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Lorsque j’ai aperçu ce bouquin au titre évocateur sur les rayons de la Librairie des sciences politiques à Paris, je l’ai pris avec enthousiasme me disant que cette lecture serait rafraîchissante : enfin quelqu’une qui, comme moi, voyait dans le genre un despote pas du tout éclairé. Hélas! J’ai vite déchanté…

L’ouvrage de Marie Duru-Bellat porte sur le genre (il va sans dire!) en tant qu’il constitue un dispositif de re/production des inégalités entre les femmes et les hommes. L’auteure y défend la thèse suivante (p. 19) :

[M]ême si la notion de genre reste nécessaire en termes de mobilisations (du groupe des femmes) et bien sûr de recherche, comme outil analytique, il faut résister à la psychologisation croissante, du genre. En particulier, exalter les identités de genre constitue le principal vecteur de la recomposition de la domination masculine, qui entretient ses formes symboliques et la présente sous un jour acceptable.

Cette thèse interpelle un vieux dilemme, celui qui oppose affirmation et assimilation : vaut-il mieux être visible ou disparaître dans la masse? Duru-Bellat opte pour l’effacement : selon elle, il importe de « dissoudre » (p. 19) le genre afin que tout être humain ainsi libéré puisse exprimer sa vérité profonde – pour reprendre une idée de Foucault dont elle s’inspire – par-delà tout carcan identitaire.

Duru-Bellat explore sa thèse relative à la constitution, à l’économie de fonctionnement et à la pérennité du genre en privilégiant l’informel, le non-dit, le routinier, le tenu-pour-acquis, bref les dispositifs hégémoniques et performatifs qui font et perpétuent le genre. Elle s’intéresse ainsi aux valeurs, symboles, normes, émotions, discours, pratiques, habitudes, etc., qui, dès l’enfance, sculptent les esprits et les corps selon les diktats du genre. Pour l’essentiel, son cadre théorique emprunte à une littérature somme toute classique et fidèle au courant de pensée majoritaire (mainstream) sur la socialisation et les rôles sociaux, les stratifications et les hiérarchies sociales, l’égalité et la/les différence/s, la discrimination… Nationalisme intellectuel oblige, elle en réfère aux inévitables Bourdieu et Foucault, tout en conviant à sa réflexion les Butler, Delphy, Mathieu, Rich, Rubin, Tabet et Wittig – mais sans pourtant les mettre pleinement à contribution dans son analyse.

Cinq chapitres composent l’ouvrage. Les deux premiers se consacrent à la transmission et à l’assimilation du genre par les enfants ainsi qu’à sa rétention par les adultes. « Apprendre son genre », titre du premier chapitre, est l’occasion de revisiter quelques fondamentaux de la sociologie de la famille, de voir dans l’école et les médias des terreaux de socialisation au genre, d’appréhender l’adolescence comme un moment privilégié où le genre déploie pleinement sa tyrannie, de saisir l’emprise au quotidien des stéréotypes de genre, d’envisager les répercussions au défaut de se conformer aux commandements du genre, entre autres. Le deuxième chapitre, « Exécuter son genre », poursuit sur la même lancée sociologique, cette fois en privilégiant les adultes, notamment leur inscription dans les rôles de genre. Ce chapitre est déjà plus perspicace que le premier, en cela que Duru-Bellat y adopte un ton davantage critique – j’ose écrire « féministe ». Ainsi, elle réfléchit aux rôles féminins, plus précisément aux contraintes nombreuses qui les définissent et les tissent, par exemple, quant à la liberté restreinte qu’ils réservent aux femmes, aux obligations de beauté auxquelles ils les assujettissent, au regard de la sexualité hétéronormative qu’ils prescrivent, sans compter les impératifs d’excellence qui étouffent littéralement les mères.

Les troisième et quatrième chapitres quittent, en quelque sorte, le terrain des manifestations empiriques du genre pour explorer les dispositifs idéologiques qui le sous-tendent et le légitimisent. Intitulé « La nature du genre », le troisième chapitre examine le discours de la « Nature » et le processus de « naturalisation » qu’il produit – le genre comme un donné de la Nature et non de la Culture. Comment, en effet, en vient-on à décréter qu’un phénomène est « naturel », au sens où il serait le résultat de processus immanents au corps (à sa physiologie, à ses hormones, etc.), alors qu’il découle d’un formatage socioculturel? Par « nature » il y aurait deux sexes, mais c’est oublier que cette catégorisation/discrimination est, en soi, une pratique sociale! Le quatrième chapitre constitue, il me semble, le coeur de cet ouvrage – mais peut-être est-ce en raison de ma formation de politologue. En effet, Duru-Bellat adopte ici une approche plus près des sciences politiques en pensant le genre en termes de rapports de pouvoir. D’un côté, le genre est identité, confectionnant les femmes et les hommes, le féminin et le masculin et, de manière plus précise, des femmes féminines et des hommes masculins – et gare à qui dérogera à ces deux options. De l’autre côté, ces identités ne sont pas neutres mais s’inscrivent dans des rapports de pouvoir caractérisés par la hiérarchie et la contrainte : le féminin l’est d’autant plus qu’il est dominé et le masculin qu’il est dominant. Les choses ne sont sans doute pas aussi simplistes et linéaires, mais quiconque pose un regard le moindrement attentif sur la société relèvera des manifestations empiriques de cette équation.

Le cinquième et dernier chapitre, « Libérer, magnifier ou dissoudre le genre? », prend appui – au fond – sur le sempiternel dilemme entre différentialisme et universalisme : d’une part, admettre que « hommes et femmes sont aujourd’hui effectivement différents » ou, de l’autre, privilégier « le principe d’une égalité abstraite entre les individus, au-delà de leurs caractéristiques concrètes » (p. 236). Je suis toujours étonnée de constater le capital d’adhésion dont bénéficie encore et toujours l’universalisme auprès des Françaises (et des Français). Si tout le monde (ou presque) s’entend sur l’idée d’une égalité abstraite entre les personnes, le fait est que les vies humaines ne sont pas des abstractions et se trouvent en grande partie contraintes par les « caractéristiques concrètes » des corps qui les portent. Sans étonnement, Duru-Bellat soutient l’option universaliste, ce qui l’amène – entre autres – à rejeter les pratiques d’écriture inclusive, au motif d’un « risque d’essentialisation », au profit d’un « masculin neutre ». J’avoue ne pas comprendre en quoi le « masculin neutre » est neutre, c’est-à-dire en quoi il ne constitue pas une pratique hégémonique de domination du masculin, en quoi il désigne autant les femmes que les hommes et en quoi il n’orchestre pas l’effacement des femmes de l’espace public du discours. Comme la transsubstantiation, peut-il faut-il simplement y croire… Bien sûr, si je lis « Les plombiers du Québec sont en grève », je comprends très bien que les plombières le sont aussi! Mais taire ces dernières envoie le message qu’un préalable non écrit à ce métier est d’être un homme, du coup n’invitant pas les femmes à devenir plombières, voire coupant court aux influences que celles qui le sont pourraient avoir à titre de modèles de rôles. Le langage n’est pas neutre!

La tyrannie du genre se révèle un livre décevant. L’argumentaire n’est guère novateur et passe sous silence un riche bagage de savoirs sur le genre issu du féminisme, des théories queer ainsi que des études sur le genre et les sexualités. Qui plus est, il cache mal une orientation résolument hétérosexiste. En voici un exemple : « Si les femmes ont le devoir d’être belles, c’est parce que séduire les hommes est un enjeu, non seulement pour elles-mêmes mais pour la société qui doit assurer sa reproduction » (p. 108). Pendant un instant, j’ai cru que j’étais à lire un guide d’économie domestique… L’hétérosexualité est au coeur de ce que j’aime nommer le « régime du genre » (par référence à l’idée de totalitarisme, type de régime politique qui traduit ma lecture du genre), et il me semble que tout questionnement qui se veut critique du genre (c’est du moins sous cet angle que j’interprète le titre de l’ouvrage de Duru-Bellat) doit mettre au jour et remettre en question la position hégémonique dont jouit, dans nos sociétés, la culture hétérosexuelle (pour emprunter à Tin), de même que son corollaire l’homonormalisation (l’enrôlement de certaines lesbiennes et de certains gais dans le mode de vie hétérosexuel).

Duru-Bellat formule aussi un certain nombre d’affirmations qui m’ont laissée songeuse. Par exemple, elle avance qu’« il est difficile de ne pas admettre que les hommes sont opprimés par le système de genre » (p. 257). Je comprends très bien cet argument en cela que le genre est contrainte – pour les femmes et pour les hommes. Cela dit, je crois que beaucoup d’hommes tirent de nombreux avantages collatéraux du régime du genre. Affirmer que « les hommes sont opprimés par le système de genre » revient à faire d’eux des victimes d’un régime qui, la plupart du temps, leur fait la part belle : le genre leur réserve la plupart des postes de pouvoir dans la société, un quasi-monopole sur la propriété, de meilleurs revenus qui les prémunissent contre la pauvreté et le lot des affres qu’elle emporte; il leur permet une plus grande mobilité dans l’espace – de jour comme de nuit, les préserve grandement des violences sexuelles les plus abjectes, leur confère les plus nobles épithètes symboliques (Bourdieu 1998 : 17). Je ne nie pas que certains hommes soient opprimés par le régime du genre, mais je dis qu’ils sont plus susceptibles que les femmes d’en tirer bénéfice.

Pour qui vise une introduction de lecture agréable et presque romanesque au régime du genre, La tyrannie du genre est de mise. Cependant, pour qui cherche une analyse critique aux saveurs plus radicales, alors il faut passer son tour.