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Introduction

En 2015 est créée la Grande École du Numérique (GEN), un dispositif d’accompagnement et de labellisation de formations à l’informatique et au numérique. Cette initiative suscite un enthousiasme politique reposant sur une promesse double : résorber la supposée pénurie d’informaticiens et permettre l’insertion des jeunes éloignés de l’emploi.

[…] n’exigeant aucun prérequis académique tout en maintenant haut la barre de leurs exigences, ces formations redonnent bien plus que de l’espoir à tous ceux qui en bénéficient : en les initiant ou en les perfectionnant à des métiers toujours plus demandés, en leur donnant les clés d’un secteur qui, semblable à l’électricité, est en expansion perpétuelle, elles ouvrent tout grand à leurs élèves les portes de leur destin professionnel

Rapport GEN, 2015 : 7

Ces formations mettent principalement en avant l’apprentissage de la programmation et du code informatique : en 2016, 59 % des formations proposées dans ce cadre portaient spécifiquement sur le code informatique (Bilan GEN, 2017).

L’objectif de cet article (reposant sur l’analyse de la littérature consacrée, et d’un corpus d’entretiens avec les fondateurs de cette formation, les formateurs, ainsi que des acteurs institutionnels) est d’analyser les principes et les ressorts qui ont mené à l’émergence de ce type d’initiative, et de mettre au jour un certain nombre de contradictions dans ses principes, dans sa mise en place et dans les premiers résultats qui peuvent rendre sa promotion paradoxale. Nous avons donc étudié le dispositif institutionnel, ainsi qu’un ensemble de formations qui en ont été les inspiratrices et qui ont figuré parmi les premières à être labellisées GEN : Simplon.co, 3W Academy, WebForce3, Le Wagon, Web@cademie, 42, Wild Code School et O’Clock.

Nous verrons qu’historiquement, à l’image de nombreuses formations techniques, courtes et privées, ces formations sont initialement peu valorisées, ce qui rend a priori leur émergence paradoxale. Néanmoins, et alors même que leur genèse repose sur des discours d’inspiration antiscolaire, nous verrons que ces formations ont gagné en légitimité, impliquant en quelque sorte un « renversement des ordres » (Grignon, 1971), dont la construction repose sur la traduction de courants théoriques californiens propres à l’informatique, qui ont été décrits comme porteurs de l’idéologie californienne par Richard Barbrook et Andy Cameron (1996). Cette première traduction a notamment consisté à insister sur les aspects pratiques de l’informatique, censés être représentés par le code informatique et, dans un second temps, sur la promotion d’une « aristocratie » de ce code informatique. Nous verrons enfin comment cette valorisation a agi d’un point de vue institutionnel, jusqu’à la mise en oeuvre du dispositif. Enfin, nous analyserons les premiers résultats issus de cette formation.

1. Le code informatique comme compétence

Les formations courtes en informatique existaient bien évidemment avant 2013. On les voit en effet fleurir dès la fin des années 1960, alors même que la discipline et la profession d’informaticien ne sont pas encore stabilisées (Mounier Khun, 2010). En effet, à l’époque se développe un nombre important de formations privées dédiées à l’informatique. Certaines d’entre elles sont des importations américaines, à l’image de l’une des plus importantes de l’époque : Control Data. Mais on voit aussi apparaître de multiples autres initiatives privées. Une rapide analyse des petites annonces publiées dans la presse généraliste des années 1960 permet de rendre compte de la rhétorique alors adoptée : « Programmeur : le seul métier aux débouchés sans limites » (Le Courrier Picard, septembre 1970) ; ou encore : « Vous n’êtes pas aussi bête que votre patron le pense », « Assurez-vous un avenir en apprenant la technique des ordinateurs » (Le Nouvel Observateur, novembre 1970).

Le développement de ces formations, qui ont le plus souvent reposé sur le démarchage commercial, a été ralenti par une campagne médiatique à leur encontre, campagne qui portait également sur la formation à distance (Thibault, 2007). Leur multiplication est en partie stoppée par la loi du 12 juillet 1971, qui interdit d’en faire le démarchage. Il s’agit à l’époque de moraliser le monde de la formation, d’anticiper la loi de 1971 sur la formation permanente et, finalement, de faire ainsi le tri entre « bonnes » et « mauvaises » formations (Vicente, 2018). Le syndicat patronal du secteur, le Syntec informatique, s’emparera de la question dès sa création en 1971 et privilégiera les formations universitaires.

Sur le fond, des chercheurs dénoncent alors ces formations qui visent exclusivement l’apprentissage du code informatique, reprenant ainsi l’exemple américain et la formation de générations de « Fortran idiots » : ces nombreuses personnes formées uniquement à la programmation Fortran dans les années 1960 aux États-Unis et qui n’ont pas pu trouver d’emploi parce qu’elles étaient spécialisées dans un unique langage (Hebenstreit, 1976).

2. Une formation technique sur des fondements antiscolaires

Les conceptions de l’époque vis-à-vis de ces formations sont donc en fort contraste avec l’engouement pour les formations courtes que nous observons actuellement. Elles ont néanmoins en commun le fait de se construire initialement à la marge des institutions et celui d’entretenir un discours subversif nourri « d’humeur antiscolaire ».

En effet, la plupart des nouvelles formations au code semblent émerger ex nihilo, portées par des individus qui n’ont que très peu (ou pas du tout) d’expérience dans le monde de la formation. Elles se nourrissent néanmoins d’un discours qui leur préexiste, de nature antiscolaire, emprunté non seulement au monde de l’entreprise et à celui du conseil, mais également au monde de la formation pour adulte.

La critique porte ici sur l’efficacité du système scolaire français, notamment telle qu’elle est mobilisée par l’expertise internationale d’évaluation. Le fondateur de l’une des écoles étudiées ici, l’école 42, fait par exemple mention des classements des études PISA :

L’idée est d’apporter un modèle pédagogique, qui ne réserve pas la réussite en fonction de votre niveau social. Notre modèle d’ascenseur social à travers l’éducation est brisé, si vous regardez les statistiques de l’OCDE, je crois même savoir qu’il nous classe (sic) comme l’avant-dernier pays de l’OCDE, en matière d’accès à l’enseignement supérieur en fonction de son niveau social initial.

Il en donne également son interprétation : « pour réussir à trouver des personnes innovantes, on va aller chercher dans des catégories sociales qui ne sont pas forcément les catégories sociales classiques que l’on va trouver dans les écoles d’ingénieur aujourd’hui ou dans les écoles privées ». Et il conclut : « 42, c’est le contraire du déterminisme » (cofondateur de l’école 42, vidéo de présentation de l’école, mars 2013).

Ce discours repose sur une opposition au monde industriel et à ses institutions, dont le système scolaire fait partie. Dans le domaine de l’enseignement de l’informatique, cette opposition à l’école va essentiellement s’adresser à ceux qui ont le « monopole » de la formation initiale dédiée aux techniques informatiques, principalement dans les écoles d’ingénieurs ou les formations universitaires courtes comme les Instituts universitaires de technologie (IUT). Ces formations sont ainsi jugées comme étant trop « standards » ou, d’une manière générale, peu adaptées à l’innovation d’aujourd’hui : « dans le numérique, ça ne se passe pas comme ça » (fondateur de Simplon.co). En témoigne également le slogan d’une autre école : « le Wagon apporte un savoir-faire technique aux esprits créatifs » (site Web du Wagon). Les formations classiques ne seraient ainsi pas en phase avec les besoins nouveaux de « profils créatifs » nécessaires à l’économie numérique. Partant du présupposé que les demandes du marché du recrutement du numérique se construisent en rupture avec un modèle traditionnel, on reproduit ici, dans le domaine du travail et de la formation, un discours construit aux États-Unis : celui de la « révolution numérique » et, plus précisément, de la rupture ou « disruption ». Ce concept est introduit dans le monde de la gestion par Clayton M. Christensen, consultant et professeur à la Harvard Business School qui, dans son ouvrage de 1997, The Innovator’s Dilemma, théorise la notion d’innovation de rupture, notamment dans ses dimensions managériales et sociétales.

En brandissant l’aspect inédit et novateur des structures qu’ils mettent en place et en développant une rhétorique antiscolaire, les fondateurs des écoles de la GEN ne se distinguent pas en cela des promoteurs de l’enseignement pour adultes qui s’appuyaient déjà sur la critique de l’enseignement scolaire mis en place par l’Éducation nationale (Prost, 2008). C’est en effet cette même « opposition à un système scolaire encore perçu du côté des entreprises comme bureaucratisé » (Montilbert, 2011 : 173) que l’on retrouve dans l’institutionnalisation de la formation continue.

Les promoteurs de ces formations au code se distinguent néanmoins par leurs dispositions scolaires, qui sont bien différentes de celles des acteurs classiques de la formation (Lescure et Frétigné, 2010). Dans le cas des formations au code étudiées ici, la plupart de leurs acteurs sont formés dans les grandes écoles d’ingénieurs, de commerce ou de communication (sur les huit écoles étudiées, tous les fondateurs, à une exception près, sont diplômés de grandes écoles : École normale supérieure, Polytechnique, HEC, École centrale, Université Stanford, CELSA et un seul autodidacte) et ils travaillent essentiellement dans le monde du conseil et de l’entrepreneuriat numérique. Dans ces milieux préexiste cette mobilisation d’une « humeur antiscolaire », qui est même aux fondements de la profession de consultant. Comme nous le rappelle Odile Henry, l’usage de cette « humeur antiscolaire » depuis la première moitié du vingtième siècle dans le monde de l’entreprise est « constituti[f] de l’éthos des consultants contemporains » (Henry, 2014 : 6) et a notamment permis à ce groupe professionnel émergent de se construire une relative autonomie et une légitimité basée sur un « savoir managérial » (Henry, 2014 : 3) en opposition à la légitime expertise d’État.

3. Les écoles qui inspirent le dispositif

C’est cette même « humeur antiscolaire » qui sera présente dans la trajectoire des écoles ayant servi de modèle à la GEN. Une généalogie des formations étudiées et labellisées par la Grande École du Numérique permet de dégager deux types de trajectoires propres à ces écoles : une trajectoire française, dont l’origine est plus ancienne, qui donnera naissance non seulement à l’école 42, financée par Xavier Niel (fondateur de l’entreprise Free), mais surtout à la formation Web@cademie, qui préfigurera la GEN ; une autre trajectoire issue de l’importation d’un modèle pédagogique de formation californien, qui inspirera les écoles de formation type Simplon.co.

Pour la première trajectoire, l’initiative de Web@cademie[1] émane de François Benthanane, ancien décrocheur scolaire, qui n’a pas obtenu le baccalauréat, mais s’est formé à HEC dans le cadre de la formation continue alors qu’il avait commencé une carrière commerciale dans le secteur informatique. La première initiative mise en place par François Benthanane ne concerne pas l’informatique, mais l’aide aux devoirs pour les élèves des quartiers défavorisés. En 2004, cette initiative appelée ZUPdeCO (reprenant ainsi la dénomination attribuée aux écoles de commerce Sup de Co) repose sur la mobilisation d’étudiants le plus souvent en grandes écoles qui donnent des cours à raison de plusieurs heures par semaine aux collégiens.

Dans le réseau des étudiants de grandes écoles concernées figure l’École pour l’informatique et les nouvelles technologies EPITECH. Cette école d’informatique privée est fondée en 1999 à la suite de la scission avec l’école EPITA (École pour l’Informatique et les Techniques avancées) créée quant à elle en 1984. Dès ses débuts, EPITA avait mis en place un dispositif d’apprentissage de l’informatique reposant sur l’autoformation, sur la pratique et sur les innovations pédagogiques que l’on retrouvera plus tard dans EPITECH, l’école 42 et Web@cademie. La création de EPITECH est initiée en 1997, lorsque EPITA décide d’intégrer un processus de certification du titre d’ingénieur (CTI), sous l’impulsion de Nicolas Sadirac, alors formateur de l’école, et de Fabrice Bardèche, alors vice-président du groupe de formation privée Ionis[2]. C’est donc le refus de la normalisation provoquée par le processus d’adhésion au titre d’ingénieur et le souhait de conserver le modèle pédagogique de départ qui a été à l’initiative d’EPITECH. Cette dernière conservera son statut privé : elle appartiendra au groupe Ionis mais ne délivrera pas le titre d’ingénieur. En 2009, à l’occasion des accords de tutorats entre ZUPdeCO et EPITECH, émerge l’idée chez leurs responsables respectifs d’une formation en deux ans destinée aux décrocheurs (ceux qui ne sont pas diplômés du baccalauréat) : elle repose sur le modèle pédagogique d’EPITECH et, lors de la deuxième année, sur un contrat de professionnalisation en entreprise. Avec l’appui de Microsoft, qui finance alors une grande partie du projet, une première promotion d’étudiants de la Web@académie voit le jour en 2010.

La deuxième trajectoire qui aboutira à la multiplication d’écoles dans ce domaine est plus récente et davantage d’inspiration américaine. En effet, la grande majorité des écoles étudiées et présentes dans la GEN (le Wagon, Simplon.co, 3W Academy, WebForce3, Wild Code School, etc.) émerge de manière concomitante aux alentours de 2013. Cette trajectoire, que nous appellerons « californienne », va essentiellement importer un modèle déjà développé aux États-Unis. L’exemple qui servira de guide est celui des Coding Bootcamp. La première formation de ce type ouvre en 2012 à San Francisco et s’inspire du logiciel libre et des « Hackathons », du nom des rencontres physiques de développeurs de logiciels libres dans lesquelles il s’agit de résoudre des problèmes techniques en comptant sur l’émulation créée à cette occasion. D’un point de vue pédagogique, les Coding Bootcamp visent à reproduire ce type de rencontres, mais pour des personnes qui n’ont que très peu de connaissances en programmation informatique. Ces formations, dont le coût est d’environ 11 000 $[3], se sont développées : en 2017, il existait 95 structures aux États-Unis ayant formé plus de 22 000 personnes[4].

La genèse de ces deux types d’écoles est donc nourrie, d’une part, par une humeur antiscolaire dans sa dimension la plus visible, à savoir la formation d’ingénieurs et, d’autre part, par un courant technologique que l’on retrouve dans le logiciel libre et dans ces Coding Bootcamp d’inspiration californienne.

4. Artisanat et aristocratie du code 

La mobilisation de cette « humeur antiscolaire » qui vise à valoriser la profession et le domaine du numérique prend appui sur la mise en visibilité du code informatique, par opposition à la science informatique. En effet, dans les deux modèles, on n’aborde pas l’enseignement de l’informatique dans ses dimensions disciplinaires (Arsac, 1970), mais plutôt en se basant sur une pédagogie qui promeut un apprentissage par le « faire ». L’approche passe très clairement par la pratique et repose en partie sur l’autoapprentissage. Concrètement, cela se traduit par le choix de focaliser l’apprentissage sur quelques langages, le plus souvent Ruby (un langage orienté objet) et son framework Rails qui en facilite l’utilisation pour les applications Web. Plutôt que de mettre l’accent sur les composantes mathématiques et logiques, comme c’est le cas à l’université ou en école d’ingénieur, l’enseignement est ici essentiellement pratique : « on n’est pas dans le discours de la formation professionnelle ou de l’alternance où l’on incite à faire 50 %/50 %, là on tend à aller vers le 100 % de pratique » (Entretien, fondateur 3W Academy).

Cette rhétorique antiscolaire se traduit d’un point de vue pédagogique par une opposition entre théorie et pratique qui se trouve être cristallisée dans le choix de concentrer les enseignements sur le code informatique et donc de mettre l’accent sur les aspects pratiques de l’informatique. Cela fait écho aux implications de la division entre enseignement manuel et intellectuel que Claude Grignon avait pu mettre en évidence dans son étude de l’enseignement technique en France :

On amène les élèves à établir à un autre niveau la distinction entre les domaines opposés du métier et de la culture — de l’utile et du futile — que leur origine et leur destination sociales les incitent à faire, et à distinguer la « vraie » culture, « en prise » sur le réel, qu’ils peuvent et qu’ils doivent s’efforcer d’acquérir, de la « logomachie stérile » et des « jeux de l’esprit » prétentieux et dérisoire qui doivent leur demeurer interdits

Grignon, 1971 : 295-298

On retrouve cette mise en exergue du « concret » dans le discours des fondateurs des formations : « le code ne ment pas, si ça marche, ça marche, si ça ne marche pas, ça marche pas » (Entretien, Fondateur 3W Academy).

Ce type de discours prend notamment appui sur une initiative plus ancienne consistant à débarrasser l’informatique de ses composantes théoriques tout en valorisant symboliquement le code informatique.

Cette valorisation débute aux États-Unis dès la fin des années 1970 et passe par une sorte de glorification esthétique du code informatique, dont l’analyse a été systématisée par Camille Paloque-Berges (2009), et dont le texte fondateur est l’article de Donald E. Knuth (1974) : Programming as an art. L’image de l’informaticien n’est donc plus celle du scientifique ou de l’ingénieur. Elle fait place à la représentation de l’artisan logiciel théorisée dans l’ouvrage de Pete McBreen, Software Craftsmanship: The New Imperative (2002) ou encore dans The Pragmatic Programmer: From Journeyman to Master (1999), dont les deux auteurs Andy Hunt et Dave Thomas rédigeront des manuels consacrés au langage Ruby[5]. Cette opposition entre la figure de l’ingénieur et celle de l’artisan ne porte pas tant sur leurs statuts socioprofessionnels respectifs que sur les manières d’aborder les problèmes, et de s’opposer à une certaine division du travail dans les projets informatiques et dans la construction « d’usines à gaz ». Ce glissement depuis le Software Engineering vers le Software Craftsmanship vise à réhabiliter l’image et la position du développeur dans la division du travail, afin de s’opposer à la routinisation du travail à l’oeuvre dans ce secteur depuis les années 1970, mise en évidence par la sociologie du travail américaine (Kraft, 1977), ou encore à la perte d’autonomie (Ensemenger, 2011).

Cette valorisation de l’artisan du code ou « Hacker » restaure l’image du développeur, pour reprendre les termes d’Isabelle Collet, et réhabilite « la noblesse d’épée » de l’informatique face à une « noblesse de robe » essentiellement gestionnaire (Collet, 2004 : 46).

On peut cependant être surpris de la lecture française qui sera faite de ce Software Craftsmanship par les acteurs de la formation : ces derniers auront tendance à résumer l’opposition précédente en une opposition entre théorie et pratique, afin de mieux affirmer le côté « accessible » de leurs formations. Il s’agit ici de démontrer que le développement informatique n’est pas réservé aux ingénieurs, mais qu’il peut être ouvert à tous, avec comme argument principal que le « code s’apprend par la pratique ».

C’est ainsi que la formation Simplon.co, qui servira de modèle à la Grande École du Numérique, se présente comme une « fabrique d’artisans codeurs » (site Simplon.co) ou encore comme une « fabrique d’artisans numériques » (Rapport CNN, 2013 : 69).

En promouvant les aspects accessibles et pratiques de l’informatique, ces formations mettent également en avant l’aspect manuel de l’informatique, créant une analogie avec la distinction entre la mécanique théorique et la mécanique du garagiste. Il s’agit de mettre les mains dans le « cambouis » ou encore d’« ouvrir le capot » (fondateur Simplon.co). Par analogie avec la cuisine, le code informatique pourrait se résumer à une « recette » (Entretien, fondateur WebForce3).

Revalorisation via l’« aristocratie du code »

Si la figure de l’artisan sert à démontrer l’accessibilité de ces formations, c’est une autre figure, celle d’une élite du code informatique, qui a permis d’agir au stade politique pour institutionnaliser ces formations. Tout comme pour l’enseignement technique, où il s’agissait de réhabiliter une « aristocratie ouvrière » (Grignon, 1971 : 282) pour asseoir et légitimer ce type d’enseignement, nous avons assisté à une entreprise politique visant, dans le contexte français, à valoriser le statut des « codeurs ». Le rapport intitulé « Les développeurs, un atout pour la France », remis début 2014 au ministère des Petites et Moyennes Entreprises, de l’Innovation et de l’Économie numérique, et rédigé par Tariq Krim, entrepreneur et alors vice-président du Conseil national du numérique chargé des écosystèmes et de l’international, participe directement à cette revalorisation de l’« aristocratie du code ». L’objectif du rapport est de trouver des solutions à la contradiction selon laquelle « la France sait produire d’incroyables talents dans le Code, mais peine à en tirer pleinement parti ». L’auteur relate alors l’anecdote illustrant ce paradoxe : « Lorsque je travaillais dans la Silicon Valley, il y avait une rumeur persistante : derrière tout projet majeur, il y avait toujours un développeur français pas loin. Cette situation n’est d’ailleurs pas nouvelle. De nombreux pionniers de l’informatique sont français, mais, à l’instar de ses scientifiques, la France n’a jamais su ni les valoriser, ni les médiatiser » (Rapport Krim : 2).

Le principal travail de ce rapport consiste alors en un recensement précis de ces personnalités françaises du numérique à travers le monde. Tariq Krim en identifie ainsi 126 qui seraient diplômées, mais aussi autodidactes, laissant penser que ces succès sont à portée de main. « Ces "success stories" françaises proviennent d’ingénieurs formés dans nos meilleures écoles, mais souvent aussi d’autodidactes, comme Xavier Niel ou Octave Klaba, immigré polonais arrivé en France en 1990 » (Rapport Krim : 2).

Or, si l’on effectue un décompte précis de la formation scolaire des développeurs recensés dans cette cartographie, sur les 120 développeurs cités dont on a pu reconstituer le parcours, seuls deux sont autodidactes, les autres étant principalement diplômés de grandes écoles françaises : 11 polytechniciens, 8 normaliens, 6 centraliens, 14 diplômés de l’École nationale supérieure des télécommunications (dont 5 X-Telecom et 3 Telecom Bretagne), 6 de l’INSA, 5 d’EPITA et 9 d’EPITECH.

Parmi les six propositions du rapport, la première porte directement sur cette revalorisation symbolique « Prendre en compte le rôle essentiel des développeurs », deux autres portent sur le numérique dans l’administration, une troisième sur la fiscalité et une quatrième sur la délivrance de visas. La cinquième proposition concerne directement la formation, prônant la généralisation de formations courtes :

Pour remédier à cette pénurie de talents, il faudra continuer de former des ingénieurs, des profils bac +5, mais aussi des cycles courts : bac+2. On pourrait aussi mettre en place, en ciblant de manière prioritaire les banlieues, des « écoles du numérique » destinées à des jeunes de 18 à 25 ans « décrocheurs ». Ces dispositifs peuvent s’inspirer de réalisations existantes comme « Web@cademie », « 42 » ou « codeacademy.org »

Rapport Krim : 18

Comme nous l’avons vu, c’est effectivement cette formation Web@cademie qui servira de modèle à la GEN.

Cette revalorisation symbolique vise à ériger en exemple une « aristocratie du code » accessible à tous, car fondée sur l’ouverture. Elle est néanmoins le produit d’acteurs dominants et les personnalités prises en exemples ont elles-mêmes des dispositions scolaires bien différentes de celles détenues par les publics visés par les formations.

5. Mise en place institutionnelle de la Grande École du Numérique

L’année 2013, qui précède ce rapport, est très riche en rapports institutionnels qui entrent en convergence avec les thématiques et les objectifs proposés par la GEN. C’est le cas du rapport du Conseil national du numérique (Rapport pour une nouvelle politique d’inclusion, novembre 2013) qui met l’accent sur les questions d’accessibilité du numérique, mais également du rapport de 2013 du syndicat patronal Syntec Numérique, « Contrat d’études prospectives du secteur professionnel du numérique », qui pointe le doigt vers la pénurie de développeurs. D’autres acteurs tels que les sociétés savantes (comme l’Académie des sciences) proposent en 2013 un rapport sur L’enseignement de l’informatique en France qui préconise d’enseigner l’informatique dès le plus jeune âge.

En 2015, le rapport GEN entend donc créer des « dizaines d’écoles d’un nouveau genre » : « ayant saisi le potentiel immense de ces initiatives, et voulant adresser, au lendemain des attentats de janvier, un geste fort en direction de la jeunesse, sa priorité pour le quinquennat, le Président de la République a annoncé, dès février, la création d’une Grande École du Numérique permettant le plein développement de telles formations innovantes » (Rapport GEN : 7). Selon les rédacteurs du rapport, la GEN entend traduire une volonté présidentielle, avec deux objectifs. D’une part, il s’agit de combler la pénurie liée aux métiers du numérique et, d’autre part, d’utiliser le numérique comme un outil d’inclusion sociale. En effet, selon les deux rédacteurs du rapport rencontrés, c’est à la suite des attentats à Charlie Hebdo et à Vincennes que le chef de l’État de l’époque, François Hollande, aurait pris conscience des dérives liées à Internet et au numérique, et qu’il aurait formulé cette proposition. De manière plus précise, la lecture d’une note concernant le rapport Tariq Krim reçu au même moment aurait aussi été un élément déclencheur.

En fait, ce qui s’est passé, c’est que un jour, le Président de la République, qui avait vu une note passer sur l’enseignement du numérique, a dit : « voilà je veux créer la Grande École du Numérique ». Prenant en porte-à-faux Axelle Lemaire, qui pensait un projet à peu près similaire, à partir de la French Tech. Et donc au ministère ça ramait derrière, donc au ministère, il y avait la ville, du travail, de l’éducation nationale, et le secrétariat numérique

Entretien, corédacteur du rapport GEN

La lettre de mission du rapport du premier ministre le 24 mars 2015 explicite la demande : il s’agit de « favoriser l’insertion professionnelle des jeunes, en particulier celles et ceux qui ne suivent pas de formation et n’occupent pas d’emploi. Par ailleurs, la demande entend répondre aux opportunités d’emplois dans le secteur du numérique, en contribuant à la diversification des publics concernés et en renouvelant les approches pédagogiques » (Annexe rapport GEN). Il s’agit dans sa mise en place de former « 10 000 jeunes dès les trois premières années de création » (Ibid.).

Trois rédacteurs sont alors sollicités : Xavier Marquis (consultant et ancien responsable du Fafiec) est sollicité par le ministère du Travail, Gilles Roussel (universitaire en informatique et, à l’époque, président de l’université Paris-Est) par l’Éducation nationale et Stéphane Distinguin (entrepreneur qui préside le pôle de compétitivité Cap Digital) par le secrétariat au Numérique.

À l’origine, le projet est principalement pris en charge par le ministère de la Ville. À l’époque, Myriam El-Khomri est ministre de la Ville. Elle suivra ce dossier dans un second temps lorsqu’elle passera au ministère du Travail. Mais c’est surtout le cabinet d’Axelle Lemaire qui prendra en charge la mise en oeuvre de ce dossier, « certains dossiers qui ont été suivis par les quatre ministères plus Matignon plus l’Élysée, avec une très forte implication de l’Élysée » (Entretien rédacteur rapport GEN).

Dans ce rapport, les formations existantes font figure d’exemples et la formation Simplon.co occupe une place centrale. Elle est citée à 23 reprises, l’épigraphe du rapport est un témoignage d’un élève de Simplon.co et la présentation de la formation figure dans un encadré au début du rapport intitulé « Simplon.co : une fabrique à succès ! » (Rapport GEN : 17).

Les préconisations pédagogiques, si elles sont très lâches (« agilité, intégration, pair-à-pair, sérendipité, do it yourself, ouverture, autonomisation, boucles de rétroaction positive, expérimentation, plateforme, etc. »), sont largement inspirées de ce qui avait été promu par Simplon.co et explicité dans l’ouvrage de son fondateur Frédéric Bardeau (Bardeau et Danet, 2014).

Au sujet de la mise en place effective de la GEN, le choix d’un passage via la labellisation résulte en quelque sorte d’un compromis pragmatique :

[…] la volonté formulée par le Premier Ministre de labelliser une cinquantaine de structures dès octobre 2015 s’accorde mal avec la reconnaissance des formations par le cadre réglementaire actuel, en particulier via le Répertoire National des Certifications Professionnelles (RNCP). Il est donc proposé un schéma évolutif prenant en compte le cadre actuel de certification tout en permettant une mise en oeuvre opérationnelle rapide et un appel de fonds destiné à financer, le cas échéant, les formations

Rapport GEN : 34

La structure mise en place sera donc une structure de labellisation des formations et d’incitation au montage de formations, avec des subventions de lancement. Sont ainsi dénoncés la lenteur des processus de certifications RNCP, ainsi que leur manque de visibilité et de clarté. Le choix de la labellisation est donc un choix qui privilégie la lisibilité, et qui s’inscrit également dans la continuité d’autres dispositifs de labellisation mis en place par le secrétariat d’État chargé du Numérique avec la « French Tech » ou encore par l’Élysée avec « La France s’engage[6] ».

Ce processus institutionnel se fait en deux temps. Dans un premier temps s’engage un processus de labellisation par le comité de labellisation et, dans un second temps, se met en place un processus de financement par un comité de financement. Des formations peuvent ainsi être labellisées sans être financées.

D’autre part, dès que les formations le peuvent (à partir de trois promotions sortantes), la GEN incite ces formations à demander la certification RNCP, même si par la suite l’objectif est que la GEN « devienne organisme certificateur de son réseau de fabriques du numérique » (Rapport GEN : 35).

Les premières sessions de sélections seront assez lâches et consisteront dans un premier temps à labelliser les formations existantes, notamment celles citées dans le rapport. Le premier appel à candidatures pour la labellisation des formations est lancé en novembre 2015 et, parmi les 171 écoles labellisées, 11 sont des écoles Simplon.co. Ce sont les structures proposant un essaimage. Elles ont donc un poids plus important que les acteurs traditionnels de ce type de formation continue, tels que le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) ou des acteurs de l’éducation populaire comme les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA).

6. Quels résultats pour l’insertion professionnelle ?

Se posent ici explicitement les questions de l’insertion sur le marché de l’emploi et du statut accordé à ces futurs codeurs. En effet, si les chiffres d’insertion professionnelle affichés par les institutions, qui le plus souvent parlent de sorties positives, sont de l’ordre de 80 %, un examen plus fin auprès des anciens étudiants (en cours) présente des situations plus contrastées : recours massif au statut d’auto-entrepreneur, retour à l’emploi initial, reprise d’études dans un autre secteur, etc. En 2016, à partir d’une précédente expérience menée par Pôle emploi, la branche professionnelle des informaticiens via le FAFIEC[7] avait mis en garde contre les formations courtes à la programmation, dont les résultats étaient selon eux mitigés, et ceci, pour plusieurs raisons : « si ces formations permettent bien de doter les demandeurs des compétences nécessaires et des bases en programmation, elles ne permettent que la formation "d’ouvriers du code" qui sont en mesure d’appliquer des consignes de codage, mais qui ne sont pas réellement autonomes à la sortie, ce qui ne renforce donc pas nécessairement leur employabilité » (FAFIEC, 2016 : 153). Le FAFIEC fait alors le constat qu’il y aurait un décalage entre les profils créés et le besoin des entreprises, avec comme résultat un taux de retour à l’emploi relativement faible au regard du besoin exprimé.

À l’été 2017, la Grande École du Numérique a réalisé un bilan sur les premières formations financées et, notamment, sur l’insertion professionnelle des apprenants. Dans ce rapport qui repose sur des données déclaratives, les résultats montrent un retour à l’emploi de l’ordre de 40 % en trois mois (Bilan GEN, 2017 : 38), avec un taux d’emploi en contrat à durée indéterminée (CDI) de 25 % (Ibid. : 37). Ainsi, parmi les personnes qui ont trouvé un emploi, 16 % sont entrepreneurs avec, selon nos propres observations sur quelques organismes de formation (Vicente, 2017), un fort recourt à l’auto-entrepreneuriat. Six mois après la formation, ce taux d’insertion est de 64 % (Ibid. : 36). Il est cependant nécessaire de comparer ce taux avec les taux d’insertion observés à l’issue d’autres types de formations. Ainsi, selon Pôle emploi, ce chiffre est de 56 % six mois après toutes formations confondues (Pôle emploi, 2017). Même si le taux d’insertion des formations GEN est sensiblement supérieur, il reste néanmoins assez éloigné des attentes suscitées par la pénurie du secteur estimée à 50 000 personnes dans le secteur du numérique (Rapport ministère du Travail et al., 2016).

À la lecture de ces premiers résultats, il est également nécessaire de considérer que les formations de la GEN s’adressent à une population jeune. Or, là encore, en ce qui concerne les moins de 25 ans, le taux de retour à l’emploi après formation est de 62,6 % à l’échelle nationale (Pôle emploi, 2017) et est donc quasi similaire à celui présenté par la GEN.

Plus globalement, en se focalisant uniquement sur le code, ces formations prennent le risque, selon nous, de mettre l’accent sur le développement de compétences potentiellement obsolètes, car trop souvent dépendantes des langages informatiques enseignés. En effet, ces personnes formées en quelques mois bénéficieront certes du regain en matière d’image associée au code, mais feront difficilement partie de cette « aristocratie du code ». Le risque est alors d’exposer « régulièrement l’informaticien à être perçu comme un exécutant technique, donc substituable » (Poussou-Plesse et al., 2010 : 23) et, ainsi, de potentiellement l’exposer au chômage. En effet, comme Marc Zune (2006) a pu le démontrer : même pour les diplômés, il y a coexistence paradoxale d’une perpétuelle pénurie très médiatisée et de situations de chômage.

Conclusion

Reposant sur une idéologie technique spécifique d’inspiration californienne et principalement portée par des acteurs dominants, le processus de revalorisation symbolique du code que nous avons décrit et le travail d’investissement de forme institutionnelle ont permis de convaincre au plus haut niveau de la nécessité d’un tel dispositif. La mise en place rapide et l’ampleur de ces ambitions (former 10 000 personnes) peuvent surprendre. Concernant l’effet de cette « aristocratie du code », en suivant Claude Grignon, « on peut se demander si l’action d’inculcation à laquelle ont été soumis ceux qui ont quelque chance d’en faire partie ne les prédispose pas à rester, quoi qu’il arrive, les gardiens d’un ordre symbolique qui a toutes les chances de leur apparaître comme le seul ordre "pensable" » (Grignon, 1971 : 282). Au regard des premiers taux d’insertion des étudiants des formations courtes de la GEN, force est de constater que les principaux effets de cette politique de formation ont été davantage ressentis à un niveau symbolique via la réhabilitation de la figure du codeur qu’en termes concrets d’insertion professionnelle. La solution proposée qui repose sur une formation démocratisée au code informatique n’a donc pas encore provoqué les effets attendus en matière d’accompagnement de la « société numérique » annoncée.