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La gestion des ressources humaines (GRH) est une terminologie récente, dans le monde des entreprises comme dans l’univers scientifique et académique, située dans un champ disciplinaire lui-même récent : les sciences de gestion. Son ancienne formulation, la « fonction Personnel », a progressivement laissé place à cette nouvelle appellation, censée mieux caractériser et délimiter ce champ d’action axé sur l’humain au travail en tant que ressource active pour l’entreprise, et non simplement en tant qu’acteur passif à gérer administrativement. Définie traditionnellement comme la « gestion des hommes au travail dans des organisations » (Martory et Crozet, 2010), ou comme l’ensemble des moyens et activités permettant à l’organisation de disposer des ressources humaines correspondant à ses besoins, tant sur le plan quantitatif (effectifs) que qualitatif (compétences), la GRH place au cœur de ses réflexions la question de l’humain au travail et de sa gestion dans l’optique de servir la performance des organisations.

Dans cette perspective, il semblerait logique que les travaux des chercheurs en GRH se soient historiquement intéressés, voire positionnés, sur les liens entre travail et santé, et ce, dès les premières productions scientifiques en GRH. Cependant, Chakoret et coll. (2015) ont montré qu’après avoir longtemps été un point aveugle des travaux en GRH, les questions de santé au travail sont aujourd’hui devenues un objet de recherche au même titre que la gestion des carrières, le recrutement ou encore la motivation des collaborateurs. À partir d’une revue des recherches en santé et sécurité au travail (SST) présentées aux congrès de l’Association francophone de Gestion des Ressources Humaines (AGRH) entre 1990 (1er congrès) et 2014 (25e congrès), les auteurs soulignent une montée en puissance de cette thématique : durant la fin des années 1990, la santé au travail était traitée de manière indirecte et marginale, les chercheurs en GRH privilégiant une approche fonctionnelle et mécaniste des ressources humaines. Progressivement, une certaine prise de conscience des chercheurs a eu lieu : les travaux autour de cette thématique se sont multipliés, abordant successivement des concepts spécifiques et émergents tels que le harcèlement, le stress, les risques psychosociaux ou encore le burn-out (épuisement professionnel). Cette multiplication des travaux s’accompagne d’un accroissement des approches pluridisciplinaires avec notamment la mobilisation des apports de l’ergonomie, la psychologie du travail et la clinique du travail, mais aussi l’approche économique des troubles musculo-squelettiques (Chakor et coll., 2015, p. 143). L’objectif de notre article est de prolonger cette réflexion autour de la manière dont les travaux francophones en GRH abordent et produisent des connaissances scientifiques en matière de santé-travail en cherchant plus précisément à expliciter, d’une part, la place de la pluridisciplinarité, voire de l’interdisciplinarité, dans ces démarches et, d’autre part, à identifier les postures de recherche adoptées.

1. Méthodologie et sources

Notre méthodologie s’est construite en prolongement de celle de Chakor et coll. (2015), à partir d’un corpus de publications en langue française en GRH constitué d’articles, communications et contributions à des ouvrages collectifs. Ces données proviennent de trois sources : les contributions aux deux ouvrages collectifs du Groupe de Recherche Thématique en Santé et Sécurité au Travail (GRT SST) de l’AGRH (1), les articles des dossiers thématiques de deux numéros spéciaux de revues en sciences de gestion (2), les communications des actes du congrès de l’AGRH (3) et (4).

Les auteurs présents dans ce corpus sont très majoritairement français et rattachés à des universités françaises, mais l’AGRH « se positionne comme l’Association francophone de référence de la recherche en Gestion des Ressources Humaines » (éditorial du professeur Scouarnec, présidente de l’AGRH, sur le site de l’association[3]), dont les « axes de réflexions et d’actions s’inscrivent aussi bien en France que dans l’espace de la francophonie (Afrique/Maghreb, Canada, en particulier) » (ibid.[4]). L’AGRH joue un rôle structurant au sein de la communauté scientifique francophone en GRH. La soumission et présentation aux congrès de l’AGRH est, en France du moins, un passage informellement obligatoire de la formation doctorale, notamment en vue de la candidature à la qualification aux fonctions de maître de conférences dans le système universitaire français ; les auteurs du présent article sont tous membres de la communauté scientifique concernée, publiant dans le champ étudié, et participent régulièrement depuis leurs premières années de thèse aux congrès de l’AGRH.

Ainsi, les textes sur lesquels reposent les analyses et résultats de cet article sont les suivants.

  • Les cinquante-quatre contributions (N1 = 54) aux actes des deux journées d’étude organisées par le GRT SST de l’AGRH (Abord de Chatillon et Bachelard, 2005 ; Abord de Chatillon, Bachelard et Carpentier, 2012), qui constituent par construction de forts indicateurs de la façon dont la communauté francophone de la sous-discipline gestionnaire regardent, à deux moments de son histoire, les objets du champ santé-travail ;

  • Les dix articles (N2 = 10) de deux numéros spéciaux de revues françaises généralistes en sciences de gestion ont constitué la deuxième source de ce corpus : le cahier spécial « Santé, Sécurité au Travail » de Management & Avenir en 2006 et le dossier « Management et santé au travail » de la Revue française de gestion en 2011. Il s’agit des deux seuls numéros spéciaux en langue française sur cette thématique publiés sur la période 1990-2015 dans des revues classées en sciences de gestion[5]. La genèse de ces dossiers repose sur une rencontre tripartite – comité éditorial de la revue, responsables du dossier ou numéro spécial, auteurs qui soumettent à la suite d’un appel – qui reflète la dynamique de structuration d’un champ de recherche (ce qui n’est pas le cas des articles publiés hors appels thématiques qui n’ont donc pas été pris en compte dans ce corpus).

Les thèmes des contributions aux deux ouvrages centrés sur la SST (1) et aux deux numéros spéciaux de revues académiques en sciences de gestion (2) ont contribué à établir la liste des mots-clés ayant servi à la sélection du reste du corpus (3) et (4). Ils ont notamment permis aux auteurs de confirmer la place de travaux portant sur des facteurs étudiés dans la littérature pour leurs liens avec la santé au travail (i.e. placardisation, lien au travail, absences, émotion, éthique, conflit vie privée-vie professionnelle[6], etc.), même quand les liens avec la santé n’étaient pas explicites dans la communication. Ces facteurs trouvent par ailleurs leur place dans les six catégories de facteurs de risques psychosociaux du rapport Gollac et Bodier (2011) ou dans la synthèse des liens entre conditions de travail et état de santé publiée par l’INRS (Chouanière et coll., 2011).

(3) Vingt et une communications (N3 = 21) au congrès de l’AGRH de 2015, sélectionnées après lecture, par les auteurs ; dans la continuité de Chakor et coll. (op. cit.), l’identification dans la thématique santé-travail des communications du dernier congrès au moment de l’analyse (2015, 110 communications) s’est faite dans un premier temps par consensus entre les cinq chercheurs experts du champ (auteurs du présent article) à partir de l’identification des mots-clés ; la sélection finale a été constituée après lecture intégrale de chaque communication ainsi identifiée.

(4) Les deux cent soixante-dix-sept communications (N4 = 277) aux autres congrès de l’AGRH (1990-2014) identifiées en santé-travail par la même méthode (mots-clés).

En tout, ce sont donc trois cent soixante-deux textes en GRH dans le champ santé-travail qui ont été pris en compte dans nos analyses (54 + 10 + 21 + 277 = 362). Notre positionnement est constructiviste. Les données collectées et soumises à l’analyse constituent un échantillon de discours reconnus par la communauté scientifique. Nous avons procédé à une analyse de contenu thématique et deux analyses statistiques descriptives.

Ainsi, comme nous allons le préciser ci-après, parmi les trois cent soixante-deux textes répertoriés, quatre-vingt-cinq ont fait l’objet d’une analyse qualitative (analyse de contenu thématique) et d’une analyse statistique descriptive portant sur la composition disciplinaire de leurs bibliographies respectives. L’ensemble des trois cent soixante-deux textes ont constitué la base d’une analyse statistique descriptive portant sur les mots de leurs titres.

Dans un premier temps, le corpus de quatre-vingt-cinq textes (N = 54 + 10 + 21 = 85) a été analysé par les auteurs avec une grille d’analyse de contenu thématique commune comprenant sept catégories : objets de recherche, concepts mobilisés, emprunts disciplinaires, positionnement épistémologique, posture du chercheur, méthodologie(s), résultats (dont contributions théoriques). Chaque texte du corpus, considéré comme un discours scientifique situé, a été intégralement lu et analysé à l’appui de cette grille d’analyse de contenu thématique par un.e des auteur.e.s. La grille d’analyse de l’ensemble du corpus complétée a été soumise aux autres chercheurs auteurs du présent article. Après cette première analyse, nous avons classé et décompté les articles en fonction de trois catégories de postures de recherche. La posture d’« éclaireur », dont l’intérêt principal est plutôt interprétatif, compréhensif ; la posture de « soutien opérationnel », dont l’intérêt principal est instrumental ; la posture « critique », dont l’intérêt majeur relève plus souvent du dévoilement et/ou la dénonciation. Cette catégorisation est inspirée des trois intérêts de connaissance d’Habermas (1990). (1) L’intérêt fonctionnaliste (« technique » dans le vocabulaire d’Habermas) qui poursuit une finalité instrumentale, c’est-à-dire le contrôle des processus sociaux et techniques (produire des outils ou instruments de gestion, des méthodes ou modes opératoires, etc.) ; (2) l’intérêt interprétativiste ou herméneutique (« pratique »), qui vise à décrire, comprendre et interpréter les comportements et représentations des individus en vue de favoriser l’intercompréhension et la communication entre êtres humains (faciliter la compréhension d’une situation ou d’un phénomène et ses enjeux, faciliter la production d’accords, etc.) ; (3) l’intérêt critique, qui vise l’émancipation – au sens de libération des dominations et contraintes (par ex. issues des techniques d’origine managériale) pesant sur le développement des potentialités humaines et de promotion de l’autonomie et de l’autoréflexion.

Nous avons aussi mené deux analyses statistiques descriptives, d’une part pour rendre compte des objets de recherche des textes, d’autre part pour comprendre la place de la pluridisciplinarité.

Les titres des trois cent soixante-deux textes en GRH dans le champ santé-travail répertoriés (N’ = N + 277 = 85 + 277 = 362) ont fait l’objet d’un décompte des occurrences des différents termes identifiés relevant du champ de la santé au travail (tableau 1).

Pour chacun des quatre-vingt-cinq textes (N) soumis à l’analyse de contenu thématique, en nous appuyant sur les classements des revues en sciences de gestion[7], nous avons identifié et décompté dans la bibliographie les publications relevant des sciences de gestion ; nous avons ainsi pu calculer pour chacun de ces textes le ratio des sources situées disciplinairement en sciences de gestion par rapport à l’ensemble des références bibliographiques du texte (tableau 2).

Dans un premier temps, nous confronterons le constat de Chakor et coll. (op. cit.) quant à la prégnance d’une forte hétérogénéité des approches de la relation santé-travail en GRH francophone. Ensuite, nous présenterons des analyses, que nous prolongerons par des éléments de discussion, portant tout d’abord sur la façon dont les références et approches théoriques mobilisées se positionnent par rapport à d’autres disciplines, puis sur les fondements et les spécificités des trois postures identifiées du chercheur en GRH vis-à-vis de la thématique santé – travail. Enfin, nous nous demanderons finalement dans quelle mesure les chercheurs en GRH suscitent, accompagnent ou contiennent les évolutions et mutations à l’œuvre en santé au travail et quels rôles ils pourraient jouer dans ce contexte.

2. Les objets d’études et concepts : une diversité des approches des relations entre santé et travail en gestion des ressources humaines

La diversité des approches disciplinaires pour étudier les liens entre santé et travail se traduit par une grande diversité terminologique. Les travaux en GRH témoignent aussi de la multiplicité des entrées existantes sur ce thème, mais aussi de la dynamique qui le caractérise. En effet, le seul périmètre conceptuel des risques psychosociaux (RPS), concept émergent depuis les années 2000, pouvant être qualifié de flou (Chakor, 2015), et les différents termes qui l’ont précédé dans le domaine de la santé mentale au travail ayant été frappés de « démonétisation lexicale » ou d’« obsolescence programmée » (Clot, 2015), il faut accepter que le champ sémantique de l’ensemble des objets de recherche portant sur les relations entre santé et travail est large et en évolution constante. Nous allons voir que la diversité, précédemment observée par Chakor et coll. (op. cit.), concerne non seulement les objets (1.1.) et pratiques (1.2.) étudiés mais aussi les méthodologies mobilisées par les chercheurs en GRH (1.3.).

2. 1 Une diversité des objets

Pour l’analyse des termes présents dans le titre des articles et chapitres d’ouvrage, nous avons élargi le corpus à l’ensemble des communications aux congrès de l’AGRH de 1990 à 2014 (362 titres). Outre les termes de « santé », « sécurité » ou l’acronyme de « santé et sécurité au travail » (SST), l’analyse des titres permet de relever la récurrence des différents et nombreux concepts connus et étudiés dans le champ de la santé au travail[8] (stress, risques, harcèlement, bien-être, conditions de travail, souffrance ; voir les occurrences dans le tableau 1), notamment ceux apparus récemment dans le champ médiatique et politique (pénibilité ou qualité de vie au travail[9], présents chacun dans un titre en 2015). D’autres termes relevant directement du champ médical ou juridique apparaissent également (maladie, pathologie, violence, absentéisme/absence, accident) ainsi que les questions liées aux relations entre vie privée-vie professionnelle (articulation, conciliation, équilibre, interaction, interface)[10] ou le concept de « soutien social ». Du côté des facteurs, on trouve des études sur les « tensions » et les « conflits de rôle ».

Il est établi que, jusqu’au milieu des années 2000,

« la littérature académique en GRH s’intéresse relativement peu à ce sujet, préférant aborder d’autres aspects de la vie humaine dans les organisations » (ex. : motivation, leadership, communication, culture d’entreprise) (Abord de Chatillon et coll., 2012, p. 107)

et qu’il manque donc « au puzzle scientifique »[11] une perspective propre aux sciences de l’organisation en matière de liens entre travail et santé. À partir du milieu des années 2000, une évolution se produit et apparaît clairement dans la partie du corpus publiée en 2012 avec une diversification des objets du champ santé et travail : des risques psychosociaux (chap. 12, Picard, 2012) à la pénibilité (Abord de Chatillon et Desmarais, 2012) en passant par la santé mentale au travail (Van Hoorebeke, 2012), le stress au travail (Moisson, 2012), le harcèlement moral (Paturel, 2012), l’absentéisme (Chênevert et coll., 2012), et même, à la suite d’une citation de Dejours (1999), la souffrance de nature mentale. Le terme d’insécurité connaît peu d’occurrences, mais se dissimule derrière celui d’accidents du travail au cœur de l’étude de Barel et Frémaux (2012). L’absence du terme de suicide de l’ouvrage ne doit pas faire oublier, exceptions confirmant la règle, qu’il constitue dès 2009 le sujet central d’une communication de Pezé (2009) et d’un article de Neveu (2012a).

Nous constatons ainsi un phénomène d’investissement croissant par les chercheurs en GRH d’une grande variété d’objets « santé-travail » (la proportion de titres de ce champ dans les communications aux congrès de l’AGRH varie de 1,2 % à 18 %[12] de 1990 à 2009 et est constamment supérieure à 15 % de 2010 à 2017[13]), avec un accent mis davantage sur la santé mentale comme le soulignent les occurrences de « stress » jusqu’en 2015[14] (tableau 1).

Tableau 1. Nombre d’occurrences de termes relevant du champ de la santé au travail dans les titres de 362 textes en GRH identifiés dans le champ santé-travail

Tableau 1. Nombre d’occurrences de termes relevant du champ de la santé au travail dans les titres de 362 textes en GRH identifiés dans le champ santé-travail

a. 70 communications AGRH. b. 125 communications AGRH (2005-2010), 29 chapitres (Abord de Chatillon et Bachelard, 2005), cinq articles Cahier spécial de Management & Avenir (2006). c. 103 communications AGRH (2011-2015), 5 articles du dossier de la Revue française de gestion (2011), 25 chapitres (Abord de Chatillon et coll., 2012).

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Ce développement de travaux en GRH sur l’ensemble des objets de la santé au travail – et son accent sur le stress jusqu’en 2015 – s’explique en partie par les évolutions du contexte politique et social au cours des années 2000. Dans le contexte français, la médiatisation des suicides au sein de deux grandes entreprises, Renault et France Télécom (devenue Orange) a ainsi été un des facteurs permettant à la thématique de sortir d’un statut marginal pour devenir légitime au sein de l’AGRH (Roques, 2010). Le besoin d’analyse des évolutions du monde du travail et de ses effets en est un second (Lallement, 2008 - intervention en plénière au 17e congrès de l’AGRH qui s’est tenu en 2006 autour du thème « Le travail au cœur de la GRH »).

Par ailleurs, les sciences de gestion incluent de façon structurelle les contraintes et évolutions juridiques et conventionnelles comme dimensions définissant le cadre d’action des individus dans les organisations, donc des managers et dirigeants, et en conséquence de la réflexion des chercheurs de la discipline. Ainsi, en France, l’adoption des Plans Santé au Travail depuis 2005, la signature de l’Accord national interprofessionnel sur le stress au travail en 2008 et les coups de projecteur répétés sur les obligations des employeurs en matière de prévention de la santé depuis le plan d’urgence pour la prévention du stress au travail de 2009 ont contribué à l’intégration de ces objets dans les recherches en GRH.

Les évolutions institutionnelles du financement de la recherche publique, avec la création de l’Agence nationale de la recherche (ANR) en 2005 et son programme Santé-Environnement et Santé-Travail (SEST), par l’effet d’aubaine qu’elles ont procuré, ont incité à l’élaboration de projets sur de nouveaux objets pour la GRH. Les travaux de l’étude Santé, Organisation et GRH (SORG) coordonnée par Mathieu Detchessahar, dont le rapport intitulé « Les déterminants organisationnels et managériaux de la santé au travail » fait référence, ont fondé un des principaux apports des sciences de gestion (Clot et Gollac, 2014) : le « management par la discussion », défini comme

« action de conception des conditions managériales et organisationnelles de soutien à la discussion sur le travail » afin de « refaire du travail un objet central du management » (Detchessahar, 2013, p. 68).

L’ingénierie des espaces de discussion qui en émane a été mise en 2015 au cœur de la 12e Semaine pour la QVT organisée par l’ANACT et les espaces de discussion font l’objet d’un des fascicules de la collection lancée la même année[15].

Les évolutions[16] apparues au cours des années 2000, tant du contexte médiatique, législatif et conventionnel que des modalités de financement de la recherche, ont favorisé l’étude d’une grande diversité des objets et thématiques – ce champ ayant désormais trouvé sa place dans les travaux de recherche en GRH, même si des thématiques abordées sont encore très liées à la santé mentale au détriment de champs de santé plus « physiques » (risques chimiques, biologiques, etc.).

2.2 Une diversité de pratiques : prévention, formation, soin

Les travaux en GRH analysés dans le corpus (N = 85) font spontanément référence aux pratiques de prévention (plus du tiers du corpus), et majoritairement aux pratiques de prévention dite « primaire », constat comparable à celui de Barel et Frémeaux (2012). Les pratiques de prévention « secondaire » et « tertiaire » ne sont mentionnées que dans environ un texte sur dix[17]. Ce faisant, ils s’inscrivent dans une tradition d’étude des interventions en santé au travail qui s’appuie sur les modèles de Murphy (1988) et de Quick, Murphy et Hurrell (1992), notamment inspirés des travaux de Caplan (1964) autour des principes de psychiatrie préventive. La typologie de prévention primaire, secondaire et tertiaire suit le modèle de la médecine préventive, où l’intervention s’opère à chaque étape de l’« histoire » d’une maladie, visant à ralentir, stopper ou renverser la progression d’un mal. Elle a notamment été reprise par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

La prévention primaire a pour objectif d’agir directement sur les facteurs organisationnels, en éliminant, réduisant ou contrôlant les sources de maux et facteurs de risque présents dans le milieu de travail. Elle peut également consister à promouvoir les facteurs de bien-être et d’épanouissement. Cette action « à la source » s’oriente ainsi sur les causes des maux du travail plutôt que sur leurs conséquences. Il s’agit ici de modifier les caractéristiques nuisibles du travail sur la santé des individus et d’agir directement sur les conditions de travail. Aussi, Beaujolin-Bellet et Schmidt (2012) se réfèrent à des travaux en clinique de l’activité (La dispute professionnelle », Clot, 2010) et en médecine et santé au travail (« Espace social », Davezies, 2004) pour inciter à la mise en œuvre de pratiques de GRH favorables à la vitalité des collectifs et permettant de promouvoir la santé des individus.

La prévention secondaire vise à améliorer la gestion des maux du travail par les individus présentant de premiers symptômes, en modifiant leurs manières de répondre et de faire face. Ainsi, les programmes relevant de ce niveau de prévention ont pour but d’aider les travailleurs à gérer les exigences du poste de manière plus efficace, en améliorant, modifiant ou créant des stratégies d’adaptation visant à « faire avec » les contraintes du travail, ou en soulageant les symptômes naissants. Les formations à la gestion du temps, les pratiques de restructuration cognitive, agissant sur les perceptions et les modèles cognitifs individuels, ainsi que les séances de relaxation, de massages ou d’exercice physique relèvent du niveau de prévention secondaire. Même s’ils ne portent pas sur les outils de prévention en tant que tels, les travaux centrés sur les facteurs individuels ou sur le rôle des managers, des supérieurs hiérarchiques (Roger et Othmane, 2013 ; Edey Gamassou, 2014) relèvent de cette forme de prévention qui ne prend en compte ni la dimension collective ni le niveau organisationnel.

La prévention tertiaire correspond à une approche curative et individuelle : elle consiste à traiter le malade a posteriori, dans une logique de soin, réhabilitation ou encore de réparation ou compensation. L’objectif de ces pratiques est notamment de réaliser un suivi des souffrants et d’engager un processus de retour au travail, notamment à partir de cellules de soutien psychologique.

Comme le souligne le rapport du collège d’expertise (Gollac et Bodier, 2011), le niveau de prévention primaire, majoritairement présent dans le corpus étudié, constitue le seul relevant strictement de la prévention – le niveau tertiaire relevant du soin, tandis que

« le niveau secondaire relève à la fois de la prévention (gestion du stress) et du soin (soulagement des symptômes) » (ibid., p. 26).

Cette typologie pose notamment le débat décisif autour des interventions en santé au travail : faut-il changer le travailleur ou bien changer le travail ? Le Gestes[18], dont les deux premiers colloques internationaux ont été reconnus comme événement configurateur du champ de la prévention des RPS (Vuattoux, 2016), y avait répondu en centrant l’intitulé de son 1er colloque sur les actions pour changer le travail.

2.3. Une diversité de méthodologies des recherches en GRH portant sur la santé

Au sein de notre corpus, nous constatons une surreprésentation des recherches mobilisant des méthodologies qualitatives (via principalement des entretiens semi-directifs et des études de cas, plus rarement des observations) contrairement à ce qui a pu être établi dans le champ des études organisationnelles, majoritairement dominé par les méthodologies quantitatives qui représentent plus de 90 % des recherches (Aguinis, Pierce, Bosco et Muslin, 2009). En GRH, les travaux francophones portant sur la santé des travailleurs mobilisant des méthodologies quantitatives ou mixtes sont plus rares, ce qui constitue une spécificité, y compris dans cette sous-discipline gestionnaire.

Concernant les méthodologies qualitatives, les chercheurs en GRH sur la santé se distinguent des sociologues et peuvent se trouver des points communs avec certains psychologues, par l’usage récurrent des méthodologies de l’étude de cas et de la recherche-intervention. Yin, abondamment cité dans ces recherches, définit l’étude de cas comme

« une enquête empirique qui investigue un phénomène contemporain dans son contexte réel, spécifiquement, lorsque les frontières entre ce phénomène et le contexte ne sont pas clairement évidentes » (2003, p. 13).

La recherche-intervention est quant à elle une démarche générale de recherche en sciences de gestion (David, 2012) mobilisée lorsque l’intervention d’un chercheur a pour but la conception et la mise en place d’un outil de gestion. C’est un dispositif de connaissance à deux niveaux : (1) les entretiens, l’observation, l’analyse documentaire vont aider à la construction de l’outil de gestion et (2)

« le processus de transformation enclenché par la conception et l’implémentation de l’outil est à son tour générateur de connaissances scientifiques, à la fois sur l’outil mis au point et sur ses implications organisationnelles » (David, 2012, p. 260).

La méthodologie de la recherche-intervention est, par exemple, mobilisée par Savall, Zardet et Bonnet (2012) pour construire un tableau de bord social permettant de découvrir les « coûts cachés » liés aux dysfonctionnements organisationnels engendrés par les troubles musculo-squelettiques (TMS) dans une entreprise.

Au regard des méthodologies quantitatives, les chercheurs en GRH sur les questions de santé au travail mobilisent principalement des études basées sur des données primaires ; plus rares sont les travaux tirés de l’exploitation de données issues d’enquêtes nationales (SUMER, REPONSE, COI, Conditions de travail…). Les techniques statistiques mobilisées se distinguent des économistes ou des sociologues par le recours aux équations structurelles, qui permettent de tester des modèles complexes soutenant des chaînes causales. Beaucoup plus rares sont les études basées sur des typologies quantitatives (analyse de correspondance multiple, classification), technique statistique très utilisée en sociologie. Ainsi, dans les études centrées sur des contextes organisationnels précis, les chercheurs en GRH mobilisent différentes échelles de mesure des facteurs psychosociaux ou de la santé perçue : échelles de Karasek (1979) et Siegrist (1996), échelles de stress, d’épuisement professionnel, de l’anxiété, la dépression ou l’état de santé général (voir Allard-Poesi et coll., 2011). D’autres échelles plus confidentielles ont aussi été mobilisées par les chercheurs en gestion : échelle de pressions et tensions (Roques, 1999), Occupation Stress Inventory (Steiler et Cooper, 2004), Shirom-Melamed Burnout Measure (Sassi et Neveu, 2010) ou encore Center for Epidemiologic Studies-Depression Scale (Neveu, 2007)[19].

Les méthodes mixtes sont définies par Johnson et coll. (2007) comme

« un type de recherche dans lequel un chercheur […] associe des éléments issus des méthodes qualitatives et quantitatives […] dans le but d’une meilleure compréhension […] et qui peuvent « concerner l’ensemble du processus de recherche et non uniquement les méthodes ». »

Six protocoles de recherche mixtes ont été identifiés – convergent, explicatif, exploratoire, ancré, transformatif, ou multiphase (Guével et Pommier, 2012, p. 28) – selon les stratégies de recherche adoptées (Condomines et Hennequin, 2013). L’intérêt pour ces méthodologies dans les études en GRH portant sur la santé au travail est émergent (Bouville et Schmidt, 2014 ; Condomines et Hennequin, 2013).

Afin d’expliciter la façon dont les connaissances en GRH sur la santé des travailleurs se construisent, nous avons exposé, par l’analyse de notre corpus, une triple diversité (des objets de recherche, des pratiques étudiées, des méthodologies), résultat qui conforte et complète l’analyse de Chakor et coll. (op. cit.). L’investissement progressif de cette communauté scientifique sur ces questions s’est aussi accompagné de la mobilisation des différentes disciplines. Nous allons voir maintenant ces différents apports et la façon dont ils sont articulés par les auteurs dans le développement de leur réflexion en GRH.

3. De la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité, une analyse des références et approches théoriques mobilisées dans les travaux en GRH

À ses débuts, la GRH francophone était une constellation de plusieurs disciplines – les relations industrielles, le management du personnel, le comportement organisationnel et la sociologie industrielle (Blyton et Turnbull, 1992). Les premiers colloques de l’AGRH (années 1990) rassemblaient, à la fois, des communications axées sur le « modèle instrumental » (Brabet, 1993)et des communications renvoyant à une application spécialisée à la GRH de disciplines telles que l’économie du travail, l’économie des organisations, le droit social, la sociologie des organisations, la pluridisciplinarité des premières recherches en GRH se reflétant dans l’atelier « Sciences sociales et GRH : apports réciproques » du 5e congrès de l’AGRH (1994).

Les travaux de recherche en GRH ont ensuite voulu dépasser cette simple juxtaposition des disciplines, pour croiser les disciplines entre elles afin de produire des savoirs originaux. Les ouvrages de Brabet (ibid.) et Barreau (1999, 2005) illustrent cette volonté. Les recherches en santé au travail dans le champ de la GRH suivent un même mouvement pour passer de la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité : dans un premier temps, les recherches en GRH sur les questions de santé au travail se sont construites en recourant à des concepts provenant d’autres disciplines – la psychologie sociale, l’épidémiologie, la sociologie – avant de croiser ces concepts. Les résultats que nous présentons ci-après reposent sur les analyses portant sur les quatre-vingt-cinq textes situés en GRH et identifiés dans le champ santé-travail (voir méthodologie présentée en introduction).

En examinant pour chacun des quatre-vingt-cinq textes les ratios de références bibliographiques relevant des sciences de gestion par rapport à l’ensemble des sources indiquées en bibliographie, il apparaît que les premiers travaux en santé au travail en GRH s’appuyaient sur des travaux extérieurs à la gestion (plus du quart des textes du corpus publiés en 2005 et 2006 ne présente aucune référence du champ, voir tableau 2) tandis que ce n’est le cas que d’une petite minorité des travaux publiés après 2011 (moins de 2 %). À l’opposé, à partir de 2011, pour près de 10 % des textes du corpus, plus de huit références sur dix sont en gestion. Ce constat plaide en faveur d’une construction progressive par les chercheurs en GRH d’un corpus gestionnaire sur la santé au travail qui tendrait à rendre la discipline plus autonome dans ses apports. Nous formulons l’hypothèse de l’existence d’un phénomène assimilable à une « absorption » qui consisterait, au cours du temps, à la disparition dans les bibliographies des publications en GRH portant sur la santé des travailleurs des références hors discipline, au profit de publications de la même sous-discipline gestionnaire ; ainsi, les références hors disciplines se trouvent « absorbées » car intégrées dans les publications « gestionnaires » faisant référence, leurs apports n’apparaissant plus qu’à travers leur mobilisation progressive par les auteur.e.s en GRH.

3.1. La psychologie sociale, l’épidémiologie et les approches statistiques en GRH

Dans les quatre-vingt-cinq textes analysés, les travaux s’inspirant de la psychologie sociale et de l’épidémiologie ont pour point commun d’aborder la santé au travail selon une approche statistique. Ainsi, nombreux parmi ces travaux sont ceux qui ont puisé dans la psychologie sociale différents concepts : les tensions de rôle de Katz et Kahn (1966) dans les travaux de Carpentier (2005), le soutien organisationnel de Eisenberger et coll. (1986) par Edey Gamassou (2005), l’implication au travail (Allen et Meyer, 1990) par Dumas (2005, dans la continuité de Charles-Pauvers, 1998 et Neveu et Thévenet, 2002). D’autres (Detchessahar, 2011 ; Bertrand et Stimec, 2011 ; Beaujolin-Bellet, 2012) ont emprunté des concepts issus de la clinique de l’activité (« qualité empêchée » et « espaces de discussion » développés par Clot, 2010). Toutefois, comme le note Dumond (2007), les finalités de la clinique de l’activité et de la gestion diffèrent, la première visant à engager l’individu dans un processus de désassujettissement tandis que la seconde a une portée plus instrumentale.

Au titre de la discussion, il nous semble intéressant de noter qu’au sein du courant dominant de l’épidémiologie, l’épidémiologie des facteurs de risque (Betansedi, 2018), deux éléments théoriques et méthodologiques caractérisent l’épidémiologie en santé au travail. Le premier est la mobilisation récurrente des modèles de Karasek (1979) et Siegrist (1996) pour analyser l’étiologie des maladies cardiovasculaires, des troubles de santé mentale et des absences pour maladie. Néanmoins, comme le soulignent Ndjaboulé et coll. (2012), en s’appuyant sur une revue de littérature d’études prospectives sur deux décennies (1990-2010), ces modèles comportent des limites notamment en ne prenant pas en considération des dimensions telles que la justice organisationnelle ou le leadership, particulièrement présentes dans les sciences de gestion. Quant au second type de choix théoriques et méthodologiques de l’épidémiologie en santé au travail, il s’agit des analyses statistiques sur des échantillons de grande taille, souvent issus d’enquêtes nationales, bien représentés par les travaux de Niedhammer et coll. (2001, 2006, 2007), à partir de la cohorte Gazel et de l’enquête Sumer 2003.

Nous pouvons nous demander s’il existe une spécificité dans l‘étude des modèles de Karasek et Siegrist par les chercheurs en GRH. Au regard des quatre-vingt-cinq textes en GRH analysés, c’est d’abord la rareté des travaux mobilisant ces modèles (Papart et coll., 2012 ; Moisson, 2012) qui est notable. Ces recherches se distinguent d’une part, par le choix de techniques statistiques originales (modèles polynomiaux), d’autre part par la volonté de tenir compte des contextes professionnels. Il s’agit ainsi de s’intéresser au processus par lequel les variables indépendantes des modèles influencent la variable dépendante étudiée, contrairement au courant dominant de l’épidémiologie des facteurs de risque pour qui le « comment » peut rester à certains égards une « boîte noire » (Betansedi, 2018). D’autres études identifiées parmi les quatre-vingt-cinq textes analysés, tout en s’appuyant sur les questionnaires issus d’un de ces modèles dans une perspective critique, cherchent à construire de nouveaux indicateurs de mesure de l’organisation du travail, quantitatifs et qualitatifs, visant à fonder des « connaissances actionnables » permettant de dresser un diagnostic objectivé de l’organisation du travail (Bouville, 2009 ; Bouville et Campoy, 2012). En effet, l’un des objets des sciences de gestion est de produire de la connaissance praticable, ou « actionnable » (Avenier et Schmitt, 2007), les propositions de recherche devant éclairer la réflexion des acteurs et les aider à entreprendre des actions créatives (ibid.).

3.2. Le croisement des concepts comme passage à l’interdisciplinarité

Dans un second mouvement allant de la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité, certaines recherches récentes en GRH sur les questions de santé au travail parmi les quatre-vingt-cinq textes soumis à l’analyse ont cherché à croiser des concepts issus de plusieurs disciplines pour produire des savoirs actionnables. Ce passage de la pluridisciplinarité à l’interdisciplinarité est particulièrement visible dans deux recherches sur les déterminants, de la santé au travail pour la première (Detchessahar, 2011) et de l’absentéisme pour la seconde (Bouville, 2009).

Detchessahar (2011) montre que le management de proximité est « happé » par la régulation de contrôle, notamment les « machines de gestion » (ERP, systèmes de qualité, tableaux de bord, plannings…). À cette fin, il s’appuie sur des concepts sociologiques (Reynaud, 1989) et psychologiques (Clot, 2010) : les managers de proximité voient leur travail de soutien instrumental et affectif « empêché » (Clot, 2010) par les régulations de contrôle (Reynaud, 1989). Il en découle un facteur de fragilisation des individus ne résultant pas de l’hyper-présence du management mais plutôt de son absence (Detchessahar, 2011).

Bouville (2009), quant à lui, croise des apports issus de la gestion (Mintzberg, 1982), de l’épidémiologie (Karasek, 1990) et de la psychologie sociale (Locke, 1976) pour construire un modèle explicatif de l’absentéisme, montrant ainsi que la manière dont le travail est divisé et coordonné au sein d’une organisation du travail influe sur la santé au travail et sur la satisfaction au travail et, in finesur l’absentéisme. C’est à travers l’étude des effets de variables organisationnelles (densité du travail, niveau de responsabilité, contrainte industrielle et marchande, ressources de l’emploi, tensions avec le public, agressions verbales ou physiques) que l’auteur contribue à la compréhension des conséquences sur l’absentéisme des changements intervenus dans le monde du travail.

Ainsi, à l’appui de nos analyses de publications scientifiques en GRH (voir méthodologie présentée dans l’introduction), nous avons, dans un premier temps, confirmé et complété le constat établi par Chakor et coll. (op. cit.) quant aux diversités qui ont caractérisé les travaux francophones en GRH s’intéressant à la santé au travail de 2005 à 2015 (diversité des objets et pratiques étudiées et des méthodologies), puis nous avons explicité la façon dont les chercheurs en GRH mobilisent d’autres disciplines pour construire un champ d’études gestionnaire. Nous allons voir maintenant les différentes postures de recherche qui sont apparues à travers l’analyse de notre corpus.

4. La posture des chercheurs en gestion : quelles visées de recherche pour quelles connaissances ?

« À quoi sert la connaissance en GRH, et en particulier celle issue de la recherche ? » (Cazal, 2008),

et en l’espèce, à quoi servent les connaissances produites sur les liens complexes entre travail et santé des travailleurs ? Partant du principe que la connaissance (scientifique) et les pratiques (empiriques) ne sont pas deux pôles opposés, Habermas (1990) propose d’interroger l’intérêt comme fondement de la connaissance produite et de son utilité pratique. Suivant Habermas, trois formes d’intérêts de connaissance peuvent être distinguées : (1) l’intérêt fonctionnaliste ; (2) l’intérêt interprétativiste ou herméneutique ; (3) l’intérêt critique. Ces trois intérêts de connaissance d’Habermas (1990) permettent de distinguer trois postures endossées par les chercheurs de la discipline : l’éclaireur (1), le soutien opérationnel (2) et le critique (3) (voir la méthodologie présentée dans l’introduction). Nous avons classé systématiquement les quatre-vingt-cinq textes en GRH identifiés en santé-travail analysés suivant ces trois catégories et allons présenter ci-dessous la part respective de chacun. Afin d’éviter une lecture trop caricaturale des travaux en GRH, il faut préciser que l’articulation de deux (ou des trois) intérêts de connaissance est possible et fréquent, mais qu’un seul est généralement dominant.

4.1. Les travaux permettant une aide à la compréhension des questions de santé dans les organisations

La moitié des communications ou chapitres du corpus analysé (quarante-trois sur quatre-vingt-cinq) ont un intérêt de connaissance dominant de type interprétatif. Cette majorité peut s’expliquer par un besoin important de connaissances nouvelles, notamment sous la forme de description, d’explication et de compréhension des relations entre santé, organisation, gestion/management et individus. Les liens entre gestion et santé étant complexes et mal connus dans la discipline, les travaux de cette nature visent avant tout à éclairer les acteurs soucieux de ces questions. Ces travaux variés peuvent être groupés en quatre grandes catégories.

Une première catégorie (A) regroupe les travaux qui, comme cet article, s’interrogent sur la dynamique du champ académique et pratique de la SST en GRH, que ce soit son histoire ou son évolution et sa structuration, l’intérêt pour la gestion de mobiliser les concepts d’autres disciplines, le rôle des acteurs (DRH, médecin du travail, etc.) ou encore des instruments de mesure. À la fois les moins nombreux et les plus variés, ils apportent de la cohérence, de la visibilité et une structuration au champ d’étude des liens gestion–santé. Ainsi, l’on retrouve dans ces travaux la mise en évidence d’une tendance progressive : la précision des thématiques abordées ainsi que le raffinement des modèles théoriques (Chakor et coll., op. cit.).

La deuxième catégorie (B) regroupe les travaux concernant la description et la compréhension de phénomènes ou objets (et de leurs déterminants et effets le cas échéant) comme le harcèlement moral ou psychologique, les émotions au travail, etc. Au fil des années, ces travaux sont passés de la description de phénomènes relativement généraux (p. ex. la violence au travail) à des modélisations et analyses de relations entre variables et objets plus précis (p. ex. conflits travail-famille et famille-travail, sentiment d’efficacité personnelle et satisfaction au travail chez Garner et Laroche, 2015, la littérature sur les liens entre satisfaction et santé au travail étant abondante[20]). Comme souligné ci-dessus (voir 1.1.), les objets étudiés portent davantage sur la santé mentale et leur évolution reflète plus largement l’évolution sociétale sur ces questions.

La troisième catégorie (C) regroupe les travaux concernant la description et la compréhension de liens entre santé et travail de populations ou de métiers spécifiques (les cadres, les expatriés, le personnel hospitalier, les femmes entrepreneurs ou encore les fonctionnaires territoriaux). Ces populations ou métiers sont étudiés soit pour eux-mêmes, afin de documenter leurs problématiques d’ordre général (p. ex. femmes et risques professionnels, Abord de Chatillon et Moscorola, 2005) ou spécifique (p. ex. femmes entrepreneurs et articulation de la vie personnelle et professionnelle, Belghiti-Mahut et coll., 2015[21]) ; soit pris comme terrain d’étude de phénomènes plus larges – croisant ainsi les thématiques relevées dans la deuxième catégorie décrite ci-dessus (p. ex. l’étude de la gestion des émotions au travail avec pour terrain d’étude un service d’urgence, Monier, 2015).

Les travaux des deux formes décrites ci-dessus ne se distinguent pas fondamentalement de ceux menés dans d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, qui s’intéressent aux liens entre santé et travail. Les emprunts disciplinaires (voir partie 2.) sont d’ailleurs monnaie courante. La quatrième et dernière catégorie (D), en revanche, marque une spécificité des travaux en sciences de gestion : elle concerne la description et la compréhension des effets sur la santé de certains outils ou pratiques de gestion tels que la gestion des espaces de travail, les technologies de l’information et de la communication (TIC) ou encore les modes de gestion des cadres. Ces travaux interrogent les effets sur la santé d’innovations managériales de large étendue, telles que le lean management ou le New Public Management, ou plus réduites, telles que les réseaux sociaux virtuels. L’objet est ici davantage de repérer si ces modes de gestion « posent problème » et sont associés à des effets négatifs sur la santé – et si oui, de quelle nature et par quel mode d’action. Dans ces travaux, les éclaireurs nous apportent un type de connaissances majeur : un précieux savoir qui permet de sortir d’une vision balistique associant trop rapidement un mode de gestion à des effets négatifs sur la santé. À titre d’illustration, le lean management n’a pas nécessairement d’effets négatifs sur la santé, d’une part parce qu’il existe diverses formes de lean management et d’autre part parce que les modalités de mise en œuvre de ces modes d’organisation expliquent une part notable de leurs effets (Bertrand et Stimec, op. cit.).

4.2. Les travaux permettant un soutien opérationnel

Quarante pourcent des sources analysées (trente-quatre) ont un intérêt de connaissance dominant de type instrumental, s’intéressant à l’amélioration de la performance. Ces travaux, en continuité avec les travaux interprétatifs, préalables à la prescription (Chanlat, 1998) constituent l’une des spécificités des sciences de gestion francophones dont

« le projet de connaissance […] consiste à mieux connaître les facteurs et conditions de la performance des organisations. » (Malherbe, 2006, p. 151),

les chercheurs jouant le rôle de « soutien opérationnel », d’accompagnateur des acteurs-praticiens dans la conception et la mise en œuvre d’outils de gestion et de mesures de prévention.

Majoritairement empiriques, ces travaux peuvent être classés en deux catégories : (A) les instrumentaux au second degré qui fournissent des prescriptions et recommandations uniquement comme implications d’une recherche empirique menée (p. ex. une recherche visant à comprendre les mécanismes d’adaptation à une relation hiérarchique destructrice débouche sur des recommandations : s’entourer de ressources internes et externes pour aider à la gestion de la relation conflictuelle, Grima et Muller, 2005) ; et (B) les instrumentaux au premier degré qui portent spécifiquement sur un dispositif ou une méthode dont l’objet est de modifier les organisations en vue d’améliorer la santé et la sécurité (p. ex. Bachelard et Debard, 2005, documentent un processus de gestion des signalements de harcèlement moral opérant dans plusieurs entreprises et fournissent des recommandations quant à sa mise en œuvre).

De plus, deux formes de soutien opérationnel peuvent être distinguées. Un premier sous-ensemble (A) concerne des innovations organisationnelles et managériales ciblant l’amélioration de la santé-sécurité et que l’on pourrait qualifier de « solution » à un « problème ». Les pratiques documentées (leurs conditions de mise en œuvre et/ou les effets que l’on peut en attendre) peuvent être de nature et d’échelle très diverses : de la mise en place de formations sur un thème très précis (Nilles et Abord de Chatillon, 2005) à la mise en place d’un système de management de la SST (Drais et Favaro, 2012). La tendance est à la prescription de pratiques de prévention primaire – mais celles-ci sont assez inégales concernant le degré de détail de mise en œuvre opérationnelle (certaines sont assez génériques et connues de longue date : améliorer la communication, développer l’autonomie et la participation, etc.). Un second sous-ensemble (B), numériquement plus limité, porte à l’inverse sur les modes d’organisation du travail plus favorables à la santé. Là aussi, les dispositifs étudiés varient en nature et en étendue – de l’amélioration de l’ergonomie d’un logiciel bureautique aux conseils donnés aux dirigeants de PME en passant par la proposition d’un outil d’analyse et de transformation des organisations (ce dernier, présenté par Sardas et coll., 2011, vise ainsi à intégrer le plus en amont possible dans les processus de conception et d’organisation du travail les enjeux mêmes de préservation de la santé du personnel). L’organisation « idéale » en la matière est assez proche des modèles scandinaves favorisant l’autonomie et la participation (Chanlat, 1999) ou de l’organisation apprenante (Lorenz et Valeyre, 2005 ; Valeyre, 2007).

Les travaux portés par ces chercheurs de type « soutien opérationnel » constituent une autre spécificité des sciences de gestion. Ils documentent des actions de prévention (principalement primaire), donnant ainsi une visibilité aux innovations managériales introduites dans certaines organisations et dont l’objet est précisément de participer à l’amélioration de la construction de la santé dans les organisations. Certains de ces travaux se diffusent de façon notable, répondant par-là à un besoin sociétal, comme les travaux sur l’ingénierie des espaces de discussion mentionnés plus haut. Toutefois, les méthodologies d’appréciation de leurs effets sont sans doute un des axes d’amélioration de ces recherches – d’autant que les organisations étudiées et les dispositifs mis en œuvre sont forts variés. De plus, en vue d’intégrer plus durablement la SST dans l’organisation du travail, à l’image de ce que préconisent Drais et Favaro (2012), les soutiens opérationnels pourraient également s’éloigner du domaine de l’intervention pour améliorer la santé (souvent organisée dans un contexte dégradé) pour explorer les dispositifs permettant d’analyser et de transformer les organisations en intégrant davantage la construction de la santé au management (stratégique et opérationnel) de celles-ci.

4.3. Les travaux critiques

Dans un « billet d’humeur » de l’AGRH[22], Alis rappelait que les dénonciations des méfaits de la gestion étaient davantage l’apanage des psychosociologues ou sociologues. Ainsi, seuls neuf papiers du corpus (un peu plus de 10 %) se montrent plus critiques – et d’une critique plus réformiste que révolutionnaire. Ce petit nombre de travaux critiques se comprend à la lumière de la dynamique académique plus générale des sciences de gestion[23] : la construction historique des sciences de gestion française s’est faite autour de la notion de performance (Malherbe, 2006), invitant à aligner les questions de recherche sur les intérêts des dirigeants – ce qui facilite l’accès aux terrains – situation renforcée par le souhait, par les universités et écoles, de nouer des relations durables avec les entreprises au bénéfice des étudiants formés. Notons d’ailleurs que le courant critique en sciences de gestion, tout du moins au Royaume-Uni, a été porté par l’arrivée notamment de philosophes et sociologues dans les écoles de management du fait de la raréfaction des postes dans ces disciplines à partir des années 1980 (Fournier et Grey, 2000). La posture critique au sens d’Habermas n’est donc pas aussi naturelle aux sciences de gestion française que les intérêts de connaissance instrumentaux et interprétatifs et, de ces faits, les recherches critiques en GRH sont très minoritaires (Dany, 2009). Elles se caractérisent par leur focalisation sur l’asymétrie du pouvoir caractéristique de la relation d’emploi avec pour but de comprendre l’influence des pratiques de GRH dans la construction de cette asymétrie (Dany, 2009). Néanmoins, la posture critique se développe depuis quinze ans en GRH et ailleurs (Cazal et Dietrich, 2003 ; Chanlat, 2013 ; Golsorkhi et coll., 2009 ; Palpacuer, 2012 ; Vidaillet, 2013), portée par l’internationalisation de la recherche et une sensibilité accrue des enseignants-chercheurs à leur responsabilité sociale : la performance n’apparaît plus comme l’horizon ultime des sciences de gestion.

Dans notre corpus, parmi les travaux critiques identifiés, quatre datent de 2005-2006 et se positionnent en regard des débats de l’époque autour de la mise en visibilité de l’origine professionnelle des troubles psychosociaux (Dumond, 2005 ; Livian, 2006 ; Picard, 2006 ; Tessier, 2006). Ce faisant, les « critiques » sont émises via la dénonciation des pratiques limitées (ou de l’absence de pratiques) des organisations. Ce n’est que plus récemment que des travaux identifiés parmi les quatre-vingt-cinq textes étudiés, combinant des intérêts de connaissance interprétatifs et critiques, décrivent et proposent des actions permettant d’accompagner les individus vers le bien-être à partir de la construction individuelle et collective du sens au travail (Nestea et coll., 2015) ou du temps de travail plus respectueux du corps et de l’esprit des individus (Poilpot-Rocaboy et coll., 2015). Si la critique en gestion est désormais acceptée, elle demeure donc marginale – mais pourrait utilement se développer. Au titre de la discussion, nous allons successivement évoquer deux axes possibles de ce développement.

4.4. Discussion sur les axes de développement de travaux critiques dans le champ santé-travail en GRH

Un premier axe pourrait interroger les recherches réalisées à ce jour et qui s’inscrivent en grande partie dans ce que Brabet (1999) appelle le modèle instrumental, qui présuppose une forme d’harmonie entre finalités économiques et sociales. Par exemple, « si les salariés sont en bonne santé, l’entreprise sera plus profitable » est une affirmation générale assez conventionnelle mais qui peut paraître un peu rapide (on se doute qu’il existe des termes intermédiaires entre santé et salariés et performance des organisations) et un peu suspecte (la relation entre santé et performance serait-elle parfaitement linéaire ?). L’ingénierie de « bonnes pratiques » de GRH visant à améliorer la santé des salariés est l’horizon de cette GRH normative et instrumentale qui s’inscrit comme auxiliaire de la performance en modifiant l’organisation de façon relativement périphérique. La mise en œuvre de pratiques de GRH ciblant tel ou tel aspect de la santé des salariés ne se couple pas avec une transformation des conditions d’organisation et d’exercice du travail quotidien. Ainsi, des conseils en hygiène de vie (alimentation, sommeil, etc.) destinés aux travailleurs de nuit ou postés (p. ex. en horaire alternant de type 3×8) peuvent être formulés sans mettre en question ce mode d’organisation, pourtant reconnu comme facteur de pénibilité. Sans nier que de telles prescriptions répondent à une demande sociale, il est souhaitable de conduire des recherches en s’intéressant aux dimensions aujourd’hui encore trop absentes, comme les rapports de force entre acteurs en présence (en particulier sur le sujet sensible de la santé, voire la récupération orientée par certaines acteurs des travaux en cliniques du travail mentionnés par Molinier et Flottes, 2012) ou la prise en compte du travail au sens fort du terme (Lallement, 2008). Il s’agirait donc, sans abandonner la prescription, d’abandonner les « bonnes pratiques universalisantes » pour

« une compréhension et une conception plus fine et plus contingente des pratiques de GRH » (Beaujolin-Bellet et Schmidt, op. cit., p. 45).

De ce point de vue, ce premier axe de recherche porte une critique réformatrice soucieuse de montrer que, derrière les apparentes « bonnes pratiques » et leurs présupposés, se cachent des tensions, des résistances, des négociations, etc., mais vise également à proposer des pratiques dont le degré d’acceptabilité ne serait pas conditionné à la performance espérée.

Deux ensembles de questionnements peuvent prendre place dans ce premier axe. Le premier ensemble comprend le questionnement d’évidences apparentes, telles que « si les salariés sont en bonne santé, l’entreprise sera plus performante » en interrogeant leurs modèles sous-jacents de la santé et de la performance. En effet, il convient à la fois de se demander à qui reviendrait la responsabilité de l’amélioration de la santé au travail (individu, employeur, ligne hiérarchique, acteurs hors organisation…), mais aussi par quels cheminements santé et performance seraient en relation (et quelle performance ?). Ces recherches devraient aussi porter sur les promesses des modes managériales, à l’instar des phénomènes récents de l’entreprise libérée et l’holacratie[24]. Un des objectifs de ces recherches serait de doter les acteurs d’une vision plus complexe et nuancée de ces modes d’organisation en vue de favoriser des pratiques plus aptes à servir une pluralité d’acteurs. Le second ensemble porte sur les apparentes « bonnes pratiques ». Pour qui sont-elles bonnes ? Quels acteurs, quelles parties prenantes sont effectivement directement ou indirectement concernés par leur mise en œuvre ? De quelle manière, à quel moment est-ce que les gestionnaires des RH, les salariés ou leurs représentants, des acteurs de la santé au travail se trouvent-ils ou non impliqués dans leur élaboration ? Comment les objectifs sont-ils déterminés, les décisions prises ? La liste est longue ; il s’agirait de réfléchir à la place à donner aux concernés et à la circulation de la parole, que la discussion de ces « bonnes pratiques » devrait permettre dans une logique de conception pluraliste, ouverte voire collaborative, et de mise en œuvre de ces innovations – qui sont également des changements – managériales. Un des objectifs de ces recherches pourrait être de mettre en évidence les intérêts, enjeux, valeurs portés par ces pratiques, montrant ainsi le caractère discrétionnaire, arbitraire, et donc potentiellement violent, de certaines pratiques, ou encore de dénoncer les inégalités d’accès des acteurs à la prise des décisions qui les concernent. Ces travaux pourraient aboutir à la facilitation de la conception et la mise en œuvre de pratiques locales plus consensuelles et respectueuses des intérêts des parties en présence.

Un deuxième axe, plus radical, vient en écho aux critiques assez virulentes – y compris venant de chercheurs en sciences de gestion – faites à la gestion et au management (de Gaulejac, 2011 ; Huault, 2008) comme source du malaise et des troubles vécus par les salariés. À ce jour, les recherches en GRH sur la santé ne questionnent que marginalement le rôle de l’idéologie managériale, des rapports de domination et d’exploitation ou encore le caractère pervers du fonctionnement organisationnel sur l’origine des problèmes de santé, alors même que se développent de nouveaux modes d’organisation et de gouvernance en lien avec la financiarisation de l’économie. C’est pourtant le cas en cliniques du travail ou en droit (Lafuma et Wolmark, 2018), où la légitimité des modes d’organisation collectifs et plus généralement le pouvoir d’organisation de l’employeur sont aujourd’hui analysés au prisme des effets qu’ils induisent sur la santé des salariés. Cela interroge le rôle périphérique des pratiques de GRH : ne seraient-elles pas cantonnées à la limitation et/ou à la compensation des effets négatifs de modes d’organisation (à l’image d’un « coussin compassionnel », Clot, 2011) en eux-mêmes problématiques ? Ainsi, pour jouer un rôle davantage central, les chercheurs en GRH pourraient poursuivre le mouvement d’interrogation de la place qu’occupe aujourd’hui la santé (et le travail) dans les indicateurs de performance, dans la conception et la mise en œuvre de nouvelles organisations ou de nouveaux outils de gestion et dispositifs de management – mais aussi quelle place elle pourrait y occuper et comment elle pourrait l’occuper. Cela suppose également de poursuivre le mouvement de reconnaissance de la santé comme enjeu et question légitime de la gestion au-delà de la sous-discipline que constitue la GRH : au cœur du contrôle de gestion social, de la gestion de production et, plus généralement, des questions de performance, et donc, comme le soulignent Bonnefond et Clot (2018), des processus de décision et de gouvernance de l’entreprise. Là aussi, à titre indicatif, nous proposons un ensemble de questionnements pour guider ces recherches. Concernant la gouvernance d’une entreprise donnée, ces recherches pourraient viser la mise en visibilité des effets sur la santé de projets de réorganisation ou de transformation (externalisation, déménagement…) discutés en conseil d’administration et décidés en vue d’améliorer la compétitivité. Un projet de réduction de la surface des locaux accompagné par le passage à des espaces ouverts de travail (open-space) avec bureaux non attribués est souvent conçu et discuté sans évoquer les effets sur la santé. Appréhender les effets concrets d’un tel projet sur le travail et la santé (les identifier, les qualifier, en apprécier l’importance, etc.) permettrait de pointer la responsabilité de celles et ceux qui en sont les décideurs, notamment les actionnaires, et qui conçoivent ou influencent le travail d’autrui sans en maîtriser la complexité et les équilibres. Il y a au cœur de cette approche une volonté de questionner la place que les décisions stratégiques donnent aujourd’hui (et pourraient donner demain) à la santé des salariés, mais aussi, dans un contexte de réforme du dialogue social en France, d’interroger le rôle de la participation des salariés, à l’instar d’une récente étude de la DARES[25]). Ces points de vigilance extra-financiers pourraient également permettre d’équiper les représentants du personnel qui sont consultés sur ces projets. Ce questionnement pourrait s’étendre à la gouvernance d’entreprises multi-activités, y compris des fonds d’investissements, dont le rachat ou la vente d’organisations – notamment via des montages de type LBO – peuvent affecter significativement la santé des salariés par les effets très concrets de réduction des coûts qu’ils impliquent.

5. Conclusion

L’étude menée des discours scientifiques du champ santé-travail en GRH a mis à jour une « spécificité gestionnaire » multiforme, avec la diversité des objets, des méthodologies, et des postures de recherche. Il est apparu que les objets étudiés relèvent encore davantage de la santé mentale que de la santé physique et les travaux se revendiquant d’une posture critique portant spécifiquement sur la mise en cause des méthodes de management pour leurs effets sur la santé des travailleurs – au cœur de la sociologie et d’une partie de la psychologie – sont à ce jour minoritaires.

Les sciences de gestion sont une discipline récente dont l’une des richesses repose sur le dialogue interdisciplinaire qu’elles favorisent (Brasseur, 2013). Pour jouer un rôle davantage central qui se concentrerait sur les modes mêmes d’organisation du travail et leurs effets, la GRH, et les sciences de gestion plus généralement, ont besoin de se nourrir des apports de toutes les sciences humaines et sociales (Chanlat, 2006) leur permettant de sortir d’un certain déni du travail (Beaujolin-Bellet et Schmidt, 2012) ou de leur invisibilité (Gomez, 2013) et d’enrichir la compréhension de la santé de l’individu (et des collectifs) au travail. L’émergence progressive d’un champ structuré et autonome en gestion sur la santé au travail, où la réflexivité et la posture critique prendraient pleinement leur place, est indissociable d’échanges interdisciplinaires. Ainsi, en vue d’amplifier le mouvement de recherche d’organisations en elles-mêmes plus favorables à la construction de la santé et au respect de la dignité humaine, des travaux en ergonomie ou en sciences de l’éducation sur l’organisation capacitante (à l’instar d’Arnoud, 2013) pourraient enrichir l’interdisciplinarité à l’œuvre.

Dans un contexte de grande sensibilité du corps social à certains termes relatifs à la santé au travail[26] et de potentielle remise en cause en France des avancées en matière de prévention (remplacement du compte pénibilité[27], suppression des CHSCT[28]), il importe que les chercheurs de GRH conjuguent le positionnement de leur discipline, centrée sur le fonctionnement des organisations, avec la reconnaissance formelle des apports des autres disciplines. Cette interdisciplinarité assumée constitue un facteur de créativité et d’ouverture pour

« explorer toutes les pistes potentielles de la recherche et à en inventer de nouvelles » (Brasseur, 2013)

d’une discipline susceptible d’assumer un rôle à la fois « critique, lucide et porteur d’espoir », pour un

« monde meilleur, c’est-à-dire une démocratie qui saura conjuguer l’autonomie individuelle et collective et le bien commun » (Chanlat, 1998, p. 100).