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Pour les couples avec enfants, si une séparation met un terme à l’alliance conjugale, elle n’entraîne pas pour autant la fin de l’alliance parentale[2]. Après une rupture en effet, les deux parents conservent leurs responsabilités légales envers leurs enfants[3] et doivent arriver à façonner une nouvelle relation coparentale. La question du partage des rôles se pose ainsi autant dans la famille conjugale que dans la famille filiale qui lui survit. Et cette question, elle se pose tous les jours davantage. L’époque où les couples demeuraient unis jusqu’à la mort semble bien loin ; loin aussi celle où ils retardaient leur séparation jusqu’au départ des enfants du foyer familial. Un nombre croissant d’enfants vivent en effet une part de leur enfance avec un seul parent. La proportion de Canadiens ayant vécu au moins un épisode de monoparentalité avant l’âge de 6 ans, que ce soit à la suite d’une naissance hors union ou de la séparation de leurs parents, était estimée à 8 % parmi ceux nés en 1961-1963, 13 % en 1971-1973, 18 % en 1981-1983 et 25 % en 1988-1989[4]. Pour le Québec seulement, on estimait cette proportion à 28 % pour les générations 1997-1998[5].

Étudier le partage du temps d’habitation des enfants après la rupture des parents est important à plusieurs égards. De ce partage dépend entre autres l’avenir des relations qu’un enfant, une fois adulte, entretiendra avec ses parents, voire avec ses propres enfants[6]. Quand un père voit peu ses enfants, il n’est pas rare que le lien père-enfant se dissolve complètement avec les années. Cela s’explique en partie par la difficulté à maintenir une relation riche par des visites intermittentes et standardisées, c’est-à-dire par une perte du quotidien où se construit la relation parentale[7]. La perte de cette relation se répercute à l’âge adulte par une diminution au moins partielle de l’accès aux ressources affectives et matérielles du père et de son réseau familial.

Au niveau sociétal, la résidence des enfants après une séparation peut aussi être comprise comme un indicateur de l’égalité des genres en matière de rôle parental. Dans une société parfaitement égalitaire, en effet, tous les enfants de parents séparés vivraient la moitié du temps chez chaque parent (ou bien la moitié vivrait chez leur mère et l’autre moitié chez leur père, ou tout autre combinaison assurant la parité). Cette égalité semble pour l’instant loin d’être atteinte. À la suite de la séparation du couple parental, ce sont les mères qui, dans la vaste majorité des cas, se retrouvent à la tête du ménage. D’après le recensement canadien de 2016, encore près de 4 familles monoparentales sur 5 étaient dirigées par une femme[8]. Ce sont donc les mères qui assument la plus grande part des responsabilités et des dépenses quotidiennes liées à l’éducation des enfants après une séparation. Cette situation reflète souvent, quoiqu’en l’exacerbant, la situation qui prévalait avant la rupture de l’union. En effet, même si, dans les dernières décennies, le nombre d’heures que les femmes consacrent au travail rémunéré s’est accru en même temps que celui consacré par les hommes au travail domestique, ce sont encore les femmes qui, en moyenne, s’occupent le plus souvent des enfants[9].

Depuis quelques décennies, un changement majeur s’opère toutefois dans l’exercice de la coparentalité postrupture. Le rôle des pères dans le développement et l’éducation des enfants est revalorisé. Les tribunaux sont plus prompts à tenter de maintenir les relations entre l’enfant et ses deux parents[10]. Surtout, la garde partagée (ou résidence alternée, ou double résidence), qui était encore une pratique marginale au Canada jusqu’au milieu des années 1990, est aujourd’hui devenue très commune, particulièrement au Québec[11].

Droit et pratiques quotidiennes

Il est intéressant de noter que la progression rapide de la double résidence des enfants de parents séparés au Québec s’est produite malgré l’absence de changement législatif concernant la garde des enfants. En effet, les dernières modifications importantes au Code civil du Québec à ce sujet datent de 1977. Une réforme partielle du droit de la famille avait alors remplacé la notion de puissance paternelle par celle d’autorité parentale, exercée conjointement par le père et la mère. L’autorité parentale comporte les droits et devoirs liés à l’éducation, la surveillance et la garde de l’enfant. Elle s’exerce de la naissance à la majorité de l’enfant et les parents ne peuvent en être déchus que pour des motifs graves, ce qui se produit rarement. Lors d’une séparation, les deux parents conservent donc par défaut les droits et devoirs découlant de l’autorité parentale, à l’exception de la question de la garde qui doit être tranchée[12]. La seule consigne que donne le Code à ce propos est que la décision doit être prise dans l’intérêt de l’enfant. Puisqu’aucune formule de garde n’y est mentionnée explicitement, la popularité croissante de la garde partagée chez les parents et les juges n’a pas nécessité de modifications au Code[13]. Notons qu’aucune définition légale de la garde partagée n’existe dans la province, mais que les lignes directrices fédérales et provinciales sur les pensions alimentaires fixent à 40 % la part minimale de temps qu’un enfant doit passer chez chaque parent pour être considéré comme étant en garde partagée.

Dans les autres provinces canadiennes, où le droit de la famille tire son origine de la common law britannique, le concept civiliste d’autorité parentale n’existe pas. Depuis quelques décennies, la jurisprudence distingue plutôt deux types de garde (custody), la garde physique (ou physical custody, c.-à-d. là où réside l’enfant ; similaire à la garde dans le Code civil du Québec) et la garde légale (ou legal custody, c.-à-d. la possibilité de prendre des décisions concernant l’enfant ; similaire aux autres composantes de l’autorité parentale au Québec). La garde physique et la garde légale sont établies au cas par cas suivant les conflits survenant à la rupture. Dans ce contexte, il n’est pas rare que tous les droits parentaux (c.-à-d. la garde physique et la garde légale) soient accordés à un seul des parents[14].

Il ressort de ces différences juridiques que l’expression « garde partagée » n’a pas la même signification au Québec et dans le reste du Canada. Dans le premier, la garde partagée ne désigne que le lieu de résidence puisque l’autorité parentale demeure toujours conjointe après la séparation. Dans le second, la shared ou joint custody peut désigner autant la résidence que l’ensemble des droits et devoirs parentaux.

Malgré les différences historiques entre le droit de la famille au Québec et dans le reste du Canada, aucun élément purement juridique n’explique a priori la plus grande popularité de la double résidence des enfants au Québec puisqu’elle n’est dans aucun cas explicitement encouragée ou découragée dans les lois[15]. Qui plus est, la Loi fédérale sur le divorce, entrée en vigueur en 1968 et révisée en 1985, s’applique uniformément dans toutes les provinces en cas de divorce (les lois provinciales, elles, s’appliquent en cas de séparation de parents mariés ou non mariés). Elle prévoit explicitement que la garde peut être accordée à une ou plusieurs personnes (art. 16.4).

En raison du caractère à la fois juridique et social de la résidence des enfants après une séparation, la recherche sur le sujet est souvent victime de confusion terminologique. Afin d’éviter toute ambigüité, il convient de préciser que nous ne nous intéressons pas, dans ce qui suit, aux décisions judiciaires ayant trait à la garde des enfants, mais bien au lieu de résidence de ceux-ci[16]. Cela est d’autant plus pertinent que les pratiques quotidiennes des familles (la résidence) ne correspondent pas toujours à l’entente formelle établie pour la garde de l’enfant[17]. Nous définissons la double résidence comme étant une situation dans laquelle l’enfant vit environ la moitié de son temps chez chaque parent, quel que soit le rythme d’alternance entre les deux domiciles. Dans les cas de résidence maternelle ou paternelle, nous nous intéressons aussi à la fréquence des contacts qu’entretiennent les enfants avec le parent non résident. Finalement, nous désignons par temps parental la combinaison de la résidence et de la fréquence des contacts.

Précisons que ce regroupement entre résidence et contacts, a priori naturel, n’est pas fréquent dans la recherche sociologique ou psychologique. En effet, même si les questions abordées y sont très similaires, il semble exister une division artificielle entre les études sur le contact, centrées sur la typique paire mère résidente/père non résident, et les études sur la résidence, développées autour de la triade des résidences maternelle, paternelle et double. Alors que les études sur les contacts excluent une part croissante des pères (tous ceux qui habitent à temps plein ou à mi-temps avec leurs enfants), celles portant sur la résidence négligent la très forte hétérogénéité des fréquences de contacts parmi les enfants en résidence maternelle ou paternelle. Nous soutenons que l’étude d’un continuum d’arrangements de temps parental constitue une approche préférable. Cependant, pour des raisons qui deviendront claires plus tard, nous avons malheureusement dû renoncer à étudier les enfants vivant principalement avec leur père.

Hétérogénéité des comportements

Si les changements de comportements concernant le partage du temps parental après une séparation sont importants, ils ne touchent pas toutes les familles avec la même intensité. Différentes manières de vivre la coparentalité postrupture coexistent aujourd’hui dans la société : d’un quasi « veuvage social[18] », dans lequel tous les liens avec l’autre parent sont rompus, jusqu’à un partage parfaitement égalitaire du temps d’habitation, des tâches et des ressources. Plusieurs travaux menés en Amérique du Nord, en Europe de l’Ouest et en Australie ont montré que le partage du temps parental après la rupture variait entre autres selon le statut socioéconomique des parents. Ces études ont toutefois généralement porté sur des sociétés où la double résidence des enfants est un phénomène rare. Or, on peut se demander si la banalisation statistique du phénomène au Québec s’est accompagnée d’une réduction des différences économiques et sociales entre les couples qui mettent en place une double résidence et ceux qui lui préfèrent une forme de coparentalité postrupture plus conventionnelle, comme la résidence maternelle.

L’objectif principal de ce texte est donc de mettre en lumière, dans le contexte québécois, les caractéristiques des enfants, des mères et des pères qui influencent la mise en place de divers arrangements de temps parental lors d’une séparation. À cette fin, nous utilisons les données d’une enquête longitudinale qui suit le parcours familial d’un échantillon représentatif d’enfants nés au Québec à la fin des années 1990. Le principal avantage du recours à une enquête longitudinale est de connaître les caractéristiques des familles avant même que les parents ne se séparent. Cela nous permet de mieux tenir compte de la direction temporelle de la causalité et d’éviter certains biais de mémoire ou de relativisation post factum.

Facteurs explicatifs du partage du temps parental

Des études empiriques menées depuis la fin des années 1980 ont permis d’identifier plusieurs facteurs associés à l’établissement d’un arrangement de temps parental, que ce soit au moment de la séparation ou à un moment ultérieur de la trajectoire de l’enfant. Pour synthétiser leur présentation, nous avons regroupé ces facteurs en cinq catégories distinctes : (1) Disponibilité de temps et de ressources pour l’exercice de la parentalité ; (2) Désir et compétence pour la parentalité ; (3) Dynamiques relationnelles entre ex-conjoints ; (4) Caractéristiques des enfants ; (5) Normes culturelles et institutionnelles concernant la parentalité. Notons cependant que les catégories ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives et que certains facteurs, comme le niveau d’éducation des parents, pourraient trouver leur place sous plus d’une bannière.

Disponibilité de temps et de ressources pour la parentalité

Afin de jouer leur rôle de parents après la séparation, les mères et les pères doivent posséder les ressources et le temps nécessaires pour le faire. Le revenu, le statut d’emploi, l’horaire de travail, l’état de santé, etc., peuvent tous être conçus comme des indicateurs de ces ressources. Les études démontrent de façon constante que les mères et les pères ayant un revenu élevé sont plus susceptibles de partager le temps d’habitation ou la garde[19]. La double résidence entraîne en effet des dépenses plus élevées pour le logement et le transport entre les domiciles, mais aussi le doublement de certaines possessions matérielles, comme des meubles, des vêtements ou des jeux. À cela s’ajoute une répartition souvent non rentable des allocations gouvernementales[20]. Les parents plus aisés sont donc plus enclins à établir une double résidence pour leurs enfants, mais la pratique est présente dans toutes les strates de revenu[21].

La relation avec la participation au marché du travail est moins directe. Les couples dont la répartition du travail est plus traditionnelle (homme au travail/femme au foyer) sont moins susceptibles que les couples à deux revenus de mettre en place une double résidence s’ils se séparent[22]. Il semblerait que les mères actives sur le marché du travail (qui ont vraisemblablement plus de contraintes de temps) favorisent le partage du temps d’habitation ou sont, à tout le moins, plus disposées à l’accepter. L’aspect temps de travail joue différemment pour les hommes : les enfants sont moins susceptibles d’être en double résidence ou en résidence paternelle si leur père est au chômage ou travaille à temps partiel que s’il travaille à temps plein[23]. Un facteur rarement considéré, mais qui pourrait affecter le temps et les ressources des parents, est leur santé physique et mentale. Dans l’une des rares études à s’être penchée sur la question, H. Juby et ses collaboratrices[24] ont constaté que les mères canadiennes présentant des symptômes de dépression étaient plus susceptibles d’établir une double résidence à la séparation. Le coefficient de cette variable dans leur régression était toutefois peu significatif.

Désir et compétence pour la parentalité

Indépendamment de leurs ressources, les mères et les pères peuvent différer selon l’importance qu’ils accordent à leur rôle de parent. Certains peuvent le considérer comme un aspect crucial de leur identité et ne pas souhaiter renoncer en tout ou en partie au temps passé avec leurs enfants. À l’autre extrémité du spectre, certains peuvent ne pas avoir le désir ou considérer ne pas avoir les compétences pour exercer ce rôle seuls au quotidien. Les pères affirmant être heureux d’avoir des enfants, ou se décrivant ou étant décrits par leur ex-conjointe comme étant impliqués dans l’éducation des enfants et les tâches ménagères avant la séparation, sont plus susceptibles de maintenir leur implication après une séparation[25]. Le lien entre l’implication pré et post-rupture des mères auprès des enfants a fait l’objet de peu d’études, mais les résultats obtenus sont moins tranchés : la relation peut être similaire à celle des pères[26] ou absente[27].

Dynamique relationnelle entre ex-conjoints

La qualité de la relation qu’entretiennent les parents avant et pendant le processus de séparation est une variable prédictive importante de leurs décisions en matière de partage du temps parental. Les parents qui sont en mesure de conclure une entente en dehors du système judiciaire sont plus susceptibles de mettre en place une double résidence[28]. À l’inverse, les parents qui ont la garde exclusive de leurs enfants ont parfois été décrits comme plus hostiles à l’égard de leur ex-conjoint par les intervieweurs des enquêtes[29]. De même, les parents qui déclarent une mauvaise relation ou des conflits avec leur ex-conjoint sont moins susceptibles d’être impliqués dans un arrangement de double résidence[30], et les pères de ces couples sont plus susceptibles de perdre contact avec leurs enfants[31]. Un autre indicateur pertinent de la dynamique relationnelle est l’état matrimonial des parents. Les enfants nés hors mariage aux États-Unis et en Australie tendent à avoir moins de contacts avec leurs pères après une séparation[32]. Ces études amalgament cependant les enfants nés de parents en union de fait à ceux nés hors union ; en Norvège et au Canada, aucune différence n’a été constatée entre les parents auparavant mariés ou en union de fait[33].

Caractéristiques des enfants

Les caractéristiques des enfants peuvent influencer la manière dont leurs parents envisagent leur engagement à court et à long terme envers eux. Le rôle du sexe des enfants n’est pas constant à travers les études[34]. Quand il est significatif, les garçons (ou les fratries entièrement masculines) sont plus susceptibles de voir leur père souvent[35] ou de vivre avec lui à temps partiel ou à temps plein[36]. Les écarts liés à la taille de la fratrie ne sont généralement pas significatifs[37], mais certaines études ont trouvé plus de doubles résidences parmi les familles comptant un enfant[38] ou deux enfants[39].

Les résultats concernant l’âge des enfants sont beaucoup plus robustes d’une étude à l’autre. À tous les âges, la majorité des enfants vivent avec leur mère, mais cela est particulièrement vrai pour les très jeunes enfants, généralement ceux de moins de trois ans. Les enfants les plus âgés sont ceux qui sont les plus susceptibles de vivre à temps partiel ou à temps plein avec leur père. Ce sont les enfants en âge d’aller à l’école primaire qui sont les plus susceptibles d’être dans une double résidence[40].

Normes sociales, culturelles et institutionnelles concernant la parentalité

Quels que soient leurs compétences ou leurs désirs personnels, les parents peuvent avoir des idées différentes de ce qui constitue le rôle approprié d’une mère ou d’un père dans la vie de leurs enfants. Ils peuvent souhaiter agir conformément à ces croyances lorsqu’ils décident où l’enfant va vivre après la séparation. Ces valeurs varient considérablement d’un individu à l’autre, mais elles peuvent être plus semblables à l’intérieur de groupes sociaux et culturels tels que ceux basés sur le partage d’une trajectoire éducative, d’une langue maternelle, d’une origine nationale, d’une cohorte de naissance, etc.

Les jeunes parents, parce qu’ils ont été socialisés lorsque la double résidence devenait une possibilité socialement plus reconnue, pourraient être plus enclins que les parents plus âgés à instaurer ce genre d’arrangement. Certains chercheurs ont en effet constaté une plus grande incidence du partage des responsabilités parentales chez les parents plus jeunes[41], mais d’autres n’ont trouvé aucune différence d’âge[42], ou des relations non linéaires[43].

Certaines études aux États-Unis ont révélé des différences raciales et ethniques importantes en matière de coparentalité postrupture[44]. Au Canada, les enfants dont la mère est immigrante sont moins susceptibles que les autres de vivre en double résidence ou d’avoir des contacts fréquents avec leurs pères[45]. Enfin, on trouve très souvent une association positive entre le niveau de scolarité des parents et un partage plus égalitaire des responsabilités parentales. Le niveau de scolarité des deux parents[46], et particulièrement celui du père[47], semble très important pour expliquer la double résidence.

L’influence de ces nombreux facteurs sur l’établissement d’un arrangement de temps parental à la séparation a souvent été étudiée de façon séparée. Notre objectif ici est entre autres de porter un regard plus complet sur les dynamiques entourant la séparation en intégrant ces cinq groupes de facteurs dans un même modèle statistique. Pour mener à bien cette entreprise, nous utilisons des données provenant de l’Étude longitudinale du développement des enfants du Québec (ÉLDEQ). Cette enquête s’intéresse à plusieurs aspects du développement des enfants, notamment aux dynamiques familiales et à la majorité des facteurs mentionnés précédemment.

Données et méthodes

L’ÉLDEQ est une enquête prospective, menée par l’Institut de la statistique du Québec, qui suit un échantillon représentatif de 2120 enfants nés dans la province en 1997-1998[48]. Les parents participant à l’ÉLDEQ ont d’abord été interviewés cinq mois après la naissance de leur enfant, puis presque tous les ans par la suite. Nous avons utilisé les données recueillies au cours des treize premiers passages de l’enquête, c’est-à-dire jusqu’au moment où les enfants avaient environ 15 ans. Comme toutes les enquêtes longitudinales, l’ÉLDEQ a connu une attrition de son échantillon au fil du temps, mais cette attrition est somme toute limitée et les poids de sondage parviennent généralement à maintenir la représentativité de l’enquête[49].

Nous avons limité notre échantillon de travail aux enfants dont les parents habitaient ensemble au moment du premier passage de l’ÉLDEQ (quand les enfants avaient 5 mois) et qui se sont séparés par la suite (au maximum quand les enfants avaient 15 ans). Nous avons dû exclure les enfants dont les parents se sont séparés avant le premier passage de l’enquête (ou qui n’ont jamais habité ensemble) afin de pouvoir disposer d’informations sur les caractéristiques des parents avant la séparation. La presque-totalité des enfants dans cette situation ont vécu uniquement avec leur mère durant toute leur enfance. Les enfants dont les parents ne se sont jamais séparés n’ont bien entendu pas été inclus dans l’analyse. Cependant, ceux dont les parents se sont séparés à un moment donné, mais sont éventuellement revenus ensemble ont été inclus. Un total de 637 observations remplissaient nos critères de sélection. Des renseignements d’intérêt étaient toutefois parfois manquants chez certains de ces enfants. Au lieu d’exclure les cas incomplets de l’analyse, nous avons préféré imputer les valeurs manquantes, limitant ainsi le potentiel de biais dû à la non-réponse[50].

Arrangements de temps parental à la séparation

Tous les deux ans environ, on demandait à la répondante (c’est généralement la mère qui répond aux questions) de rapporter les changements familiaux s’étant produits depuis la dernière entrevue. Quand elle déclarait la séparation des parents, on lui demandait alors, par des questions à choix multiples, d’indiquer avec qui l’enfant avait vécu juste après la séparation ainsi que la fréquence des contacts qu’il entretenait avec l’autre parent à ce moment. À partir des réponses à ces questions, nous avons délimité quatre arrangements de temps parental :

1. Résidence maternelle avec peu ou pas de contacts père-enfant (c.-à-d. visites moins d’une fois par mois, ou par la poste ou téléphone seulement) : 15,3 % de l’échantillon après imputation et pondération ;

2. Résidence maternelle avec contacts père-enfant réguliers (visites ou nuitées une fois par mois ou plus) : 46,4 % ;

3. Double résidence (environ la moitié du temps chez chaque parent) : 31,6 % ;

4. Résidence paternelle : 6,7 %.

Notons que la seconde catégorie, qui regroupe près de la moitié des enfants, est assez hétérogène. Elle peut théoriquement contenir aussi bien des cas où l’enfant voit son père une fois par mois que des cas où l’enfant couche chez lui toutes les fins de semaine. Nous aurions préféré scinder cette catégorie en quelques sous-catégories, mais les questions incluses dans l’enquête ne permettaient pas de le faire de façon systématique à tous les passages[51].

Les enfants vivant avec leur père à la suite de la séparation n’ont pu être inclus dans les analyses qui vont suivre parce que la faible taille de ce sous-échantillon causait des problèmes de confidentialité selon le fournisseur des données. L’échantillon final, excluant les résidences paternelles, compte donc un peu moins de 600 enfants.

Stratégie d’analyse

Nous décrivons d’abord chacune des variables explicatives retenues ainsi que leur association avec les trois catégories de la classification d’arrangements de temps parental (analyse bivariée). Nous réunissons ensuite toutes ces variables explicatives dans une même analyse multivariée afin d’estimer leur impact net (c.-à-d. en gardant les autres variables constantes) sur la probabilité que les enfants se retrouvent, juste après la séparation de leurs parents, dans un des trois arrangements. Nous utilisons pour ce faire une régression logistique multinomiale. Ce type de régression est similaire à une régression logistique régulière à la différence près que la variable-réponse compte plus de deux catégories – ici les trois arrangements de temps parental. Comme dans la régression logistique régulière, l’une des catégories est choisie comme catégorie de référence. La résidence maternelle avec contacts père-enfant réguliers jouera ici ce rôle puisqu’elle rassemble la plus grande part des enfants et constitue un standard social depuis longtemps. L’objectif de la modélisation est alors de déterminer si les variables explicatives augmentent ou diminuent la probabilité qu’un enfant se retrouve dans chacune des autres catégories (peu de contacts père-enfant ou double résidence) par rapport à leur probabilité d’être dans la catégorie de référence[52].

Toutes les estimations ont été pondérées pour être représentatives de la population cible. Le plan d’échantillonnage complexe de l’ÉLDEQ a aussi été pris en compte lors de l’estimation de la variance des paramètres. La préparation, l’imputation et l’analyse des données ont été effectuées grâce au logiciel Stata 12.

Description des variables explicatives et analyse bivariée

Le tableau 1 présente toutes les variables explicatives ainsi que leur tabulation croisée avec les trois types d’arrangements identifiés. Ces variables sont regroupées dans le tableau selon les mêmes cinq grands types de facteurs explicatifs discutés précédemment. Une note située sous le tableau explique plus en détail comment interpréter les chiffres qui s’y trouvent.

La disponibilité de ressources et de temps pour la parentalité est représentée par six variables. Le revenu familial est traité comme une variable binaire distinguant les familles qui avaient un revenu faible au passage de l’enquête précédant la séparation de celles qui avaient alors un revenu considéré suffisant[53]. La participation au marché du travail se rapporte à l’année se terminant au dernier passage avant la séparation. Pour tenir compte des interactions, le statut d’emploi des deux parents a été combiné en une seule variable à quatre catégories[54]. Un gradient économique clair peut être constaté au tableau 1 : la proportion d’enfants dont la famille avait un faible revenu était beaucoup plus élevée parmi ceux ayant peu de contacts avec leur père (35 %) que parmi ceux vivant en double résidence (11,1 %). Les mères d’enfants en double résidence étaient également plus susceptibles d’être employées à temps plein (72,4 %) que les autres mères, et très peu de parents d’enfants en double résidence étaient tous deux au chômage ou travaillaient à temps partiel (1,9 %).

Tableau 1

Caractéristiques des enfants et des parents selon l’arrangement de temps parental établi à la séparation (pourcentages, sauf indication contraire)

Caractéristiques des enfants et des parents selon l’arrangement de temps parental établi à la séparation (pourcentages, sauf indication contraire)

Tableau 1 (suite)

Caractéristiques des enfants et des parents selon l’arrangement de temps parental établi à la séparation (pourcentages, sauf indication contraire)

Lecture du tableau : En règle générale, les variables identifiées dans la colonne de gauche sont de type binaire (revenu suffisant ou non, garçon ou fille, etc.). Les pourcentages présentés sur chaque ligne indiquent alors uniquement la proportion d’enfants appartenant à la catégorie mentionnée, et ce, pour chaque type d’arrangement séparément et pour le total. Par exemple, 35 % des enfants en résidence maternelle ayant peu de contacts avec leur père étaient en situation de faible revenu avant la séparation (et donc 65 % avaient un revenu familial considéré suffisant). Dans quelques cas, la variable décrite compte plusieurs catégories (participation au marché du travail, âge de l’enfant à la séparation, langue maternelle et parents ayant un diplôme postsecondaire). Pour ces variables, les pourcentages de l’ensemble des catégories, placées en retrait dans la colonne de gauche, sont présentés et totalisent 100 % pour un arrangement donné. Par exemple, parmi les enfants en double résidence, 29,6 % n’avaient aucun frère ou soeur, 54,2 % en avaient un ou une, et 16,3 % en avaient deux ou plus.

a Les étoiles réfèrent aux résultats de tests t attestant de la différence de proportion d’avec la catégorie du centre (résidence maternelle avec contacts père-enfant réguliers).

b La taille de l’échantillon varie légèrement entre les 25 jeux de données imputés en raison du retrait des cas de résidences paternelles après l’imputation des valeurs manquantes.

p < 0,10 ; *p < 0,05 ; **p < 0,01 ; ***p < 0,001

-> Voir la liste des tableaux

On observe aussi un gradient selon le passé familial des parents. En effet, moins les enfants passent de temps avec leur père à la séparation, plus il est probable qu’ils aient une demi-fratrie issue d’une union antérieure d’un de leurs parents. Le gradient est cependant beaucoup plus prononcé du côté paternel : seulement 6,5 % des enfants en double résidence ont une telle demi-fratrie contre 20,7 % des enfants ayant peu de contacts avec leur père. Ces écarts peuvent découler de la complexité à coordonner les contacts et les obligations envers ses enfants lorsque ceux-ci sont issus de différentes unions. Notre variable mesure toutefois uniquement l’existence de telles demi-fratries, pas la nature de la relation entretenue avec elles.

Les symptômes de dépression des parents ont été mesurés au premier passage de l’enquête avec une version abrégée de l’échelle de dépression du Centre for Epidemiological Studies (CES-D ; 13 items ; α = 0,82 pour les mères ; α = 0,76 pour les pères)[55]. Comme la plupart des parents avaient peu de symptômes de dépression, nous avons dichotomisé la variable en isolant les parents dans le quartile supérieur de la distribution. Il n’y avait pas de différence significative entre les trois catégories chez les pères, mais les mères présentant plus des symptômes de dépression après la naissance étaient moins susceptibles d’établir une double résidence à la séparation.

Le désir et la compétence pour la parentalité sont représentés par la dimension du sentiment d’efficacité parentale de l’Échelle des cognitions et des conduites parentales à l’égard du nourrisson (ÉCOPAN)[56]. L’ÉCOPAN a été administrée indépendamment aux mères et aux pères lors du premier passage de l’enquête en leur demandant d’évaluer, sur une échelle de 0 (= pas du tout) à 10 (= exactement), le degré de correspondance entre leur situation et une liste de six items (ex. : « Je me sens très bon/bonne pour calmer mon bébé lorsqu’il est troublé, difficile ou qu’il pleure »). Le score de chaque parent est la moyenne de leurs réponses à ces six items (α= 0,83 pour les mères ; α = 0,74 pour les pères) ; ce score a ensuite été dichotomisé en isolant les parents dans le quartile inférieur de la distribution. La proportion de pères ayant un faible sentiment d’efficacité parentale était plus basse parmi les enfants vivant en double résidence comparativement à ceux des deux autres arrangements. Les différences n’étaient cependant pas significatives chez les mères. Ce dernier résultat s’explique surtout par le fait que la vaste majorité des mères obtiennent un score très élevé sur cet indicateur, peu importe leurs caractéristiques.

La dynamique relationnelle entre ex-conjoints est représentée par deux variables : le climat et le type d’union à la séparation. Le climat ayant entouré la séparation a été décrit par les mères, au passage suivant la séparation, comme étant bon, assez bon, mauvais ou très mauvais[57]. Dans l’ensemble, 29,1 % des mères ont déclaré que le climat entourant la séparation avait été mauvais ou très mauvais, mais il y avait encore un gradient clair entre les groupes. Les ex-conjoints ayant opté pour la double résidence de leur enfant ont eu une rupture plus amicale (20,7 % de mauvais climat) que les autres groupes, en particulier si on les compare au groupe avec peu de contacts père-enfant (45,3 % de mauvais climat). Nous nous sommes aussi intéressés au type d’union des parents en distinguant ceux qui étaient mariés lors de la séparation de ceux qui étaient en union de fait[58]. Même s’il y avait moins de parents en union de fait dans le groupe avec peu de contacts père-enfant, les différences entre les groupes n’étaient pas significatives.

On observe aussi quelques différences entre les arrangements selon les caractéristiques des enfants. Les enfants qui vivaient en double résidence à la séparation étaient généralement plus âgés que ceux dans les autres arrangements. Ceux qui avaient peu de contacts avec leur père étaient proportionnellement plus nombreux que les autres à n’avoir aucun frère et aucune soeur, et moins nombreux à en avoir un seul ou une seule. Bien que la proportion de garçons parmi les enfants en double résidence soit un peu plus élevée que dans les deux autres groupes, la différence n’est pas statistiquement significative.

Comme indicateurs des normes sociales, culturelles et institutionnelles concernant la parentalité, nous avons sélectionné l’âge des parents à la naissance de l’enfant, leur langue maternelle, ainsi que leur niveau de scolarité le plus élevé. L’âge moyen des mères à la naissance de l’enfant était de 27,8 ans et celui des pères était plus élevé de trois ans. Il y avait peu de différences entre les trois groupes, mais ceux ayant établi une double résidence étaient légèrement plus jeunes. Puisqu’il existe une forte homogamie linguistique, nous avons combiné la langue maternelle de la mère et du père en une seule variable. Nous distinguons les cas où les deux parents parlaient le français comme langue maternelle, des cas où au moins l’un d’entre eux parlait l’anglais (mais où aucun ne parlait une langue autre que le français ou l’anglais) et des cas où au moins un parent parlait une langue autre que le français ou l’anglais. Le groupe d’enfants ayant peu de contacts avec leur père est celui qui se distingue le plus quant au profil linguistique : plus du quart d’entre eux avaient au moins un parent n’ayant pas le français ou l’anglais comme langue maternelle, comparativement à seulement 7,5 % dans les deux autres arrangements.

Finalement, nous avons regroupé en une seule variable catégorielle le niveau de scolarité des deux parents en raison de la forte corrélation entre les deux. La proportion d’enfants dont les parents avaient tous deux un diplôme d’études postsecondaires (collège ou université) était beaucoup plus élevée parmi les enfants en double résidence (42,5 %) que parmi ceux en résidence maternelle ayant des contacts réguliers (28,9 %) ou peu fréquents (21 %) avec leur père. L’inverse est vrai lorsqu’aucun des parents ne possède un diplôme d’études postsecondaires. Ce sont donc principalement les parents d’enfants en double résidence qui se distinguent quant au niveau de scolarité ; les deux groupes de résidences maternelles sont plus similaires.

Résultats de la régression

Le tableau 2 rassemble les résultats de la régression logistique multinomiale estimant l’impact net de chaque variable explicative de la section précédente, en gardant les autres variables constantes. Pour rappel, l’arrangement établi à la séparation, qui compte trois catégories, est la variable-réponse du modèle ; la résidence maternelle avec contacts père-enfant réguliers constitue la catégorie de référence. On cherche donc à savoir quels facteurs font augmenter (rapports de cotes [RC] supérieurs à un) ou diminuer (RC inférieurs à un) la probabilité qu’un enfant vive en résidence maternelle avec peu de contacts père-enfant (colonne 1) ou en double résidence (colonne 2) plutôt qu’en résidence maternelle avec contacts réguliers (la catégorie de référence). Les résultats de la régression confirment en général ceux de l’analyse bivariée. On note cependant quelques différences importantes. (Voir tableau p. 104-105)

Le revenu familial et le fait d’avoir eu des enfants dans une union antérieure n’étaient plus significativement liés à l’arrangement de temps parental une fois le rôle des autres variables pris en compte. Parmi les variables que nous avions associées à la disponibilité de ressources et de temps pour la parentalité, c’est surtout l’effet du travail à temps plein des mères qui ressort. Les enfants dont la mère travaillait à plein temps avant la séparation étaient 2,17 fois plus susceptibles que les enfants de familles plus traditionnelles (mère sans emploi, père à temps plein) d’avoir deux résidences après la séparation. Le fait d’avoir une mère dont les symptômes de dépression étaient dans le quartile supérieur était toujours associé à une probabilité moindre d’être en double résidence et d’avoir peu de contacts père-enfant.

Le rôle des variables associées aux désirs et compétences pour la parentalité, à la dynamique relationnelle entre ex-conjoints et aux caractéristiques des enfants dans la régression était similaire à celui observé dans l’analyse bivariée, mais il était parfois plus tranché. Les enfants dont le père avait un faible sentiment d’efficacité étaient ainsi deux fois moins susceptibles (rapport de cote = 0,47) que ceux dont le père avait un sentiment d’efficacité moyen ou élevé de vivre en double résidence après la séparation. De même, un climat mauvais ou très mauvais était très clairement associé à une probabilité plus faible d’établir une double résidence, mais plus élevée d’établir une résidence maternelle avec peu de contacts père-enfant. Le gradient d’âge dans la propension à aller vivre en double résidence était aussi très évident : les enfants de neuf ans et plus étaient 4,2 fois plus susceptibles d’être en double résidence que ceux de zéro à deux ans.

La même chose est vraie pour les variables liées aux normes sociales, culturelles et institutionnelles concernant la parentalité. Par exemple, les enfants dont au moins un des parents n’avait ni le français ni l’anglais comme langue maternelle étaient 4,5 fois plus susceptibles que les enfants de parents francophones d’avoir peu de contacts avec leur père. En ce qui a trait au niveau de scolarité, c’est surtout celui du père qui semble jouer pour la double résidence puisque les rapports de cotes des deux catégories où le père a un diplôme d’études postsecondaires sont grands et similaires, que la mère en ait aussi un ou non. Contrairement à ce qu’on pouvait observer au tableau 1, le fait que les deux parents possèdent un diplôme d’études postsecondaires était, en contexte de régression, associé de façon marginalement significative à une plus faible probabilité qu’un enfant ait peu de contacts avec son père.

Discussion

Dans cet article, nous avons exploré les facteurs associés à l’établissement des arrangements de temps parental lors d’une séparation au Québec. Bien que la double résidence des enfants après une rupture soit aujourd’hui largement pratiquée au Québec, des différences socioéconomiques, culturelles et structurelles persistent entre les familles qui l’établissent et celles qui ne le font pas. Pour l’instant, les parents qui pratiquent la double résidence sont encore en moyenne plus éduqués, plus actifs et plus riches que les autres parents séparés ; leurs comportements dans les sphères publique et privée sont aussi plus symétriques (mères travaillant à temps plein, pères se sentant plus efficaces comme parent).

Tableau 2

Résultats (rapports de cotes) de la régression logistique multinomiale prédisant l’établissement d’un arrangement de temps parental au moment de la séparation (catégorie de référence = résidence maternelle avec contacts père-enfant réguliers ; na = 590-597)

Résultats (rapports de cotes) de la régression logistique multinomiale prédisant l’établissement d’un arrangement de temps parental au moment de la séparation (catégorie de référence = résidence maternelle avec contacts père-enfant réguliers ; na = 590-597)

Tableau 2 (suite)

Résultats (rapports de cotes) de la régression logistique multinomiale prédisant l’établissement d’un arrangement de temps parental au moment de la séparation (catégorie de référence = résidence maternelle avec contacts père-enfant réguliers ; na = 590-597)

a La taille de l’échantillon varie légèrement entre les 25 jeux de données imputés en raison du retrait des cas de résidences paternelles après l’imputation des valeurs manquantes.

p < 0,10 ; *p < 0,05 ; **p < 0,01 ; ***p < 0,001

-> Voir la liste des tableaux

Des différences existent aussi, quoique dans une moindre mesure, entre les familles d’enfants en résidence maternelle qui voient leur père rarement et ceux qui le voient plus régulièrement. La plupart des constatations descriptives du tableau 1 renforcent en effet la pertinence de considérer la résidence et les contacts dans le cadre unifié du temps parental. Un gradient quasi linéaire allant du groupe ayant peu de contacts père-enfant au groupe en double résidence est présent pour de nombreuses caractéristiques. Cela implique que les familles optant pour la résidence maternelle ne doivent pas être considérées comme un groupe homogène ni être étudiées en complète isolation des familles pratiquant la double résidence.

Les résultats du modèle logit multinomial sont en grande partie conformes aux attentes et aux recherches antérieures menées au Québec ou ailleurs. La différence la plus importante tient peut-être au rôle du revenu. S’il est vrai que notre variable mesure le revenu familial de façon sommaire (suffisant vs insuffisant), cela n’explique pas l’absence d’association significative dans la régression puisqu’un gradient de revenu était très apparent dans l’analyse bivariée. C’est donc dire que l’association entre le revenu et le partage du temps parental passe plutôt par d’autres facteurs liés, comme la participation au marché du travail et le niveau de scolarité.

Le rôle de la participation au marché du travail des mères est particulièrement intéressant : plus la mère est active, moins elle est susceptible de s’occuper seule de l’enfant. Nous interprétons ce résultat comme étant le reflet d’une faible disponibilité de temps à consacrer à l’éducation des enfants. Cette association est d’autant plus intéressante qu’elle s’observe aussi au niveau agrégé. Une comparaison sommaire entre le Québec et le reste du Canada montre en effet que la proportion d’enfants en double résidence et la proportion de mères travaillant à temps plein sont plus élevées dans le premier que le second[59].

Comme c’est souvent le cas dans les études sur les comportements familiaux, le niveau de scolarité semble jouer un rôle majeur dans le processus de partage du temps d’habitation après une rupture, particulièrement en ce qui a trait à la distinction entre résidence maternelle et double résidence. Que cette association demeure importante dans la régression, lorsque d’autres facteurs socioéconomiques (statut d’emploi et revenu) sont aussi présents, est un bon indice du rôle du niveau de scolarité comme indicateur de valeurs et de normes sociales sur les questions familiales. L’effet associé au niveau de scolarité doit effectivement être interprété en considérant l’ensemble des facteurs non observés qui lui sont intimement liés (milieu familial d’origine, opportunités économiques, réseau social, etc.).

Contrairement à ce que H. Juby et ses collaboratrices avaient trouvé auparavant à partir de l’Enquête nationale longitudinale sur les enfants et les jeunes (ELNEJ), les symptômes de dépression de la mère sont ici associés à une plus faible probabilité d’établir une double résidence ou une résidence maternelle avec peu de contacts père-enfant. Plusieurs différences entre les deux études pourraient expliquer ce résultat divergent[60]. Cependant, ce désaccord devrait avant tout servir à mettre en évidence notre ignorance presque complète des effets de la santé mentale et physique des parents sur les décisions qu’ils prennent au moment de la séparation. Cela est particulièrement important pour l’interprétation des résultats d’études visant à établir une relation causale entre les arrangements de temps parental et la santé mentale dans les années qui suivent la séparation. La question est de savoir si les difficultés ont commencé avant ou après que l’arrangement ait été établi[61].

L’ÉLDEQ permettait aussi une comparaison des parents en union de fait et mariés, mais nous n’avons pas observé de différence entre ces deux groupes de parents. Dans le contexte québécois, où l’union libre et les naissances hors mariage ont connu une très vaste diffusion sociale dans les dernières décennies, ce résultat ne surprend guère.

L’association entre l’arrangement adopté et le climat ayant entouré la séparation était très forte : un climat mauvais ou très mauvais était associé à moins de contacts père-enfant. L’impact de cette variable doit cependant être interprété avec prudence puisqu’il est probablement bidirectionnel, c’est-à-dire que le mauvais climat peut aussi bien être la cause de la décision relative au partage du temps parental que sa conséquence.

Une des limites de notre étude tient à notre typologie d’arrangements de temps de parental. La formulation et la variabilité des questions utilisées dans l’enquête pour déterminer la résidence de l’enfant et la fréquence des contacts avec le parent non corésident ne nous permettaient de classifier les enfants que dans quelques catégories sommairement définies. Nos résidences maternelles avec contacts réguliers englobent une grande variété de situations alors que nos doubles résidences sont limitées aux situations explicitement décrites comme étant égalitaires par les parents. De plus, nous n’avons pu étudier les déterminants de la résidence paternelle puisque les enfants dans cette situation étaient trop peu nombreux.

Cette étude possède par contre des avantages notables. L’utilisation secondaire des données de l’ÉLDEQ nous a par exemple permis d’avoir accès à des informations de nature très variée et collectées à plusieurs moments auprès des mêmes familles. Notre analyse statistique a donc pu tirer profit de l’antériorité de la mesure des facteurs explicatifs (à l’exception du climat entourant la séparation) par rapport à l’enregistrement des arrangements de temps parental initiaux. Le respect de la direction temporelle du processus dans la modélisation permet de s’assurer de la validité des relations.

Notre étude sur l’établissement des arrangements de temps parental à la séparation ouvre une fenêtre sur les relations parent-enfant et les relations homme-femme. On peut notamment y voir l’absence de parité dans la coparentalité postrupture. Même si la proportion d’enfants en double résidence est élevée au Québec (32 % dans la cohorte de l’ÉLDEQ au moment de la séparation), la majorité des enfants habitent avec leur mère (15,3 % + 46,4 % = 61,7 %) et très peu exclusivement avec leur père (6,7 %). Cela ne reflète pas pour autant une iniquité de traitement des pères et des mères dans le processus judiciaire ou de médiation familiale. En effet, si les hommes n’obtiennent pas souvent la garde, c’est surtout parce qu’ils la demandent rarement.[62]

Les inégalités existent après la rupture principalement parce qu’elles sont présentes avant la rupture : à l’intérieur des couples, les hommes consacrent en moyenne moins de temps que les femmes à l’entretien et l’éducation des enfants. Ainsi, même si l’idéal de la double résidence est un modèle de neutralité des genres[63], le processus pour s’y rendre est lui très genré : pour la moyenne des pères, il s’agit de s’impliquer davantage auprès de leurs enfants, pour la moyenne des mères, de s’en occuper moins[64]. Notre analyse a montré que les mères qui travaillent à temps plein et les pères les plus éduqués ou qui, dès le plus jeune âge de leur enfant, se sentent plus efficaces comme parents sont les plus susceptibles de s’engager dans cette voie. On peut penser que ces mères et ces pères sont aussi celles et ceux qui ont les attitudes les plus favorables à l’égalité des genres ou qui, dans la pratique, adoptent les rôles les plus symétriques ; l’ÉLDEQ n’a cependant pas mesuré directement les attitudes et la division du travail et on ne peut qu’en faire l’hypothèse. Chose certaine, ces résultats suggèrent qu’il ne faut pas concevoir la coparentalité postrupture de façon isolée, mais plutôt l’inscrire dans une dynamique à plus long terme qui part de la naissance de l’enfant, voire de plus tôt encore.

On constate aussi dans nos résultats un gradient socioéconomique des contacts père-enfant. Les enfants des parents les plus actifs et les plus éduqués passent en effet plus de temps avec leur père biologique après une rupture. Ils sont donc dans une position plus favorable au maintien à long terme des relations avec leurs deux parents. Ce maintien différentiel des contacts avec le père est d’autant plus accentué que les parents les plus éduqués sont aussi ceux qui se séparent le moins. Ces constatations soulèvent une question fondamentale qu’il faudra bientôt explorer : comment les arrangements de temps parental influencent-ils les mécanismes de transfert intergénérationnel du capital humain et social à l’intérieur des familles de divers milieux socioéconomiques ?

Enfin, il faut rappeler que nos résultats se rapportent aux comportements dont ont fait montre les parents de jeunes ayant aujourd’hui 20 ans. Puisque les nouvelles données sur le sujet sont rares[65], on ne peut savoir si la situation a changé chez les cohortes plus récentes. Puisque notre analyse se limite pour l’instant au moment de la séparation, elle laisse aussi dans l’ombre tous les changements qui surviendront par la suite. En effet, on ne doit pas considérer l’arrangement établi lors de la séparation comme une situation permanente. La dynamique instaurée au moment de la séparation jouera certes un rôle essentiel dans la suite du parcours, mais tout n’est pas prédéterminé à partir de ce moment. Les négociations entre parents, ainsi qu’entre les enfants et les parents, se poursuivront et la plupart des enfants verront leur arrangement initial se modifier.