyant sur une méthodologie statistique, et inférentielle dans sa part analytique, elle produit par définition un certain degré d’incertitude. Au-delà de cet aspect probabiliste propre à l’usage même de la statistique, la démarche épidémiologique – de l’hypothèse de recherche, aux choix des seuils d’exposition, etc. – est un long processus dans lequel les arbitraires méthodologiques, plus ou moins informés, peuvent être nombreux. Ses outils, ses résultats installant alors le doute peuvent dans certains cas se transformer en véritable entrave à l’action publique.

Le « paradigme du doute », tel que le qualifie Annie Thébaud-Mony (2014, p. 23), s’articule autour de la nécessité jamais assouvie d’avoir « la preuve » épidémiologique avant toute action. Toutefois, la construction de ce paradigme est loin de se faire de manière passive. Elle n’invoque pas simplement « l’ultime » preuve scientifique, mais elle s’emploie également à ce que cette dernière n’advienne jamais. De la réfutation d’évidences disponibles à la production de données alternatives, les procédés sont nombreux afin de peser sur l’expertise scientifique. Cette mission ne peut néanmoins s’accomplir sans l’asservissement de scientifiques influent.e.s dont la notoriété fait gage de caution scientifique. C’est ainsi que les premières évidences des dangers de l’amiante mises en lumière par l’épidémiologie (entre autres) seront contredites par… les résultats de l’épidémiologie. Les historiens Jock McCulloch et Geoffrey Tweedale rappellent qu’entre 1900 et 2004, environ 182 millions de tonnes d’amiante ont été vendues dans le monde, dont 143 millions après 1960. Autrement dit, 80 % de l’amiante produit l’a été après la mise en évidence de manière certaine de ses dangers (McCulloch et Tweedale, 2008, p. 14). Pendant cette période, les industriels ont pu s’appuyer sur de nombreux chercheurs, et non des moindres. Christopher Wagner lui-même, publia une série d’articles à la fin des années 1980 contredisant ses résultats initiaux. Défendant la « non-dangerosité » de certaines fibres d’amiante, il témoigna à de nombreux procès, sous serment, au profit d’industriels (McCulloch et Tweedale, 2008, p. 119-154).

Tableau 2. Mécanismes directs de carcinogenèse des fibres d’amiante (par Institute of Medicine of the National Academies (2006, p. 85))

Tableau 2. Mécanismes directs de carcinogenèse des fibres d’amiante (par Institute of Medicine of the National Academies (2006, p. 85))

Source : Bernstein et coll. (2005)

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Tableau 3. Mécanismes indirects de carcinogenèse des fibres d’amiante (par Institute of Medicine of the National Academies (2006, p. 87))

Tableau 3. Mécanismes indirects de carcinogenèse des fibres d’amiante (par Institute of Medicine of the National Academies (2006, p. 87))

Source : Bernstein et coll. (2005)

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2. Épidémiologie, entre enjeux intra-disciplinaires et prédominance d’un modèle d’étude

2.1 Épidémiologie(s) et paradigmes, quelques généralités

Dans sa dernière édition, le dictionnaire de l’Épidémiologie [15] pose comme définition de l’épidémiologie :

« L’étude de la répartition et des déterminants des états et des évènements de santé dans les populations, de leur processus, et l’application de cette connaissance pour le contrôle des problèmes de santé » (Porta et coll., 2014, p. 95).

De cette définition, se dégagent trois composantes de la discipline : une épidémiologie descriptive qui s’intéresse aux aspects de fréquence et de distribution de la maladie à travers les populations, dans l’espace et dans le temps ; une épidémiologie analytique qui s’intéresse à l’identification des facteurs de risque ; et une épidémiologie évaluative orientée vers l’étude de la mise en œuvre de l’action sanitaire. Ces différentes tâches rassemblent un ensemble d’outils méthodologiques (statistiques et de design d’études) qui ont vocation à être mobilisés dans différents domaines de recherche plus ou moins spécialisés. On distingue ainsi l’épidémiologie clinique, nutritionnelle, environnementale, professionnelle, ou encore l’épidémiologie des radiations. La recherche est d’une manière générale organisée par ces domaines de recherche. L’enseignement académique, en revanche, est davantage orienté vers l’acquisition des outils méthodologiques. Ces outils, surtout analytiques, sont toutefois peu rattachés à des théories (explicatives) générales (Bhopal, 1997, 1999 ; Gouda et Powles, 2014 ; Krieger, 1994). C’est à cette articulation entre la théorie et l’analytique que nous allons nous intéresser maintenant, car cette dernière dessine les contours d’une toute autre segmentation disciplinaire.

L’épidémiologie contemporaine est une science nouvelle. Ses paradigmes sur les causes et la distribution des maladies sont en constante mutation, et ses pratiques sont variées et hétérogènes. Telle que définie aujourd’hui, l’épidémiologie est la résultante, au cours de l’histoire, de divers courants et théories sur la distribution des maladies (Pearce, 1996 ; Susser et Susser, 1996). Ainsi selon l’époque, les théories mises en exergue et les contextes politiques ont non seulement orienté ses domaines de recherche – en même temps que ceux de la santé publique et de la médecine, mais ont également influencé ses modèles explicatifs quant à l’étiologie des maladies. Divers courants se sont alors succédé, complétés et ont parfois cohabité de manière plus ou moins conflictuelle. Aujourd’hui la pratique analytique de l’épidémiologie peut schématiquement se résumer à trois grands courants, communément appelés l’épidémiologie des niveaux macro, individuel et micro (Susser, 1998). Il s’agit respectivement de l’épidémiologie sociale [16] qui se concentre sur les déterminants sociaux de la santé, l’épidémiologie des facteurs de risque – le courant dominant – sur les comportements et les expositions dites « proximales », et l’épidémiologie moléculaire sur les mécanismes biologiques.

Ces courants, de par les objets d’étude qu’ils se fixent a priori , se traduisent dans des stratégies de prévention différenciées : les réponses (non exclusives) à apporter pouvant être d’ordre structurel, comportementaliste ou thérapeutique. Ces dernières jouent un rôle important en construisant le cadre des études épidémiologiques, dont les résultats en général viendront renforcer l’application. En revanche, si ces approches ont chacune leur importance, elles ne bénéficient guère d’une égale « considération » dans la communauté des chercheurs. Portant chacune des rapports propres au(x) corps, leur utilisation, mais aussi leur construction s’est faite progressivement mêlant enjeux scientifiques et enjeux de société, au point d’être convoquées quelques fois en qualité d’épidémiologie politique, i.e. de production scientifique servant et légitimant une stratégie politicienne (Avilés, 2001 ; Greene, 2011 ; Tweedale, 2007). Notre intérêt dès lors n’est pas de justifier ou de légitimer l’idée d’une juxtaposition ou d’une opposition entre ces différents courants au sein de l’épidémiologie, mais de saisir les constructions différenciées de la « multicausalité » et de la « multispacialité » (Krieger, 1994, 1999) des évènements de santé au travail, et plus précisément de mettre en exergue le rôle qu’y jouent les oppositions/conflits entre champs disciplinaires, comme par exemple l’affrontement entre sciences humaines et sciences naturelles. Autrement dit, les concurrences entre les différents courants de l’épidémiologie retraduisent, à plus petite échelle et de manière plus concentrée, les concurrences entre les différentes disciplines au sein de l’espace scientifique.

Dans la pratique, la méthode analytique de référence utilisée en épidémiologie est l’analyse multivariée [17]  : un évènement de santé chez un individu, la variable « dépendante », est expliqué par une ou plusieurs expositions, les variables « indépendantes ». Ces variables « indépendantes » (ou covariables) sont des facteurs biologiques, sociodémographiques et environnementaux généralement traités de façon symétrique dans les modèles statistiques. Elles peuvent être explicatives ou constituer des facteurs de confusion [18] , auquel cas elles seront « contrôlées » [19] . De ce point de vue, un questionnement sur la nature des variables – et donc les disciplines associées – qui sont incluses (ou exclues) peut se poser. En d’autres termes, le poids accordé à chaque variable est fonction de la légitimité accordée par les chercheur.e.s à la discipline à laquelle elle renvoie. Si nous n’arguerons pas sur le poids que devrait avoir chaque groupe de variables en santé au travail, force est de constater que les hypothèses d’ordre biologique l’emportent nettement sur les hypothèses d’ordre social. Pour l’illustrer, reprenons l’exemple des cancers, et effectuons une recherche sommaire de littérature sur PubMed , le portail privilégié de la recherche médicale. En utilisant des mots clés renvoyant respectivement au modèle réductionniste (de par l’étude des facteurs proximaux, i.e. en lien direct avec la survenue des cancers), complété par le modèle génétique, puis aux déterminants sociaux de la maladie, on peut s’apercevoir que les (mots clés sur) facteurs sociaux génèrent près de sept fois moins de résultats que les facteurs proximaux (cf. Tableau 4). Un écart qui grandit considérablement lorsque l’on y inclut les facteurs génétiques. Ce rapport reste largement maintenu en introduisant des facteurs d’expositions professionnelles (angl. occupational exposure ). Cela peut s’expliquer a priori par le fait que les cancers soient par définition des pathologies génétiques, c’est-à-dire résultant de l’altération du matériel génétique. Toutefois, il est important de rappeler que cette altération peut être induite par de nombreux facteurs souvent non génétiques, comme le suggèrent les récentes études faisant usage du concept de l’« exposome » (Wild, 2005), qui cherchent à mesurer l’accumulation des expositions environnementales d’un individu tout au long de sa vie (Wild, 2005).

Tableau 4. Visibilité scientifique du lien cancer-travail sur le portail de recherche PubMed

Tableau 4. Visibilité scientifique du lien cancer-travail sur le portail de recherche PubMed

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2.2. Une prédominance des approches réductionnistes en santé au travail ?

L’épidémiologie vise à répondre aux interrogations, et de façon comparative, quelle frange de population (qui) présente quel évènement de santé (quoi), où, et quand ? Cependant, la question du pourquoi ou du comment (le mécanisme) reste le point de divergence majeur quant au rôle de la discipline. Si les tenants de l’approche moléculaire considèrent fondamentale la compréhension des mécanismes biologiques, cet aspect peut rester une boîte noire et ne constitue en rien un obstacle ou une nécessité en épidémiologie classique, comme l’attestent les nombreux succès [20] rencontrés par des générations d’épidémiologistes. De cette opposition, Vandenbroucke (1988) dressa un parallèle avec les débats ayant soldé l’infirmation de la théorie des miasmes au profit de la théorie microbienne à la fin du XIX e siècle. Selon lui, les épidémiologistes qui souscrivent à l’approche de la boîte noire , comme celle des miasmes auparavant, sont voués à être à leur tour discrédités par l’approche scientifique « supérieure » qu’est la biologie moléculaire — une analyse à laquelle Loomis et Wing (1990) ne souscrivirent pas, pointant le dualisme artificiel de cette opposition et son caractère fallacieux. Selon eux, en dépit de leur antagonisme apparent, ces théories épidémiologiques dérivent d’un unique paradigme scientifique : le réductionnisme cartésien. En épidémiologie, ce paradigme assimile l’étude de causalité à la recherche des relations « dose-réponse » entre les agents et les maladies à travers des tests d’hypothèses formalisés. Toutefois, la faiblesse des théories causales qui découlent du paradigme cartésien rappelaient-ils est leur incapacité à prendre en compte le fait que l’action des parties interdépendantes (agents, aspects de l’environnement et des individus) n’est pas une caractéristique immuable et anhistorique, mais dépend bel et bien des propriétés de tout le système dans lequel elles opèrent (Loomis et Wing, 1990). En somme, le paradigme réductionniste ne traite pas les populations comme faisant partie de structures dynamiques. Cette limite appelle à une meilleure contextualisation des facteurs de risque. McMichael (1999) parlait d’une sortie des « contraintes du proximal », c’est-à-dire à un abandon progressif de la focalisation sur les causes directes, sur les niveaux d’analyse « individualistes » ou encore sur les temporalités courtes. L’approche d’épidémiologie sociale classique aborde, mais seulement en partie, ces difficultés.

Longtemps existant à travers une médecine sociale (ou une hygiène publique) dont Villermé fut le pionnier, ce courant s’est progressivement éteint à la suite de la découverte des agents infectieux et du développement ou de la légitimation du modèle d’unicité de la cause (Susser, Susser, 1996 ; Pearce, 1996). Ses racines plus contemporaines sont liées aux courants critiques [21] du déterminisme génétique et du paradigme biomédical qui dominaient exclusivement jusqu’au début des années 1990. Malgré une prise en compte poussive dans le domaine de la santé publique, et de l’épidémiologie plus particulièrement, l’importance des déterminants sociaux de la santé connaît aujourd’hui une reconnaissance plus large – non sans controverse – après une longue période de marginalisation. Mais, cette prise en compte se limite souvent à l’ajout de quelques variables socio-économiques sans interprétation globale (McQueen et Siegrist, 1982), la majorité des études n’échappant pas non plus au réductionnisme cartésien évoqué précédemment. Ici plus que dans d’autres domaines, les relations linéaires assumées dans les modèles épidémiologiques classiques pourraient s’avérer limitées dans des systèmes plus complexes (Diez-Roux, 1998 ; 2007). Carles Muntaner notait à ce sujet l’incapacité des modèles théoriques à incorporer les corps, souvent réduits à leur expression biologique et donc non modifiables (ex. : le sexe). Selon lui, la surexploitation des modèles contrefactuels – telle qu’évoquée par Kaufman et Cooper (1999) ­– dont relèvent les études n’explique pas principalement cette limite. L’écueil réside à un moment particulier de la méthode scientifique elle-même, à savoir la formulation des hypothèses, elle-même intrinsèquement liée au manque de compréhension du rôle des mécanismes sociaux sur la santé. Une raison plausible à ce manquement est, selon Muntaner, l’attachement à un empirisme qui élude les mécanismes sociaux sous-jacents souvent non directement quantifiables. En santé au travail, des facteurs tels que les liens sociaux, le rapport à l’activité salariale et ses inégalités en tant que rapport de domination seront ainsi peu sinon jamais pris en compte dans les études. Ces facteurs sont pourtant capitaux lorsqu’il s’agit de comprendre la construction de la santé chez les travailleurs, comme peut le suggérer l’existence d’une loi inverse de danger (angl. inverse hazard law [22] ), à savoir le fait que

« l’accumulation de risques pour la santé a tendance à varier inversement avec le pouvoir et les ressources des populations affectées » (Krieger et coll., 2011 ; Krieger et coll., 2008).

Dans une enquête transversale menée à Boston aux États-Unis entre 2003 et 2004 sur 1202 travailleurs, des investigations ont ainsi porté sur le lien conjoint entre un évènement de santé (la tension artérielle), et des facteurs de risques professionnels (poussières, fumées, produits chimiques, bruit, contrainte physique) et d’ordre social (discrimination raciale, harcèlement sexuel, abus en milieu de travail). Les corrélations les plus élevées entre les risques professionnels et les risques d’ordre social ont été observées parmi les groupes sociaux avec le moins de pouvoir et de ressources pour les contester. En France, à la suite du scandale de l’amiante, le rapport d’information du Sénat en 2005 relevait d’ailleurs entre autres

« le fait que l’exposition […] concernait pour l’essentiel le monde ouvrier […] qui n’avait pas les moyens de mesurer les risques » (Dériot et Godefroy, 2005) ,

les phénomènes d’«  invisibilisation » jouant pleinement leur rôle (Thébaud-Mony, 2008a).

En définitive, bien que la définition de l’exposition, et donc de l’environnement puisse être comprise à plusieurs niveaux : micro ou macro, proximal ou distal, biologique ou social, en épidémiologie professionnelle, le travail en tant que structure collective aura peu ou pas droit de cité dans les paradigmes dominants. Aussi, en dépit de l’emprunt croissant des analyses de type multiniveaux – aidant à distinguer les effets compositionnels des effets contextuels [23] – aux sciences sociales depuis quelques décennies, ces méthodes demeurent peu utilisées dans le domaine. D’une manière générale, le travail (ou en réalité les conditions de travail [Gollac et coll., 2014, p. 7]) sera ainsi étudié de par les contraintes physiques ou intellectuelles auxquelles est soumis un individu. Ces contraintes peuvent concerner des secteurs d’activité, des métiers ou des tâches précises, et peuvent être aussi bien physiques, corporelles (charges, postures, etc.), mentales (stress psychique pouvant être somatisé), que des expositions d’ambiance (poussières, fumées, chaleur, bruit, pression atmosphérique, lumière, etc.). On parlera alors d’exposition professionnelle, que l’on caractérisera par une période temporelle, une durée, une fréquence, et une intensité, à laquelle on essaiera d’associer un effet (relation dose-effet), sans forcément, et paradoxalement, que le travail, en tant qu’activité et rapport social et pas seulement exposition, ne soit forcément pleinement intégré à l’analyse.

L’épidémiologie ne peut à elle seule saisir la totalité des mécanismes de cancérogénèse dans lesquels s’inscrivent les activités de travail, et ce n’est pas son rôle. Des approches interdisciplinaires plus compréhensives, à l’instar du programme des monographies du CIRC, sont davantage équipées dans cette mission. En effet, dès la fin des années 1960, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) s’est appuyé sur la complémentarité des modèles de recherche toxicologiques et épidémiologiques – deux modèles traditionnellement en compétition que nous n’aborderons pas ici – mettant notamment en place un programme d’examen systématique de toutes les données expérimentales et épidémiologiques publiées relatives à la cancérogénicité des produits chimiques (Saracci et Wild, 2015). En outre, les évènements de santé s’inscrivent dans une « toile de causalité » (Krieger, 1994, 1999) dans laquelle chaque courant apporte une contribution dans la compréhension de l’étiologie. C’est par ailleurs cette idée de réconciliation que prônent les partisans d’une nouvelle épidémiologie dite « écosociale ». La « théorie écosociale » suggère une intégration du concept d’ incorporation à la réflexion épidémiologique. Ce concept connu des sciences sociales (Bourdieu, 1980 ; Detrez, 2002 ; Duret et Roussel, 2003) traduit l’incorporation de l’environnement physique et social dans le biologique. Cette nouvelle approche vise ainsi à rompre avec l’aspect vertical et échelonné des précédents courants, et se présente plutôt comme une sphère compréhensive de différents aspects (aussi bien macro que micro) de la distribution des maladies (Krieger, 2001). Cette approche présente de nombreux défis en santé au travail où sa mise en œuvre reste encore à faire (Krieger, 2010). Geoffrey Rose rappelait dans une perspective similaire que la distribution d’un risque donné dans une population varie sur un continuum. Ainsi, la fréquence des cas de maladie ne peut être comprise que dans le contexte des caractéristiques de cette population. La distribution du risque est donc portée par toute la population (les malades et non malades), et sa dynamique implique une responsabilité collective (Rose, 1985).

3. Implications pour l’épidémiologie professionnelle en matière de stratégie de prévention : hiérarchisation des modèles causaux ou hiérarchisation du risque

La contribution de l’épidémiologie en santé publique a fait depuis quelques décennies l’objet de nombreuses critiques, notamment pour son rôle joué dans de nombreuses controverses socioscientifiques (à l’instar des effets de l’amiante ou encore du tabac sur la santé), mais aussi par ce que beaucoup perçoivent comme des études dont les postulats réductionnistes sont inévitablement affaiblis dans des situations multifactorielles (Gori, 1998). Cette critique est également partagée parmi les épidémiologistes. À cet effet, les solutions divergent : si les partisans du micro critiquent une approche facteur de risque qu’ils considèrent comme une « boîte noire », et les partisans de la macro jugent cette même approche trop individualiste,

« imaginez ce qu’ils doivent penser l’un de l’autre ! » s’amusait Rothman (Poole et Rothman, 1998).

En effet, ce constat d’une discipline tiraillée entre ses « pôles » devrait être le point de départ d’un dialogue entre les tenants des différentes approches disciplinaires. Il en ressort cependant un renforcement du mouvement « vers l’intérieur » : plus l’on s’éloigne du « proximal » et des « causes directes », plus on perd en légitimité [24] . Et cette vision n’est pas sans affecter ses objets d’étude. Ainsi en santé au travail, les approches réductionnistes (et majoritaires) assimileront le travail à une exposition spécifique dont elles étudieront principalement l’association et la relation « dose-réponse » avec un évènement de santé. Cette exposition est modulée par des facteurs (ou modes de vie) propres à chaque individu, restreignant ainsi le déterminisme causal à un niveau individuel, parfois même génétique. Par conséquent si solution il devait y avoir, c’est à ces échelles qu’il faudra intervenir. Certains voient dans cette vision une forme de victim blaming . Pour d’autres épidémiologistes en revanche, une ouverture vers davantage de constructivisme (c’est-à-dire de prise en compte d’une historicité sociale et politique) ainsi qu’une réelle primeur à l’intervention seraient bénéfiques à la discipline. Ce nouveau paradigme serait facilité par une redéfinition des normes probantes de causalité où la notion « biologique » ou physique de causalité (Parascandola et Weed, 2001) serait abandonnée au profit d’une approche favorisant des théories sociales. En l’absence de mécanismes sociaux pour expliquer les effets sur la santé des rapports sociaux (liés aux discriminations, aux migrations, au genre, etc.), les méthodes d’analyse employées ne feront qu’informer sur un « gradient social » souvent bien connu, renvoyant à des spéculations implicites ou explicites sur le rôle des facteurs sociaux (Muntaner, 1999). Jugée trop subjective, et donc partisane, cette approche écosociale connaît un succès mitigé, le but de l’épidémiologie n’étant pas d’éradiquer la pauvreté selon Rothman (1998). En effet, cette culture d’étude sera davantage sensible aux questions sociales, privilégiant souvent une entrée par les inégalités sociales de santé, tout en s’intéressant également, et peut-être surtout, aux impensés dans les manières d’étudier cette question des inégalités.

Afin de sortir de cet écueil, deux facettes de la discipline sont parfois distinguées. D’abord une épidémiologie en tant que science « pure », et donc par nature normative et universelle, qui vise une production, une amélioration des connaissances, qui est jugée selon sa conformité scientifique. On parle également d’éthique déontologique, ou encore de recherche orientée vers l’évaluation (angl. evaluation-oriented ) (Vandenbroucke, 2008). En santé au travail, celle-ci est attachée au mesurage, se construisant autour de disciplines telles que la pharmacologie et les biostatistiques. Puis, de l’autre côté, une (ou épidémiologie ?) de la pratique, au service de la santé publique, contextuelle et qui ne relèverait pas de prescription. Un pragmatisme et une primauté des observations et savoirs de terrain, même précoces, sont censés prévaloir/prévalent lorsqu’il s’agit de formuler des théories sur la survenue d’un évènement de santé. Elle vise à l’amélioration de la santé de la population et est jugée sur sa capacité à avoir un impact le plus rapide et large possible. On parle également d’éthique conséquentialiste, utilitaire, ou de recherche orientée sur la découverte (angl. discovery-oriented ) (Vandenbroucke, 2008). Cette approche est plus ouverte aux sciences humaines et sociales. Pour retourner à notre cas d’étude, les « causes » de la survenue des cas de mésothéliome chez les travailleurs seraient donc pour les contextes américain et sud-africain similaires dans la perspective scientifique (altération du matériel génétique par les fibres d’amiante), et différentes, contextuelles dans la perspective praxis (transformation des chantiers navals dans l’un, exploitation non contrôlée des mines sous période de domination dans l’autre).

Bien qu’éclairante sur les utilités de l’épidémiologie, cette vision proche d’un dualisme Kantien (Kant, 2006), dissociant une approche « scientifique » d’une approche « pratique », pose deux limites principales. Premièrement, elle ne permet que difficilement l’établissement de rapports dialectiques entre l’activité scientifique et sa part opérationnelle où elles sont dans des contextes concrets de fait associées. La distinction entre théorie et pratique suppose une opposition et/ou une distinction entre deux objets, qu’en aucun cas l’une ne dépend de l’autre. Mais à quoi servirait une théorie si elle ne rend pas compte de la pratique ? Et inversement, comment comprendre une pratique si aucune théorie explicative n’est là pour en éclairer le fonctionnement ? C’est ainsi par une « théorie de la pratique » que Pierre Bourdieu entendait démontrer le caractère artificiel, voire fallacieux, de cette opposition (Bourdieu, 1980). La théorie construit la pratique, et en même temps la pratique nourrit la théorie. Les aspects plus fondamentaux de l’épidémiologie lui permettent ainsi de progresser dans sa méthodologie et d’améliorer la pertinence des résultats qu’elle produit. D’un autre point de vue, cette distinction laisse présager une certaine hiérarchie entre ces approches, une hiérarchie par ailleurs implicite, voire explicite, à laquelle ne sont pas insensibles les décideurs. Cette hiérarchie est matérialisée par le choix de définition même de la causalité, ou encore par des concepts tels que la « médecine fondée sur les preuves » (Sackett, 1997).

Deuxièmement, cette vision occulte les phénomènes de rétroaction entre les résultats et la pratique des agents (épidémiologistes, comme utilisateurs de ces données). Comme le rappelle Alain Desrosières, une réflexion préalable sur tout indicateur et ses objectifs devrait sous-tendre, voire précéder son utilisation. Dans des contextes définis, certains indicateurs ont tendance à rétroagir sur leurs utilisateurs qui, pour des raisons politiques ou/et de performance, sont alors plus préoccupés à améliorer les « chiffres » qu’à améliorer les conditions que ces chiffres sont censés décrire (Desrosières, 2014, p. 33-59). C’est ainsi que pour des « raisons méthodologiques » (stabilité de cohorte, faible puissance statistique, etc.) des groupes importants de travailleurs (tels que les sous-traitants et intérimaires [Cardis et coll., 1995] ou les travailleuses [Doi et coll., 2011]) ont pu être exclus des études avec des répercussions sur la visibilité scientifique des évènements de santé les concernant. En effet, le niveau de preuve privilégié étant celui de la recherche orientée vers l’évaluation, la « pyramide des évidences » met à son sommet les études observationnelles (jugées aux normes). Ces dernières alimentent principalement, pour ne pas dire exclusivement, les revues systématiques et les méta-analyses. Les résultats produits par ce type de recherche sont directement liés au capital d’études disponibles, avec leurs limites inhérentes d’exhaustivité, construisant ainsi une invisibilisation des « minorités » sociales dont l’inclusion n’est en général pas privilégiée dans les études (Hohenadel et coll., 2015 ; Zahm et coll., 1994). La sphère décisionnelle s’en trouve également affectée à travers son indicateur phare, la fraction attribuable (FA), car elle-même construite par des indicateurs tirés de ces études : le risque relatif (RR) i.e. le risque des exposés à un facteur d’intérêt par rapport à celui des non-exposés, et la prévalence (proportion) de la population exposée (Gordis, 2013, p. 230-232). De nombreuses maladies étant multifactorielles, la FA vise à quantifier la contribution de chaque facteur de risque dans la survenue d’un évènement de santé donné, introduisant de la sorte ce qui est parfois considéré comme une hiérarchisation de ces facteurs, pris là également de manière individuelle. Cette rétroaction est également perceptible à travers les études menées, les projets financés, ou encore les corpus enseignés dans les universités, car seule (ou très majoritairement) une éthique, une approche de la discipline est visible, ou du moins reconnue comme valide, et donc promue dans ses champs d’application (Bhopal, 1997 ; Krieger, 1994 ; Thacker et Buffington, 2001).

4. Conclusion

L’épidémiologie est une science médicale dans sa disposition pour l’amélioration de la santé des individus. Elle est une science de santé publique dans son engagement pour la protection de l’intérêt général. Certains la perçoivent comme une science sociale dans la mesure où les états de santé varient socialement. La discipline se construit ainsi à partir de différentes visions de l’approche sanitaire et de la démarche scientifique. S’appuyant sur diverses disciplines, elle est de ce fait soumise à des logiques théoriques et explicatives concurrentes et qui se matérialisent dans la construction même de ses objets d’étude, de ses hypothèses, et dans le choix de ses variables d’intérêt. Plus encore, elle s’expose surtout à deux tendances du milieu intellectuel et académique. La première est en partie d’ordre ontologique. Comme toutes les sciences prenant pour objet l’être vivant, l’épidémiologie est non seulement touchée par la question de l’inné et de l’acquis, ou plus largement, de l’opposition entre « nature » et « culture », mais elle est également soumise à la hiérarchisation implicite qui subsiste entre les sciences naturelles et les sciences humaines. L’interdisciplinarité au sein de la discipline tend ainsi à se construire par différents moyens, certaines sciences, certaines approches ou savoirs étant davantage mobilisés que d’autres. La seconde tendance concerne ce que l’on considère comme la division scientifique du travail (Abbott, 2001 ; Weisz, 2005). Ce processus peut s’assimiler à celui décrit par Bernard Lahire dans le champ des sciences humaines et sociales entre un découpage disciplinaire et thématique (ex. : l’économie, la politique, le droit, etc.), et un découpage sous-disciplinaire qui prend la forme d’une hyper-spécialisation (ex. sociologie urbaine, sociologie de l’éducation, sociologie des religions, etc.) (Lahire, 2012). En épidémiologie, cette « hyperspécialisation » se matérialise par la consolidation ou la naissance de différentes branches de recherche à l’intérieur de branches voisines ou préexistantes. On peut ainsi distinguer l’épidémiologie clinique de la pharmaco-épidémiologie, l’épidémiologie génétique (Teare, 2016) de l’épidémiologie épigénétique (Michels, 2014), ou encore l’épidémiologie sociale de l’épidémiologie populationnelle ou épidémiologie des systèmes (El-Sayed et Galea, 2017), voire de l’épidémiologie des données massives (Mooney et coll., 2015).

Selon Lahire, ces tendances sont liées à un mouvement de professionnalisation des disciplines scientifiques. Elles comportent de nombreux aspects favorables dont le gain en précision des chercheur.e.s, en rigueur de leur propos, ainsi que dans la qualité des preuves produites. Mais toutefois, souligne-t-il, le risque important d’appauvrissement de la connaissance produite lorsque se crée un entre‑soi intellectuel, à savoir des chercheur.e.s qui ne lisent et ne connaissent que les travaux de leur(s) pair.e.s appartenant à la même sous-spécialité au sein de leur discipline (Lahire, 2012).

Sur ce constat de pluridisciplinarité traversant la discipline, nous conclurons, ou plus précisément nous ouvrirons le débat, en posant les questions suivantes : quelle(s) épidémiologie(s) devrai(en)t se saisir du champ de la santé au travail ? Chaque branche dispose de ses forces et de ses limites. Chacune apporte sa contribution, mais privilégie ses postulats. Laquelle privilégier ? Ou alors comment les articuler pour une production des connaissances ? Les recommandations actuelles dans les milieux de recherche, notamment pour l’épidémiologie des cancers, s’ingénient à une production de données qui serait interdisciplinaire, ainsi qu’à la mise en pratique d’une approche scientifique translationnelle [25] (Khoury et coll., 2013). Pour Krieger, une meilleure qualité des données seule ne suffira pas ; une clarté intellectuelle sur les théories sera fondamentale afin d’améliorer la compréhension et l’application des outils méthodologiques (Krieger, 2017). Mais une production, même interdisciplinaire, de données suffirait-elle à produire de l’action publique ? Le cas de l’amiante suggérerait que non (Braun et coll., 2003 ; Corn et Starr, 1987 ; McCulloch et Tweedale, 2008 ; Thébaud-Mony, 2014). Robert Proctor soulignait à juste titre le paradoxe entre notre appétence pour la (production de la) connaissance et le désintérêt que l’on pouvait porter à l’ignorance (Proctor et Schiebinger, 2008). Comment éviter que l’épidémiologie en santé au travail, dans son dialogue avec les décideurs, le public, ne serve à la production de l’ignorance ?