Corps de l’article

Introduction

L’observation fait, depuis de nombreuses années, l’objet de recherches, particulièrement en ce qui concerne la formation des enseignants. Postic et De Ketele disaient déjà en 1988 que « L’observation n’est pas qu’une aide technique destinée à faire acquérir une pratique, elle permet une démarche d’appropriation personnelle de la fonction d’enseignant. » (p.243). Ces dernières années, de nombreuses recherches ont émergé à ce sujet et spécialement en ce qui concerne l’usage de la vidéo. En effet, les progrès numériques et technologiques, l’utilité de faire observer des situations concrètes ainsi que certaines réformes insistant sur la nécessité de rapprocher la pratique de la théorie (Flandin, 2015) ont favorisé l’utilisation de la vidéo, notamment dans la formation des futurs enseignants. Les recherches portant sur l’impact de ces pratiques ont fait l’objet de revues de la littérature récentes (Flandin & Gaudin, 2014 ; Gaudin, 2015 ; Gaudin & Chaliès, 2015). Cependant, que l’observation soit faite par l’intermédiaire de la vidéo ou « en direct », la diversité des évènements présents dans les situations d’enseignement rend complexe, pour des novices, une observation fine pour identifier les caractéristiques pertinentes et leur interprétation. À quoi sont attentifs certains futurs enseignants du secondaire lorsqu’ils observent ces situations ? Quels sont les éléments de la situation qui ne sont pas vus ? Comment les étudiants interprètent-ils les caractéristiques relevées lors de cette observation ? Certaines conditions d’observation sont-elles plus propices au repérage et à l’interprétation des caractéristiques relevées ? Autant de questions auxquelles l’étude présentée dans cet article apportera de premiers éléments de réponse. Cette étude vise en effet à mieux cerner les processus sous-jacents à l’observation professionnelle de situations d’enseignement.

Contexte et problématique

Dans la plupart des programmes de formation initiale des enseignants, du fondamental et du secondaire, proposés par les Hautes écoles belges francophones, l’observation de situations d’enseignement est mobilisée à des fins de formation[1] et de développement de compétences de futurs enseignants. Dans les Hautes Écoles, la formation à l’observation directe ou différée via supports vidéos peut être organisée dans des « ateliers de formation professionnelle ». Le contenu de ces ateliers en rapport avec le sujet dont fait l’objet cet article est décrit dans la circulaire concernant la formation des instituteurs et des régents (2001, p.6) : « Chaque étudiant doit recevoir les outils (indicateurs et grille d’analyse) lui permettant non seulement de s’observer dans l’action, mais également d’être un observateur éclairé et critique du travail d’autrui. Cette dimension a une portée majeure pour l’avenir, car elle initie le jeune enseignant à accepter le regard d’un collègue sur sa pratique professionnelle. » Ainsi, le développement de l’observation peut être organisé selon un cadre formel à travers des moments d’observation dans les classes. C’est notamment le cas pour la formation des enseignants du secondaire inférieur, lorsque les étudiants sont amenés, dès leur première année de formation, à aller observer des classes sous la tutelle d’enseignants maîtres de stage ayant pour fonction de les accompagner dans les premiers pas de la profession. De plus, certains moments d’observation peuvent également être vécus de manière plus informelle par les étudiants lorsque l’occasion leur en est offerte à travers, par exemple, le fait d’aller librement dans des classes d’enseignants qu’ils connaissent ou encore de venir observer des pratiques enseignantes suite à des propositions de leur maître de stage, sans qu’il n’existe de consigne particulière venant de l’institut de formation. En outre, les progrès numériques ont accentué, ces dernières années, la recrudescence de dispositifs se développant sur les lieux de formation et basés sur l’analyse de situations d’enseignement sur vidéo, que ces situations impliquent l’étudiant lui-même, des pairs ou encore des enseignants expérimentés.

L’ensemble de ces dispositifs, organisés aussi bien sur le lieu de stage que sur le lieu de formation, sont mis en oeuvre sur la base du principe que la capacité à observer des situations professionnelles contribue, chez les futurs enseignants, à forger leurs compétences à agir en situations. Or, adopter cette « vision professionnelle » (Goodwin, 1994) ne va pas de soi : être attentif à tous les éléments pertinents d’une situation nécessite un apprentissage qui repose notamment sur le développement de la capacité d’attention sélective et de raisonnement (Sherin & Van Es, 2002 ; Flandin & Gaudin, 2014) sur lesquels nous reviendrons dans le point suivant. Au-delà du développement de l’observation, la plupart des dispositifs de formation que nous avons évoqués ont également pour intentions de développer certains gestes professionnels pertinents à adopter (Brudermann & Pélissier, 2008 ; Bucheton, 2009) ainsi que le raisonnement sur les actions à travers l’usage de processus réflexifs mobilisant ou non certains cadres théoriques (Kolb, 1984 ; Derobertmasure, 2012). Dès lors, la question de l’efficacité de ces dispositifs, selon les caractéristiques méthodologiques qu’ils comportent, en tant que facteur impactant ou non le développement professionnel des futurs enseignants nous semble pertinente en termes de recherche. Toutefois, en amont de cette question, il convient de s’attarder sur la manière dont de futurs enseignants observent et interprètent des situations d’enseignement à travers certains dispositifs existants dont les conditions d’observation sont variables.

Cadre théorique et questions de recherche

Le cadre théorique de Van Es et Sherin (2002), portant sur la capacité d’identifier des caractéristiques pertinentes lors de l’observation de situations d’enseignement, constitue le cadre de référence principal de notre travail. Ce cadre s’inscrit dans une visée développementale de la mobilisation de l’observation en formation, particulièrement de l’usage de la vidéo (Chaliès, Gaudin & Tribet, 2015). Ancré dans un paradigme cognitiviste (Flandin, 2015), il est fondé sur les principes de la « vision professionnelle » décrits par Goodwin (1994) et qu’il définit comme étant la manière de voir et comprendre des événements répondant à l’intérêt d’un groupe social particulier. Van Es et Sherin ont adapté ce concept de vision professionnelle au champ de l’enseignement en proposant un cadre théorique fondé sur deux habiletés fondamentales de l’observation, l’attention sélective et le raisonnement, comme l’illustrent Sherin & Van Es (2009, p. 156) : « Ability to notice and interpret what happens in one’s classroom ». L’attention sélective est définie par différents auteurs comme étant la capacité à identifier ou à « pointer » des éléments signifiants et jugés pertinents lors de l’observation d’une situation d’enseignement. Cette capacité peut elle-même varier en fonction de différentes caractéristiques. Elle dépend des connaissances disciplinaires et pédagogiques de l’individu qui observe et, par conséquent, de la discipline d’enseignement observée (Blomberg, Stürmer & Seidel, 2011). L’attention sélective professionnelle peut également varier selon le type de tâche effectuée par les élèves durant la séance faisant l’objet de l’observation et des connaissances de l’observateur concernant ce type de tâche (Llinares, 2013). De plus, les croyances développées notamment sur la base d’expériences antérieures peuvent également déterminer l’attention sélective et amener les individus à se focaliser sur certaines caractéristiques de la situation de classe plutôt que d’autres. (Llinares & Valls, 2010). Enfin, les préoccupations des étudiants au moment de leur formation peuvent également impacter cette capacité (Yost, Sentner & Forlenza-Bailey, 2000 cités par Gaudin, 2015). Concernant l’usage de la vidéo, certaines recherches ont également étudié l’impact de « vidéoclubs » sur le développement de l’attention sélective (Sherin, 2002 ; Sherin & Han, 2004 ; Sherin & van Es, 2008 ; van Es & Sherin, 2009 ; Minarikova, Píšová, Janik, & Ulicna, 2015). À travers l’étude de l’impact de ces vidéoclubs, les auteurs ont utilisé différentes catégorisations permettant d’évaluer l’évolution de l’attention sélective, parmi ces recherches, nous avons choisi de reprendre les catégories d’attention sélective de Minarikova & al (2015) sur lesquelles nous reviendrons dans la section 3 de cet article. À la lumière de ces éléments théoriques, la première question soulevée est de mieux cerner le type d’observation professionnelle qu’adoptent les étudiants interrogés en identifiant précisément sur quoi se focalise leur attention sélective.

Suite à cette première question et au-delà de la capacité d’identifier des éléments pertinents correspondant à l’attention sélective susmentionnée, une seconde composante de la vision professionnelle dans l’enseignement est le raisonnement. Plusieurs auteurs déterminent différentes habiletés liées au raisonnement suite à l’observation de situations d’enseignement par l’intermédiaire de la vidéo (van Es & Sherin, 2008 ; Seidel, Stürmer, Blomberg, Kobarg & Schwindt, 2011 ; Seidel & Stürmer, 2014 ; Gaudin, 2015). La première capacité est celle de décrire précisément les éléments qui ont été repérés, dans l’idée de « documenter » l’observation ou encore, selon une métaphore juridique « d’instruire le dossier ». La seconde habileté est d’expliquer en interprétant ce qui a été décrit (et de justifier ces interprétations) en reliant certaines caractéristiques de la situation de classe observée à des connaissances générales concernant les processus d’enseignement et d’apprentissage, ou en reliant ces caractéristiques à des éléments contextuels. La troisième capacité liée au raisonnement correspond au fait de pouvoir envisager des prédictions fondées sur les interprétations effectuées et sur les liens établis entre la situation et des éléments théoriques ou contextuels. Ces prédictions, faisant suite à une forme d’analyse, consistent à estimer ce qui pourrait arriver en tant que résultats de ce qui a été observé. Il s’agit donc de suppositions, éclairées par les explications et l’analyse, susceptibles d’informer des décisions pédagogiques et pouvant aboutir à des perspectives d’actions futures. Soulignons que l’attention sélective et le raisonnement sont interdépendants, car ils sont susceptibles de s’impacter et donc, de s’enrichir mutuellement.

En plus de mieux cerner l’attention sélective des étudiants, les précisions théoriques au niveau du processus de raisonnement nous amènent à la deuxième question qui constituera le fil rouge de cette étude : les habiletés d’attention sélective liées aux trois processus de raisonnement varient-elles selon différentes conditions d’observation ? Autrement dit, existe-t-il certaines continuités et discontinuités concernant les processus mobilisés lorsque les étudiants sont placés dans des situations différentes d’observation ?

Caractériser l’observation professionnelle en qualifiant l’attention sélective et les différents processus de raisonnement d’étudiants en formation initiale d’enseignants du secondaire inférieur est donc l’objectif général que nous poursuivons et qui se décline en deux objectifs plus spécifiques :

  • Identifier et catégoriser ce sur quoi se focalisent réellement l’attention sélective et le raisonnement des étudiants lors de l’observation de situations d’enseignement sur vidéo (d’autrui ou d’eux-mêmes) ou d’autrui en contexte « réel » ;

  • Étudier les continuités et discontinuités de l’attention sélective et du raisonnement des étudiants de l’échantillon selon les différentes conditions d’observation dans lesquelles ceux-ci ont été placés.

Sur la base de ces éléments théoriques et afin de pouvoir rencontrer ces objectifs, une méthodologie de recueil et de traitement d’informations a été élaborée et est présentée dans le point suivant.

Méthodologie de recherche

Les données collectées pour cette étude ont été recueillies auprès de dix-sept étudiants terminant leur programme de formation initiale d’enseignants du secondaire inférieur (en mathématiques et sciences naturelles) organisée par une haute école de la Fédération Wallonie Bruxelles[2]. Ce recueil a été organisé en suivant cette cohorte d’étudiants ayant rencontré, au fil de leur formation, différentes modalités d’observation. Quatre modalités ont été retenues et sont reprises dans le Tableau 1. Lorsque les étudiants étaient en seconde année de formation (appelée Bloc 2), des données ont été recueillies lorsque ceux-ci ont observé deux vidéos différentes d’autres étudiants de troisième année en situation de stage (temps 1 et 2). Les leçons données présentes dans ces vidéos correspondent à la discipline d’enseignement des étudiants de l’échantillon (soit, respectivement mathématiques ou sciences naturelles) et duraient cinquante minutes. Durant ces temps 1 (janvier 2015) et 2 (février 2015), les étudiants ont observé ces vidéos sur le lieu de formation dans une salle informatique. En mars 2015, un recueil d’informations a été réalisé lorsque ces mêmes étudiants sont allés en stage d’observation (temps 3). Ils avaient pour consigne de choisir une période de cinquante minutes et d’observer, durant cette période, un maître de stage (un enseignant plus chevronné contrairement aux temps 1 et 2). L’observation du temps 3 ne s’est donc pas déroulée par l’intermédiaire de la vidéo, mais via une observation « directe » en situation de stage. Lorsque les étudiants étaient déjà avancés dans leur troisième année de formation (appelée bloc 3), ils ont dû réaliser des vidéos d’eux-mêmes lors d’un stage effectué en mars 2016. Ceux-ci avaient pour consignes de sélectionner une période à filmer, puis de réaliser une autoscopie (Wagner, 1988) à domicile (temps 4).

Tableau 1

Types de données recueillies et chronologie

Types de données recueillies et chronologie

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L’outil de recueil d’informations était identique pour les quatre modalités : il s’agissait de compléter un document leur demandant de sélectionner les passages jugés pertinents (en écrivant le minutage), de les juger (plutôt positifs ou négatifs), de les décrire et enfin, d’y indiquer la justification et l’argumentation liées au choix du passage (ce qui pouvait inclure des pistes d’actions évoquées spontanément). Sur la base de ces tableaux, une analyse de contenu a été envisagée de manière déductive (Martinic, 2006). Après différents essais de catégorisation de l’attention sélective (Vifquin, 2014 ; 2015), nous avons opté pour élargir les catégories en ciblant également les trois processus de raisonnement évoqués dans la section 2 (Sherin & van Es, 2008 ; Seidel & Stürmer, 2014) : la description, l’explication et les prédictions.

Ces catégories ont été croisées avec celles utilisées pour caractériser l’attention sélective par Minarikova et ses collaborateurs (2015) concernant l’objet repéré : les processus (méthodologiques), les élèves, l’enseignant, le contenu, le contexte et les buts. Afin de vérifier la fiabilité de la catégorisation, deux chercheurs[3] ont croisé leur traitement selon la méthode dite de codage multiple (Miles & Huberman, 2003) ou des deux juges. Une concordance préalable de classement des unités de sens de plus de 80 % a été suivie d’un affinement des catégories suite à la discussion entre les deux chercheurs. Cet affinement visait à rendre mutuellement exclusives les catégories (Albarello, 1999) et est illustré dans le tableau 2. Les exemples fournis dans ce tableau ne sont pas forcément reliés entre eux et signifiés par le même étudiant, mais permettent de mieux cerner les nuances entre les différentes catégories.

Tableau 2

Catégorisation de l’attention sélective et exemples de processus de raisonnement

Catégorisation de l’attention sélective et exemples de processus de raisonnement

Tableau 2 (suite)

Catégorisation de l’attention sélective et exemples de processus de raisonnement

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Résultats

La figure 3 reprend les résultats obtenus lors des quatre temps de mesure. En abscisse de chaque graphique, nous retrouvons les six catégories d’attention sélective empruntées à Minarikova et collaborateurs (2015). Le pourcentage représente la proportion d’unités de sens réparties par catégorie. Les trois couleurs utilisées permettent de distinguer les trois processus de raisonnement (description, explication/interprétation et prédiction).

Figure 1

Résultats de la catégorisation des unités de sens, en termes d’attention sélective et de raisonnement, pour les quatre temps de mesure

Résultats de la catégorisation des unités de sens, en termes d’attention sélective et de raisonnement, pour les quatre temps de mesure

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Dans la suite de cet article, nous revenons simultanément sur les deux objectifs spécifiques de recherche. En effet, nous avons choisi de scinder les continuités et discontinuités constatées selon les différentes conditions d’observation, mais, à travers ces deux points, nous tenterons de mieux cerner l’objet de l’attention sélective et du raisonnement dont nous présenterons et analyserons les résultats.

Continuités de l’attention sélective et du raisonnement quelles que soient les conditions d’observation

Plusieurs constats peuvent être établis à l’observation de l’ensemble des résultats obtenus. Tout d’abord, on peut remarquer une stabilité relative globale de la fréquence des catégories et cela, quelles que soient les conditions d’observation (deux vidéos d’autrui différentes, observation directe d’un maître de stage et observation de soi-même via vidéo). On constate ainsi que la description des processus méthodologiques occupe la plus grande place des éléments relevés par les étudiants (de 22 à 25 %). Pour cette même catégorie centrée sur la méthodologie d’enseignement, la capacité d’explication – interprétation des caractéristiques repérées est également représentée de manière significative (plus de 10 % dans les quatre modalités).

Un autre élément à relever à la lumière de ces résultats est la faible proportion d’unités de sens centrées sur la catégorie « enseignant ». Les unités de sens classées dans la catégorie « élèves » sont les deuxièmes les plus importantes en proportion, mais elles sont davantage orientées sur l’interprétation (8 à 10 %) que sur la description (5 à 8 %). À propos du raisonnement, nous pouvons constater une relative stabilité du processus « explications » dont les unités de sens se concentrent essentiellement sur les processus d’enseignement, les élèves et, dans une moindre mesure, sur l’enseignant. En outre, nous observons une faible proportion d’unités de sens au sein de la catégorie « prédictions ». En effet, cette catégorie semble peu représentée dans l’ensemble (sauf un peu plus dans la catégorie « processus », mais sans dépasser les 10 %). En plus du faible pourcentage de cette catégorie, nous reviendrons sur des interprétations plus qualitatives dans la discussion. Enfin, une dernière caractéristique à relever sur base de ces résultats concerne la catégorie « contenu ». En effet, cette catégorie dépasse à peine les 5 % (dans le meilleur cas) pour ce qui est de la description et est quasi inexistante pour les processus d’explication et de prédiction.

Discontinuités de l’attention sélective et du raisonnement selon les conditions d’observation

Même si dans le point précédent, nous avons principalement constaté de nombreux éléments concernant la constance des résultats d’une modalité d’observation à l’autre, autant pour les catégories d’attention sélective que pour les processus de raisonnement mobilisés, certaines discontinuités nous paraissent pertinentes à relever dans cet article. En ce qui concerne l’attention sélective liée à la catégorie « élèves », la proportion de description semble légèrement moins importante (environ 5 %) pour les deux premiers temps (vidéos d’autrui) que pour le temps 3 (observation directe d’un maître de stage) et le temps 4 (observation de soi).

De plus, nous observons que la catégorie concernant le troisième processus de raisonnement (« prédictions » apparaissant en gris) est légèrement moins importante pour la modalité « observation d’un maître de stage » que pour les autres en ce qui concerne les « processus » (moins de 5 %). Un troisième élément à souligner est le fait que la proportion d’unités de sens liées à la description de processus méthodologiques dépasse les 25 % pour l’observation de maîtres de stage contrairement aux autres modalités. Enfin, certaines variations sont apparues dans la catégorie « contexte » qui concerne, pour rappel, essentiellement le recours à des ressources matérielles.

Discussion

En lien avec les continuités présentées dans le point 4.1, nous pouvons émettre l’hypothèse que la grande proportion de cours centrés sur la didactique dans le cursus des étudiants, les stages plus nombreux en deuxième et troisième années de formation pourraient impacter cette focalisation. De plus, au-delà de la description, les étudiants interprètent donc et tentent d’expliquer les stratégies d’enseignement observées. Toutefois, même si ces explications sont présentes, les unités de sens contiennent le plus souvent des justifications basées sur des éléments contextuels ou des jugements basiques et rarement sur des connaissances liées à l’enseignement et l’apprentissage comme l’illustrent les extraits suivants :

« Temps laissé trop long pour un travail qui avait dû être fait à domicile ». (Étudiant K en sciences, temps 3). « Pour faire un rappel, je trouve cela très bien » (Étudiant F en math, temps 3). Néanmoins, certaines unités de sens témoignent d’essais explicatifs se rapprochant d’une première analyse (Kolb, 1984), comme cet étudiant faisant appel à des principes didactiques liés à la démarche scientifique telle qu’il l’interprète : « Surprenant déjà que la réalisation vienne après la schématisation qui doit normalement traduire une observation » (Étudiant N en sciences, temps 4). Ou encore : « Je lui ai permis d’utiliser sa méthode » (Étudiant A en math, temps 4) qui fait appel au principe de tolérance vis-à-vis des démarches différentes que celles pensées par l’enseignant et l’émergence des représentations (Perrenoud, 1999).

Ce constat de difficulté de mise en lien avec des éléments théoriques didactiques ou psychopédagogiques se généralise d’ailleurs à travers les autres catégories que celles portant sur les processus et sur lesquelles nous reviendrons par la suite.

En ce qui concerne la relativement faible focalisation de l’attention sélective sur l’enseignant, les résultats qui viennent d’être décrits peuvent être interrogés au niveau des « traces » de développement professionnel dont ils pourraient témoigner auprès des futurs enseignants interrogés. En effet, si l’on s’appuie sur les liens entre ces processus et certains modèles de croissance professionnelle centrés sur les principales préoccupations témoignant de niveaux de développement professionnel des enseignants (Füller cité par Beckers, 2007 ; Wheeler cité par Paquay, Wouters & Van Nieuwenhoven, 2010), l’objet de l’attention sélective et du raisonnement des futurs enseignants pourrait être déterminé par ces préoccupations. Ainsi, l’attention sélective et le raisonnement des étudiants pourraient, au fur et à mesure de leur parcours d’étude, passer d’une focalisation centrée sur l’enseignant pour s’orienter de plus en plus vers le contenu et les stratégies d’enseignement voire, in fine, se centrer sur les élèves et la compréhension de leurs apprentissages individuels. Dans le cas présent, nous observons que la description précise, l’explication et les prédictions se focalisent davantage sur les stratégies d’enseignement et les inquiétudes centrées sur les élèves plutôt que sur celles liées à l’enseignant. Ceci nous permet d’inférer un certain niveau de développement professionnel des étudiants faisant partie de l’échantillon.

À propos du raisonnement, nous avons relevé la faible proportion d’unités de sens liée à la catégorie « prédictions ». Selon Seidel et ses collaborateurs (Seidel & Stürmer, 2014 ; Schäfer & Seidel, 2015), ce processus de raisonnement traduit la capacité à établir des conclusions à propos de ce qui pourrait se produire au niveau de l’apprentissage des élèves en fondant les prédictions sur les liens établis entre la caractéristique repérée et des cadres conceptuels d’enseignement et d’apprentissage. Or, ce n’est pas tant le faible pourcentage qui est à souligner que le fait que les propos recueillis correspondent davantage à des « suggestions prescriptives », non fondées réellement sur des justifications précises en lien avec des cadres conceptuels, que de véritables prédictions au sens des auteurs déjà cités, comme l’illustrent les extraits suivants : « Commencer par expliquer le titre et les mots de vocabulaire » (Étudiant P en math, temps 2) ; « J’aurais dû demander aux autres de s’occuper » (Étudiant A en math, temps 4). Néanmoins, certaines propositions sont en lien avec des « règles du métier » développées lors de leur formation tel que le fait de songer à une conclusion de la leçon : « Il aurait pu demander aux élèves ce qu’ils avaient appris à cette heure de cours » (Étudiant J en sciences, temps 3), d’employer certaines techniques pour faire participer les élèves : « On aurait pu envisager une dictée à l’adulte » (Étudiant N en sciences, temps 3) ou encore d’envisager de la différenciation en aidant des élèves confrontés à un obstacle : « J’aurais dû prévoir une relance en plus » (Étudiant A en math, temps 4). Malgré ces derniers éléments, force est de constater que ces suggestions prescriptives ne correspondent que dans de rares cas à des anticipations de conséquences élaborées sur base de phases préalables descriptives et/ou explicatives suffisamment affinées. Si l’on établit des liens entre le raisonnement mis en oeuvre dans l’observation professionnelle et certains modèles de réflexivité, on peut en interpréter que les étudiants éprouvent des difficultés à généraliser et à transférer (Kolb, 1984) ou à exercer certains niveaux de processus réflexifs, tels que définis par Derobertmasure (2012). En effet, cet auteur définit treize processus réflexifs catégorisés selon trois niveaux progressifs : le premier niveau concerne le fait de savoir identifier et relater les événements pertinents, le second niveau concerne la mobilisation de normes ou de modèles théoriques pour analyser les éléments retenus et le troisième niveau est lié à la mise en projet lors d’expériences ultérieures. En regard de ces processus réflexifs, nous pouvons inférer que les étudiants interrogés éprouvent certaines difficultés à mobiliser les processus réflexifs de second niveau tels que le fait de légitimer sa pratique sur la base d’éléments pédagogiques ou encore de diagnostiquer. De ce fait, ils ont tendance à éprouver également des difficultés à proposer des alternatives à la pratique et à théoriser, processus correspondant au troisième niveau, mais s’appuyant sur le processus de légitimation évoqué précédemment.

Au niveau de la faible focalisation sur la catégorie « contenus », les résultats présentés ont attiré notre attention étant donné que la formation comporte une proportion très importante de cours orientés sur les contenus disciplinaires. Autant le fait de les transposer en contenus à faire apprendre (« processus ») semble préoccuper les étudiants, autant les contenus ne paraissent retenir leur attention que plus rarement. Face à des situations d’enseignement, les étudiants captent donc davantage certains gestes du métier et les savoir-faire que les savoirs disciplinaires véhiculés dans ces situations. Ceci pourrait néanmoins s’expliquer par le fait qu’il s’agit du pédagogue, chargé davantage de développer les aspects méthodologiques, qui recueille ces travaux d’observation et donc, que ceci pourrait orienter l’attention sélective des étudiants vers ces dimensions.

Il conviendrait, pour vérifier cette hypothèse, d’évaluer l’impact de consignes du même type sur l’observation lorsque celles-ci sont données par des didacticiens, spécialistes de savoirs disciplinaires et de leur transposition en contenus à faire apprendre. Ceci permettrait d’analyser si les processus d’attention sélective et de raisonnement varient en fonction du rôle de la personne fournissant les consignes.

Au niveau des discontinuités présentées dans le point 4.2, les légères différences concernant le processus de description centré sur les élèves d’une condition à l’autre ne permettent pas, à ce stade, d’expliquer si cela est dû à l’avancement des étudiants dans la formation ou si la modalité d’observation (observation d’un maître de stage ou de soi-même en stage) a pu jouer un quelconque rôle par rapport à la description de ce que font les élèves lors de l’observation d’un pair sur vidéo. La plus faible proportion de prédictions dans le cas de l’observation de maîtres de stage pourrait s’expliquer par le fait que les maîtres de stage développent davantage de gestes professionnels que les novices (que cela corresponde à soi-même ou autrui) et que, ce faisant, les étudiants ont moins de suggestions à proposer que lorsqu’ils s’observent ou observent d’autres étudiants.

De même, la proportion plus importante d’unités de sens liées à la description méthodologique lors de l’observation de maîtres de stage pourrait s’expliquer par le niveau d’expertise plus élevé des maîtres de stage observés par rapport aux autres modalités utilisées, ce qui amènerait les futurs enseignants à repérer davantage de processus méthodologiques qu’ils jugent pertinents. Il se peut également que cette légère différence soit simplement due au fait que les étudiants ont pour consigne d’aller « observer leur maître de stage » et non « les classes dans lesquelles ils vont enseigner », ce qui pourrait orienter leur attention sélective. Ainsi, la question de l’influence de la modalité d’observation (« directe » plutôt que via vidéo) pourrait également être posée, mais devrait être élucidée par d’autres études.

Enfin, à propos des différences présentes dans la catégorie « contexte », nous estimons, sur la base des données recueillies que cette catégorie dépend plus du type de situation observée que de la modalité d’observation utilisée. En effet, d’une leçon observée à l’autre, selon le sujet de celles-ci et les caractéristiques de la salle de classe, les étudiants ou enseignants sont amenés à utiliser différemment les supports, tableaux, ressources informatiques, matériel concret, etc. ce qui pourrait déterminer probablement l’attention sélective liée à cette catégorie, ce, quel que soit le processus de raisonnement mobilisé.

Conclusion et perspectives

L’objectif de cette recherche était de caractériser l’observation de situations d’enseignement faite par des étudiants, futurs enseignants en mathématiques et sciences naturelles, en termes d’attention sélective et de processus de raisonnement. La méthodologie suivie pour la catégorisation a permis de préciser les processus mobilisés et de mettre en exergue certaines continuités et discontinuités présentes selon les conditions d’observation. Malgré la petite taille de l’échantillon, nous avons cependant pu mettre en évidence certains constats qui demanderaient, néanmoins, d’être validés ou renforcés par des études ultérieures plus ciblées. Le constat principal qui a été relevé est la relative stabilité des processus mobilisés, quelles que soient les conditions d’observation des futurs enseignants. En plus de ce fait, les résultats ont montré que la méthodologie employée, croisant certaines catégories d’attention sélective (Minarikova & al, 2015) et les processus de raisonnement (Sherin & van Es, 2008 ; Seidel & Stürmer, 2014), permet de mettre en lumière certaines caractéristiques intéressantes quant aux processus mobilisés par les étudiants. En effet, même s’ils sont en formation initiale axés sur l’acquisition de connaissances disciplinaires et pédagogiques, les étudiants semblent mobiliser relativement rarement ces dernières pour interpréter les situations identifiées et pour établir de véritables prédictions susceptibles d’orienter les décisions d’enseignement. Nous avons cependant pu constater à travers certains exemples que ces connaissances étaient parfois convoquées à travers la catégorie des processus méthodologiques, mais que cela aboutissait le plus souvent à des « suggestions prescriptives » plutôt qu’à de véritables prédictions issues d’une généralisation ou débouchant sur une théorisation (Kolb, 1984 ; Derobertmasure, 2012). En plus de cet élément, nous avons pu interpréter un certain développement professionnel relatif aux préoccupations des étudiants par la principale focalisation de l’attention sélective, au niveau de la description, sur les processus méthodologiques, et, dans une moindre mesure, sur les processus de description (de manière croissante du temps 1 au temps 4) et d’explication liés aux élèves (avec les réserves déjà évoquées concernant ce processus), alors qu’ils semblent moins préoccupés par l’enseignant et les contenus disciplinaires.

En complément de ces conclusions provisoires, plusieurs pistes peuvent être envisagées pour faire suite à cette étude. Au niveau théorique, il conviendrait dans un premier temps d’examiner davantage la catégorie liée au processus « explication – interprétation » en distinguant les simples jugements spécifiques ou liés au contexte, des interprétations (ou pourrait-on dire « analyses ») faisant appel à des connaissances théoriques. En amont de ce processus, il serait utile de s’attarder à ce qui correspond à une description détaillée et, en aval, à de « véritables » prédictions. Une seconde piste à investiguer serait d’explorer la nature des rapports établis par les jeunes enseignants entre les trois processus de raisonnement. Ces pistes, ainsi qu’une analyse plus approfondie de la littérature pourraient permettre d’affiner ces processus et d’envisager éventuellement des niveaux pour chacun d’entre eux.

Au niveau méthodologique, la quantification telle que présentée dans les résultats correspond à une moyenne d’unités de sens et montre une proportion, mais ne témoigne pas forcément de ce que les étudiants estiment le plus important. Cette pertinence pourrait être mesurée si l’on prévoyait, lors du recueil de données, de demander aux étudiants de hiérarchiser les passages identifiés selon l’importance perçue. En outre, une approche mixte au niveau recueil de données permettrait de corroborer ces résultats par triangulation, par exemple en utilisant des entretiens amenant les étudiants à réagir et à justifier a posteriori ce qu’ils ont repéré, décrit, expliqué et prédit suite à une observation. Au-delà de ces précisions méthodologiques, il serait intéressant de comparer le même type de données recueillies auprès d’étudiants en début de formation, mais également auprès d’enseignants novices et d’enseignants expérimentés. Enfin, en termes d’implications pratiques, il nous paraît pertinent d’étudier l’impact de différentes modalités méthodologiques mobilisées dans des dispositifs de formation ciblant la focalisation de l’attention sélective et le développement du raisonnement, en particulier les liens entre les différents processus ainsi que la mobilisation de connaissances théoriques pour l’explication et la formulation de prédictions susceptibles de modifier les gestes professionnels des (futurs) enseignants.