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Rien n’est moins poétique que la nature et que les choses naturelles : c’est l’homme qui leur a trouvé une poésie […]. C’est l’homme qui a mis sur toutes choses le voile et l’image poétique, qui rendent supportables la vue et la pensée de la matière. Il l’a spiritualisée à son image.

Edmond et Jules de Goncourt, Journal, 4 février 1861 : t. III, 63[1]

Dans leur Journal, Edmond et Jules de Goncourt insistent : « Notre force est de nous maintenir – contrairement au mouvement qui pousse, dans l’art et dans la littérature, à la nature, qui lance le roman aux décors de paysage – de nous maintenir dans la pure description de l’homme, en ne lui donnant d’autre entour que le milieu qu’il faut, cette nature faite de ses mains, de ses goûts et de ses vices qu’on appelle une ville » (9 avril 1861 : t. III, 91-92). Pourtant, tant dans leur journal intime que dans leurs romans, les Goncourt ont écrit d’admirables pages au sujet de la nature, et notamment de longues et riches descriptions de la Seine. Malgré leur dédain affiché pour le monde naturel en soi, le fleuve intéresse les deux frères dans la mesure où il fait partie de la ville et des destinations de villégiature rapprochées que les Parisiens aiment à fréquenter.

L’importance du topos du cours d’eau, et de la Seine en particulier, dans les romans et le Journal des Goncourt nous invite à examiner un ensemble d’exemples tirés de plusieurs oeuvres afin de dégager la poétique fluviale des deux frères, ainsi que leurs variantes. Dans la plupart des passages ici étudiés, les Goncourt élaborent des tableaux écrits qui interrompent la trame narrative pour se complaire dans des compositions tout en nuances de couleurs, en effets de lumières, en contrastes de mouvements et en orchestrations de sons. Sans être des descriptions de tableaux réels spécifiques, ces morceaux sont parfois inspirés d’une oeuvre ou d’un artiste particulier[2]. En évoquant explicitement ces références esthétiques, les auteurs signalent leur culture de connaisseurs et encouragent le lecteur à comparer leurs paysages en prose aux paysages peints : autrement dit, ils mettent en relief leurs tentatives de rivaliser littérairement avec des artistes qu’ils admirent. La situation géographique de ces sites fluviaux varie entre la campagne, la banlieue parisienne et le centre de Paris – la peinture de lieux différents étant sans doute un des objectifs des deux frères. Malgré tout, les descriptions goncourtiennes de ces divers endroits partagent un ton qui, comme le confluent de deux cours d’eau, mélange la gaieté et la mélancolie. La Seine et ses bords fonctionnent souvent chez les Goncourt comme un locus amoenus trompeur ou révélateur où se déroulent de brefs interludes idylliques et amoureux qui annoncent néanmoins des naufrages à venir. De même, un ton mélancolique marque très souvent les mentions de la Seine dans le Journal, surtout sous la plume d’Edmond après la mort de son frère et collaborateur.

Chez les Goncourt, la Seine est à la fois un lieu géographique situé dans un contexte historique, un espace narratologique et un espace sémiotique. Je ferai ici quelques observations qui relèvent d’une approche géographique : tout en accordant de l’attention au « contexte spatial dans lequel sont produites les oeuvres (une géographie de la littérature) » par le repérage des « référents géographiques auxquels elles renvoient (la géographie dans la littérature) », j’inscrirai en priorité mon propos dans les visées de la géocritique, en analysant « les représentations et les significations de l’espace dans les textes eux-mêmes » (Collot 2014 : 11). Selon la conception de Bernard Westphal, la géocritique vise à « sonder les espaces humains que les arts mimétiques agencent par et dans le texte, par et dans l’image, ainsi que les interactions culturelles qui se nouent sous leur patronage » (2007 : 17). Westphal précise que « les espaces humains ne deviennent pas imaginaires en intégrant la littérature ; c’est la littérature […] qui traduit leur dimension imaginaire intrinsèque en les introduisant dans un réseau intertextuel » (2000 : 21). Sans ignorer la perspective comparatiste et l’intertextualité externe que Westphal valorise dans son approche de la géocritique, j’adopterai ici une méthode semblable à celle de Michel Collot dans sa lecture d’Archipel de Claude Simon en privilégiant « l’intertextualité interne, afin de cerner plus précisément la spécificité de la vision [goncourtienne] » de la Seine (Collot 2015 : n. p.). De même que Collot, « [j]e n’hésiterai donc pas plus à la resituer [la littérature] dans son contexte historique et biographique qu’à entrer dans le détail de l’analyse d’un texte. La géographie littéraire, telle que je la conçois et la pratique, n’exclut ni l’histoire littéraire ni le close reading » (2014 : 133).

Comme l’a signalé Robert Ricatte, dès la première publication des Goncourt, le roman En 18.. (1851), on rencontre un chapitre consacré à l’écriture d’un « grand paysage », en l’occurrence celui du Bas-Meudon, qui « inaugure le premier motif du thème fluvial qu’on retrouve dans presque tous les romans des deux frères » (1953 : 75). Arrêtons-nous un instant sur la notion de paysage et sur l’idée d’en écrire un. Barthes note que toute description littéraire nécessite un certain encadrement visuel, et il suggère que la peinture sert de modèle à la littérature dite réaliste :

Toute description littéraire est une vue. On dirait que l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre […] pour fonder ce qu’il voit par son cadre même : l’embrasure fait le spectacle. Décrire, c’est donc placer le cadre vide que l’auteur réaliste transporte toujours avec lui […], devant une collection ou un continu d’objets […] ; pour pouvoir en parler, il faut que l’écrivain, par un rite initial, transforme d’abord le « réel » en objet peint (encadré) ; après quoi il peut décrocher cet objet, le tirer de sa peinture : en un mot : le dé-peindre (dépeindre, […] c’est référer, non d’un langage à un référent, mais d’un code à un autre code). Ainsi le réalisme (bien mal nommé, en tout cas souvent mal interprété) consiste, non à copier le réel, mais à copier une copie (peinte) du réel

Barthes 1970 : 61

Bien qu’ils préfèrent la désignation d’après nature à celle de réalisme, et que leurs romans combinent des éléments fantaisistes, naturalistes et décadents, les Goncourt pratiquent un certain réalisme, entendu au sens large du terme. En ce qui concerne les paysages, Alain Roger va plus loin encore que Barthes en suggérant que nos perceptions mêmes sont déjà influencées par des modèles artistiques préexistants. Roger considère le paysage comme une invention historique due aux artistes, selon un phénomène qu’il appelle l’artialisation :

La nature est indéterminée et ne reçoit ses déterminations que de l’art […]. Le pays, c’est, en quelque sorte, le degré zéro du paysage, ce qui précède son artialisation, qu’elle soit directe (in situ) ou indirecte (in visu). Voilà ce que nous enseigne l’histoire, mais nos paysages nous sont devenus si familiers, si « naturels », que nous avons accoutumé de croire que leur beauté allait de soi ; et c’est aux artistes qu’il appartient de nous rappeler cette vérité première, mais oubliée : qu’un pays n’est pas, d’emblée, un paysage, et qu’il y a, de l’un à l’autre, toute l’élaboration de l’art

Roger 1997 : 17-18

Par contraste, Collot conçoit le paysage comme « une donnée fondamentale de l’expérience humaine », qui existe même en dehors de toute interprétation ou influence artistique (2011 : 13). Il explique :

C’est parce qu’il ne donne pas tout à voir que le paysage se constitue comme totalité cohérente ; il forme un « tout », saisissable « d’un seul coup d’oeil », parce qu’il est fragmentaire. […]

Cette délimitation et cette convergence préparent le paysage à devenir tableau. Le cadrage perceptif appelle le cadre, et c’est une des raisons qui font du paysage perçu un objet esthétique, apprécié en termes de beauté ou de laideur.

Cette cohérence, cette convergence de ses éléments constitutifs rend aussi le paysage apte à signifier : il se présente comme une unité de sens, il « parle » à qui le regarde

Collot 1986 : 213

Comme Barthes, Collot parle de cadrage et note que ce phénomène inhérent à la perception visuelle d’un espace contribue à sa traduction artistique éventuelle, mais il soutient qu’un paysage a déjà une valeur esthétique et une signification en soi sans nécessairement avoir été perçu selon un modèle artistique antérieur. Les Goncourt insistent toutefois dans leur Journal sur le fait que des modèles artistiques jouent un rôle central dans leurs perceptions du monde :

Une chose bien caractéristique de notre nature, c’est de ne rien voir dans la nature qui ne soit un rappel et un souvenir de l’art. Voilà un cheval dans une écurie : aussitôt, une étude de Géricault vient dans notre cervelle : un tonnelier frappant sur un tonneau, c’est un dessin de Boissieu, que nous revoyons

2 juin 1860 : t. II, 415

Nous avons à peu près remplacé la femme, autrement dit le prétexte de l’amour, et la nature par le tableau. Tout ce qui n’est pas traduit par l’art est pour nous comme de la viande crue

16 novembre 1864 : t. III, 822

Si la théorie expansive du paysage chez Collot est globalement convaincante en ce qu’elle permet de rendre compte d’une large gamme d’expériences de paysages dans le monde (y compris celles vécues par des personnes peu familières avec l’art), on peut néanmoins employer le concept d’artialisation de Roger pour désigner la profonde influence des modèles artistiques impliquée, comme nous le verrons, dans les paysages goncourtiens[3]. « Le paysage chez les Goncourt est toujours artistique », note Carine Vignes : « il s’offre à la fois comme spectacle, dans sa théâtralité, et comme tableau, dans les références picturales qu’il induit » (2004 : 179). Quant aux références picturales, Bernard Vouilloux précise que, dans l’oeuvre des Goncourt,

le paysage sera thématisé verbalement tantôt à travers ce qui est dit du genre pictural désigné comme tel, tantôt à travers ce qu’en fait l’« écriture artiste », telle page descriptive exemplifiant, sur le mode littéraire, ce qui est appelé « paysage » dans le champ de la peinture et le monnayant en « effets » stylistiques divers, phoniques, prosodiques, lexicaux ou syntaxiques, aux fins de rémunérer le défaut des langues par les seules vertus esthétiques de la prose

1997 : 12

Ces deux manières de thématiser le paysage sont appliquées par les deux frères à leurs représentations de la Seine, d’autant qu’il s’agit de faire des tableaux du fleuve au moyen de l’écriture artiste[4].

En 18.., à la source de la Seine chez les Goncourt

Le chapitre intitulé « Bas-Meudon », dans ce petit roman fantaisiste qu’est En 18.., donne à lire une journée passée au bord de la Seine par Charles, le protagoniste ; il y fait la rencontre de la jeune Nifa, qu’il tente de séduire. Mais pourquoi le Bas-Meudon ? Que représentait ce lieu à l’époque ? Charles Nodier, dans son ouvrage La Seine et ses bords, apporte d’utiles précisions sur le contexte des loisirs parisiens vers le milieu du siècle : « Au Bas-Meudon, le fleuve se partage en deux bras pour former plusieurs îles ombragées où les Parisiens, après leurs promenades sur l’eau, viennent manger en été d’excellentes matelotes » (1836 : 116). Un texte donné par les Goncourt au journal L’Éclair quelques mois après la parution de leur roman confirme leur familiarité avec ces usages. S’y trouve brossé un petit tableau du Bas-Meudon évoquant le restaurant La Girafe, à Sèvres :

Passé Saint-Cloud, on trouve, en remontant la Seine vers Paris, un cabaret fort propret et fort endimanché. Il attend les voyageurs au bord de la rivière, sa porte grande ouverte. […] Le Bas-Meudon, les îles aux joyeuses saulées, – toute cette idylle qui trempe ses pieds dans l’eau, – est tout près, à deux minutes. Du cabaret aux saules, des saules au cabaret, c’est un va-et-vient de jeunes hommes et de jeunes femmes ; c’est une chaîne de joyeux deux-à-deux. Ils montent, ils descendent la berge du matin au soir. Et lui est là souriant et hospitalier, appelant les canotiers de la basse Seine. Il y a régates près du pont là-bas. Entrez et entrons ! […] Les échos y disent des chansons ; les murs y chantent la gaieté. […] Les jolies parties d’amour !

« Les Deux Girafes » : 123-124[5]

Ainsi décrivent-ils ce coin de la Seine comme un lieu d’activités nautiques et de plaisirs au bord de l’eau au sein d’un beau cadre naturel, propice aux idylles amoureuses.

Les mêmes traits prédominent dans En 18... Le chapitre « Bas-Meudon » s’ouvre sur la description étendue d’une scène fluviale :

Il y a là, au milieu des roseaux frémissants, au milieu des saules penchés sur l’eau, un vieux bac moussu, la tête enfoncée sous les larges feuilles verdâtres des nénuphars qui enjambent ses planches disjointes. Sur une barque, un marinier à la chemise blanche, silhouette éblouissante, tire péniblement le sable. Une croisière de canetons, flocons de plumes courant sur l’eau, cingle vers des bancs de plantes submergées, dont le vert pourpré brise seul l’image du ciel qui se regarde dans la rivière.

La rivière coule, douce, et s’endort dans ces îles bénies qui la reposent avant son courant de Saint-Cloud.

Il est midi. Le ciel est bleu, partout bleu. Des balayures de nuages, gouttes de lait épandues dans l’éther, s’envolent à l’horizon. De poudroyantes clartés illuminent l’espace, et, détachant les derniers voiles, accusent vivement les contours noyés sous l’estompe du matin. Tout rayonne. Le fleuve, comme un immense poisson tout cuirassé d’azur et d’or, secoue à tout moment, dans un pan d’ombre, ses millions de paillettes, comme d’étincelantes écailles.

Le soleil allume une à une les dernières émeraudes du feuillage, et, perçant les sombres masses de verdure, les pénètre de transparence, et ne laisse qu’une ombreuse percée dans cette verte saulée assise sur la rive de l’île au pied du vieux bac.

La rivière susurre ; le bourdonnement des insectes, le stri stri incessant du grillon, les sourds battements d’ailes dans les hauts peupliers, les notes étouffées de lointaines chansons, le bruissement des germes qui s’élancent à la vie, joyeux et crépitants, remplissent le silence de ce murmurant hosannah que chante une belle journée

Goncourt, En 18.. : 110-111

Les phrases surchargées des Goncourt font appel ici, aussi bien que dans les paragraphes subséquents, à tous les sens en présentant une abondance de couleurs, d’effets de lumière, de sons, d’odeurs et de mouvements. Simultanément, le passage descriptif présente une foison de substantifs qui se rapportent aux aspects de la nature – plantes, arbres, insectes et oiseaux – environnant Charles, spectateur actif de cette scène puisqu’il essaie de la « traduire » en dessin. Cet exemple offre une claire illustration d’une caractéristique stylistique des deux frères signalée par Vouilloux : « Une description des Goncourt, c’est une description qui se diffracte en une pluralité de détails et qui diffère sans cesse le terme (le mot et la fin) qui en opérerait la synthèse » (1997 : 165).

Dans la présentation de Charles au début du roman, le narrateur mentionne « son verbe crûment cynique », son absence d’illusions et son indépendance affichée (Goncourt, En 18.. : 67). Mais le matin de sa visite au Bas-Meudon, le protagoniste s’aperçoit qu’il est amoureux d’une Prussienne, Hertha de Riedmassen, à qui il envoie une lettre d’amour avant de s’embarquer en wagon pour Sèvres. Tout laisse supposer qu’il arrive au bord de la Seine dans un état d’âme amoureux qui colore sa réaction au cadre campagnard, et que c’est sa perception du lieu que les Goncourt nous présentent dans leur longue description déjà citée – une perception détaillée et visuellement riche grâce à l’oeil d’artiste de Charles (et, derrière lui, grâce à la sensibilité artistique des auteurs), mais également idéalisée sous l’effet du prisme déformateur de l’amour. Avant même que Charles n’aperçoive Nifa, l’ambiance voluptueuse, voire érotique, de « ce mystérieux recoin » est clairement établie, puisque « les branches amoureuses renversent l’une sur l’autre leurs feuilles », « une chaude ivresse embrase la création » et « l’universelle nature se parle d’amour et s’agite, palpitante, sous les chauds baisers du midi » (Goncourt, En 18.. : 111). C’est dans cet état d’esprit qu’ensuite Charles, séduit au Bas-Meudon par la confluence de la Seine et de la jeune Nifa, cède à un élan d’émotion et d’éloquence digne d’un héros romantique :

Ah ! dites l’heureuse vie à deux sous les saules, au travers des blés jaunes, sur le bord des ruisseaux, par les sentiers perdus des forêts ! Oh ! l’heureuse existence pour ceux qui revenant tous les jours ici, la main dans la main, doucement épaulés l’un à l’autre, laisseraient, éternellement amoureux, couler leur vie au bercement du fleuve ! – Nifa ! si vous m’aimiez !

Goncourt, En 18.. : 114

Or, malgré la proposition chaleureuse de Charles, Nifa se méfie, et pour cause : « Vous avez de belles paroles, de bien trop belles paroles » (Goncourt, En 18.. : 115). Sa méfiance à l’égard du beau parleur et, de manière plus générale, vis-à-vis des promesses d’amour éternel oppose une première résistance à la vision pastorale de Charles. Puis les interruptions s’enchaînent. Un canot passe bruyamment, « tout plein des sonneries d’un cor », et coupe la conversation entre Charles et Nifa : « Ohé ! Charles, un chargement de champagne ! Viens-tu ? », lui lance une jeune femme anonyme (Goncourt, En 18.. : 115). Il fait un signe négatif, mais le mal est fait : le moment intime est rompu. Enfin, la « voix dure » de la mère de Nifa l’appelle de loin, ce qui ajoute un dernier point de contraste avec les harmonies de la nature et le doux dialogue amoureux, et la jeune femme s’enfuit (Goncourt, En 18.. : 116).

Lorsque peu de temps après Charles se recouche dans l’herbe, il remarque « pour la première fois » que « quelques verts manquaient à la palette de Troyon » (Goncourt, En 18.. : 116). La référence concerne Constant Troyon (1810-1865), peintre de l’école de Barbizon. Ainsi, une fois sa rêverie rompue et la fille désirée disparue, l’attention de Charles n’est déjà plus fixée directement sur la Seine ou sur la nature autour de lui, mais plutôt sur la représentation de la nature à travers une oeuvre d’art. Le narrateur n’avait-il pas prévenu, dès le début du roman, que Charles « aimait la campagne bien trois heures de suite ; passé quoi, il revenait avec amour rechausser ses pantoufles, et se repromener dans son Troyon » (Goncourt, En 18.. : 68) ?

L’admiration de Charles pour les tableaux de Troyon reflète celle des deux frères eux-mêmes. Quatre ans après la parution du roman En 18.., leur compte rendu de la peinture à l’Exposition universelle de 1855 inclura les toiles de Troyon, Dupré, Rousseau, Français et Diaz parmi les « chefs-d’oeuvre » qui sont « l’honneur de la peinture du xixe siècle » (Goncourt 1855 : 18). Ils y déclareront aussi que le « paysage est la victoire de l’art moderne » grâce à son étude fidèle de la nature : « Elle [l’école moderne] s’est agenouillée dans l’herbe. Elle s’est mouillée, déchirée et crottée. Elle a vérifié l’ombre, la lumière, le soleil et les branches » (Goncourt 1855 : 21[6]). À la lumière de cette observation plus tardive, la référence au peintre Troyon dans le roman paraît révéler la tentative des auteurs de produire eux aussi, en tant qu’écrivains se définissant comme artistes, un tableau moderne qui serait attentif aux mêmes détails. Sous cet angle, les nombreuses notations de couleur dans leur tableau écrit du Bas-Meudon, notamment plusieurs variantes du vert, peuvent se lire comme un effort des deux frères d’égaler, voire de dépasser, un modèle qu’ils admirent. « Dans le rapport à la peinture, plus qu’avec tout autre art, observe Vouilloux, une oeuvre littéraire rejoue la cohérence de ses propres fondements parce qu’elle interroge les limites mêmes de son médium, le langage » (2011 : 28).

Dans sa préface à la réédition du roman en 1884, Edmond de Goncourt critique le style déployé dans En 18.., le jugeant « encore bien trop plaqué du plus beau romantisme de 1830, de son clinquant, de son similor » (Goncourt, En 18.. : 44). Mais la description qu’ils y font du Bas-Meudon exemplifie néanmoins certaines caractéristiques de leur « style artiste ». On peut noter, par exemple, leur penchant pour la syntaxe nominale, ou le « style substantif » (Ullman 1964 : 122), et plus particulièrement leur « prédilection pour les substantifs qui traduisent la sensation perçue » (Mitterand 1987 : 274), ainsi que leur tendance à « multiplier les noms pour rendre l’addition des sensations » (Pagès 1997 : 316). Vouilloux souligne l’importance chez les Goncourt des « effets proprement picturaux de couleur et de texture », dont les auteurs exploitent les dénotations littérales et métaphoriques pour créer « une écriture d’art » qui « dans sa dimension non dénotationnelle (en particulier expressive) » tente de procurer au lecteur la « sensation » ou l’« impression » de la chose vue (1997 : 27[7]). Dominique Pety confirme également que l’écriture des Goncourt, « dans sa thématique comme dans ses procédés stylistiques, donne […] à voir un réel diffracté par la sensation, décomposé en une multitude d’impressions subjectives » : de fait, cette accumulation et cette diffraction d’impressions préparent « la mise en forme artistique, laquelle n’est plus finalement le moyen, mais le sujet même de la représentation » (Pety 2013 : 290). Autrement dit, leurs descriptions de la Seine, comme d’autres paysages chez les Goncourt, nous invitent à remarquer et à admirer leur art littéraire autant, voire plus, que les divers lieux géographiques dont ils s’inspirent. Le degré d’appréciation variera selon les lecteurs, mais plus d’un s’accordera avec Vouilloux sur « la grisante séduction que continuent d’exercer sur le lecteur d’aujourd’hui » certaines de leurs « descriptions fastueuses » qui « semblent enregistrer le battement rythmique » de l’expérience visuelle (Vouilloux 1997 : 71).

Or, le passage descriptif que nous examinons dans En 18.. n’a pas pour unique fonction de rivaliser sur la page avec ce que les paysagistes réalisent avec leurs pinceaux à la surface de la toile. Il comporte aussi une dimension symbolique[8]. Bien que toute la scène semble se prêter à l’amour, au-dessous de la surface, cette eau envoûtante est contaminée par la mort. La toute première phrase du chapitre « Bas-Meudon » décrit « un vieux bac moussu » avec « la tête enfoncée sous les larges feuilles verdâtres des nénuphars qui enjambent ses planches disjointes » (Goncourt, En 18.. : 110). La barque, brisée et submergée, se dégradant, symbolise l’effet incontournable de la nature sur les êtres. En cela, elle rappelle une remarque des deux frères dans le Journal :

Nous allons à la campagne avec Saint-Victor comme des commis de magasin ! […] Nous avons marché le long de la Seine à Bougival. Dans l’herbe haute de l’île, des gens lisaient tout haut un article du Figaro. Sur l’eau, les canotiers en vareuse rouge chantaient des romances de Nadaud. Saint-Victor a rencontré une connaissance, au détour d’un saule : c’était un quart d’agent de change. Nous avons enfin trouvé un coin où il n’y avait ni paysagiste assis qui peignait, ni côte de melon oubliée… La nature, pour moi, est ennemie ; la campagne me semble mortuaire. Cette terre verte me semble un grand cimetière qui attend. Cette herbe paît l’homme. Ces arbres poussent de tout ce qui est cadavre, de tout ce qui meurt. Ce soleil qui luit si clair, impassible et pacifique, me pourrira. Cette eau qui passe, si douce et belle, peut-être lavera mes os […]. Non, tout cela ne vit pas

8 juin 1862 : t. III, 330-331[9]

Au dédain des Goncourt pour la mode bourgeoise des parties de campagne, s’ajoutent une certaine répugnance et une vision bien morne de la nature, même lorsqu’elle est verdoyante, paisible et belle. Le style extrêmement orné du passage descriptif ouvrant le chapitre « Bas-Meudon » d’En 18.. accentue le décalage entre une idylle qui associe la nature à l’amour et la réalité qui s’avérera décevante – car la vieille barque à moitié coulée anticipe la conclusion malheureuse des deux amours de Charles, lesquelles prendront l’eau à leur tour. L’idylle de Charles au bord de la Seine démarre symboliquement sous l’égide d’une épave ensevelie dans un tombeau d’eau et en décomposition sous la végétation aquatique. Elle est ensuite interrompue et reste inachevée. Ainsi la scène participe aux brèves aventures amoureuses de Charles en même temps qu’elle annonce leur chute. Dans le chapitre suivant, Charles reçoit une première lettre d’Hertha en réponse à sa déclaration amoureuse. Sa réponse est analogue à la timide méfiance de Nifa, mais plus forte qu’elle. Hertha se montre ironique et moqueuse : « Ah ! mon cher monsieur, vous, amoureux ! mais là, tout de bon, bêtement amoureux ? Les clairs, les obscurs, les doux, les faibles, les chauds, les tempérés, comme tout cela est tartouillé ! » (Goncourt, En 18.. : 116). Le fait qu’elle tourne en dérision le langage trop fleuri de Charles nous convie lui aussi à lire rétrospectivement le foisonnement de détails dans la description de la Seine au Bas-Meudon comme un embellissement excessif et trompeur.

En effet, Charles se sentira trompé par ses sentiments. Trois mois plus tard, Hertha lui envoie une deuxième lettre dans laquelle elle déclare l’aimer et être prête à se donner, même hors mariage. Cependant, le valet d’Hertha apporte par mégarde une troisième lettre à Charles, qu’elle a écrite pour un autre destinataire et par laquelle il apprend qu’elle est espionne. À la suite de ce revirement inattendu vers la fin du roman, Charles fait un cauchemar violent, sombre et chargé de symboles obscurs. C’est un mauvais rêve qui fait pendant à l’idylle au Bas-Meudon et qui anticipe sa mort métaphorique : il s’y sent emporté puis noyé dans des eaux noires, vastes et profondes – un « océan sans rivages, aux teintes cadavéreuses d’une mer de glace par une nuit sans lune » (Goncourt, En 18.. : 139[10]). Enfin, quelque temps après cette nuit perturbée, Charles en visite chez un ami artiste aperçoit Nifa en train de se déshabiller et découvre qu’elle est modèle. À sa grande déception, elle est moins innocente qu’il ne le pensait. Le chapitre final s’intitule « Suicide » parce que Charles se détache du monde pour se vouer à l’érudition ésotérique. Penché avec une loupe sur des pierres sigillaires qui contiennent des cachets à collyre antiques, il « n’est plus amoureux que de la stéatite verdâtre » (Goncourt, En 18.. : 143). On peut dire que sa vie s’est disjointe et qu’il finit « la tête enfoncée » comme le « vieux bac moussu » sous les nénuphars de la Seine.

Charles Demailly, le fleuve s’élargit

Le deuxième roman des Goncourt fut publié presque dix ans après En 18.., sous le titre Les Hommes de lettres (1860), avant d’être rebaptisé Charles Demailly lors de sa première réédition (1868). Si le motif de la Seine y est encore plus développé, il y assume une fonction similaire à celle que nous avons analysée dans le premier roman. Le protagoniste Charles Demailly, comme le Charles d’En 18.. , est largement inspiré des auteurs, et il partage leur préférence déclarée pour la ville. De retour à Paris après un séjour en province, Charles Demailly est assis à une table de café lorsqu’il remarque :

Je regardais le coucher de soleil dans l’or des annonces, là, au-dessus du passage des Panoramas… Imaginez-vous, mon cher, que j’avais le regret de cela là-bas. Que voulez-vous, ça me réjouit le coeur, ce pâté de plâtre tout barbouillé de grandes lettres, tout sali, tout écrit : ça pue si bien Paris, – et l’homme ! À peine un mauvais arbre venant mal dans une crevasse d’asphalte… Il y a des gens qui font leur bonheur avec du vert et du bleu ; c’est une heureuse organisation !

Goncourt, Charles Demailly : 343-44

Cette réplique de dialogue dérive d’un commentaire qu’on retrouve dans le Journal des deux frères, où ils ajoutent : « J’ai vu de très beaux paysages […] : cela ne m’a guère plus distrait que des tableaux » (1er juillet 1856 : t. I, 283), revenant toujours à une comparaison entre la nature et l’art qui valorise celui-ci aux dépens de celle-là. Cependant, Charles fait un mariage malheureux avec l’actrice Marthe ; après une courte période de bonheur ensemble, elle commence à le martyriser. Afin de la distraire, Charles l’entraîne « aux environs de Paris, parmi toutes ses jolies campagnes que le Parisien dédaigne, les ayant sous la main, le long de ces belles rives de la Seine ignorées, méconnues et cachées » (Goncourt, Charles Demailly : 419). Ces petites doses de la Seine ne suffisent pas et la santé de Charles décline. Afin de combattre les malaises et l’anémie de l’époux, le couple s’installe pour plusieurs semaines à une station d’eaux dans le village campagnard de Saint-Sauveur, en amont du fleuve, « auprès de Troyes » (Goncourt, Charles Demailly : 422[11]). Marthe s’y ennuie et recommence ses agaceries sourdes mais constantes. Tout le portrait des lieux, à travers divers indices précurseurs, annonce un désastre ; leurs promenades en bateau sur la Seine, en particulier, donnent lieu à des descriptions à double sens.

À l’instar de la scène fluviale au Bas-Meudon, celle à Saint-Sauveur est placée sous le signe d’un peintre et se déploie sur une étendue textuelle considérable en longueur et en densité, offrant une abondance de détails accentuant les couleurs et les effets de lumière. D’abord, le narrateur explique :

Le ménage avait trouvé une distraction : c’était la Seine. Sur les midi, ils montaient dans un de ces bateaux plats que les paysages de Jules Dupré montrent sous l’ombre des aunes de la Picardie ; et les voilà tous les deux, Marthe assise à l’avant, penchée sur l’eau […] ; Charles, debout à l’arrière, faisant effort, se penchant et se relevant sur une longue perche qui poussait sans secousse la marche silencieuse du bateau

Goncourt, Charles Demailly : 437-38

Jules Dupré (1811-1889), affilié lui aussi à l’école de Barbizon, est encore l’un des artistes dont les Goncourt chantent les louanges dans leur compte rendu de l’Exposition de 1855. Dupré a peint de très nombreux tableaux où figurent des petites barques de pêcheur, vides ou occupées, qui flottent sur un étang ou un cours d’eau bordé d’arbres, parfois avec un homme s’appuyant sur une perche. Ce sont des scènes simples, pastorales et paisibles, mais où l’homme est souvent réduit à une petite figure humaine aux traits indistincts au milieu de la vaste campagne[12]. Jules de Goncourt mentionne Dupré également dans une lettre à son ami Louis Passy du 26 juin 1849, lors d’un des nombreux séjours des Goncourt à Bar-sur-Seine, petite ville au sud-est de Paris où se trouvait une demeure familiale. « Les bords du fleuve sont charmants. Mon cousin a un jardin sur l’eau bien ombreux et bien baigné. C’est un endroit précieux pour écrire », explique Jules, qui se baigne dans la Seine, s’y promène en bateau, et écrit un poème associant la végétation et le cadre général à différents peintres (Goncourt, Correspondance générale : t. I, 87). Les vers qu’il insère dans sa lettre présentent Dupré comme un « poète » qui « chante à l’aide du pinceau » et qui « a déjà fait ce petit tableau » dans lequel « [u]n bonhomme, aux bras nus, pêche sur un bateau » : la scène aquatique et rustique est une « idylle encadrée », un « Eden esquissé » (Goncourt, Correspondance générale : t. I, 87). Dans une note qu’Edmond attache à cette lettre, il signale que c’est dans le même jardin que, quelques années plus tard, ils ont rédigé « les pages descriptives de la Seine » pour Charles Demailly (Goncourt, Lettres de Jules de Goncourt : 18). Néanmoins, dans le roman, l’idylle cache quelque chose de plus sinistre : c’est le paradis corrompu, l’Éden de la chute entraînée par la séduction féminine[13].

Une fois Charles et Marthe embarqués, la description détaille le paysage les entourant :

Ils passaient, ils glissaient de longues heures ainsi entre les arbres, dont l’ombre au loin, se serrant contre la rive, ouvrait à leur regard et à leur promenade une grande avenue lumineuse où jouait le ciel bleu. Autour d’eux, les moires de l’eau, répétées au fond du fleuve, traînaient dans le courant un réseau tremblant de lumière, dont les mailles de soleil emprisonnaient l’onde, les herbes et les poissons. À cette heure, la Seine rayonnait éblouissante ; l’oeil clignotant, le regard perdu dans l’incendie rayé par le sillon de la barque, ne percevaient plus que des éclairs çà et là, les ricochets de feu le long des troncs de saules et des estacades, la ligne de feu qui lignait le bord d’une nacelle, la raie de feu d’un jonc droit dans l’eau

Goncourt, Charles Demailly : 438

Ils observent l’eau et la verdure avec grand intérêt : « Retourne-toi, – disait Charles » et « Regarde donc… – disait Marthe » (Goncourt, Charles Demailly : 439-40). Mais l’intensité de la lumière presque aveuglante et la vigueur de la nature dans cette scène surchargée à travers laquelle ils passent ressortent en contraste avec la faiblesse anémique de Charles, laquelle n’est d’ailleurs qu’un cas particulier de « l’anémie du xixe siècle », voire de la « dégénérescence du type humain », selon le médecin de Saint-Sauveur, qui prône comme remède l’eau ferrugineuse, l’hydrothérapie, le plein air et l’exercice (Goncourt, Charles Demailly : 439-40). Toutefois, le pilotage de la barque sous un grand ciel bleu ne suggère pas que Charles pourra se rétablir ; au contraire, son excursion en bateau anticipe symboliquement le déclin de son mariage et sa descente finale dans la folie.

C’est sous le signe de la lumière et du feu que commence cette représentation de la Seine, et le soleil emprisonne délicatement l’eau ; pourtant l’eau finira par absorber, ou engloutir, le soleil et la force vitale qu’il incarne, non seulement parce que la description continue jusqu’au coucher du soleil mais aussi parce qu’elle inclut une série d’images qui développent les motifs apparentés de l’assombrissement, de la submersion, de l’emprisonnement et de la mort. Si Charles et Marthe passent d’abord sur des verdures qui semblent « revivre dans l’eau », ils passent ensuite sur « les ombres d’arbres humides et noyées » et sur des plantes « à demi submergées » dans « l’eau morte » (Goncourt, Charles Demailly : 438 ; je souligne). De même, ils voient « des milliers de lucioles de feu » qui tremblent, sautent, dansent et puis meurent ; après des « coteaux roses et comme fleuris de bruyères » d’où s’élèvent des cris joyeux de la vendange, il y a des herbes « mortes, blanchies et desséchées » ; ou encore, ils longent « des masses de verdure claires, légères, transparentes » et pleines de soleil avant de passer dans « une demi-nuit profonde et mystérieuse » sous des saules « enterrés » dans des orties à grosses têtes noires (Goncourt, Charles Demailly : 439). Ainsi chaque exemple éclatant de vie est-il suivi d’un contre-exemple ténébreux selon une alternance qui crée un effet de clair-obscur. Mais ce balancement basculera finalement dans l’obscurité.

Lorsque Marthe plonge son regard dans l’eau, son oeil est attiré vers le fond sombre : « Fouillant dans les profondeurs du fleuve, il se perd dans ces vagues fouillis de branchages et de brindilles ensevelis dans une pétrification de boue » (Goncourt, Charles Demailly : 440). Marthe y voit un objet pris dans un filet et qui « semble se débattre », des tas de feuilles submergées « qui semblent des années mortes » entassées, et un poisson mort (440). Autant dire qu’elle y voit la mort de leur mariage et peut-être au-delà la mort effective à laquelle elle poussera son mari en le rendant fou. Son regard plongé dans le noir est secoué soudainement par Charles qui crie « Gare, un choc ! attention ! » (440). L’obstacle imprévu est « un saule écorché et qui se lève au-dessus de l’eau, droit et blanc comme un os », un symbole mortuaire de plus. Marthe dispute son mari en l’appelant « Maladroit ! » puis le rassure en lui disant qu’« [i]l n’y a pas de mal » (440). Au contraire, selon une thèse chère aux Goncourt, le mal est déjà fait depuis qu’il a décidé de se marier au lieu de se consacrer exclusivement à son art littéraire. C’est Charles lui-même qui aurait dû et qui devrait toujours faire attention, car c’est lui qui finira par éprouver un tel choc à la suite des machinations de sa femme : il en tombera comme sous « un coup de foudre », souffrira de « la folie mélancolique » et de « la manie du suicide », et sera enfermé à Charenton, maison d’aliénés où on lui imposera des bains froids (Goncourt, Charles Demailly : 514, 535, 536, 538). Ce traitement éprouvant est un rappel ironique des eaux de Saint-Sauveur (qui n’ont rien sauvé) et des promenades sur la Seine, où Charles n’a pas su bien lire les signes qui pointaient, sous la surface de l’eau, dans la nature menaçante.

Comme pour confirmer qu’une chute funeste suivra le choc dans la relation entre Charles et Marthe, le narrateur poursuit la description de la Seine à Saint-Sauveur jusqu’à la tombée du jour dans un paragraphe où la tranquillité du soir recèle quelque chose de plus sinistre qui ressemble à une menace. La lumière et les couleurs disparaissent : « L’ombre monte le long des arbres. Les verdures reflétées dans l’eau pâlissent et se passent. […] Les profondeurs de l’eau verdissent et prennent des tons sourds. Le long de l’eau, sur l’eau, plus de lumière franche, plus de gaieté […] dans le miroir éteint de la rivière » (Goncourt, Charles Demailly : 441). Tandis que l’eau « dort », les bruits « s’assoupissent » et se taisent (441). Enfin, « l’ombre jette sur l’eau un voile plombé où le croissant de la lune laisse tomber une grappe de faucilles d’argent » (441). Au niveau symbolique, on pourrait dire que ce voile plombé ressemble à celui de la mort et que ces jolies faucilles de lune faucheront Charles, puisque Marthe le rendra lunatique[14] au point qu’il n’aura « plus rien d’humain », qu’un corps qui digère et qui émet un cri d’animal (Goncourt, Charles Demailly : 544). De façon plus directe et explicite, après ce chapitre composé entièrement d’une longue description coulante qui prend un double sens, le chapitre suivant s’ouvre sur un constat succinct et désenchanté : « Mais la distraction de la promenade sur l’eau fut vite usée » (Goncourt, Charles Demailly : 442). Tout le charme illusoire de la Seine est ainsi abruptement rompu. Le bilan est également clair le matin du départ de Saint-Sauveur lorsque Charles regarde l’horizon automnal, « embrassant pour la dernière fois, du coeur et des yeux, ce ciel et cette eau, et ces arbres dépouillés qui avaient vu les derniers beaux jours de son amour » (Goncourt, Charles Demailly : 465).

Quelque temps après son retour à Paris, Charles se retrouve au bord de la Seine à la campagne avec des amis, et il les amène à un restaurant du Bas-Meudon dont il garde d’heureux « souvenirs de canotier » (Goncourt, Charles Demailly : 471). Le dîner est un échec : le cabaret est fermé parce que le vieux propriétaire, veuf depuis un an, est très malade ; il tente toutefois de leur préparer à manger, mais il leur sert du vin rêche, du pain rassis, de la mauvaise viande. L’ensemble des facteurs – « Cette maison morte, cet homme malade » (471), la salle enfumée par un pauvre poêle et refroidie par des courants d’airs, le repas décevant et les différents soucis que les amis y apportent tous – confère une aigreur triste à la partie de campagne. C’est également lors de ce dîner désagréable que Charles apprend que Marthe emprunte de l’argent afin de laisser croire que son époux la néglige. Humiliant manège qui marque le point de non-retour dans la désintégration de leur mariage et de sa santé mentale. Une fois encore, une scène qui se situe auprès du fleuve et qui s’annonce heureuse se transforme en déception, voire en désastre[15].

Renée Mauperin, et le courant des passions

Dans Renée Mauperin (1864), les Goncourt introduisent le motif de la Seine au premier chapitre en élaborant une variante curieuse du modèle de l’idylle ratée donné à lire dans les premiers romans. Le roman s’ouvre au milieu d’un dialogue entre la protagoniste Renée et un jeune homme, Reverchon, qui tente de la courtiser. La surprise se produit lorsqu’on comprend que cette rencontre potentiellement amoureuse se passe dans la Seine. « Mais il y a du courant ici, n’est-ce pas ? On a peine à se tenir… », s’exclame tout à coup Renée, puis le narrateur explique : « Ceci était dit dans un bras de la Seine, entre la Briche et l’île Saint-Denis. La jeune fille et le jeune homme qui causaient ainsi étaient dans l’eau » (Goncourt, Renée Mauperin : 53). Malgré le cadre insolite de la scène, Renée est en harmonie avec le milieu aquatique. Puisqu’elle est accrochée à une corde d’amarrage qui tremble dans le courant, son corps se trouve dans une « pose suspendue et fuyante » qui l’apparente à « ces divinités de la mer enroulées par les sculpteurs aux flancs des galères », c’est-à-dire à une sirène ; de même, « le mouvement de la rivière » lui donne « quelque chose de l’ondulation de l’eau » (Goncourt, Renée Mauperin : 53). Mais les Goncourt subvertissent le modèle mythologique : au lieu de chanter, Renée cause, et elle cherche plus à faire fuir le jeune homme qu’à le séduire, lui parlant très franchement sans s’inquiéter de lui plaire. Elle refuse de « pincer le monosyllabe tout le temps », comme l’exigent les conventions du « monde » et du « tout Paris », et elle se plaint de l’ennui d’être une jeune femme « convenable » (Goncourt, Renée Mauperin : 51-52). D’ailleurs, Renée remarque que leur baignade serait beaucoup plus acceptable s’ils étaient aux bains de mer en costumes appropriés, et qu’ils sont en train d’enfreindre les normes puisque « l’eau de la Seine n’est pas convenable ! » (Goncourt, Renée Mauperin : 53). Cette dérogation aux moeurs pourrait contribuer à établir l’ambiance amoureuse d’une telle scène, surtout en combinaison avec la beauté crépusculaire sur laquelle la protagoniste attire notre attention : « “Regardez donc comme c’est beau d’ici, tout ça, à cette heure-ci…” Et d’un regard elle indiqua la Seine, les deux rives, le ciel » (Goncourt, Renée Mauperin : 56). Mais le caractère particulier du lieu et la réaction du jeune homme se combinent pour éliminer la possibilité d’une relation amoureuse.

Dans la première partie de la description, nous retrouvons l’attention habituelle que les Goncourt accordent aux couleurs, aux effets de lumières et au mouvement :

De petits nuages jouaient et roulaient à l’horizon, violets, gris, argentés, avec des éclairs de blanc à leur cime qui semblaient mettre au bas du ciel l’écume du bord des mers. De là se levait le ciel, infini et bleu, profond et clair, splendide et déjà pâlissant, comme à l’heure où les étoiles commencent à s’allumer derrière le jour. Tout en haut, deux ou trois nuages planaient, solides, immobiles, suspendus. Une immense lumière coulait sur l’eau, dormait ici, étincelait là, faisait trembler des moires d’argent dans l’ombre des bateaux, touchait un mât, la tête d’un gouvernail, accrochait au passage le madras orange ou la casaque rose d’une laveuse

Goncourt, Renée Mauperin : 56

Si cet assemblage de nuages, de ciel, d’eau et de bateaux nous prépare à imaginer que le couple se trouve dans un cadre pittoresque similaire à ceux que nous avons vus dans les romans précédents des deux frères, la référence à une laveuse est une première indication que cet endroit n’est pas entièrement du même type que les autres. La suite de la description nous apprend que la scène se situe dans l’espace mixte de la banlieue, entre la ville et la campagne, où l’industrie prévaut sur la nature :

La campagne, le faubourg et la banlieue se mêlaient sur les deux rives. […] Il y avait des masures basses, des enclos de planches, des jardins, des volets verts, des commerces de vins peints en rouge, des acacias devant des portes, de vieilles tonnelles affaissées d’un côté, des bouts de mur blanc qui aveuglaient ; puis des lignes sèches de fabriques, des architectures de brique, des toits de tuile, des couvertures de zinc, des cloches d’ateliers. Des fumées montaient tout droit des usines, et leurs ombres tombaient dans l’eau comme des ombres de colonnes. […] Au-dessus d’un canal encombré de chalands, un pont tournant dressait en l’air ses deux bras noirs. Des pêcheurs jetaient et retiraient leurs lignes. Des roues criaient, des charrettes allaient et venaient. Des cordes de halage rasaient le chemin rouillé, durci, noirci, teint de toutes couleurs, par les décharges de charbon, les résidus de minerais, les dépôts de produits chimiques. Des fabriques de bougies, des fabriques de glucose, de féculeries, des raffineries semées sur le quai, au milieu de maigres verdures, il sortait une vague odeur de graisse et de sucre, qu’emportaient les émanations de l’eau et les senteurs du goudron. Des tapages de fonderies, des sifflets de machines à vapeur déchiraient à tout instant le silence de la rivière. C’était à la fois Asnières, Saardam et Puteaux[16], un de ces paysages parisiens des bords de la Seine, tels que les peint Hervier, sales et rayonnants, misérables et gais, populaires et vivants, où la Nature passe çà et là, entre la bâtisse, le travail et l’industrie, comme un brin d’herbe entre les doigts d’un homme

Goncourt, Renée Mauperin : 56-57

À la baignade peu conventionnelle s’ajoute un paysage industrialisé qui ne correspond guère à un locus amoenus traditionnel[17]. La fumée noire des usines, les traces de charbon et de produits chimiques, l’odeur de graisse et de goudron ne sont pas des éléments d’un décor qui invite à l’amour. Néanmoins, Renée – qui reflète ici l’attitude des Goncourt – y trouve de la beauté : « N’est-ce pas, c’est beau ? » Son interlocuteur, lui, n’est pas ému : « Mon Dieu, mademoiselle, franchement, ça ne m’enthousiasme pas… C’est beau… jusqu’à un certain point ». Mais elle persiste en invoquant une référence picturale générale qui fait écho à la comparaison plus précise à un tableau d’Hervier exprimée par le narrateur. « Si, c’est beau ! je vous assure que c’est beau…, insiste-t-elle. Il y a eu à l’exposition, il y a deux ans, un effet dans ce genre-là… » (Goncourt, Renée Mauperin : 57). Les Goncourt parlent de Louis Adolphe Hervier (1818-1879) dans leur premier essai de critique d’art, un compte rendu du Salon de 1852. Ils y admirent « l’opulence des tons sales » et sa manière de traiter des « ruelles garnies de fumiers et de chiffons », des « quais de ports de mer tout grouillants de vieilles jupes rouges », et des « villes aux rues basses et empuanties » (Goncourt 1893 : 89[18]). L’horizon devant lequel Renée s’enthousiasme partage des qualités et un effet d’ensemble similaires. En revanche, elle ne s’intéresse pas au prétendant, qui risque d’être décontenancé par cette jeune femme atypique qui n’hésite pas à dire : « Je ne m’explique pas comment un homme se marie. Si j’avais été homme, il me semble que je n’aurais jamais pensé à me marier » (Goncourt, Renée Mauperin : 54). Il n’y aura pas de suite romantique ni entre eux, ni entre Renée et qui que ce soit. Au contraire, elle refusera plusieurs partis et, ce qui est pis encore pour sa famille, fera échouer le projet de mariage de son frère d’une manière qui entraînera la mort du frère et puis sa propre mort. Cette sirène de la Seine ne se conforme pas aux antécédents de la mythologie, mais elle en conserve l’influence périlleuse.

L’idée d’un échec amoureux et matrimonial assorti de graves conséquences est inscrite dans cette scène d’ouverture originale, comme le confirment les réactions des autres personnages à la baignade. Renée sort de l’eau par un escalier à l’arrière d’une barque où elle retrouve son frère Henri et Denoisel, un ami proche de la famille. Ce trio de personnages préfigure le drame central du roman, dont Henri et Renée seront les agents et les victimes, et dont Denoisel sera complice comme il l’est dans cette sortie sur la Seine si peu conventionnelle pour une jeune femme avec un prétendant. La nageuse leur assure que l’eau est bonne, mais Denoisel lui reproche sans colère de s’être tant éloignée du bateau, lui disant qu’il était « presque inquiet » (Goncourt, Renée Mauperin : 58). De retour à la maison des Mauperin, Reverchon raconte l’épisode à la mère de Renée, qui s’inquiète vivement : « Eh bien ! qu’est-ce qu’on m’apprend ? […] Vous avez été emportés par le courant ? Il y a eu danger, je suis sûre !… Oh ! cette rivière !… Je ne comprends pas vraiment que monsieur Mauperin permette… » (Goncourt, Renée Mauperin : 65). Elle pense sans doute tout autant à l’inconvenance sociale qu’au danger physique impliqués par la situation, deux écueils imputables, d’après elle, à l’indulgence du père et contre lesquels risque de se briser le mariage potentiel avec ce jeune homme respectable.

Henri, toujours « si prudent », rassure leur mère en précisant qu’ils n’ont encouru aucun danger, bien que leur « chère Renée » se montre souvent « si folle » (Goncourt, Renée Mauperin : 66). Cependant, quoi qu’il dise, Henri partage les inquiétudes de sa mère eu égard au fleuve et à ce qu’il représente : le comportement trop libre, imprévisible et impétueux de sa soeur. Le caractère de Renée fait le charme du personnage : son « intelligence originale », ses « audaces », et ses qualités « d’un garçon dans une femme » (Goncourt, Renée Mauperin : 79). Mais les Goncourt, avec leurs préjugés sexistes et misogynes, la présentent comme exemple d’une tendance troublante au sein de « l’éducation des filles dans la bourgeoisie actuelle » (Goncourt, Renée Mauperin : 79). Dans le contexte de l’intrigue, Mme Mauperin et Henri ne se trompent pas sur le compte de Renée : son esprit indépendant et les actions qui en découlent – que Henri désigne comme « les bêtises de ma soeur » – ne se prêtent pas au mariage et auront même des conséquences mortelles (Goncourt, Renée Mauperin : 80). Elle est « une passionnée » qui déclare : « je ne saurai jamais avaler mes dégoûts […] Et les indulgences du monde me révoltent » (Goncourt, Renée Mauperin : 175). Elle insiste également sur le fait que, si quelqu’un de sa famille avait fait « une chose contre l’honneur », elle ne l’aimerait plus : « Oui, mon coeur, il me semble, se sécherait pour lui » (Goncourt, Renée Mauperin : 176). Grâce au contraste implicite, la possibilité d’un coeur qui se dessèche renforce l’association entre les sentiments vifs et volatils de Renée et une eau abondante et ondulante comme celle dans laquelle elle s’est baignée. Or, un affront à l’honneur portera Renée au débordement. Henri Mauperin a l’intention de se marier avec Noémi Bourjot, après avoir été l’amant de sa mère, Mme Bourjot. En plus, pour satisfaire aux prétentions sociales de M. Bourjot, Henri cherche à s’anoblir en s’appropriant le nom de Villacourt, qui pourtant appartient encore à un survivant de la famille. Lorsque Renée découvre la manigance, elle confronte son frère et le supplie de reculer. Henri repousse sa soeur avec colère ; elle éprouve un grand « coup au coeur » qui la laisse atteinte « d’une tristesse que le temps ne guérissait pas » (Goncourt, Renée Mauperin : 169-170). Dégoûtée par le procédé de son frère, l’impétueuse Renée prévient indirectement le dernier de Villacourt qu’on est sur le point d’usurper son nom. Le duel qui s’ensuit est fatal pour Henri, ce qui provoque chez Renée un nouveau choc et une maladie au coeur dont elle mourra lentement, deuxième victime des remous qu’elle a elle-même déclenchés.

La scène de baignade préfigure ces catastrophes de manière symbolique et subtile. Le curieux cadre de l’épisode sur la Seine de la banlieue industrielle au crépuscule transforme ce qui aurait pu être un lieu d’amour, voire de sensualité, en espace teinté de la « mélancolie tintamarresque » de Renée, pour reprendre l’expression qu’emploie Denoisel pour la décrire (Goncourt, Renée Mauperin : 81). Au début du roman, cette jeune femme pétillante « se précipit[e] dans l’eau » de la Seine, y nageant avec plaisir et liberté : « Ses cheveux, qui s’étaient dénoués, trempaient en flottant à demi derrière elle : elle les secouait pour en faire jaillir des gouttes d’eau » (Goncourt, Renée Mauperin : 57). Mais la scène se passe en fin de journée, « à l’heure où les étoiles commencent à s’allumer derrière le jour » (Goncourt, Renée Mauperin : 56). Le choix de commencer le récit au moment où le jour décline et où, déjà, « [l]e soir venait » est un indice précurseur du déclin final de Renée, après celui plus subit et dramatique de son frère (Goncourt, Renée Mauperin : 57). Dans les derniers chapitres du roman, les Goncourt évoquent à plusieurs reprises des moments crépusculaires en les associant métaphoriquement à la mort imminente de la protagoniste. Le narrateur explique, par exemple, que Renée n’était plus capricieuse mais paisible dans sa souffrance : « Elle laissait la mort monter, comme un beau soir, sur son âme blanche » (Goncourt, Renée Mauperin : 239). Et lors des « belles journées d’été qui meurent dans des soirées d’argent », le regard de Renée se perd dans « l’infinie blancheur du ciel prêt à s’éteindre » et dans la faible lumière du « jour défaillant » (Goncourt, Renée Mauperin : 243).

Nous avons constaté que la description centrale de la Seine dans Charles Demailly s’élabore autour d’une excursion de couple qui culmine au crépuscule et qui, malgré la richesse de la description et une certaine gaieté superficielle, introduit une note mélancolique annonçant une fin tragique. Nous trouvons un effet similaire dans Renée Mauperin, et encore dans Manette Salomon, où toutefois il n’a plus de rapport direct avec l’intrigue amoureuse du roman.

Manette Salomon, satire sociale et menace de mort

La Seine dans Manette Salomon (1867) détient une portée avant tout caricaturale, même si elle ne perd pas pour autant sa dimension mélancolique. Elle devient source de satire en servant de décor à diverses activités du personnage Anatole Bazoche, rapin d’atelier qui devient l’ami parasite de Coriolis, le protagoniste. Les passages du roman où les Goncourt nous ramènent aux bords de la Seine avec Anatole ne sont pas des scènes d’amour, mais des scènes de canotage, de baignade et de pêche. Ces moments étoffent le portrait de ce personnage inspiré fortement de leur ami Alexandre Pouthier, peintre bohème et excentrique, et offrent des illustrations, parfois caricaturales, d’activités parisiennes populaires.

Dans Le Sport à Paris, Eugène Chapus note que les trois « plaisirs nautiques du Parisien » sont précisément « la natation, le canotage et la pêche » (1854 : 184-185[19]). Chapus explique que des milliers de Parisiens « se livrent au canotage avec une véritable passion », et il souligne qu’il s’agit d’« un plaisir d’un caractère tout idyllique » grâce au « déroulement lent et poétique des paysages qui accompagnent le fleuve » et aux « parages charmants, des pertuis profonds et ombreux où tout est silence et recueillement » (1854 : 190-191). Il loue aussi la qualité athlétique et les bénéfices physiques du canotage, en opposition à la vanité des arts (1854 : 193). Outre leur attitude désabusée envers la nature et leur amour de l’art, les Goncourt ne partagent pas l’enthousiasme de Chapus pour le canotage, qu’ils présentent comme un phénomène social plutôt que sportif. Après une soirée à Asnières, une des « eaux » citées par Chapus, les deux frères la décrivent dans leur Journal en termes fortement négatifs :

C’est l’égout de Paris[20]. […] [L]a fleur de crapulerie du canotage de Seine, en costume de flanelle, les crapuleux canotiers à gros ventres, de monstrueuses femmes à moustaches, un ruban cerise dans leurs cheveux à l’enfant. Une goguette et une guinguette de photographes en bonne fortune ; et tout autour, des placeurs de cartons verts de loterie, des ouvriers à profils de maquereaux et de tapettes, des mendiants et des mendiantes à mines de rôdeurs de barrières, des chiens de chasse canaille et galeux. La boue de tous les métiers et de tous les plaisirs de Paris, amassés là, à la première station de banlieue, comme en un tas d’ordures, balayées ici sur un seuil près de l’eau d’un ruisseau

7 juin 1865 : Éd. Ricatte, t. I, 1169

La représentation du même lieu dans Manette Salomon est moins explicitement acerbe et inclut même des éléments d’un charme pittoresque. Elle recèle tout de même un jugement critique :

Venait l’été : Anatole passait de la peinture aux plaisirs, aux joies de l’eau, à la passion parisienne du canotage.

Amarré à Asnières, le canot qu’il avait acheté dans sa veine de richesse s’emplit, tous les jeudis et tous les dimanches, de cette société d’amis et d’inconnus familiers qui se groupent autour du bateau d’un bon enfant et l’enfoncent dans l’eau jusqu’au bordage. Il tombait dedans des passants, des passantes, des camarades des deux sexes, des à-peu-près de peintres, des espèces d’artistes, des femmes vagues dont on ne savait que le petit nom, des jeunes premières de Grenelle, des lorettes sans ouvrage, prises de la tentation d’une journée de campagne et du petit bleu du cabaret. Cela sautait d’une troisième classe de chemin de fer…

Goncourt, Manette Salomon : 181-182

Anatole abandonne alors la peinture pour un divertissement bien gai mais fondamentalement frivole, au prix d’une dépense importante pour un artiste qui n’a souvent pas le sou. Un ton condescendant ressort de la description de cette bande populaire à travers les qualificatifs désobligeants attachés aux peintres, aux artistes et aux femmes, et avec la précision qu’ils descendent d’un wagon de troisième classe. Chapus dépeint des coins silencieux et recueillis, mais, avec Anatole et ses amis, « [t]out le jour on riait, on chantait » ; Chapus envisage un effort qui produira des hommes robustes et utiles, mais dans le canot d’Anatole on trouve « de jolis bras » de femmes « remuant, maladroits à ce travail d’homme », et « des paresses, par instants, prenaient le canot qui s’abandonnait au fil du courant » (Goncourt, Manette Salomon : 182). Une telle paresse correspond parfaitement aux inclinations habituelles d’Anatole, qui se laisse emporter volontiers par « le plein air libre et vibrant, la réverbération de l’eau, le soleil dardant sur la tête, la flamme miroitante de tout ce qui étourdit et éblouit dans ces promenades coulantes, cette ivresse presque animale de vivre que fait un grand fleuve fumant, aveuglé de lumière et de beau temps » (Goncourt, Manette Salomon : 182). Ces journées sur la Seine culminent en de grands dîners tapageurs arrosés de mauvais vin[21].

Les Goncourt terminent leur présentation du canotage sur la Seine par une scène où la morosité et le spleen lentement s’installent, chassant les gaietés premières. Lorsque, après un des dîners d’Anatole, le soir tombe et la lune monte, « le canot partit, fou et bruyant de la gaieté du café et des glorias, dans le tralala d’un refrain déchirant un couplet populaire », semblable à la nef des fous, sous le symbole céleste des lunatiques (Goncourt, Manette Salomon : 189). Suit encore une belle description de la rivière et de ses berges, mais où on distingue là aussi, comme c’est le cas dans En 18.. et Charles Demailly, plusieurs éléments symbolisant la mort, tels que celui-ci : « La terre et sa rumeur finissante mouraient […]. Le canot glissait, balancé, bercé par le clapotement continu de l’eau et par l’égouttement scandé de chaque coup d’aviron, comme par une mélancolique musique de plainte où tomberaient des larmes une à une » (Goncourt, Manette Salomon : 189-190). Dans ce cadre nocturne, « l’obscurité, la vide et muette grandeur […] glaçaient sur les lèvres la chanson, le rire, la parole. La Nuit, au fond de cette barque de Bohème, embrassait au front et dégrisait l’ivresse du vin bleu » (190). Renforçant encore davantage la note funèbre de cette fin de chapitre, le début du chapitre suivant montre Anatole abruptement dégrisé (derechef) par la venue de l’hiver et un manque de commandes. Il en vient à « descendre aux bas métiers qui nourrissent l’homme d’un pain qui fait d’abord rougir l’artiste, et finissent par tuer chez tant de peintres, sous le labeur ouvrier, le premier orgueil et la haute aspiration de leur carrière » (Goncourt, Manette Salomon : 190[22]). Ayant dissipé son argent dans le canotage, il doit chercher « les travaux de rebut et d’avilissement », et travaille quelque temps chez un embaumeur, pour qui il fait des retouches aux cadavres (Goncourt, Manette Salomon : 190).

La menace de la mort s’insinue même dans des scènes évoquant les plaisirs idylliques de la natation nocturne ou de la pêche à la ligne. Anatole y est toujours la figure centrale. L’été revenu, lors des « nuits brûlantes, mangées de punaises », il se baigne avec grand plaisir dans la rivière, où il reste des heures : « ne pouvant se lasser de boire de tout le corps et de tout l’être ce bonheur des muets enchantements nocturnes de la Seine, et cette délicieuse fraîcheur enveloppante de l’eau, mise là pour lui au milieu de ce Paris aux pierres chaudes étouffé et suant du soleil du jour » (Goncourt, Manette Salomon : 472-473). Le lexique induit un arrière-fond morne à cette scène : les quais « étaient noirs et comme morts » ; une lumière « se noyait dans la rivière » ; Anatole « se perdait dans l’ombre » ; il « écoutait s’éteindre la chanson d’un ivrogne » et « le mélancolique sifflement » d’un bateau ; des heures « au timbre mourant » sonnaient au loin (472-473). Quand Anatole s’adonne à pêcher, il s’associe au « ramas bizarre de ces individus que le goût commun de la pêche à la ligne assemble et mêle dans une ville comme Paris », et ses nouveaux amis incluent un aide-préparateur à l’embaumeur, ce qui motive une observation générale du narrateur : « Un goût singulier avait toujours porté Anatole vers les hommes à professions funèbres. […] La Mort, dont il avait très peur, l’attirait. Il en était curieux, presque friand » (Goncourt, Manette Salomon : 475). Manifestement, la Seine aussi l’attire, il y retourne sans cesse, mais cela revient au même, car elle est contaminée par la mort dans les romans des Goncourt.

Le Journal et la mélancolie d’Edmond

Ainsi n’est-il peut-être pas surprenant que dans les mois qui précèdent et qui suivent la mort de son frère cadet, Jules, le 20 juin 1870, Edmond de Goncourt retourne régulièrement aux rives du fleuve, qu’il évoque avec tristesse dans le Journal. Jules souffre de troubles nerveux à partir de 1868, et sa condition empire l’année suivante. En septembre 1869, les deux frères font un de leurs séjours fréquents à Bar-sur-Seine, qui avait été une des sources d’inspiration des descriptions de Saint-Sauveur dans Charles Demailly. « Le profond sentiment de tristesse, lit-on dans leur Journal, de revoir ces bords de la Seine qu’on a vus plein de santé et de force productive, de repasser dans ces sentiers, le pas traînant, sans que la nature parle au littérateur qui est en vous… » (6 septembre 1869 : Éd. Ricatte, t. II, 237). Les Goncourt ont beau marteler leur préférence pour le milieu urbain et leur dédain de la campagne, celle-ci de leur propre aveu les inspire : il était déjà évident à la lecture de leurs magistraux tableaux écrits de paysages champêtres que la nature reste pour eux – du moins avant les effets de la maladie – un lieu qui stimule leurs observations esthétiques et leurs travaux artistiques[23]. Quatre mois après cette remarque mélancolique, le 19 janvier 1870, Jules cesse de rédiger le Journal et perd de plus en plus ses facultés. Des mois plus tard, après la mort de Jules, Edmond notera : « je reprends la plume tombée des mains de mon frère » (Éd. Ricatte, t. II, 243). Puis il (re)commencera à relater les mémoires de sa vie littéraire en racontant rétrospectivement la fin de leur vie littéraire : c’est-à-dire les quelques mois qui précèdent la perte de son collaborateur fraternel, sa pensée jumelle, l’autre moitié de lui-même[24]. Il décrit, par exemple, une sortie ensemble ayant eu lieu six semaines avant la fin : « pour le distraire, l’arracher à lui-même, je l’ai mené dîner à Saint-Cloud. […] Nous avions devant nous le soleil couchant, la Seine, les grands arbres du parc, le coteau de Bellevue […] Alors je me suis mis à pleurer comme une femme. Il m’a fallu l’entraîner contre la berge et là, débonder tout mon chagrin, tandis qu’il me regardait sans trop comprendre » (8 mai 1870 : Éd. Ricatte, t. II, 249).

À partir de septembre 1870, la souffrance privée d’Edmond se double des peines publiques de la guerre franco-prussienne et de ses conséquences. L’endeuillé se promène inlassablement pendant le siège de Paris et la Commune, partout dans la ville et souvent près de la Seine. Mairi Liston offre un résumé utile des préoccupations d’Edmond dans le Journal à l’époque en question :

In the initial throes of grief he abandons his hitherto essentially spectatorial relationship to the city and, instead, becomes an active participant in the turmoil, walking the streets every day, experiencing an emotional fusion with the crowd, a Baudelairean absorption in collective anonymity. However, as the initial sense of communion with the people subsides, he adopts once more a position of detachment, first turning his artist’s eye to the process of aestheticizing the tragedy and then, finally, taking up his political pen to embark upon a critique of the emerging events

2004 : 58

Mais si Edmond décrit le siège avec un certain détachement, la dimension esthétique de ses évocations de la Seine reflète l’intense douleur de son deuil. « La répétition névrotique du traumatisme, confirme Pierre-Jean Dufief, est manifeste dans l’écriture du Journal » chez Edmond, veuf de son frère (2009 : 17). Commentant la vue d’un pont entouré de barricades, Edmond écrit : « [l]a nature semble se complaire dans le contraste qu’affectionnent les romanciers pour leurs catastrophes intimes. Jamais le décor de septembre ne fut si riant ; jamais bleu du ciel ne fut si pur ; jamais beau temps ne fut aussi beau » (26 sept 1870 : Éd. Ricatte, t. II, 296). Cette remarque révélatrice exprime non seulement le décalage ironique entre, d’un côté, la beauté naturelle du lieu et du temps et, de l’autre côté, les états de guerre et de deuil qui coexistent chez cet observateur ; elle semble également confirmer le fait que l’auteur conçoit ce genre d’antithèse comme une technique littéraire efficace. En effet, nous avons vu que les Goncourt créent des contrastes équivalents dans leurs descriptions romanesques de la Seine. Dans d’autres exemples du Journal, au lieu de noter une discordance, Edmond présente le fleuve d’une façon qui semble coïncider avec sa mélancolie. Une belle description du ciel radieux au-dessus de Meudon et de la Seine se dégrade à la fin en images violentes de canons « crachant de gros nuages, nuages concrétionnés qui ressemblent à des déroulements d’entrailles » (21 octobre 1870 : Éd. Ricatte, t. II, 318). Deux jours plus tard, Edmond raconte avoir vu, lors d’une déambulation nocturne, la Seine « roule[r] une eau noire, une eau de Phlégéton », fleuve de feu qui coule dans les Enfers (23 octobre 1871 : Éd. Ricatte, t. II, 318). Ailleurs il parle du « noirâtre du crépuscule » vers Saint-Cloud, ou encore mentionne « la Seine toute noire » (27 octobre et 27 décembre 1870 : Éd. Ricatte, t. II, 323 et 363).

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Bachelard, dans son analyse de l’imaginaire des matières, soutient que « l’eau mélancolisante commande des oeuvres entières » chez certains auteurs du xixe siècle comme Georges Rodenbach et Edgar Allan Poe (1942 : 124). Ce serait exagéré de dire que la Seine est le motif central ou le principe organisateur des oeuvres des Goncourt, mais la présente étude montre clairement sa présence récurrente et son importance symbolique dans plusieurs romans des deux frères, ainsi que dans le Journal[25]. La Seine chez eux est un exemple des espaces flottants, des navicules dont parle Westphal pour désigner un espace mobile, complexe et hétérogène, marqué par une « double tension centrifuge et centripète » (2000 : 14[26]) : poussant les Parisiens hors de la ville pour qu’ils puissent jouir de lui, le fleuve n’en coupe pas moins la ville en son coeur, là où d’autres travaillent à ses bords, pêchent dans ses eaux, nagent à sa surface ou plongent à leur mort. L’historienne Isabelle Backouche explique qu’au cours de la première moitié du xixe siècle, on assiste à la mise à l’écart progressive de la Seine, qui devient un « fleuve étranger à sa ville » (Backouche 2016 : 333), dans la vie quotidienne des Parisiens. Il est vrai que les passages où la Seine figure dans les romans des Goncourt se situent le plus souvent en dehors de Paris ou en banlieue et qu’ils décrivent des excursions isolées ou occasionnelles, hormis le cas d’Anatole, l’excentrique Parigot, baigneur nocturne et pêcheur à la ligne. Mais dans leurs textes, plus qu’un fleuve étranger à sa ville, la Seine est un fleuve étrange, magnifique et mélancolique, dont les couleurs toujours changeantes et les reflets lumineux aveuglants ne cachent qu’à moitié des profondeurs sombres et des sorts sinistres.