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Considéré selon Patricia Smart comme un « double positif[1] » de l’héroïne, le personnage de Mina Darville, dans le roman psychologique de Laure Conan, s’apparente plutôt à une anti-Angéline de Montbrun. Cette opposition avec les idéaux et les codes sociaux entourant la jeune seigneuresse de Valriant se traduit dans la structure narrative du roman. En effet, les « feuilles détachées » d’Angéline, qui fondent la troisième partie, sont contrebalancées par la domination de Mina sur l’échange épistolaire de la première partie. Pour le dire avec Smart, découle des lettres de Mina une « “texture” de l’écriture féminine faite de plaisir, de finesse et d’humour[2] » qui contraste avec les larmes du journal d’Angéline. Corollairement à leur présence/absence dans le récit, les deux jeunes femmes sont paradoxalement unies par des liens d’amitié solides et en position de rupture l’une de l’autre : la « fraîche fleur de Valriant[3] » nargue les manières et la liberté de la « dangereuse coquette » de Québec (AM, 172) ; et l’intérêt des personnages masculins pour la première fait ombrage à la seconde, laissant ainsi apparaître la jalousie d’une Mina ne s’estimant « nécessaire à personne » (AM, 179). En ce sens, la question lancée par le personnage, « Angéline, êtes-vous comme moi ? » (AM, 171), suppose le sentiment de sororité qui anime les deux femmes, mais aussi les impasses qui jalonnent leur relation. Une telle ambivalence aboutira à un « mur » réel, celui du couvent dans lequel pénétrera à jamais Mina Darville au cours du récit[4].

Au coeur de cette dissonance entre les deux héroïnes d’Angéline de Montbrun, deux postures conflictuelles mais potentiellement confluentes : la campagnarde et la mondaine. Laissant de côté la campagnarde, je me pencherai sur la seconde posture, qui caractérise Mina. À titre indicatif, on compte une dizaine d’occurrences de l’adjectif et de ses dérivés substantivés ou verbaux (mondain-mondaine, mondanité, démondaniser, qui est d’ailleurs un néologisme) pour décrire la jeune femme. À cela s’ajoutent quelques ambiguïtés sémantiques entourant le substantif « monde », à l’instar de cette exclamation de Mina, et qui creuse un peu plus l’écart entre les deux personnages : « […] que vous êtes heureuse d’avoir peu vu le monde » (AM, 172). De quel « monde » s’agit-il ici ? Est-il à prendre dans une conception universelle, ou renvoie-t-il davantage à une marque de distinction inscrite dans la socialité du texte ? Et si ces deux définitions s’enchâssent, pourquoi Mina se réjouit-elle d’en voir Angéline privée ? Quelle valeur accorde-t-elle, elle, la mondaine, au « Monde » ?

Grâce au travail désormais essentiel d’Antoine Lilti sur les salons français, on peut évoquer la sociabilité mondaine en plusieurs axes définitoires[5] : elle intervient dans un espace domestique et se concentre sur l’hospitalité et la convivialité ; elle est également rythmée par le respect des règles de la civilité et de la politesse, et favorise la mixité des genres (au sens de gender). Lilti énonce encore trois aspects qui fondent l’unité et la spécificité de la mondanité : « [L]a culture du divertissement, la théâtralité des comportements [et] le vocabulaire de la “société”[6]. » En somme, la mondanité reposerait sur l’absence d’objectif explicite autre que la sociabilité elle-même. Au coeur du « Monde » se trouverait l’acte social par excellence, celui de la parole, qui agirait comme divertissement et comme spectacle.

On peut prendre appui sur cette définition générale afin de saisir le sens et les formes de la mondanité dans le contexte canadien-français du xixe siècle. L’histoire des salons et de leurs actrices au Québec[7] a bien montré que la mondanité ne constituait pas uniquement un phénomène nécessaire à la formation d’un espace public et d’une institution littéraire : elle s’inscrit aussi dans un réseau de médiations qui tend à publiciser la parole des femmes et la communauté imaginée de la mondanité[8] que cette dernière contribue à forger. En revanche, force est de constater l’absence d’une critique qui prendrait acte de cette histoire et qui tâcherait d’en étudier les manifestations dans la littérature publiée au xixe siècle, à l’instar des recherches de Guillaume Pinson sur les « fictions du monde » en France[9]. On peut dans un premier temps postuler que ce manque tiendrait à la rareté des textes d’imagination mettant en scène les pratiques et les discours mondains durant la période. Dans un contexte où l’effort patriotique et l’attachement à la terre balisent la création littéraire, elle-même mise au service de la communauté, la mondanité resterait par trop futile et, finalement, assez peu institutionnalisée pour être transposée dans un univers fictionnel. Une proposition plus audacieuse consisterait néanmoins à renverser ce postulat et à se demander si la prose romanesque du tournant du xxe siècle, au moins jusqu’à la Première Guerre mondiale, ne contiendrait pas des allusions à la mondanité et à ses formes spécifiquement canadiennes-françaises. En ce sens, Angéline de Montbrun semble un excellent point de départ à cette étude inédite des signes de la mondanité dans la fiction, puisque le roman mobilise un certain nombre de caractéristiques de la sociabilité mondaine. Qui plus est, c’est par la recrudescence de ces caractéristiques que les personnages du roman de Laure Conan, et Mina en fin de parcours, prennent position contre le « Monde ». C’est cette hypothèse, très rapidement évoquée par Pierre-Louis Vaillancourt — qui préfère parler d’« aristocratie[10] » —, qui me servira ici de fil conducteur. Dans une perspective sociocritique, je chercherai à mettre en lumière l’infusion des sociabilités mondaines dans la poétique romanesque de Laure Conan et dans les relations entre les personnages. La recomposition de la mondanité imaginaire[11] telle qu’elle se présente dans Angéline de Montbrun invitera à saisir, avec toutes les précautions qui s’imposent[12], des lieux, des pratiques discursives et des représentations du « Monde » qui rejaillissent sur l’ensemble de la texture du roman.

MISES EN ESPACE ET CLÔTURE DE LA MONDANITÉ : LA LETTRE, LE SALON ET L’ALBUM

Dans le but d’éclairer les réseaux féminins et leur impact sur la constitution d’une sphère lettrée canadienne-française au xixe siècle, Julie Roy s’est attachée à identifier trois espaces de sociabilités mondaines par lesquels se façonne une véritable vie culturelle : la lettre, le salon et l’album[13]. Interreliés par des pratiques d’écriture à cheval entre sphère privée et sphère publique, ces trois espaces mettent de l’avant une voix individuelle et collective que font entendre des femmes guidées par le souci « de maintenir les liens sociaux et d’assumer leurs talents pour la conversation[14] ». Traversant l’écran de la fiction, la lettre, le salon et l’album jalonnent la première partie d’Angéline de Montbrun, depuis les échanges entre Maurice et Mina jusqu’à l’arrivée de cette dernière chez les Montbrun, et drainent des attitudes et des langages qui ont pour effet de décloisonner, pour un temps, l’univers campagnard et idyllique de Valriant, de le rapprocher de la ville et des sociabilités urbaines, mais aussi de mieux le refermer sur lui-même. Ce sont ces espaces qui m’intéressent ici.

Historiquement, les trente et une lettres qui forment la première partie du roman de Laure Conan ont souffert d’un manque d’enthousiasme de la critique, qui n’y voyait qu’un échange épistolaire sans récit, sans intrigue et évacuant la complexité des points de vue[15]. Il est toutefois possible, comme l’explique Estelle Dansereau, d’en décomposer les strates de signification en portant une attention particulière aux interactions verbales que simule le roman par lettres : « Lorsque leur discours ne renvoie pas directement aux événements de l’intrigue, il met souvent en valeur l’aspect relationnel de l’interaction et ainsi sert à étoffer leurs comportements, leurs valeurs personnelles, leur idéologie et leur évolution au cours de l’oeuvre[16]. » Sur cet ensemble, dix-sept lettres sont écrites par Mina, qui « raconte toujours abondamment, […] développe l’événement, […] en suppute les chances, quand elle ne l’annonce pas elle-même[17] ». Dans ses cinq lettres précédant son séjour à Valriant, elle conseille et rabroue son frère, qui tente de séduire Angéline, tout en livrant quelques détails sur sa vie à Québec. Maurice, de son côté, rédige ses quatre lettres à sa soeur selon une double posture d’amoureux et de chroniqueur de Valriant. Il est d’ailleurs l’initiateur de l’échange épistolaire de la première partie, ce qui coïncide avec le début in media res du roman et son arrivée chez les Montbrun. De sorte que la correspondance joue le même rôle que Maurice dans le cadre de l’incipit : issue de la sphère urbaine où évoluent les Darville, elle crée l’illusion d’une irruption au sein d’un quotidien régi par la vie de Charles et de sa fille Angéline, dans la quiétude de la campagne gaspésienne, et où l’épistolaire n’aurait initialement pas sa place. Cela étant, l’histoire d’amour qui constitue la trame principale s’élabore sur fond de visites notables, de repas et de rencontres qui déplacent le curseur narratif vers d’autres microévénements, parfois en dehors du domaine des Montbrun. Par l’entremise des hypotyposes, la correspondance prolonge ces événements et les interprète dans un récit rétrospectif. Lieu d’échange entre deux personnages issus de la même famille, elle matérialise un dialogue dont émane un réseau plus englobant que la dyade locuteur-interlocuteur. Les lettres circulent et échappent parfois à la relation intime entre destinateur et destinataire, ainsi que le laisse supposer Mina quand elle écrit à Angéline : « J’ai commis l’imprudence de laisser lire votre lettre à Maurice, et il y a perdu le peu de raison qui lui restait. » (AM, 170)

Par leur juxtaposition, les lettres jouent sur des effets de coprésence où la petite société de Valriant se donne à lire comme une communauté intime et publique de petits-bourgeois, de mondaines et de propriétaires terriens qui, tous, renégocient leur place dans la société et mettent de l’avant la force et la durabilité de leurs liens. C’est à travers ce système épistolaire qu’on accède au deuxième espace de sociabilité qui exacerbe les relations intersubjectives entre les correspondants et d’autres acteurs de la vie mondaine : le salon. La première lettre (Maurice à Mina) est à ce sujet significative, puisque Valriant y apparaît initialement par le truchement du « petit salon très simple et très joli » dans lequel pénètre Maurice (AM, 141). Les qualificatifs entourant le lieu témoignent de la rusticité du domaine de Valriant, laquelle contraste avec les sensibilités urbaines des Darville, mais ne semble pas leur déplaire. À cela s’ajoute la rencontre avec Mme Lebrun, « qui [regardait Maurice] avec l’air indulgent qu’elle prend toujours lorsqu’on lui dit des sottises » (AM, 141). Au-delà de l’attente qui caractérise cet incipit, et qui sert à anticiper l’arrivée de l’héroïne éponyme, cette séquence miniaturise la « maison charmante » (AM, 153) de Valriant autour de son lieu de vie de prédilection, le salon, et de ses codes sociaux aussi simples qu’exigeants[18]. De même, si le jardin peut figurer un « analogon de la cour[19] », l’étang où les Montbrun et leurs invités se rendent souvent permet de prolonger les discussions et interactions mondaines (AM, 175). Tant au bord de l’eau que dans l’espace du salon à proprement parler, on retrouve des personnages récurrents qui, à en croire les lettres, sont connus de chacun et chacune des actants du système épistolaire : Mme W… et son mari, le docteur L…, Mme Lebrun et sa nièce, Mme H… Ces passants et invités de Charles de Montbrun s’effaceront dans le journal d’Angéline, signe que le salon s’évanouit avec la mort du maître des lieux, mais aussi avec le départ de Mina pour la vie religieuse et l’apparent retrait d’Angéline du monde temporel.

Espace de sociabilité féminine marqué du sceau de l’entreprise mémorielle[20], l’album apparaît une seule fois dans Angéline de Montbrun, soit dans l’échange entre Maurice et Mina :

À propos, tu sauras que mon révérend admirateur a daigné écrire dans mon album. Ça finit ainsi :
Calm and holy
Thou sittest by the fireside of the heart,
Feeding its flames[21].

AM, 160-161

Renvoyant aux pratiques citationnelles caractéristiques de l’album au xixe siècle et qui inscrivent la littérature légitime au sein d’un support relativement réservé à l’intimité, cet extrait évoque aussi et surtout le flirt et le badinage, pratiques sociales intimes émanant elles-mêmes d’une matrice plus large qu’est la mondanité. Dans ce sens, le phénomène intertextuel est utilisé à des fins de distinction sociale, tant pour le « révérend admirateur » qui connaît l’oeuvre de Longfellow que pour Mina, capable de le lire et de l’interpréter comme tel.

Réunis par Mina Darville, les trois espaces de sociabilité de type mondain que sont la lettre, le salon et l’album sont investis autant comme des lieux de rencontre que comme le creuset d’une société restreinte qui déborde a priori du cadre spatial de Valriant. Reposant sur une apparente ouverture aux visiteurs, cette société est en fait conditionnée par sa relative centralité au sein d’un monde fermé sur lui-même. En ce sens, Angéline de Montbrun reprend une des constantes du roman mondain, soit le repli sur les espaces clos d’une atmosphère rare[22], et qui fournit à la trame psychologique tout son potentiel. L’évolution de la première partie en ce qui concerne les espaces est, à ce titre, significative. Du salon, on passe à la chambre de Mina (AM, 173), lieu de la solitude qui annonce la cellule du couvent, puis à l’église et à la grève (AM, 202-203) qu’Angéline arpentera dans la dernière section du roman. Support du bruissement des dialogues et des traits d’esprit, la lettre, quant à elle, devient plus monologique, préparant le terrain à la marginalité des deux héroïnes et à l’écriture des « feuilles détachées ». Pour Mina, l’autarcie du « Monde » se transforme crescendo en autarcie du cloître.

PRINCIPES ET PLAISIRS DE LA CONVERSATION

L’analyse des espaces de la sociabilité dans Angéline de Montbrun, notamment de la lettre et du salon, fait émerger une notion qui a la commodité de dégager le caractère proprement littéraire des pratiques sociales mondaines : la conversation. Selon Marc Fumaroli, à qui on doit une étude pionnière sur le sujet, la conversation est

un genre gigogne, englobant et engendrant une multitude de microgenres oraux […] et de genres écrits […], un genre par ailleurs amphibie, puisque se jouant sur le double registre de l’oral et de l’écrit, de l’improvisation parlée, de la lecture et de l’écriture ; un genre encyclopédique enfin, car la conversation d’ascendance platonicienne, comme la vraie littérature, porte de omni re scibili et quibusdam aliis, de la grammaire à la critique, de la politique à la métaphysique, du fait divers ou du potin à la morale[23].

Cette conception mérite d’être croisée avec les trois dimensions de la conversation repérées par Lilti (le divertissement, la théâtralité, et la louange[24]) en vue d’éclairer les marques de la mondanité discursive présentes dans les lettres de Mina. En effet, le mélange des tons et le plaisir que recherche la conversation mondaine se distillent à travers une parole du divertissement qui manie tout aussi bien la plaisanterie et la raillerie que l’ironie et le mot d’esprit. Dans cette perspective, les lettres de Mina, guidées par le souci de s’informer auprès de ses correspondants (Maurice, Angéline), puis par un grandissant besoin de confesser ses craintes et ses espoirs (les lettres à Emma), sont mues par un régime communicationnel dont l’objectif est d’amuser le ou la destinataire et de conforter le rapport entre soi et l’autre. On a beaucoup commenté, par exemple, le rôle de mère par procuration qu’occupe Mina vis-à-vis de Maurice[25] en dissuadant ou en encourageant ce dernier. Vue sous l’angle des codes de la conversation mondaine, cette posture épistolaire s’inscrit davantage au sein d’une stratégie de socialisation plus large où la répartie est mise au service de celle qui la prononce, de celui qui la reçoit et, surtout, du lien qui unit les deux protagonistes de l’échange[26] :

En y réfléchissant, je me suis convaincue que, malgré tes nerfs de vieille duchesse, tu as un caractère aimable. J’espère que le pèlerinage à l’étang s’est accompli heureusement.
Je t’attends ; puisque tu es heureux, arrive en chantant.
Il me tarde de t’embrasser.

AM, 161

Rappelons que les Darville, en tant que groupe autonome, tentent de faire corps avec l’autre groupe que forment les Montbrun. Dans ce sens, alliant la plaisanterie à l’amabilité d’un sentiment, la parole de Mina respecte les règles de la civilité et assure une cohésion et une continuité au « couple » qu’elle forme avec son frère, sans nul souci de froisser les susceptibilités. La conversation remplit ainsi son rôle de faire-valoir. De même, le ton assurément plaisantin qui distingue Mina des autres correspondants (et surtout, de son frère Maurice) est compensé par la tenue d’un discours épidictique dans lequel la mondaine loue ses interlocuteurs. Jouant sur la dévalorisation de soi et le maniement de l’hyperbole, la réponse qu’adresse la jeune femme à Angéline (celle-ci espérant ardemment « démondaniser » son amie) en constitue un bon exemple : « Si Mlle de Montbrun est indifférente à la parure, c’est qu’en étudiant sa ressemblance, elle s’est aperçue qu’elle pouvait parfaitement s’en passer. Moi, je ne puis pas me donner ce luxe. » (AM, 172)

Ordre discursif où les bons mots rencontrent et servent le social, la conversation obéit également aux règles traditionnelles entourant le récit, précisément en multipliant les anecdotes dans le but de « justifier un paradoxe[27] ». Dans la première partie d’Angéline de Montbrun, ces anecdotes forment dans bien des cas des effets d’annonce sur la trajectoire de chaque personnage. Elles offrent, sur un mode théâtral, un exemple à suivre. C’est ainsi que Mina débute sa neuvième lettre à Emma : « Ma chère Emma, je m’en vais vous conter une petite chose qui m’a laissé un aimable souvenir. » (AM, 188) Cette « petite chose », c’est la visite de Mina et d’Angéline à un couple tout juste marié. Arrivées à leur « pauvre maison » (AM, 189), les deux amies examinent l’environnement, dont la description semble annoncer un âge d’or digne des Anciens, fait d’abondance et d’harmonie : « [L]es moissons qui mûrissent, les arbres fruitiers encore petits, le jardinet qui fleurira. Tout près de la porte, deux vieux peupliers ombragent une source charmante. » (AM, 189) Inspirées par le romantisme de cette vision, les deux amies installent un repas confectionné à l’attention du jeune ménage, puis retournent à Valriant :

Nous sommes revenues en philosophant. Angéline voulait savoir pourquoi dans le monde on attache du mépris à une vie pauvre, simple et frugale. Si vous l’entendiez parler des anciens Romains !
Quant à moi, j’aime ces grands noms sur les lèvres roses ; je vois toujours avec respect la pauvre maison d’un colon et pourtant… Aurais-je donc moi, de cette vieille dévotion que vous appelez le culte du veau d’or ? Je ne le crois pas, mais certains côtés du faste m’éblouissent toujours un peu.
Pour se soustraire tout à fait à l’esprit du monde, il faut une âme très forte et très noble. Or, les âmes fortes sont rares, et les âmes nobles aussi.

AM, 189-190

En soi, l’anecdote devient apologue. Au sein d’une lecture globale de l’oeuvre, elle prépare dans ses soubassements métaphoriques la « conversion » de Mina. Dans le cadre de la lettre, toutefois, elle sert de prétexte à « une “conférence” et [à] une “expérience” complètes d’humanité[28] » propres aux échanges salonniers. Relevons en outre le déploiement d’un cliché véhiculé durant l’Ancien Régime, et qui se prolonge dans les balbutiements du romantisme européen, puis canadien-français : le motif de la vie simple et du naturel. Opposé à « l’esprit du monde » comme l’écrit Mina, ce naturel est toutefois mis en scène, à l’instar de la conversation qui, sous couvert de la sincérité et du spontané, élabore un discours ordonné, plaisant et spirituel.

Située au carrefour de la théâtralisation de la parole et de la distinction sociale, la conversation demeure un exercice où tout un chacun démontre son érudition. La référence aux « anciens Romains » abonde dans ce sens, de la même manière que la multitude des phénomènes intertextuels qui ponctuent le roman, et sur lesquels un pan entier des études conaniennes s’est déjà penché[29], souligne en creux cette tendance à l’ostentation chez les personnages. Vue à travers le prisme de la mondanité, l’intertextualité dans Angéline de Montbrun joue un grand rôle. Dans la diégèse, elle favorise la mise en commun d’un socle de lectures où fourmillent, entre autres, le souvenir de Marie de l’Incarnation, le Journal d’Eugénie de Guérin, les principes religieux de L’imitation de Jésus-Christ et le romantisme de Lamartine. C’est sur ce socle, soutenu majoritairement par la comparaison (« comme disait »), que se construit « un espace analogique où transparaît un intense désir de fusion avec les écrivains et leurs créatures imaginaires, avec les rois et leurs courtisans » et « où lecteurs, écrivains et aristocrates se retrouvent entre eux[30] ». Pour cette raison, Pierre-Louis Vaillancourt avance très justement que ce « parfum d’aristocratie [qui] se distille dans les bienséances, les valeurs, les activités, les références, la vision du monde qui modulent la première partie[31] » rend compte d’une nostalgie des occupants de Valriant pour l’Ancien Régime[32]. La conversation métabolise cette nostalgie, et va ainsi prolonger l’ombre de Madame de Sévigné, figure mondaine tutélaire justement convoquée par Mina dans une lettre à Emma (AM, 191). Ajoutée à une autre figure qui percole dans le récit, la princesse de Clèves[33], et aux références littéraires des xviie et xviiie siècles français[34], Madame de Sévigné sert une mise en abyme qui outrepasse le simple clin d’oeil, puisqu’elle confère un cadre discursif dans lequel va puiser Mina pour s’ériger en « modèle des correspondantes » (AM, 200)[35]. En bref, l’intertextualité ne sert pas seulement à valoriser la culture littéraire des personnages et, en arrière-fond, de l’écrivaine Laure Conan ; faisant volontairement dévier la forme du récit vers ces « bords de la Seine » qui agaçaient tant l’abbé Casgrain[36], elle branche aussi le roman sur l’institution littéraire française que représente la conversation.

LA MONDANITÉ CONTRE ELLE-MÊME ?

Propulsée par des espaces spécifiques et par un régime discursif faisant de la sociabilité un art de vivre en tant que tel, la mondanité envahit l’espace de la fiction dès la première ligne du roman. Paradoxalement, son effacement va servir de levier à l’échange épistolaire d’Angéline de Montbrun. En effet, Angéline, Charles et le domaine de Valriant dictent aux Darville un cadre, une vision du monde, une socialité qui altère peu à peu les conversations salonnières. De la même manière que les lettres agissent en miroir des « feuilles détachées », la première partie se divise en deux temps forts qui se répondent et s’opposent à la fois. D’abord, de l’arrivée de Maurice à l’approbation du mariage par Charles, on assiste à l’intrusion de la mondanité à Valriant, avec son lot de légèreté, de badinage et de plaisanteries épistolaires ; sont prolongés les échos et les sorties publiques de la ville. Puis, les lettres de Mina à Emma, conclues par quatre lettres échangées par le trio Maurice-Mina-Angéline, présentent un déchirement du personnage de la mondaine qui annonce la destruction du « Monde ». De ce mouvement en deux temps émanent des représentations de la mondanité parfois diamétralement opposées entre elles. En particulier, l’intérêt que porte Mina à ses succès auprès des hommes et à sa toilette cristallise un bouleversement du rapport entretenu entre le personnage et ce « Monde ». Mises côte à côte, la première et la dernière lettres de la soeur de Maurice permettent de prendre la mesure d’un éclatement des principes et des valeurs de la mondanité, lequel trouve sa caisse de résonance dans la chambre de Valriant où le personnage consigne ses dilemmes. Alors que la première lettre est traversée par une multitude de noms et de paroles rapportées (« beaucoup me rendent justice », « les mauvaises langues », « Malvina B… et d’autres prophétesses de ma connaissance », « le docteur L… » [AM, 145-147]) et que Mina s’amuse d’être courtisée, la dernière lettre, qui conclut la section épistolaire, est surtout marquée par la « fatigu[e] de la vie mondaine » (AM, 200). Également, si Mina se plaisait à recevoir les éloges de plusieurs interlocuteurs masculins épris de littérature comme elle (AM, 160-161), dorénavant, elle n’éprouve que de l’ennui pour les essais poétiques de ses admirateurs (AM, 200). En outre, l’attention qu’accorde le personnage à ses fourrures et à ses robes de bal (AM, 172, 174) s’émousse au fil des lettres adressées à Emma, au même titre que son horizon d’attente se rétrécit, délaissant la maison de Québec au profit d’une chambre et d’une fenêtre qui, à nouveau, annoncent la grille du cloître.

Souhaitée par Angéline (AM, 168), la « démondanisation » de Mina est orchestrée successivement par Charles de Montbrun et Emma[37] qui, tous deux, reprochent à la jeune femme d’être une « dangereuse coquette » (AM, 172, 193). Ce à quoi s’ajoute l’apparition, dans un rêve, de Madeleine de Repentigny, « brillante » et « belle » mondaine (AM, 184-185) du tournant du xviiie siècle qui serait entrée au couvent après le décès de son fiancé. On a fait peu de cas de cette intervention mystique qui augure le choix de Mina. Pourtant, l’apparition de Madeleine de Repentigny déplace le cadre référentiel vers ce qu’il convient de nommer une figure héroïque de la Nouvelle-France ; elle éclipse Madame de Sévigné au profit d’un mythe canadien-français avec lequel la mondaine entre en dialogue. Dans les « feuilles détachées », c’est François-Xavier Garneau, élevé au rang de monument national, qui tiendra un rôle similaire pour Angéline. À ce sujet, on comprend que le roman fonctionne sur une série de modèles qui pétrissent en profondeur les aspirations de ses héroïnes. Alors qu’Angéline se confond avec le patriotisme de Garneau, appelant de ses voeux « l’exaltation du dévouement, la folie du sacrifice, qui font les héros et les saints » (AM, 272), Mina, elle, résiste dans un premier temps à cet appel au nom des « saines jouissances de la vie » (AM, 185). Quelque chose a toutefois changé qui accélère la transformation de Mina, non pas en religieuse, mais en jeune fille de la campagne. Deux lettres après avoir confié son rêve à Emma, le personnage troque ses fourrures pour un costume de « glaneus[e] de la Bible », de « bell[e] travailleus[e] de l’antiquité » (AM, 187). Ainsi les deux postures de la mondaine et de la campagnarde mentionnées précédemment fusionnent-elles, au détriment de l’urbanité et de la sophistication d’une femme de salon.

La dissolution de la mondanité répond à des impératifs qu’on a déjà largement commentés, comme la réintégration de Mina dans le rang des possibles féminins imposés dans la société et dans la fiction ; et, conséquemment, la répression d’une femme libre, responsable d’un plaisir discursif et sensoriel qui ébranle la « maison du père[38] ». Sans nécessairement s’opposer à ces interprétations, on peut tout aussi bien avancer que la « démondanisation » de Mina répond à un double questionnement sur l’identité féminine et le motif du vrai et de la vie dans la littérature. Après qu’Emma a scrupuleusement enjoint à son amie d’embrasser l’aride et le terne de la vie (AM, 193), et qu’en toile de fond, la nature est en proie au dépouillement, Mina écrit ainsi à Maurice : « D’ailleurs, je suis fatiguée de la vie mondaine, c’est-à-dire de la vie réduite en poussière. » (AM, 200 ; je souligne.) Le conflit intérieur de Mina se trouve synthétisé par une formule qui nie la mondanité comme tentative d’accès au réel. Plus globalement, Mina Darville confesse ici sa peur grandissante de manquer sa vie, ce qui ramène Angéline de Montbrun dans le giron du roman mondain tel qu’il se pratique en cette fin de xixe siècle en France[39]. À cette possible réappropriation de la trame mondaine s’ajoute une autre filiation dans laquelle Mina joue le rôle de « mère » pour les sujets lyriques et romanesques qui viendront après elle et qui, tout en misant sur la théâtralité et le divertissement du « Monde », en traduiront les impasses identitaires et narratives[40]. Ce sera le cas, dans les années 1930, de Jovette-Alice Bernier avec La chair décevante[41], ou encore de Simone Routier avec Les tentations[42], des oeuvres dans lesquelles mondanité rime avec dépossession, et dont le point de fuite sera l’attrait pour la vie, le vrai, le réel. Depuis Angéline de Montbrun jusqu’aux écrivaines des années 1930, la naissance d’une parole féminine autonome au Québec, comme l’analysait très justement Lucie Robert[43], trouve un ancrage fort dans le rapport social et littéraire des femmes au « Monde », lui-même extension microscopique du « vrai monde » dans lequel le sujet s’efforce de négocier sa place.

Angéline de Montbrun est ainsi empreint de mondanité, tant dans les représentations des rapports entre les personnages que dans une forme narrative qui, par le truchement du roman épistolaire, fait la part belle aux « jeux mondains des “questions d’amour”[44] » et de la conversation. Le déploiement d’un tel modèle esthétique et social, pourtant en perte de vitesse dans la littérature et dans l’espace public d’alors, résonne tantôt comme un anachronisme, tantôt comme une potentialité romanesque dans le processus d’invention de la littérature québécoise, tantôt encore comme la reconduction d’une posture mondaine réelle, celle de l’auteure elle-même, et que les travaux de Marie-Pier Savoie ont permis de reconnaître plus adéquatement[45]. Cela dit, force est de constater la force centripète d’Angéline de Montbrun, roman qui, lu sous l’angle de la mondanité, draine et entrelace le souvenir des salonnières et de leurs pratiques langagières, celui de Madame de Sévigné et de Madeleine de Repentigny, et les vices et vertus d’une vie féminine menée à la croisée des voies conventionnelles et marginales. Certes, Mina faillit à la tâche et s’évapore dans la communauté des Ursulines de Québec au milieu du roman. La contemporanéité du personnage se situe ailleurs, en amont du cloître, dans un lieu de plaisir qui, aux yeux du lecteur ou de la lectrice du xxie siècle, évoque les références anciennes et toujours réactualisées de la conversation et du délice des rencontres, dans la chaleur d’un « petit salon très simple et très joli ».