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Introduction

Depuis le début des années 2000, l’emploi massif des technologies numériques dans les secteurs de la production et de la consommation a donné lieu à des analyses contrastées, certaines annonçant la fin du travail, d’autres soulignant au contraire les potentialités émancipatrices de ces dispositifs. Toutes, néanmoins, insistent sur les profonds bouleversements que devraient engendrer leurs usages cumulés. Qu’il s’agisse des statuts d’emploi ou du contenu même des activités, toutes les facettes des univers professionnels semblent promises à une remise en cause permanente. Cette accumulation de changements peut s’avérer déstabilisante et constituer la source d’inégalités nouvelles entre salariés.

D’autant plus que la numérisation des économies engendre des configurations paradoxales où se confrontent l’incontrôlable obsolescence des compétences et l’impératif d’anticiper sur les évolutions de ces mêmes compétences. Face à ces contradictions, les entreprises cherchent à concilier deux finalités contradictoires : contenir la croissance de leur budget consacré à la formation d’un côté et amener (tous) leurs salariés à acquérir rapidement les compétences pertinentes pour que ces derniers puissent agir efficacement dans des contextes particulièrement concurrentiels.

C’est sur cet arrière-fond que sont élaborées, au sein des entreprises, des politiques de formation promouvant : a) l’usage de plateformes numériques ; b) le tout à distance ; c) des pédagogies mettant le salarié au centre des dispositifs ; d) et la redéfinition des rôles des formateurs. Ces orientations s’inspirent des discours sur l’individu acteur de ses apprentissages et de la communication liés aux Massive Open Online Courses[1] (MOOC), sans que soit nécessairement prises en compte les leçons tirées de précédentes générations de dispositifs technico-pédagogiques (e-learning ou campus numériques dans les années 2000). En effet, le fort taux d’abandon constaté par le passé a été expliqué par des facteurs cognitifs, par l’absence de savoirs pratiques préalablement acquis, voire par la faible appétence pour les usages du numérique, etc.

Mais les contextes organisationnels ont rarement été considérés comme la cause du relatif échec de ces expérimentations. Or, l’absence de prise en compte des environnements de travail (lors de la dispense proprement dite, mais aussi lors de l’application des savoirs dispensés) nous semble constituer un risque d’inégalité croissante entre individus au travail. On peut en effet faire l’hypothèse que, si les offres de formation numérique ignorent la nécessité de repenser l’organisation du travail des apprenants et des formateurs, non seulement le taux d’« abandonnistes » continuera d’être élevé, mais cela accentuera surtout l’inégale répartition des capacités à se saisir des nouvelles opportunités d’apprentissages.

Pour éclairer ces interrogations, nous présentons les résultats d’une recherche qualitative concernant une formation entièrement à distance, proposée à une partie des cadres (formateurs, marketeurs, chargés de communication, etc.) d’une multinationale du secteur des télécommunications. Cette formation nous a paru en effet emblématique des évolutions récentes en matière d’offre de formation et des enjeux associés : en tant que dispositif technico-pédagogique, elle incarne la forme radicale de la numérisation et de la remise en cause des métiers de la formation ; en tant que dispositif expérimental, elle matérialise la volonté managériale de faire du secteur de la formation le fer de lance de la numérisation de l’entreprise ; en tant que projet pédagogique, elle manifeste la faible prise en compte des dimensions organisationnelles, ce qui se traduit par un taux élevé d’abandons.

Plus précisément, nous commençons par reconstituer les évolutions récentes, en matière de politique interne de formation, dans cette multinationale : la formation doit être recentrée sur un rôle d’instrument au service des décisions stratégiques. Puis nous décrivons le dispositif d’enquête, ainsi que les caractéristiques du dispositif numérique de formation de type COOC.

Nous analysons ensuite les différentes significations de l’abandon, en partant du constat que, pour suivre la formation, les salariés (apprenants et formateurs) ont été confrontés à une absence de lien social, absence elle-même résultant de la triple fragmentation de l’espace, du temps et des interconnaissances. Cela nous permet de préciser les formes contemporaines prises par les inégalités vis-à-vis des nouvelles modalités de formation, aussi bien du côté des apprenants que du côté des formateurs. En mobilisant l’approche par l’environnement capacitant, nous montrons, alors, que ce sont les différences vis-à-vis des facteurs de conversion (individuels, sociaux et environnementaux) qui expliquent : a) chez les apprenants, les inégalités en matière de capacité à se former avec les nouveaux dispositifs ; b) et chez les acteurs de la formation, les inégalités en matière de capacité à s’approprier leurs nouveaux rôles, tout en continuant à transmettre des savoirs.

1. Numériser la formation : un objectif stratégique en soi

Le département interne de la formation de cette multinationale a, depuis plusieurs années, connu de nombreux chamboulements, tant en ce qui concerne sa dimension organisationnelle, que son rôle, ses principes d’ingénierie pédagogique et les contenus enseignés[2]. D’une part, la direction de la formation doit dorénavant composer avec les « directions métiers » (commercial, marketing, réseaux, finance, etc.) pour définir la stratégie en matière de développement des compétences. D’autre part, s’impose à elle, pour des raisons budgétaires, l’impératif de « ré-internaliser » une partie des cours en faisant appel à des intervenants internes, salariés experts d’un sujet.

Le rôle de la formation a lui aussi progressivement évolué : autrefois mode de diffusion des connaissances techniques et canal principal de promotion interne (préparation aux concours), la formation est de plus en plus mise au service des changements stratégiques. Ainsi, il lui faut soutenir un besoin d’innovation croissant, pour lequel les salariés doivent se former au fil de l’eau, avec des formations de plus en plus courtes et dispensées sur différents équipements informatiques portables. Et pour cela, la première étape consiste à former les ingénieurs de formation, à les persuader d’adhérer aux objectifs stratégiques de la formation et surtout à les convaincre du rôle d’accompagnement que doit jouer la formation dans ces évolutions successives. Dans un second temps, la stratégie suppose que ces spécialistes d’ingénierie diffusent auprès des formateurs des différentes « Écoles métiers[3] » l’esprit général des réformes. Dans un troisième temps, on attend des formateurs qu’ils inscrivent les évolutions stratégiques dans la conception et dans la dispense de leurs cours.

C’est sur cet arrière-fond complexe et mouvant qu’il faut comprendre le sens de l’injonction à utiliser les dispositifs numériques dans la formation. Cette dernière s’inscrit dans un projet stratégique plus global. Prenant acte des avantages, mais aussi des risques que l’emploi des dispositifs numériques récents (réseaux sociaux, Internet sur les téléphones portables et les tablettes) représente dans les univers organisés, les différentes composantes fonctionnelles de la direction cherchent à en maîtriser les effets. Cela passe par une incitation forte à favoriser, dans toutes les divisions de l’entreprise, l’usage le plus large des dernières générations d’outils ; et cela passe surtout par la mobilisation générale des acteurs de la formation, pour qu’ils s’approprient, tels les agents d’une avant-garde, ces outils, notamment en « digitalisant » la formation.

La numérisation de la formation sert aussi d’autres finalités, comme la réduction du budget de la formation, une meilleure maîtrise des aspects logistiques (réservation de salles, fourniture de supports, etc.), sans oublier la recherche d’amélioration en matière d’apprentissage, toutes ces finalités étant subtilement liées dans l’intention des promoteurs de la formation.

2. Une formation emblématique des enjeux de la numérisation

C’est dans ce cadre que s’inscrit la formation étudiée conçue pour aider les acteurs de la formation (concepteurs, ingénieurs pédagogiques, formateurs, chargés de communication, etc.) à intégrer le numérique dans leur métier. Elle présente plusieurs caractéristiques qui en font un objet d’étude emblématique des enjeux contemporains de la numérisation du travail. On peut, en effet, la voir comme une réalisation expérimentale visant : à symboliser l’engagement de l’entreprise dans la numérisation de ses activités ; à tester la pertinence de choix pédagogiques liés à l’introduction des MOOC en entreprise ; et, enfin, à évaluer la capacité des équipes de formateurs internes à concevoir et à développer des dispositifs de ce type.

Plus précisément, l’objectif affiché de la formation est de contribuer à la diffusion d’une culture numérique au sein de l’entreprise, en fournissant des ressources, mais aussi des savoirs et des savoir-faire, aux salariés employés dans le domaine de la formation, de la communication, du marketing. En initiant d’abord les acteurs de la formation, les promoteurs de la démarche espèrent créer un effet de démultiplication auprès des autres catégories de salariés.

Concrètement, cette formation est construite sur le modèle des COOC[4]. À ce titre, les concepteurs internes de cette formation ont non seulement cherché à utiliser des supports numériques variés (textes de référence, contenus vidéo, quizz, etc.) et des outils comme les réseaux sociaux — supposés favoriser la collaboration —, mais ils veulent également promouvoir une pédagogie dite inversée, une pédagogie qui repose sur le postulat que c’est aux apprenants de construire leur parcours et leurs savoirs. Ainsi, l’organisation générale du COOC, son découpage fin et son séquencement souple, ou les modalités de son suivi visent à guider l’apprenant, en le laissant prendre des initiatives pour rechercher des informations, poser des questions, répondre aux questions posées par d’autres apprenants sur un forum, etc.

Cette formation est formellement facultative, mais la décision de la suivre est révélatrice des enjeux au sein de l’entreprise : son caractère facultatif illustre la volonté de rendre les salariés « acteurs » de leurs parcours. Le « virage » du numérique étant présenté comme incontournable, ne pas suivre cette formation, c’est prendre le risque de passer à côté d’une opportunité.

La formation est dispensée entièrement à distance et s’étend sur sept semaines : plus précisément, à chacune des six premières semaines correspond un module que l’apprenant suit à son rythme, aux heures qui lui conviennent selon son emploi du temps. L’apprenant doit avant tout compter sur lui, car il n’y a pas de formateurs, seulement des animateurs qui, au lieu de dispenser des savoirs sur le modèle du cours magistral, doivent s’effacer pour faciliter l’autoformation des apprenants en les incitant à répondre aux questions posées par leurs pairs sur les forums dédiés.

La formation est certifiante. Les modalités de l’évaluation consistent : a) à valider les six premières semaines au moyen de quizz (chaque quizz peut être recommencé plusieurs fois jusqu’à ce que l’apprenant atteigne le score requis) ; b) puis à rédiger un mémoire sur un sujet choisi par l’apprenant lors de la septième semaine (les sujets concernent la numérisation d’une formation existante ou à créer et, pour faciliter la tâche des apprenants, la structure de ce mémoire est déjà préparée par les concepteurs) ; c) enfin, à évaluer le mémoire de trois apprenants anonymisés.

Sur plus de 600 inscrits, seuls 95 ont validé les six premiers modules et 35 ont rendu un mémoire, obtenant ainsi le « badge de compétences » final. Ces données confirment l’intérêt que représente la question de l’abandon dans la formation, mais aussi l’importance de l’interprétation de cet abandon.

3. Une recherche qualitative exploratoire

Nous avons nous-mêmes suivi les différents modules, à l’exception de la rédaction du mémoire final et de l’évaluation[5]. Nous avons consulté les forums et interviewé vingt apprenants et quatre animateurs. Les vingt apprenants (onze femmes, neuf hommes) occupent une grande variété de fonctions : formateur, soutien métier, ingénieur de formation, animateur formateur, expert formateur, conseiller accompagnement et développement, chef de projet formation métier, responsable de parcours client, responsable pilotage et performance, chef de marché, responsable déploiement, etc. Quatre d’entre eux exercent des fonctions d’encadrement. La distribution par tranche d’âges est proche de celle de l’entreprise. Quant aux animateurs (deux femmes et deux hommes), ils ont entre 30 et 50 ans, et possèdent une expérience dans le domaine de la formation.

4. Abandons et fragmentations

Intéressons-nous aux raisons pour lesquelles les apprenants, d’une part, et les animateurs, d’autre part, ont décidé de participer à cette formation expérimentale.

4.1 Les différentes significations de l’abandon

Pour plusieurs apprenants, le caractère incomplet du cursus ne correspond pas à un échec, mais à un choix. Ces salariés se sont inscrits à la formation pour deux principales raisons : pour actualiser leurs connaissances en matière d’utilisation du numérique dans le cadre de leur fonction ; pour compléter leurs sources d’information, notamment lorsqu’ils suivent en parallèle un cursus certifiant interne ou diplômant externe. Dès leur inscription, ces apprenants ne voulaient pas suivre le COOC jusqu’au bout : ils manifestent ainsi leur volonté d’être acteurs de leurs parcours de formation et de leurs apprentissages, conformément au nouvel état d’esprit promu par la stratégie de l’entreprise. Parmi ceux qui n’avaient pas l’intention de suivre l’intégralité du COOC, on compte aussi : de jeunes apprentis souhaitant faciliter leur intégration en se situant par rapport à leurs collègues ; des salariés qui montrent leur adhésion à la stratégie interne de l’entreprise ; des participants inscrits pour des motifs familiaux (aider leurs enfants en difficulté d’apprentissage scolaire).

À l’opposé, une partie des salariés se sont inscrits dans le but d’obtenir leur certification : acquérir des compétences pour assumer de nouvelles missions. Dans ce cas, l’obtention de la certification à ce COOC constitue un premier capital, dans la perspective d’une évolution professionnelle future. Pour eux, l’abandon constitue un échec : ils auraient voulu obtenir leur certification.

Quant aux animateurs du COOC, certains, en phase avec les objectifs stratégiques, ont voulu expérimenter de nouvelles façons d’accompagner les apprentissages. D’autres avaient déjà animé, au moins en partie, ce type de dispositifs technico-pédagogiques. D’autres encore y ont trouvé un moyen de réduire leurs déplacements : l’animation se faisant à distance via la plateforme numérique, elle peut être pratiquée depuis le domicile ou depuis un bureau proche du domicile.

4.2 Numérisation de la formation et fragmentation du temps

Une des premières raisons d’abandon pour les apprenants en échec est le manque de savoirs et de savoir-faire nécessaires au suivi de la formation. Ils ne possèdent ni les savoirs prérequis (notamment en ce qui a trait aux théories pédagogiques et de conceptions de cours) ni les capacités à rechercher des informations en passant par les supports numériques. Par conséquent, alors que les concepteurs du COOC ont annoncé que ce travail d’apprentissage ne devait représenter que deux heures hebdomadaires, les personnes interviewées nous ont déclaré dans leur grande majorité y avoir consacré plutôt quatre heures, en particulier la dernière semaine.

Mais les abandons s’expliquent aussi par l’organisation fragmentée du temps de formation. Si les concepteurs du COOC ont bien fixé des bornes temporelles (chaque module doit, en principe, être réalisé en une semaine), les apprenants sont censés pouvoir s’organiser à leur guise pour réaliser les tâches requises : lire les documents et visionner les contenus vidéo, rechercher les informations complémentaires, les assimiler, consulter les forums, participer aux réunions téléphoniques hebdomadaires, répondre aux questions du quizz, sans parler de la réalisation du mémoire. Or, tous les apprenants ne bénéficient pas des mêmes conditions (poste, position hiérarchique, etc.) et ne disposent pas des mêmes marges de manoeuvre pour réserver, pendant les sept semaines de la formation, des plages de temps à la fois suffisamment longues (continuité pour se concentrer) et leur permettant de s’isoler. Ainsi, plusieurs apprenants, suivant les conseils donnés par les animateurs, ont réservé des plages dans leur agenda, mais ils ont dû le plus souvent les déplacer, voire y renoncer, en fonction des contraintes opérationnelles. Certains ont sacrifié une partie de leur temps libre, d’autres ont pris du retard qui, progressivement, les a placés en situation d’échec.

On le voit : la diversité des parcours, des expériences, des fonctions exercées et des contextes organisationnels se traduit par une grande dispersion du temps requis pour suivre et valider les différents modules, par un empiétement des activités de travail sur l’espace privé, et par une inégale distribution des capacités à respecter le rythme d’avancement. Il en a résulté, pour une partie des inscrits, un décrochage progressif, du découragement, voire de l’épuisement et de la démotivation : malgré le temps que ces apprenants consacraient à la formation, ils ne parvenaient pas à tenir le rythme.

Du côté des animateurs, le problème de la fragmentation des temps se pose également : ces derniers doivent improviser pour déterminer l’organisation pertinente de leur temps de travail. Quel doit être leur niveau de réactivité pour encadrer les échanges sur le forum, y compris en dehors des horaires de travail ? À quels moments et comment relancer ces échanges, sachant que l’animateur doit trouver un subtil équilibre entre l’autonomisation des participants et leur encadrement : il doit par exemple permettre aux autres apprenants de répondre aux questions posées sur le forum, sans pour autant laisser trop longtemps des questions sans réponses ? Il est ainsi attendu des formateurs-animateurs qu’ils « gèrent » leur degré de disponibilité, sans que soient fixées a priori de bornes : les apprenants pouvant intervenir à n’importe quel moment de la semaine, ne devraient-ils pas surveiller en permanence les forums ? Nous retrouvons ici l’hypothèse formulée par Sophie Pène, selon laquelle les usages contemporains de nombreux dispositifs de travail nous font entrer dans « une société de disponibilité », où il nous faut « être là, répondre dans l’instant, mener tous les fils ensemble avec tous les êtres du cotravail, […] rester disposé et disponible » (Pène, 2005).

4.3 Tout à distance et fractionnement de l’espace

Toutefois, une partie des salariés, pourtant soumis à d’importantes contraintes temporelles, sont parvenus à surmonter ces difficultés et à valider la sixième, voire la septième semaine. Cette différence s’explique par la capacité de ces individus à disposer de soutien auprès d’au moins un autre apprenant, capacité qui dépendrait dans une large mesure de la possibilité d’échanger en présentiel : collègues d’un même service, ou ayant participé à un même projet ou encore à une même journée de travail, l’essentiel étant qu’ils se soient rencontrés avant le début du COOC. En effet, dans une formation en mode présentiel, les participants et le formateur partagent le même espace, le même lieu. Ils peuvent apprendre à se connaître, se jauger, repérer les personnes auxquelles ils pourront demander de l’aide ou qu’ils pourront aider. Le formateur peut, quant à lui, identifier ceux qui semblent en difficulté et, ainsi, par une action directe ou par une pédagogie adaptée, favoriser l’entraide entre pairs.

Une formation entièrement à distance et sans formateur accentue l’importance de disposer de soutien, alors même que ce dernier se révèle plus difficile à obtenir, puisque rien n’a été pensé pour que les apprenants se rencontrent, ne serait-ce qu’au début de la formation. L’abandon par manque de soutien est d’autant plus net que les individus concernés connaissent des contraintes organisationnelles et temporelles qui les empêchent de suivre toutes les activités dans les délais impartis. Contrairement à un cours en présidentiel, ils ne peuvent pas s’extraire de leur environnement professionnel, puisque leur temps de dispense n’est pas identifiable dans les plannings. Le présentiel leur aurait permis d’être à l’abri de cette sursollicitation.

D’ailleurs, ceux qui ont obtenu leur certification présentent une caractéristique commune : ils ont eu préalablement l’occasion de travailler avec au moins l’un des apprenants, même à distance. Indépendamment et préalablement au lancement du COOC, un séminaire réunissant une partie des acteurs de la formation avait été organisé. Il a été l’occasion, pour une partie des apprenants, de se rencontrer. Les liens alors noués se sont avérés utiles pendant le suivi du COOC et ont été à la base de certains « binômes de travail ».

Du côté des animateurs du COOC, la fragmentation de l’espace et le fait que ces derniers n’interviennent pas dans le lieu où se déroulent les apprentissages sont également la source de difficultés. Celles-ci sont sans doute accrues par le fait que les animateurs sont les premiers à pratiquer en interne ce type de dispositif et, à ce titre, les premiers aussi à essuyer les plâtres. En effet, les apprenants peuvent suivre la formation à leur rythme, au sein de chaque module hebdomadaire, mais aussi d’une semaine à l’autre : il existe alors une forte dispersion de leur degré d’avancement. De leur côté, les animateurs interviennent à tour de rôle, chacun lors d’une semaine précise correspondant à un contenu spécifique de cours. Il en résulte un décalage déroutant entre les demandes que formulent une partie des apprenants sur les forums de discussion et les capacités des animateurs à y répondre, demandes d’autant plus hétérogènes que l’on avance dans le déroulement de la formation.

4.4 Apprentissage à distance, dissolution du formateur et discontinuité de l’interconnaissance

Une partie des abandons peut ainsi s’expliquer par le fait que les apprenants ne connaissaient aucun collègue sur lequel s’appuyer en toute confiance pour demander de l’aide. Faute d’interconnaissance, l’apprenant isolé ne trouve pas une source d’émulation près de lui : il ne peut pas, par exemple, discuter de l’intérêt de telle consigne, de l’interprétation de telle information, il ne peut échanger sur les trucs et astuces pour « tenir la cadence », etc.

On le voit : les échecs de l’application à la lettre du tout à distance soulignent en creux l’importance du présentiel, non seulement pour des raisons directement liées à la dynamique d’apprentissage elle-même (les dimensions sociocognitives), mais également pour la dynamique d’entraide et de soutien entre pairs que le présentiel apporte. Le présentiel, par l’intersubjectivité qu’il permet, demeure le meilleur moyen de créer un réseau relationnel.

L’utilisation des outils numériques mis à la disposition des apprenants n’a pas pu compenser l’absence initiale d’interconnaissance. Les forums, par exemple, ne sont pas considérés par les apprenants interviewés comme des espaces de discussion. Nos interlocuteurs soulignent non seulement que ces outils ne permettent guère de suivre le fil d’une discussion (navigation perturbante), mais aussi qu’ils n’ont pas le sentiment de procéder à des échanges authentiques.

Du côté des animateurs, la fragmentation de l’interconnaissance constitue également un obstacle. Dans ce cas, elle résulte des choix effectués par les concepteurs du dispositif technico-pédagogique : puisque chaque animateur n’intervient que sur un module et que son rôle consiste à favoriser les échanges entre apprenants, il n’a ni le temps ni les moyens de tisser des liens d’interconnaissance. Les apprenants, quant à eux, voient se succéder sept animateurs différents pendant le COOC ; ils ne peuvent donc guère nouer une relation suivie avec chacun d’entre eux. Par ailleurs, la conception de la formation a été séparée de la pratique d’animation, ce qui a contribué à réduire les potentialités d’interconnaissance parmi les animateurs eux-mêmes.

On peut rendre compte de cette fragmentation de l’interconnaissance en termes de distance transactionnelle (Jézégou, 2007 ; Moore et Marty, 2007). Selon ce courant d’analyse, les apprentissages, et tout particulièrement ceux effectués dans le cadre d’un dispositif de formation numérique et à distance, peuvent être facilités : a) si la structure du dispositif laisse aux apprenants une large liberté de choix (des objectifs et des méthodes d’apprentissages, des conditions spatio-temporelles, des moyens nécessaires aux apprentissages) ; b) et si un dialogue authentique peut s’instaurer entre apprenants et formateurs et/ou entre apprenants. En effet, un tel dialogue, c’est-à-dire une telle série d’interactions, permet de créer de la présence, sur les plans cognitifs, éducatifs et sociaux, les formateurs jouant ici un rôle déterminant.

Dans le cas du COOC étudié, cette distance transactionnelle est très variable selon les individus, du fait de leurs parcours antérieurs, des raisons pour lesquelles ils se sont inscrits, de leurs projets professionnels et des conditions dans lesquelles ils peuvent effectivement se former. En particulier, non seulement les conditions spatio-temporelles (liées au type de fonction exercée) et les objectifs d’apprentissages (les raisons de s’inscrire) sont extrêmement hétérogènes (comme nous l’avons vu plus haut), mais la possibilité même de choisir est très inégalitairement distribuée. De plus, la théorie de la distance transactionnelle permet de mettre en exergue l’importance du dialogue, notamment entre pairs. Or, la possibilité d’instaurer une série d’interactions communicationnelles dépend de la confiance qui a pu se tisser grâce à l’interconnaissance.

5. Aux sources des dynamiques inégalitaires

Ainsi, les choix qui ont présidé à la mise en oeuvre de la stratégie générale de numérisation conduisent à la fragmentation du temps, au fractionnement des lieux de formation et à la discontinuité de l’interconnaissance. Une telle configuration explique, au moins en partie, le grand nombre d’abandons constatés à l’occasion de ce COOC. Cette importance de l’abandon, identifiée à propos de la formation en présentiel (AFPA, 2002) et à distance (Dussarps, 2015), pose la question de l’inégale aptitude des salariés à s’adapter aux nouveaux dispositifs de formation. Si la littérature scientifique met en exergue le rôle que jouent la motivation et le soutien, notre étude montre aussi l’importance des facteurs organisationnels et des choix d’ingénierie pédagogiques. Seule une partie des salariés semble en mesure d’acquérir, par le biais des formations numérisées, les savoirs et les savoir-faire jugés pertinents pour demeurer « employables » dans les entreprises contemporaines. Pourrait-on envisager de réduire un tel risque ?

5.1 L’approche par les capacités et l’analyse des inégalités

Le cadre d’analyse issu des théories d’Amartya Sen permet d’apporter des réponses. L’auteur s’est intéressé aux origines multiples des inégalités de développement (Sen, 1999a). Dans cette perspective, la « capabilité » (traduction de l’anglais capability) est définie comme l’ensemble des choix possibles, et réellement accessibles, dont dispose un individu donné, indépendamment de l’usage qu’il en fait (Sen, 1999b). C’est donc la latitude effective (et non théorique ou légale) dont dispose une personne : ce n’est pas un droit abstrait, mais une puissance d’agir concrète. Toutefois, si la capabilité est portée par des individus, elle est avant tout le résultat de processus sociaux. En effet, l’acquisition de capacités suppose que les individus aient pu acquérir préalablement les dispositions requises pour tirer profit des possibilités de l’environnement. La capabilité s’appuie sur un ensemble de ressources mobilisables, internes et externes à l’individu.

Mais il ne suffit pas de disposer de ressources : celles-ci ne deviennent des capabilités que lorsque certains facteurs de conversion sont présents. Amartya Sen identifie trois catégories de facteurs de conversion : 1. individuels (dispositions, savoirs, savoir-faire) ; 2. sociaux (contexte sociopolitique et culturel, normes sociales) ; 3. environnementaux (par exemple les infrastructures). L’intérêt de ces catégories d’analyse est de pointer ce qui fait défaut et qui passe à première vue inaperçu : si des individus ou des collectifs ne parviennent pas à s’inscrire dans une dynamique d’évolution positive, cela ne s’explique pas seulement par l’état présent de leurs compétences et de leur appétence, mais avant tout par les privations qui ont marqué leur parcours (manque de ressources) et par le décalage entre leurs dispositions et les cadres d’action actuels (facteurs de conversion absents).

S’inspirant de ces travaux, Pierre Falzon (2005) a introduit la catégorie d’environnement capacitant qui porte sur l’ensemble des dimensions pertinentes pour rendre compte des possibilités de choix dont disposent effectivement les employés : l’organisation du travail, les ressources mises à disposition par l’entreprise et le management pour faire face aux missions confiées, la qualité du dialogue entre collègues, les marges d’action accordées et accessibles, la reconnaissance de ce qui est fait, etc.

Appliquée au domaine de la formation, cette approche permet de rappeler que, dans un environnement fortement évolutif, la possibilité d’apprendre et d’être en mesure de mobiliser les nouvelles connaissances à bon escient, c’est-à-dire d’actualiser les capabilités, dépend de la vitesse à laquelle changent les facteurs de conversion (individuels, sociaux, environnementaux). Dit autrement, comme le montrent plusieurs auteurs (Fernagu Oudet, 2012 ; Dejoux Lirsa et Charrière-Grillon, 2016 ; Corteel et Zimmermann, 2007), dans une situation de travail donnée, la transformation d’une potentialité (une disposition à apprendre) en capabilité (apprentissage conduisant à une actualisation des compétences) dépend :

  • non seulement des possibilités réelles de suivre une formation (information, autorisation managériale, etc.) et des choix d’ingénierie pédagogique : les facteurs environnementaux ;

  • mais également des caractéristiques organisationnelles du poste de travail : les facteurs sociaux ;

  • ainsi que des dispositions antérieurement acquises par les salariés et de l’enjeu que représente pour eux le suivi de cette formation (promotion, maintien dans le poste, etc.) : les facteurs individuels.

D’autres études (Boboc et Metzger, 2016) ont mis en avant la pertinence de la notion d’environnement capacitant pour rendre compte, en un seul mouvement, des exigences liées à la formation en entreprise, aussi bien pour les apprenants que pour les formateurs et pour les ingénieurs de formation. L’étude du COOC nous permet d’approfondir la corrélation entre les facteurs de conversion propres aux apprenants et ceux spécifiques aux formateurs.

5.2 Discontinuités spatio-temporelles et facteurs environnementaux

Commençons par les facteurs environnementaux. La stratégie en matière de numérisation de la formation présente des aspects contrastés à ce sujet. D’un côté, elle vise la maîtrise des dernières générations de dispositifs techniques, elle s’adresse à l’ensemble des salariés et elle est largement diffusée. Elle peut donc favoriser les apprentissages du plus grand nombre et réduire alors les inégalités. D’un autre côté, mise en oeuvre selon une logique descendante, sans réelle prise en compte de la grande diversité des situations, elle risque d’entraver les dynamiques d’apprentissage des salariés ne maîtrisant pas ce type de dispositifs technico-pédagogiques. De plus, les décisions stratégiques façonnent l’arrière-plan qui rend ces formations plus ou moins pertinentes pour les salariés : par exemple en définissant la valeur institutionnelle des « badges de compétences » et en inscrivant — ou non — ce type de dispositifs dans des parcours de formation reconnus.

Les décisions managériales concernant les espaces-temps de formation correspondent à un autre facteur environnemental de conversion qui influence la plus ou moins grande latitude dont disposent les apprenants et les animateurs pour organiser leur temps de travail, s’isoler et se concentrer. Cela souligne le rôle que peuvent jouer les responsables pour réduire les inégalités d’accès aux nouvelles formes d’apprentissage. Ces derniers peuvent dégager du temps, notamment pour ceux qui ont peu d’autonomie dans leur travail, mais aussi s’assurer que les apprenants savent utiliser ce temps et sont en mesure de le faire. Ils peuvent également reconnaître l’utilité du temps consacré à obtenir le badge à la fin du COOC. En ce sens, les manageurs ont le pouvoir de légitimer l’utilité du dispositif, et ainsi de diminuer les méfaits du « contrôle par les pairs ». En matière d’espace, l’encadrement de proximité peut permettre de veiller à ce que les apprenants puissent se consacrer aux activités de formation, éventuellement sur leur poste de travail, sans risquer d’être sollicités par d’autres tâches. Du côté des formateurs, ces analyses permettent de souligner le rôle des concepteurs du dispositif : les concepteurs peuvent aider les animateurs à fixer les bornes temporelles des échanges en ligne, leur permettre de repérer à distance le décrochage d’un apprenant, etc.

5.3 Discontinuités relationnelles et facteurs sociaux

En ce qui a trait aux facteurs sociaux de conversion, nous retrouvons l’importance de l’interconnaissance pour parvenir à l’obtention du badge final. Lorsqu’un climat de confiance a pu s’instaurer entre au moins deux apprenants et/ou entre un apprenant et un animateur, la probabilité est plus grande d’obtenir du soutien et de triompher des difficultés inhérentes au suivi de la formation. Ce qui est déterminant, c’est donc l’antériorité d’une rencontre en présentiel, laquelle confère, secondairement, une latitude de choix permettant de solliciter ou non du soutien social (actualisation des capabilités). À partir du moment où une « proximité relationnelle » s’est établie en présentiel (distance transactionnelle faible), l’entraide à distance a plus de chances de se mettre en place.

Ces analyses permettent alors de souligner le rôle des choix en matière d’ingénierie pédagogique. Ces choix influent sur l’équilibre entre présence et distance pour créer cette proximité relationnelle nécessaire aussi bien dans les échanges entre apprenants que dans les échanges que les animateurs ont avec les apprenants ou entre eux.

5.4 Fragmentation des interconnaissances et facteurs individuels

En ce qui concerne les facteurs de conversion individuels, les apprenants qui se révèlent les plus actifs dans leur parcours ne sont pas nécessairement ceux qui obtiennent les certifications ad hoc (les « badges de compétence »), mais ce sont ceux qui parviennent à donner du sens aux modalités expérimentales de l’accès numérique aux savoirs. En développant un rapport instrumental à cette formation, les apprenants certifiés et ceux qui abandonnent sans être en échec bénéficient de facteurs de conversion individuels pertinents, acquis lors de leur parcours antérieur, qui les prédisposent à tirer le profit attendu de ce type de dispositif. Ils manifestent leur volonté d’être acteurs de leur parcours de formation et de leurs apprentissages, exactement dans l’esprit des MOOC et de ce COOC.

En revanche, ceux qui se sont retrouvés en situation d’échec n’ont pas bénéficié de tels facteurs. De plus, ils n’ont pas acquis les dispositions requises pour apprendre seuls (sans formateur ni collègue dans la classe), à distance et via la médiation d’une plateforme COOC. Ces salariés passent beaucoup plus de temps à effectuer les premières étapes, n’osent pas poser de questions sur les forums où les discussions leur semblent d’un niveau d’exigence trop élevé et finissent par décrocher. Une telle palette de dispositions est inégalitairement répartie, selon le type de formation initiale, de parcours professionnel, d’opportunités organisationnelles, etc. De plus, ces dispositions étant implicitement considérées par les concepteurs du COOC comme possédées par tous les salariés, leur absence n’a pas fait l’objet d’une anticipation.

Du côté des formateurs, ceux qui ont triomphé des difficultés inhérentes à l’exercice du rôle d’animateur sont ceux qui ont préalablement acquis les dispositions requises pour se lancer dans l’apprentissage à distance. Ils ont, par exemple, l’expérience d’une formation dispensée au moins en partie à distance, ils cherchent à s’inscrire dans une dynamique d’évolution professionnelle, ils souhaitent limiter les déplacements professionnels spécifiques à leur métier, etc. Ceux qui ne disposent pas de ces dispositions ne réussissent pas — ou pas aussi bien — à « devenir » animateurs, et leurs difficultés renforcent du même coup le risque d’abandon des apprenants aux capabilités insuffisantes.

Conclusion

Ainsi, du fait de la fragmentation du temps, de l’espace et de l’interconnaissance, le suivi des formations entièrement à distance et sans formateur se révèle la source d’inégalités entre salariés. D’un côté, les mieux dotés en capitaux cognitifs, occupant les postes offrant le plus de latitude pour s’organiser et inscrits dans un réseau d’interconnaissance pertinent parviennent à triompher des difficultés inhérentes à ce type de dispositif. D’un autre côté, ceux qui auraient le plus à apprendre — à commencer par la capacité à savoir rechercher des informations avec les outils numériques —, ceux qui ne peuvent organiser leur temps de travail à leur guise et ceux qui sont dépourvus d’interconnaissance pertinente ont plus de risque d’abandonner. Cet abandon, à l’échelle des parcours professionnels et du maintien dans l’emploi, peut s’avérer à terme une source d’exclusion.

L’étude fine de l’abandon permet de mettre en évidence la diversité des facteurs individuels de conversion, ainsi que le poids des contraintes organisationnelles, notamment spatio-temporelles, auxquelles font face les salariés. Le tout à distance introduit des discontinuités sur le plan des espaces-temps de formation et des interconnaissances. L’absence du présentiel et d’un temps bien délimité pour la formation a des répercussions sur la dimension sociale de l’apprentissage, qu’il s’agisse des liens entre apprenants, entre apprenants-animateurs ou entre animateurs. Cette absence porte en germe des risques de démotivation, réduisant fortement les apports de la formation.

Cet article permet également de souligner le fait que les facteurs de conversion pour les apprenants et pour les formateurs ont des registres en commun. Les mêmes types de discontinuités influencent donc en partie les capacités des apprenants à apprendre avec le COOC ou celles des formateurs à exercer le rôle attendu d’animateurs : c’est-à-dire aider à apprendre, voire permettre d’apprendre à apprendre avec les nouveaux dispositifs de formation.