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En s’intéressant au « genre de la fonction publique », Sylvie Schweitzer, professeure émérite d’histoire contemporaine à l’Université Lyon 2, poursuit son exploration de l’histoire du travail des femmes, entamée au début des années 1990 (Schweitzer 2002 et 2010). Elle cherche à comprendre « comment, professionnellement comme socialement, se sont articulées des hiérarchies genrées où, toujours, le masculin est supérieur au féminin, où, très longtemps, il a semblé impossible qu’une femme domine des hommes en les dirigeant » (p. 7). Dans cette perspective, l’étude de la place des femmes au sein de l’appareil d’État offre un éclairage particulièrement pertinent. En effet, si la mixité des postes est inscrite dans la loi et dans la Constitution française depuis 1946, la réalité s’en éloigne fortement. Ce n’est qu’en 2012, sous la pression des institutions européennes, qu’une loi (dite Sauvadet) s’attache à infléchir ce plafond de verre par l’instauration d’objectifs chiffrés pour la nomination des femmes parmi les cadres de la fonction publique – au moins 30 % pour 2017. Autant dire que l’État, puissant prescripteur de normes, n’est en rien exemplaire en matière d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes.

L’inspection du travail, corps d’État créé en France à la fin du xixe siècle[1], justement chargé du contrôle de l’application des lois dans les entreprises, représente un espace d’investigation remarquable pour saisir la genèse de ces inégalités. Ouverte aux femmes, la fonction d’inspectrice du travail permet à celles-ci, au cours des années 1890, d’être parmi les femmes actives détenant le plus de pouvoir – un pouvoir « paradoxal, puisque, n’étant ni électrices, ni éligibles, elles ont en charge de faire appliquer des lois dont elles n’ont pas l’initiative » (p. 9). L’ouvrage de Schweitzer redonne chair et voix à ces femmes ignorées, généralement absentes des travaux en sciences sociales portant sur ce corps d’État (Viet 1994; Robert 1998). Pour mener à bien son enquête, elle s’est attelée à reconstituer l’histoire professionnelle des 177 inspectrices recrutées entre 1878, date correspondant aux premières embauches, à l’initiative du département de la Seine, et 1974, au moment où les trois corps d’inspection – du travail, de l’agriculture et des transports – sont fusionnés et qu’une nouvelle loi rappelle l’obligation de mixité dans la fonction publique. Pour construire cette prosopographie, Schweitzer a, en association avec d’autres chercheurs et chercheuses et des membres du Comité d’histoire du ministère du Travail, croisé différentes sources parmi lesquelles les annuaires professionnels, les dossiers de carrière, les rapports et les enquêtes rédigés par les inspectrices. Si les résultats de cette recherche au long cours ont déjà fait l’objet de publications (Schweitzer et Beau 2008; Beau et Schweitzer 2011), ils trouvent dans cet ouvrage matière à s’épanouir, enrichis par des entretiens réalisés en 2011 et 2014.

Le livre est organisé en deux parties chrono-thématiques, sous-divisées chacune en deux chapitres qui s’intéressent d’abord aux profils des inspectrices avant de préciser en quoi « inspectrice n’est pas inspecteur » (p. 17), soit les formes spécifiques de leur recrutement, de leurs activités ainsi que de leurs mobilités professionnelles et géographiques.

La première partie, la plus fournie, correspond à la période 1878-1940, c’est-à-dire celle de l’inégalité de droit inscrite dans les textes entre inspecteurs et inspectrices. Tout en percevant une rémunération identique à celle de leurs collègues masculins – situation inédite dans la fonction publique à cette époque –, les inspectrices du travail n’exercent assurément pas le même métier que les inspecteurs. D’une part, leurs concours sont spécifiques et le nombre de postes qui leur est réservé, très réduit; ils sont tous situés dans les plus grandes villes. Par ailleurs, leur secteur d’intervention est limité à la surveillance des ateliers employant des femmes et des enfants et exclut les industries où sont employés des hommes ou qui font l’usage de machines. Comme c’est le cas dans les fonctions d’inspection dans l’enseignement primaire, dans les prisons, dans les salles d’asile, le pouvoir de contrôle et d’autorité des inspectrices n’excède pas les espaces dits féminins.

Le premier chapitre de cette partie met en évidence l’origine sociale et les motivations professionnelles de ces premières inspectrices. Celles qui sont recrutées par le département de la Seine dès 1878, avant même la création du corps d’État, sont issues de milieux aisés; elles font alors partie des rares femmes qui ont pu suivre un programme scolaire et obtenir le brevet supérieur. Cependant dès le premier concours, cinq ans plus tard, le recrutement se diversifie et s’ouvre à la petite classe moyenne. Filles de forgeron, de serrurier, de jardinier ou d’enseignant du primaire, elles sont majoritairement institutrices quand elles se présentent à ce concours. Quelle que soit leur origine sociale, elles semblent partager une forte motivation, certaines soumettant leur candidature plusieurs fois au concours, ouvert sous conditions d’âge (de 26 à 35 ans) et, par ailleurs, très sélectif. Sans négliger la promotion en fait de salaire et de pouvoir que peut représenter cette profession, ces candidates auraient surtout en partage des « motivations militantes, ancrées dans la défense des faibles et spécialement des femmes » (p. 32). Schweitzer observe ainsi que nombre d’inspectrices, surtout celles qui sont issues des classes aisées, appartiennent à différents mouvements, comme la section Travail du Conseil national des femmes françaises (Cnff) ou encore Alphonsine Valette-Goudman, connue sous le nom de Aline Valette, féministe et socialiste. Plusieurs connaissent bien des cercles républicains, favorables à l’égalité des sexes et à l’émancipation des femmes, et aux réseaux réformateurs en faveur du droit du travail. Le choix de l’inspection du travail peut alors être envisagé comme « une professionnalisation des engagements philanthropiques » (p. 43).

Le deuxième chapitre de cette partie s’intéresse aux contours de ce métier d’inspection du travail au féminin. Tout comme pour leurs collègues masculins, le contenu du travail des inspectrices évolue – et surtout se complexifie – au fil de la construction et de l’enrichissement du droit du travail. À la charnière des xixe et xxe siècles en effet, une succession de lois est promulguée, concernant l’hygiène et la sécurité au travail (1893), la réparation des accidents du travail (1898), l’extension du droit du travail au secteur tertiaire (1900), le dimanche chômé (1906), le repos des femmes en couches (1913), la journée de huit heures (1919), sans compter, à partir de 1936 et du Front populaire, les congés payés et la floraison des conventions collectives… Comme le rappelle Schweitzer, « l’inspection du travail ne saurait être pensée et comprise comme une profession et un statut parmi d’autres » (p. 57). En effet, elle est vécue par les employeurs comme une intrusion de l’État dans leurs affaires et place ses fonctionnaires au coeur de l’espace conflictuel des relations de travail. Extrêmement riches d’enseignement sur la période, les extraits des rapports et des procès-verbaux rédigés par les inspectrices témoignent tout à la fois de leurs difficultés à faire appliquer la loi, des ruses patronales pour contourner ces nouvelles obligations et des résistances de certaines salariées elles-mêmes ou ouvrières à domicile : loin d’être toujours perçu comme protecteur, le droit du travail peut apparaître source de discrimination, en interdisant le travail de nuit de femmes par exemple (Natchkova et Schoeni 2008).

Au quotidien, le travail de ces inspectrices se révèle finalement bien plus lourd et complexe que celui de leurs collègues masculins : représentant moins de 20 % de l’ensemble de la profession, elles ont en charge les petits établissements, soit 80 % des entreprises visées. Ces ateliers, dans le secteur de la coiffure, de la blanchisserie, de la confection le plus souvent, sont dispersés sur un large territoire et pas toujours déclarés : comme le rapporte une inspectrice, « le quart à peine […] sont indiqués par des signes extérieurs, plaques ou enseignes; les autres doivent être découverts au hasard des courses et à force d’attention » (p. 74), cachés dans les étages ou au fond des cours. Les inspectrices sont également responsables de l’inspection du travail des ouvrières « en chambre », espace aux frontières de la loi, qui permet aux employeurs et aux employeuses de faire travailler à domicile et à leur profit un grand nombre de femmes, sans investir dans les locaux et les machines. Les rapports des inspectrices au cours de leur mission de surveillance lèvent ainsi le voile sur des pans méconnus du travail des femmes au début du xxe siècle, que ce soit en atelier ou « en chambre », voire enfermées au sein de congrégations.

Les difficultés spécifiques du travail des inspectrices sont toutefois rendues invisibles par le mode d’évaluation du travail de l’inspection qui tient compte du nombre de salariés touchés par les visites et non du nombre d’établissements visités : le travail des inspecteurs, responsables des grosses industries aux effectifs importants, est en retour valorisé.

Consacrée à la période suivante (1941-1974), la seconde partie de l’ouvrage pose le cadre du changement législatif majeur qui survient à la Libération : le nouveau statut de la fonction publique précise en effet qu’« aucune distinction n’est faite entre les deux sexes » et ce principe de non-discrimination est aussitôt inscrit dans la Constitution de la ive République. Le terme « inspecteurs » s’impose alors, par décret, pour désigner tant les femmes que les hommes et les concours de recrutement sont désormais communs. Toutefois, cette « mixité déclarée des espaces et des fonctions » (p. 9) ne construit pas pour autant de l’égalité. L’analyse fine du parcours des inspectrices d’après-guerre révèle la poursuite de formes de division sexuée du travail et des postes.

Schweitzer rend ainsi compte de l’existence de « stratégies qui évitent le partage équitable des espaces entre les hommes et les femmes » (p. 118). D’une part, elle met au jour la puissance d’un quota officieux pour que le nombre d’inspectrices ne dépasse jamais le sixième du corps d’inspection : les candidates n’accèdent donc aux postes qu’en remplacement des partantes. Ce n’est qu’au début des années 2000 que ce verrou semble sauter. D’autre part, Schweitzer constate qu’en dépit des textes la hiérarchie persiste longtemps à réserver aux hommes le contrôle des branches industrielles considérées comme « masculines » ou celui des chantiers de bâtiment et de travaux publics (BTP) sous prétexte, par exemple, de l’interdiction du port du pantalon pour les femmes (Bard 2013). De même, l’auteure observe que, à la différence d’avant-guerre, les inspectrices ne sont quasiment plus affectées aux grandes circonscriptions urbaines, mais davantage aux petites villes de province. Ainsi, « au feuilletage hiérarchique vertical des fonctions s’ajoute donc un feuilletage horizontal des affectations » (p. 111). Celui-ci pèse sur les possibilités de promotion, voie qui demeure très étroite pour les femmes. De fait, 40 ans après l’inscription du principe de non-discrimination dans le statut, soit en 1985, on recense une seule directrice régionale (sur 27 régions) et cinq directrices départementales (sur 120), mais aucune inspectrice générale. Autrement dit, « la protection des prébendes masculines continue de peser lourd dans les carrières féminines » (p. 93).

Passionnant, l’ouvrage de Schweitzer participe à déconstruire de nombreuses évidences, comme celle de l’impossible promotion par manque de recrues féminines. Il montre également l’intérêt de croiser différents espaces du droit pour apprécier les sources d’inégalités et les facteurs d’inertie dans l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes : par exemple, l’évolution de la place des femmes au travail ne peut se comprendre qu’en la reliant à l’histoire de l’enseignement (formations et enseignements longtemps interdits pour elles) ou à celle du Code civil (avant 1965, les femmes mariées ne pouvaient travailler sans l’autorisation de leur mari). On peut regretter que l’auteure n’ait pas poussé cette logique jusqu’à croiser les formes d’engagement des inspectrices du travail dans les années d’après-1968 avec la dynamique des mobilisations pour l’amélioration des conditions de travail : son approche de l’engagement des inspectrices après-guerre, lissée sur trois décennies, en souffre immanquablement.