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Si le travail indépendant est en soi loin d’être un phénomène nouveau, ses « nouvelles formes[1] », et l’apparition de « nouveaux » travailleurs indépendants qui va de pair avec elles, suscitent les interrogations et motivent les écrits des acteurs publics comme scientifiques (Abdelnour, Bernard, Gros, 2017). Le contour de cette population brille par son flou. Les travailleurs des plateformes en constituent probablement la figure la plus emblématique, mais une importante diversité de métiers et d’activités est en réalité touchée par la recomposition des échanges économiques qui s’appuie sur le numérique (Flichy, 2017). L’amplitude de ce phénomène est suggérée par la formule « d’ubérisation », entendue comme « le changement rapide des rapports de force grâce au numérique[2] ». Les interprétations sociologiques de ses conséquences sont diverses: tout en incarnant pour certains l’expression d’une contestation de la subordination salariale qu’il conviendrait de valoriser (Cingolani, 2016 ; Stiegler, 2015), l’ubérisation représenterait avant tout une forme de « salariat déguisé » (Bianquis, 2016) maintenant les travailleurs à la marge d’un système de protection sociale fondé sur le salariat (De Foucauld et Dulin, 2015 ; Cingolani, 2016). L’articulation de ces nouvelles formes de travail [qui ne sont jamais que de nouvelles manifestations de la « perte d’hégémonie de l’emploi classique » (Castel 2007)] avec le salariat est en effet essentielle si l’on pose la question des droits de ces travailleurs. Exerçant leur activité à la tâche, sur des bases souvent irrégulières, ces travailleurs seraient ainsi contraints à une incertitude des revenus comme des protections. La précarité désignerait ainsi un espace de l’emploi fait d’une discontinuité des situations de travail et, par conséquent, d’une discontinuité de droits motivant de nombreuses réflexions des chercheurs comme des pouvoirs publics[3]. Le portage salarial constitue, dans cette optique, une solution qui semble séduire un certain nombre d’acteurs politiques[4]. Alors que François Hollande affirmait en 2016, lors de ses voeux devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE), que le portage salarial « offre la souplesse nécessaire à chacun pour créer son activité sans avoir à créer d’entreprise », le député du Parti socialiste (PS) Laurent Granguillaume le classait sur son blogue parmi les « solutions permettant d’encadrer les nouvelles formes de travail indépendant », et Manuel Valls en faisait une des possibilités pour lutter contre le chômage des aînés lors de la conférence sociale du 8 juillet 2014.

En suivant le questionnement proposé par Marie-Christine Bureau et Antonnella Corsani (2014), qui analysent les transformations du salariat à travers le cas français des coopératives d’activité et d’emploi, nous choisissons de mettre l’accent sur les marges du salariat pour voir comment ce dernier se recompose et s’adapte à des façons de travailler transformées par l’évolution des relations entre client, employeur et travailleur. Le portage salarial permet à une population d’indépendants d’avoir accès au salariat et sépare la fonction d’employeur de celle de mobilisateur de main-d’oeuvre. De ce fait, il constitue une tentative d’adaptation de la protection sociale à des situations de travail et d’emploi qui sont perçues comme potentiellement précarisantes et déstabilisatrices des parcours. Les entreprises de portage salarial viennent ainsi rejoindre un ensemble de dispositifs de médiation qui, au sein du marché du travail, contribuent à mettre en relation une offre et une demande de travail, tout en revendiquant un rôle visant à tenir à distance la précarité des travailleurs (Marchall et Bureau, 2009). Cet article vise ainsi à interroger le rôle des entreprises de portage et leur articulation vis-à-vis de l’ubérisation.

Ce matériau permet tout d’abord d’engager une analyse des conséquences de l’ubérisation sur une population habituellement tenue pour être relativement préservée de l’ubérisation : les travailleurs des professions intellectuelles. En nous appuyant sur un dialogue entre les discours et les stratégies des membres permanents (et directeurs) des entreprises de portage salarial et ceux des travailleurs en portage salarial eux-mêmes, nous souhaitons ainsi mettre en évidence la tension sur laquelle repose cette domestication particulière de l’ubérisation : alors que les dénonciations de la dimension précarisante de l’ubérisation se font assez nombreuses pour justifier l’intérêt d’un rattachement des travailleurs au salariat, les rapports économiques que les entreprises de portage salarial contribuent à instaurer apparaissent davantage comme un prolongement de l’ubérisation que comme sa suppression. Il s’agit donc d’étudier le paradoxe selon lequel les entreprises de portage donnent à voir les limites de l’ubérisation tout en l’alimentant. Nous montrerons dans un premier temps que les logiques de justifications déployées par les promoteurs et défenseurs du portage salarial s’appuient principalement sur la perception des dangers de l’ubérisation et sur la revendication de sa domestication. Nous verrons ensuite comment l’exercice du travail à travers cette forme d’emploi implique, pour ceux qui l’utilisent, une dualisation des compétences entre compétences techniques et compétences entrepreneuriales donnant une place prépondérante à la maîtrise des outils numériques.

1. La justification du portage salarial comme outil de domestication de l’ubérisation

Bien qu’on en trouve les premières traces dès le milieu des années 1980 (Costa et al., 2007), le portage salarial attend l’ordonnance du 2 avril 2015 pour acquérir une véritable stabilité juridique. Cette reconnaissance législative vient ainsi achever un long processus au cours duquel ses principaux acteurs auront mobilisé « motifs moraux, critiques et justifications » (Boltanski, 2002) permettant de prouver la pertinence de leur activité face aux mutations du marché du travail. Prenant appui sur la valorisation conjointe des protections du salariat du mode de vie entrepreneurial, les entreprises de portage salarial ont trouvé, avec la transformation de la vie économique induite par le numérique et l’ubérisation, un terreau fertile pour rendre leur offre visible et attrayante. Souvent mis en débat dans la presse, le questionnement sur les transformations de l’emploi et sur les façons d’adapter des protections aux nouveaux travailleurs indépendants est l’occasion pour ces acteurs de défendre l’utilité de leur activité. La promotion de cette forme d’emploi s’est en particulier construite sur un rapport ambivalent au salariat : valorisation des protections que cette forme d’emploi offre ; critique du rapport au travail qu’elle instaure et de la subordination qu’elle implique. Émerge ainsi, de la part des directeurs des entreprises de portage, une remise en cause du salariat « classique », comme défini par les jurisprudences successives qui placent le lien de subordination en leur centre, au profit d’un salariat « libéré ». C’est donc tout d’abord par une mise à distance du lien de subordination que le portage salarial défend son utilité et sa place dans la vie économique. Dans un accord d’entreprise signé le 26 avril 2004 entre la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et l’entreprise ITG, un des leaders du secteur, on trouve ainsi[6] :

Traditionnellement, le lien de subordination se caractérise par le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et d’en sanctionner, le cas échéant, l’inexécution. Cette conception historique du droit du travail résulte de l’observation de relations de travail de type industriel. Mais à l’ère des services, du fonctionnement par projets et missions, et du conseil, le contenu et la matérialisation du lien de subordination ne peuvent plus être perçus qu’en termes négatifs, avec l’utilisation de formules telles que donner des ordres, contrôler, sanctionner, etc.

La préférence pour une forme d’autorité diluée, où l’autonomie dans le travail vient se substituer à la hiérarchie et à la consigne, est un classique de la littérature managériale (Boltanski et Chiapello, 1997). La posture de consultant vient ainsi incarner un rapport distant à l’entreprise, garantissant liberté et autonomie pour le travailleur. Ce rejet de la subordination pourrait laisser penser que les acteurs du portage salarial se font les simples relais de l’ubérisation. Les observations réalisées dans les locaux d’une entreprise de portage suggèrent toutefois un rapport plus complexe. Alors qu’un consultant intéressé par le portage salarial vient rencontrer le directeur d’une entreprise de portage parisienne, un de ses directeurs le reçoit et lui explique :

Nous en fait on part du principe que le salariat c’est à la fois le pire et le meilleur. Le pire c’est le lien de subordination, on pense que ça c’est plus nécessaire. Mais le meilleur c’est les protections permises par le salariat. Le chômage, la retraite… Donc nous on garde le côté protection, on enlève le côté subordination (sic).

Journal de terrain, mars 2016

Pour les défenseurs du portage salarial, la signature d’un contrat de travail avec une entreprise de portage salarial permettrait ainsi d’apporter une certaine sécurité à ces nouveaux travailleurs indépendants. Guillaume Cairou, président de l’entreprise de portage salarial Didaxis (une des cinq principales entreprises du secteur), habitué à prendre la parole dans les médias, affirme ainsi dans Le Monde du 4 avril 2016 : « Le portage salarial c’est l’ubérisation sans la précarisation du travailleur. Parce que le salarié porté est volontaire pour s’inscrire dans une démarche qui lui apporte la sécurité d’un contrat de travail – assurance chômage, prévoyance, mutuelle et la flexibilité de l’aventure entrepreneuriale[7] ».

Les arguments déployés pour la défense du portage salarial, tournés vers les travailleurs, mettent à l’honneur la possible réconciliation entre la sécurité du salariat et l’émancipation permise par l’entreprise individuelle. Cette entreprise se justifierait par le désir des Français de devenir indépendants et par leur capacité à se réapproprier un dispositif leur donnant de la liberté dans leur travail. Pour appuyer leur démonstration, les entreprises de portage investissent dans la production de connaissance démontrant la convergence entre leur offre et les aspirations des travailleurs. Les études produites par le think tank « Travailler autrement[8] » adossé à l’entreprise ITG visent, dans cette optique, à rappeler l’engouement suscité par l’indépendance. Le baromètre « travailler autrement », publié de façon régulière, est l’occasion d’affirmer que « 82 % des Français ont une perception positive du travail indépendant », ou que 86 % d’entre eux « estiment que le portage salarial est une solution intéressante pour devenir indépendant ». Dans un ouvrage au titre évocateur[9], Guillaume Cairou estime à son tour que l’émergence des plateformes numériques et des activités de conseil devrait permettre l’augmentation du nombre de travailleurs indépendants en France d’un million et demi. Les prises de position publiques de cet ordre ne sont pas rares pour les dirigeants des entreprises de portage, qui ont vu le poids de leur parole dans les discours médiatiques augmenter au fur et à mesure de l’histoire du portage salarial. Le graphique ci-dessous est issu d’une recension des articles de presse traitant ou évoquant le portage salarial[10]. Au-delà d’une augmentation globale du nombre d’articles abordant cette thématique, on constate au fil des années un accroissement de la proportion des articles donnant la parole à des membres de la direction des entreprises de portage (voir graphique 1).

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Alors que les témoignages de portés représentaient, jusqu’en 2008, une part importante des articles relatifs à cette forme d’emploi, les interventions entre 2009 et 2015 sont très majoritairement le fait de directeurs d’entreprises de portage ou du président du syndicat des entreprises de portage (ce dernier est systématiquement l’un des directeurs des plus grosses entreprises du secteur). L’organisation de leur argumentation suit bien souvent la même structure : la multiplication des formes d’activité qui, en-dehors du salariat, permettent à des personnes de générer des revenus. À l’exaltation de l’entrepreneuriat comme mode de vie et à la valorisation du salariat comme système de protection, leurs discours associent la mise en avant d’une solution pratique de mise en conformité avec la loi. C’est ce que présente ce dirigeant de société de portage, dans un numéro des Échos daté du 2 décembre 2008 :

Ils créent et développent des sites Internet, générant des revenus publicitaires qu’il faut bien déclarer à un moment. Ils sont alors souvent découragés par les problèmes administratifs que cela implique. D’où la création, en juillet 2005, de la société Webportage, basée à Pertuis, à quelques kilomètres d’Aix-en-Provence, pour « légaliser les revenus issus du Web ». Avec le portage, ils restent indépendants, tout en ayant un statut plus simple de salarié.

La valorisation du mode de vie des travailleurs indépendants et des protections offertes par le salariat se conjugue ainsi à un troisième argument, complémentaire : la critique des charges administratives que représente la création d’entreprise et la présentation d’une solution pour contourner ces charges. À l’ubérisation, les sociétés de portage empruntent la simplicité et l’autonomie que permettrait le numérique vis-à-vis de l’activité économique. Les procédures d’adhésion des portés vis-à-vis de ces entreprises sont en effet d’une simplicité qui rappelle l’auto-entrepreneuriat (Abdelnour, 2016) : en quelques clics, le porté peut choisir son entreprise de portage et signer avec elle une convention d’adhésion, à laquelle s’ajoutera un contrat de travail lorsqu’un accord aura été trouvé avec un client. Le peu de procédures administratives est ainsi régulièrement mis en avant par les portés comme un atout les ayant conduits à choisir le portage salarial. Ce portage leur permet de trouver rapidement une solution afin d’enregistrer de façon légale l’argent issu d’une mission. En rattachant ces travailleurs au salariat, les entreprises de portage revendiquent toutefois un dépassement de celui-ci par la sécurité d’un statut sans équivalent pour ces nouveaux travailleurs indépendants. C’est ainsi une version légère, largement informatisée et, en somme, ubérisée du salariat que proposent les entreprises de portage.

2. Le numérique comme soutien d’une ubérisation éthique ?

Les justifications proposées pour défendre l’utilité du portage salarial s’articulent ainsi autour d’une valorisation du mode de vie entrepreneurial et d’une volonté affichée de dépassement de l’ubérisation par un maintien dans le salariat. La façon dont se noue cette relation évoque toutefois un salariat qui s’affranchit de la plupart des normes qui en font la substance : suppression du lien de subordination, lien distendu entre l’entreprise de portage et le porté, etc. Cet apparent paradoxe s’explique par le caractère partiel de la remise en cause de l’ubérisation : alors que l’absence de droits de ces travailleurs est présentée comme un problème, la nature des relations économiques qui se nouent entre le travailleur et son client (courtes, ponctuelles, à la mission) est au contraire présentée comme un vecteur d’efficacité et de justice. En la matière, le rôle des entreprises de portage salarial n’est pas totalement négligeable : bien que les dirigeants des entreprises de portage présentent, en entretien, leur activité comme la mise à disposition d’une solution juridique et pratique pour un travailleur à qui est laissé l’entière autonomie de l’organisation de son travail, les entreprises de portage façonnent, par le mode de relation entre offre et demande de travail qu’elles favorisent, des façons de travailler qui interrogent les normes de la réalisation des prestations intellectuelles. En jouant un rôle de prescripteur (Steiner, 2017), elles élaborent un discours égalitariste selon lequel les chances de réussites des travailleurs trouveraient toutes à être satisfaites grâce à la numérisation des relations avec leurs clients. Elles participent en réalité au développement d’une ubérisation masquant un certain nombre de rapports de force entre le capital et le travail.

2.1 Le numérique comme appui à la construction d’un marché du travail parfait

La mise en avant de l’autonomie des travailleurs dans la défense de l’activité des directeurs des entreprises de portage salarial (voir partie précédente) trouve son origine dans deux principaux éléments : 1. la nécessité de se distinguer du contrat d’intérim et, par conséquent, celle de s’adresser à une clientèle spécifique, capable de trouver elle-même ses clients et exerçant dans des secteurs de prestations intellectuelles ; 2. la croyance assumée que l’autonomie de chacun des portés permettra, par l’intervention d’une sorte de main invisible, à l’offre et à la demande de travail de s’ajuster et à chacun des travailleurs d’obtenir des missions. Cette conception spécifique du marché du travail présente un caractère utopique qui trouve parfois à s’exprimer de façon explicite, et qui fait du numérique un outil permettant d’assurer une répartition homogène et équilibrée de la main-d’oeuvre, tout en apportant à ceux qui la mobilisent la flexibilité nécessaire à leur activité.

J’ai une utopie, c’est que tu arrives à la défense, il y a un scanneur en bas de l’escalator qui synthétise tout. Tu as un badge avec tes compétences techniques et psychologiques. Tu passes le badge et le scanneur te dit : « toi, Alexis, tu vas aller là-bas, travailler avec Bénédicte ». Comme un Club Med du travail. Ta mission dure six jours, six mois, tu rentres, tu te formes, tu auras peut-être un revenu.

Dirigeant adjoint d’une entreprise de portage salarial, diplômé d’une école de commerce

L’organisation de ce marché du travail par missions via la centralisation des données dans un « scanner » permettrait selon cet acteur la rencontre efficiente de l’offre et de la demande de prestations intellectuelles dans des conditions qui ressemblent beaucoup à l’idée que se font les économistes de la concurrence pure et parfaite : atomicité des acteurs, homogénéité de produits, liberté d’entrée et de sortie, libre circulation des facteurs de production, transparence de l’information (Pillon, 2015). La volonté d’élaborer ce « Club Med du travail » n’est pas sans rappeler la logique de la « construction sociale d’un marché parfait » mise en avant par Marie-France Garcia (1986). Souvent[11] issus d’écoles de commerce ou d’ingénieur, ces acteurs ne font certes pas explicitement référence à un cadre théorique de la théorie économique, mais on peut supposer que les dispositifs que ces acteurs proposent de mettre en place sont influencés par ces institutions où se rencontrent théorie économique néoclassique et usages des technologies numériques. La description, faite par le cofondateur de cette même entreprise de portage salarial, d’une plateforme sur laquelle offre et demande de travail pourraient entrer en contact illustre bien la façon dont une forme d’utopie économique se traduit en dispositif concret :

Donc là on est en train de créer un truc, un service qui s’appelle travail libéré[12] qui a pour objectif en fait de faire une rupture dans le marché de la prestation de service. Aujourd’hui il existe des plateformes qui vendent des missions. Des clients qui publient des missions dessus, des freelances qui s’inscrivent… Mais à chaque fois que le freelance fait une mission avec le client, il y a 10 % qui sont pris par la plateforme. Mais la plateforme, elle fait pas de salaire, elle fait rien. Elle fait juste la mise en relation. Donc nous on veut fournir ça gratuitement.

Reposant sur une critique des plateformes en tant que moyen d’exploitation de la main-d’oeuvre, on trouve dans le projet de plateforme alternative une continuité avec le répertoire de justifications invoqué pour défendre le portage salarial. La fabrique du salaire constitue ainsi un service permettant de se distinguer des plateformes dites collaboratives, mais qui sont en fait décrites comme des institutions ponctionnant de façon illégitime la valeur produite par le travailleur. Les entreprises de portage s’en distinguent et s’en rapprochent simultanément : elles s’en distinguent en intégrant la problématique de la protection sociale à leur fonctionnement ; elles s’en rapprochent en utilisant le numérique comme mode de pacification du marché du travail. La transparence permise par la publication des offres de missions et des profils des consultants permettrait ainsi un appariement entre offre et demande efficace et mettant à distance les rapports de concurrence entre les salariés :

Là on est en train de concevoir la plateforme mobile. En une dizaine de clics un donneur d’ordre peut publier une mission. Et depuis le début qu’on existe, nos portés sont sur notre plateforme Web. Avec leurs numéros de téléphone, leur adresse e-mail. Donc depuis le début n’importe quel client peut contacter directement un consultant de chez nous.

On a une méthode de référencement qui est tout à fait efficace. Tu mets un formateur en tel domaine sur Google, tu vas avoir quelqu’un de chez nous qui sort en premier, devant des boîtes de service en formation… Cette technologie-là, on la fournit à nos consultants et on les forme pour arriver à ce résultat-là. Et donc là aussi on veut faire une rupture et on veut que tout le monde, même des gens qui travaillent via nos concurrents, que toutes les prestations de service passent par notre plateforme gratuite. Que notre moteur de recherche qu’on va réussir à affiner soit aussi performant et aussi reconnu que celui de Google.

Pour ces travailleurs qui cherchent bien souvent à s’intégrer sur des marchés réputationnels (Menger, 2013), le référencement sur le Web est un enjeu de première importance pour lequel les entreprises de portage revendiquent de les armer. Tout en offrant un statut à leurs portés, ces dernières proposent ainsi aux portés de les accompagner à travers des formations qui placent en leur centre l’acquisition de compétences numériques. Sont ainsi proposées des formations pour « affirmer son identité de marque sur les réseaux sociaux », « construire efficacement sa communication visuelle », « utiliser les réseaux sociaux pour développer son activité » ou encore « optimiser son usage des réseaux sociaux ». En fournissant un statut aux portés et en les accompagnant dans la gestion de leur réputation numérique, les entreprises de portage s’affirment ainsi comme des plateformes éthiques participant à un fonctionnement efficace et prétendument juste du marché du travail.

2.2 Le métier d’indépendant ou la précarité comme compétence

Le rôle des entreprises de portage salarial dans la création de ce marché du travail parfait s’articule autour d’une tension centrale : alors qu’elles se présentent comme des outils permettant aux portés de s’adapter à l’exercice de leur travail sur des « marchés incertains » (Pilmis, 2013), leurs membres tendent à affirmer la prégnance d’une frontière séparant ceux qui sont adaptés à une économie ubérisée, où les clients s’obtiennent par la prospection et par l’usage de techniques de présentation de soi, de ceux qui ne le sont pas. Ceci transparaît bien dans le discours de cette commerciale, salariée permanente d’une entreprise de portage, qui gère les relations avec quelque 200 consultants.

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Tu arrives à reconnaître ceux qui vont faire un gros chiffre d’affaires des autres ?

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Ouais. Complètement. Quelqu’un qui a jamais cherché de boulot de sa vie, qui a toujours été dans la même boîte, ce qui est le cas pour beaucoup de gens de plus de 50 ans… Là je sais que ça va être compliqué. Des gens qui ont pas du tout cette notion de réseau aussi. Dès que je commence à dire, « oui, vous allez réseauter, rencontrer des gens ». Quand on me dit « ah bon, ça sert à quoi ? »… Bah plus tu parles à des gens, plus t’as d’opportunités à un moment donné de faire qu’on parle de toi (sic).

Fondée sur le parcours antérieur du salarié porté, la distinction entre le porté qui réussit et celui qui échoue se fonde ainsi, pour cette commerciale, sur une expérience de la précarité et de la recherche d’emploi. Cette expérience devient alors une compétence professionnelle à part entière, conditionnant la capacité du porté à trouver des clients. La distinction entre deux types de populations, celle qui est adaptée au portage et celle qui ne l’est pas, s’établit donc assez rapidement :

Il y a de tout dans le portage, c’est ça qui est marrant. Mais quand on est habitué on sait très bien qui peut être consultant et qui ne le peut pas. Moi je vois des cas passer… Certains coachs… Ouais t’es consultant, si tu veux, mais bon […].

Directeur adjoint d’une entreprise de portage salarial

En tant que prescriptrices, les entreprises de portage sont donc prises entre deux logiques contradictoires : l’affirmation que l’incorporation d’un certain nombre de réflexes propres à l’indépendant sont un moyen de stimuler la réussite commerciale d’un de leurs consultants d’une part ; la conviction qu’être indépendant ne s’apprend pas, « mais qu’il y a des individus faits pour ça » de l’autre. Sans opérer une « naturalisation des compétences entrepreneuriales » (Zimmermann, 2013) et bien qu’elles attribuent une partie de leur utilité à leur capacité à assurer ce changement de logiciel, les entreprises de portage ont bien recours à un classement séparant les compétents des incompétents, classement qu’elles peuvent elles-mêmes contribuer à alimenter. La critique que ces entreprises proposent de l’ubérisation fait donc face à une valorisation explicite des rapports économiques qui s’y déploient, y compris ceux souvent associés à la précarité. Le fait d’avoir connu une pluralité d’employeurs ou d’avoir connu des ruptures au sein de sa carrière salariale contribue à façonner des travailleurs performants sur ces marchés.

3. La diversification des compétences requises par les travailleurs en portage salarial

L’analyse des effets de l’arrivée de robots sur le lieu de réalisation du travail des caissières a déjà été l’occasion de constater que, loin de se limiter à entraîner un appauvrissement des compétences à mobiliser en situation de travail pour ces travailleuses, ce phénomène produisait une pluralisation des compétences à mobiliser (Bernard, 2012). Bien que la nature de la tâche accomplie par les portés dans le cadre de leur travail (délivrer une formation, rédiger un document, réaliser une prestation de conseil) rende la comparaison difficile, un phénomène du même ordre se donne à voir : les effets produits par l’émergence d’outils numériques et la médiation de l’accès aux droits par une plateforme induisent une pluralisation des compétences, que le terme de « compétence professionnelle » ne restitue qu’imparfaitement. En effet, celle-ci renvoie essentiellement à la réalisation technique du travail et tend à invisibiliser les compétences qu’il est nécessaire de mobiliser entre deux contrats sur un marché du travail pourtant constitué d’un fort renouvellement des relations entre clients et travailleurs. Nous préférons donc articuler la notion de compétence technique, qui permet au porté de satisfaire les exigences de son client définies par le contrat de prestation, et celle de compétence entrepreneuriale (Zimmermann, 2014), qui renvoie à la capacité du porté à trouver ses clients et à gérer ses relations avec eux (ce qui n’est pas fixé par le contrat de prestation) afin d’avoir une certaine visibilité sur son activité. Nous chercherons donc à montrer qu’en donnant une importance fondamentale aux compétences entrepreneuriales dans l’organisation quotidienne du travail, les différentes parties prenantes de la relation de portage contribuent à une transformation des compétences des travailleurs.

3.1 Trouver des clients à l’heure d’une économie numérique : entre gestion de la réputation et mobilisation du réseau

La centralité de ces compétences entrepreneuriales se laisse appréhender à travers les dispositifs que les portés mettent en place dans leur démarche de prospection. Pour la plupart des salariés portés, les missions décrochées avec des clients ne sont pas d’une durée suffisante pour disposer d’une visibilité supérieure à trois mois. Cette situation fait d’eux des prospecteurs permanents, invités à doubler leur activité professionnelle d’une recherche des clients potentiels et de l’entretien de leur réseau.

Il y a un tas de réflexes à avoir, qui ne vont pas de soi du tout. Par exemple, quand j’ai commencé, on m’a dit à la boîte de portage : « si vous travaillez vingt jours par mois, il faut que vous fassiez dix jours de prospection et dix jours de mission ». Et en fait c’est ça, il faut consacrer la moitié de son temps à chercher des clients. Ça prend beaucoup de temps.

Entretien avec Sophie, 45 ans, consultante RH

C’est ainsi tout d’abord en termes quantitatifs que la prospection et la recherche de contact avec les clients sont affirmées comme des éléments centraux du travail. Le temps passé à chercher des missions ou à entretenir son réseau est ainsi conçu comme un temps de travail à part entière, aussi important que celui passé à réaliser des missions. La mobilisation des techniques de démarchage n’est toutefois pas quelque chose qui s’avère payant de façon systématique. Cette « chief happiness officer » raconte par exemple : « Moi je prospecte, j’ai déjà envoyé 1 500 mails quand même, mais ça ne marche pas, j’ai pas de retour. En fait quand vous envoyez des mails comme ça à des gens que vous ne connaissez pas, ça marche pas. Il faut avoir un réseau en amont. Il faut d’abord que les gens vous connaissent. Et ça, ça prend du temps (sic) ».

La place du « réseau », outil invisible mais nécessaire au développement d’une activité, est ainsi présentée comme fondamentale. Lors des réunions d’information ou des formations proposées par les entreprises de portage, durant lesquelles des salariés permanents de l’entreprise de portage ou des formateurs engagés pour l’occasion présentent le fonctionnement du portage salarial à des travailleurs intéressés par cette forme d’emploi, il est ainsi souvent mentionné la proportion des missions que l’on trouve par recommandation : « Il y a une étude qui est sortie, faite par Pôle emploi, et qui dit que 80 % des missions qu’on trouve sont apportées par la recommandation. Donc vous devez vraiment vous dire qu’avoir un réseau c’est important, il faut l’entretenir. »

Les outils numériques sont appréhendés comme un des principaux outils de la construction du réseau. La construction d’un site Internet, la gestion d’un profil LinkedIn sont ainsi souvent convoquées comme des moyens de se constituer un réseau sans avoir à faire de démarchage. Cette dimension de l’activité qui implique une présence sur les réseaux numériques pousse les portés à développer des stratégies de présentation de soi (Goffman, 1973) pour maximiser les chances d’entrer en contact avec un client. C’est par exemple le cas de ce consultant en analyse comportementale, qui est titulaire d’un bac+5 en intelligence économique mais qui peine à trouver des missions et dont le principal revenu est aujourd’hui le RSA : « Moi, ma stratégie, c’est de produire du contenu sur LinkedIn, de publier le plus possible. Là tu vois, je viens d’écrire un article sur l’évolution du marché du travail, bon ça montre aux gens ce que je sais faire. Et ça a été vu plus de 2 000 fois. Donc l’idée c’est de se dire que ça peut se convertir en mission ».

Cette gestion de la réputation numérique (Georgy, 2017) devient alors partie intégrante du travail du porté, qui investit en temps, mais aussi parfois en argent pour être présent dans des espaces numériques favorisant la visibilité de son activité. Pour cette psychopraticienne, ancienne fonctionnaire de l’éducation nationale et en disponibilité depuis cinq ans pour exercer son travail à travers une entreprise de portage salarial, être présente sur les annuaires numériques de la profession constitue un enjeu important pour se constituer une clientèle.

Je suis dans plusieurs annuaires qui m’ont répertoriée je ne sais pas comment parce qu’ils se pompent les annuaires des uns des autres pour grossir leurs fichiers. Et puis moi je me suis inscrite personnellement dans deux annuaires des Pages jaunes sur lesquels j’ai mon adresse et mon site, ça me coûte 175 euros par an mais je pense que je pourrais négocier pour avoir encore moins cher. Parce qu’en fait j’ai appris il y a pas longtemps que c’est vraiment à la tête du client. C’est scandaleux. La première année, j’avais payé 900 euros les Pages jaunes et j’avais une copine qui faisait ça, qui était enseignante comme moi avant et qui voulait absolument mettre tous les atouts de son côté pour pouvoir gagner 2 500 euros par mois dès le début. Elle exerçait dans Paris. Donc elle s’était dit : « je vais payer très cher les Pages jaunes » mais elle voulait être la première qui apparaisse quand on cherche « psy dans le 15e », donc elle payait 2 500 euros pour pouvoir être sur la première page, voilà.

La réputation numérique constitue ainsi un canal par lequel se déploient la concurrence et la hiérarchie entre les professionnels en portage salarial. Mais chez les professionnels en portage salarial, contrairement à ceux des plateformes telles qu’Uber, la hiérarchie n’est pas le résultat des notes des utilisateurs. Elle se déploie à travers une série d’annuaires et d’espaces numériques dont la maîtrise constitue une réelle compétence pour le salarié porté. Ce dernier dispose d’une marge de manoeuvre dans la négociation du tarif de sa visibilité, et peut arbitrer entre des stratégies plus ou moins agressives, sans toutefois disposer de certitudes sur le retour sur cet investissement :

Mais en fait, à un moment donné j’ai dit moi ça m’intéresse pas. De toute façon ma clientèle à chaque fois que je posais la question aux gens : « vous venez comment ? », c’est le site EMDR, pas les Pages jaunes. Donc je me suis dit l’année d’après, je vais rester dans les Pages jaunes parce que c’est un peu un incontournable, bien qu’ils m’amènent aucun client, mais la formule minimum, 75 euros. Et de temps en temps j’ai un client qui arrive dans les Pages jaunes mais c’est très épisodique. Bon c’est pas grave on n’est pas à 75 euros près. Même si dès fois si, on est à 75 euros près. Là en septembre je flippais en me disant: « je vais être à 75 euros près » (sic).

L’injonction à l’autonomie qui s’impose donc au porté, et qui le pousse à déployer des stratégies dont il ne possède qu’une maîtrise imparfaite, peut s’avérer source d’instabilité financière, d’autant plus que les besoins de visibilité de son activité sont souvent les plus prégnants chez ceux qui peinent à trouver des clients. Le porté partage alors beaucoup de points communs avec l’entrepreneur, puisqu’il lui faut prendre des décisions reposant sur des anticipations, qui ne sont pas sans évoquer le rapport à l’activité que contribuent à instaurer des dispositifs de calcul tels que les plans d’affaires.

3.2 Dématérialisation du travail et recomposition de l’autorité : le porté, salarié et patron à la fois

En plus d’une nécessaire maîtrise de leur stratégie numérique, les portés sont amenés à mobiliser des compétences d’autodiscipline spécifiques à cause de l’autonomie dans laquelle s’exerce leur travail. Porter le regard sur des travailleurs qui, pour la grande majorité, réalisent des prestations intellectuelles permet de complexifier la lecture de l’exploitation de la force de travail que l’exemple de Uber et d’autres plateformes numériques incite à adopter. Très souvent propriétaires de leurs moyens de production (un ordinateur et une connexion Internet), les travailleurs en portage salarial ont ceci de particulier qu’ils proposent à leurs clients du savoir plutôt qu’un service matériel. La commercialisation de cette « matière savoir » (Zukerfeld, 2017) implique ainsi un autre mode d’organisation du travail et de mesure du travail que celui de services comme le transport de voyageurs ou la mise à disposition d’un appartement. Que le savoir soit ainsi l’objet central des échanges induit deux principales conséquences sur la mise au travail des portés : la présence permanente de l’outil de travail au domicile du porté, et, par là, le brouillage entre vie personnelle et vie professionnelle ; la déconnexion potentielle du travailleur vis-à-vis du reste de l’entreprise. Cette forme d’organisation du travail n’est pas sans rappeler celle du télétravail (Rey et Stikinoff, 2006). Mais elle s’en distingue néanmoins par l’absence d’un temps de travail de référence encadré et par la présence d’une autorité, le client. À la différence de l’employeur, le client effectue un contrôle du résultat et non du temps de travail. Le porté se trouve ainsi amené à déployer, pour encadrer son propre travail, des dispositifs qui font de lui à la fois celui qui réalise le travail, et celui qui en contrôle la productivité et les horaires, sous la contrainte du client. Le cas d’Aurélia est emblématique de cette double incidence. Styliste, elle travaille depuis deux ans, par l’intermédiaire d’un contrat de travail en portage salarial, avec une entreprise coréenne. Restée en banlieue parisienne où elle loue un appartement, elle raconte ainsi l’organisation qu’elle met en place dans la réalisation quotidienne de son travail :

Aurélia : J’ai une pièce dédiée, mais j’aimerais bien que ce soit en dehors de chez moi.

Enquêteur : Ne serait-ce que pour sortir ?

A : Voilà, sortir, marcher, aller quelque part pour le travail. Parce que là quand arrive le week-end, on a travaillé toute la semaine on sait même plus qu’on est le week-end. Puis on est toujours attiré par l’ordinateur pour savoir quel mail on a reçu, ce qu’on doit faire. Il n’y a plus de séparation entre le privé et la vie du travail.

E : Vous ne vous imposez pas de règles, par exemple sortir dehors avant de commencer la journée de travail ?

A : Si, si, je le fais, mais il y a des fois où c’est pas possible (sic).

En relation avec son client coréen, Aurélia se heurte en effet au problème du décalage horaire. Ce dernier (il est sept heures plus tard à Séoul) lui impose de commencer sa journée de travail relativement tôt pour répondre, avant onze heures, à « tous les mails, toutes les questions, gérer tout ce qui est administratif ». À la fin de sa « journée de travail coréenne », commence ainsi une seconde journée de travail consacrée à la création, une journée qui peut parfois durer « jusqu’à minuit ». Se réapproprier la maîtrise de son temps de travail implique de déployer des dispositifs de discipline et de mesure de sa propre activité qui sont plutôt réservés à ceux qui disposent d’un fort pouvoir de négociation et qui exercent des missions plus courtes. C’est ce que fait Jean-Luc, conseiller culinaire en portage salarial de 55 ans :

Moi quand je travaille pour un client, je sais exactement combien de temps je lui consacre. Je m’installe à ma table avec un chronomètre, et tout le temps que je lui facture, c’est du temps que je passe vraiment à concevoir une recette, revoir la stratégie de son restaurant… Et quand je reçois un appel qui ne concerne pas ce client, je coupe le chronomètre.

Faire rentrer le chronomètre et la surveillance du travail au domicile du porté est ainsi une façon d’objectiver le travail réalisé pour le client, pour pouvoir justifier auprès de lui le tarif demandé. On retrouve des dispositifs d’autodiscipline comparables lorsqu’il s’agit de s’imposer le déploiement de démarches commerciales :

Moi, pour me forcer à prospecter je me suis dit : « il faut que je fasse au moins trois actions commerciales dans ma journée ». Et à la fin de chaque journée, je rédigeais un mail que je me préparais à envoyer à ma conseillère [NDA : la portée était rattachée à une couveuse au sein de laquelle une conseillère l’accompagnait dans sa démarche de création d’activité]. Je l’envoyais pas, mais au moins je voyais si j’étais fière de moi ou pas à la fin de la journée (sic).

Cet exemple illustre bien le processus de création d’autorité auquel les portés ont recours pour tenter de recréer une maîtrise de leur temps et de leurs conditions de travail. Que ce soit par l’usage du chronomètre ou par la construction d’une figure d’autorité à qui rendre compte de ses actes, la dématérialisation des relations de travail par le numérique impose donc le déploiement de nouvelles compétences qui placent le porté dans une situation ambivalente, à la fois main-d’oeuvre et contremaître qui surveille l’exécution du travail.

Conclusion

En portant le regard sur les travailleurs des professions intellectuelles en portage salarial, cet article tente de montrer les relations entre numérique, statut d’emploi et conditions de travail dans un contexte d’ubérisation des relations d’emploi. L’émergence des entreprises de portage salarial en tant qu’intermédiaire donne à voir un rapport ambivalent à l’ubérisation. Nourries d’une critique de l’ubérisation qui voit dans ce phénomène un vecteur de précarité, ces entreprises se font les défenseuses du salariat comme mode de sécurisation des parcours professionnels des nouveaux travailleurs indépendants que la protection sociale peine à intégrer. L’extension du salariat à cette population permet ainsi de créer des « salariés » au sens juridique du terme, tout en prolongeant la nature des rapports économiques qu’instaure l’ubérisation. La conception du marché du travail comme d’un espace où, avec l’appui notable du numérique, offres et demandes de travail s’ajustent de façon à limiter les inégalités, de même que la promotion de la figure du travail autonome qui, libéré de toute subordination, pourrait accéder à un épanouissement du travailleur, sont des discours qui appartiennent en effet assez largement aux défenseurs de l’ubérisation et de la généralisation des statuts d’indépendants. Ces discours alimentent une recomposition des relations entre travailleur, employeur et client. Débarrassé de l’obligation de fournir du travail à ses salariés, l’employeur (les entreprises de portage) se reconvertit en prescripteur des comportements à adopter et en fabricant du salaire. Le travailleur se trouve de ce fait investi d’une double responsabilité, qui exige une diversification de ses compétences: 1. il lui appartient tout d’abord d’élaborer des stratégies de prospection dont il est rarement certain de maîtriser l’ensemble des dimensions ; 2. il lui revient ensuite, faute d’un contrôle exercé sur la réalisation de son travail, de déployer des mécanismes d’autodiscipline afin d’organiser son temps de travail, et une séparation entre vie personnelle et professionnelle qui tend à s’effacer.

La critique de l’ubérisation dont les entreprises de portage se revendiquent porteuses peut finalement être comprise comme une manifestation de la capacité du capitalisme à intégrer les critiques qui lui sont faites (Boltanski et Chiapello, 1997). En plaquant le statut de salarié sur des situations de travail qui peinent à recevoir une protection sociale, les entreprises de portage salarial affirment sécuriser des relations marchandes dont elles contribuent, par ailleurs, à renforcer la logique. La centralité de la critique sur les droits des travailleurs possède ainsi pour symétrique la défense de marchés réputationnels (Menger, 2013), et dont le caractère égalitaire peut assez largement être sujet à caution.