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Toutes les notices biographiques dignes de foi le confirment : Hélène Cixous, femme de lettres, écrivaine, essayiste, dramaturge, philosophe, est née à Oran, en Algérie, en 1937. Or à la lecture de ses deux récents ouvrages publiés en 2016, Gare d’Osnabrück à Jérusalem et Une autobiographie allemande[1], il serait presque possible de douter de ces faits, tant les dates et les années semblent s’estomper au fil des pages, les lieux se fusionner, les lettres de l’alphabet se répercuter les unes contre les autres. À travers les mots de Cixous, Allemagne devient Algérie, Oran devient Osnabrück (ou Jérusalem), l’allemand s’entremêle au français et à l’anglais, à tel point que l’identité de l’écrivaine apparaît plurielle et polymorphe, capable de se régénérer ou de se subvertir à travers le jaillissement des souvenirs relatés. « Je suis le résultat de plus d’un pays natal », écrit-elle dans son Autobiographie allemande (AA, 15). Dans un entretien en anglais qui porte sur le théâtre de Shakespeare, Cixous affirme également que :

When history is at work, one realizes how time makes fun of us, how time reinscribes things, how time jests with our desires, which have been played out or maybe realized. […] Time makes fun of everything we have imagined, or undoes it, or inversely it realizes it. But in history, in general, time undoes more than it accomplishes[2].

Dès lors, si l’histoire se joue du temps, des généalogies et des consciences humaines, comment raconter, voire se raconter ? En prenant à bras-le-corps – ou plutôt « à bras-les-mots » – cette idée du temps comme entité fluctuante et trouble, Hélène Cixous transgresse « les zones frontières » de l’autobiographie et défend un type de récit de soi « torsadé » qui se fonde sur l’impureté, l’hybridité mémorielle, la circulation des langues et les fissures qui se forment entre la grande et la petite histoire et qui, au final, les altèrent. Il s’agira ainsi d’analyser dans son écriture comment pays, langue et mémoire s’entrelacent au sein du récit autobiographique, afin de voir si, réellement, il y a moyen « d’inventer vrai » (G, 29) lorsqu’il est question du mystère des origines. Et « inventer vrai », chez Cixous, n’est jamais une mince entreprise : c’est un acte pour la littérature, pour la création, mais jamais non plus totalement contre la vérité. Dans un contexte d’écriture, « inventer vrai » revient pour l’écrivaine à trouver du pouvoir dans l’incertitude et dans l’erreur, à oser prolonger les rêves d’autrui (mère et grand-mère) pour comprendre les siens et, éventuellement, leur donner forme dans l’espace littéraire. Cixous l’écrit elle-même, « la vérité augmente/prend de la profondeur,/mais au même pas que l’erreur » (G, 64), sauf qu’ici l’erreur reste souveraine puisque toujours un peu vraie grâce à la littérature. Aller à la ville rêvée par le chemin de « l’inventer vrai », de la potentielle erreur-vérité, c’est dès lors proposer au lecteur une traversée identitaire où jeux temporels et non-savoirs sont à l’avant-plan, et où le fantasme du voyage ne cesse lui-même d’être réactivé, redynamisé par le biais de la fiction.

Retourner à la mère, retourner au pays

Avant le pays, avant la ville, avant le lieu, il y a la mère. Commencement de tous les commencements, figure suprême d’attachement, d’identification et de proximité, la figure maternelle engendre l’appartenance, elle porte et fait sourdre, par sa seule présence mémorielle ou spectrale, des souvenirs enfouis. Elle se fait la passeuse de désirs de voyages insoupçonnés. Et précisément, dans le cas de Cixous, la mère appelle le voyage tant attendu à Osnabrück, elle le détermine, le commande, l’intime d’outre-tombe et, du même coup, guide de manière latente l’écriture autobiographique. Mentionnons d’ailleurs l’enjeu spécifique de Gare d’Osnabrück à Jérusalem, oeuvre dans laquelle Cixous raconte le retour à Osnabrück en adoptant une démarche différente que celles privilégiées dans ses autres récits autobiographiques, notamment en ce qui a trait à la fictionnalisation du vécu et à la place accordée à la parole des disparus et des témoins. Premier livre portant précisément sur la mère (Ève Klein) et la complexité du rapport mère-fille pris dans sa continuité, Osnabrück (1999) se terminait sur le désir (impossible) de la narratrice d’entamer ledit voyage avec sa mère : « Je ne peux pas écrire ce livre. Ni commencer ni finir. Pas encore[3] », affirmait l’écrivaine. Gare d’Osnabrück à Jérusalem survient telle une réponse à cet aveu fait dix-sept ans plus tôt, comme une manière de se faire mentir et de se donner raison tout à la fois, à travers un geste de recommencement, une traversée dont le but ultime est de comprendre la portée même du mot « retour ».

L’Allemagne, infinie, mystérieuse, se fait ainsi origine même, Mère-pays, Mère-langue : « Je voulais aller à Osnabrück, comme à ma mère et avec elle » (AA, 15), explique Cixous, qui affirme également plus loin qu’il y a des années qu’elle prend l’allemand pour sa mère et inversement. Le pays allemand n’est pas le pays natal, et pourtant il l’est paradoxalement, au même titre que l’Algérie – et peut-être même plus encore – puisqu’elle « en est née » (AA, 19), puisqu’il ouvre sur l’histoire maternelle, et donc pour Cixous, sur un récit encore plus intérieur, ombilical même, nécessairement pluriel et ancré dans une filiation féminine et une généalogie matriarcale. Osnabrück, la ville que toute sa vie « sa mère lui a racontée » (G, 13) et l’Allemagne, à plus large échelle, sont liées pour elle à sa mère Ève, mais aussi à sa grand-mère Omi et à sa tante Éri :

Au fur et à mesure des tournants et des générations les fils se sont tressés, Rosi, Ève, Omi, Hélène, Ève, Omi, Hélène, Rosi, gardent la mémoire torsadée. Pour arriver à Osnabrück et dénouer le fil, il faut refaire toute l’histoire c’est-à-dire défaire pour faire à la fin librement le dernier pas qui

G, 22[4]

Lier, délier, tresser, détresser, enrouler pour mieux dénouer : tel est le modus operandi de Cixous, l’acte d’engagement qui la pousse à repousser les frontières de la mémoire textuellement, afin de ne pas perdre ses héritages, ses Allemagnes, ses mères tant aimées, mais aussi afin de les retrouver autrement dans l’écriture, et ainsi rassembler les morceaux de son identité dispersée entre deux pays, deux cultures, deux langues[5]. Si l’Allemagne est une mère, Osnabrück se révèle à cet égard le « livre qu’il faut raconter à l’enfant », le souvenir de l’histoire sans fin à transmettre, qui nourrit les rêves et les fait perdurer dans divers espaces-temps.

D’ailleurs, entre les ouvertures de tous ces espaces-temps s’en glisse aussi un autre, en filigrane, plus souffrant et plus subtil : celui de l’au-delà, de la mort en revenance. Comme le remarque Éric Loret en parlant de Gare…, cette fois Cixous « [y] va. Sans personne. Ève et Éri sont mortes. Mais elles demeurent les spectres joyeux de l’oeuvre, mémoires taiseuses et désinhibées à la fois[6]… » Aller à Osnabrück seule, sans mère, grand-mère ou tante, c’est ainsi accepter de vivre un passage de la vie à la mort, aborder de front la perte et l’absence des êtres chers là où le manque se fait peut-être physiquement le plus sentir. Toutefois, aller à Osnabrück seule, c’est peut-être aussi, sous un autre angle, continuer de croire à la prégnance (ou la survivance) de l’esprit de la mère, ne pas cesser de considérer le lien ténu qui l’unit à cette ville et partir à la recherche de l’origine dudit lien, sans avoir peur de ce qui peut être perdu, trouvé ou même trahi en cours de route.

Mairéad Hanrahan écrit, à propos de la trahison d’écrire sur la mère :

Writing about her mother means translating her untranslatable singularity, but not writing about her means leaving her untranslated : either way there is betrayal. The question is thus not how not to betray her mother but how to mitigate or minimize the betrayal, how to betray her least[7].

Ainsi, comment « traduire » la mère dans la mort et dans le texte sans se trahir soi-même et sans créer des tombeaux de papier ? Maxime Decout soulève pour sa part le fait que « Cixous s’élève contre l’embaumement, qu’il soit littéraire ou mémoriel » et que « le livre comme la tombe doivent mettre en communication morts et vivants, perturber les cloisons, commander la porosité et les mélanges[8] ». En choisissant d’unir le pays allemand à la mère coûte que coûte, Cixous semble trahir moins à ses propres yeux, dans la mesure où c’est tout un récit des origines qui transcende la mort et la bouscule. La mort est vivante chez Cixous : elle est renaissance, elle ressuscite, autant sur le plan du territoire ancestral que de l’histoire juive.

Jérusalem est d’ailleurs un repère fixe dans l’imaginaire de l’écrivaine, l’un des lieux « que l’on passe sa vie à se promettre » dans l’écriture et qui est craint jusqu’ici pour cette même raison. Pour se rendre à Jérusalem, il faut passer dans le livre par Osnabrück l’inconnue et Oran la terre d’enfance, il faut concilier les naissances et les souvenirs-écrans. L’impossible voyage à Osnabrück est l’impossible voyage à Jérusalem, et inversement : « J’irai [à Jérusalem] seule, sans ancêtre, sans amour, sans descendance. Personne ne m’attendra, je ne m’attendrai moi-même qu’à la fin. Je ne sais pas encore si j’arriverai à y aller dans ce livre » (G, 76). La juxtaposition mentale Jérusalem-Osnabrück est toutefois importante pour comprendre le récit autobiographique de Cixous et sa façon d’aborder ses racines juives. Née d’un père algérien sépharade et d’une mère allemande ashkénaze et ayant subi elle-même un exil à Paris alors qu’elle n’avait que dix-huit ans, Cixous a appris très tôt à concilier la pluralité de ses identités. N’ayant jamais reçu de réelle éducation religieuse, l’écrivaine ne conçoit pas tant sa judéité comme un héritage inné que comme une appartenance évanescente qu’elle sait inscrite en elle, mais qu’elle ressent à travers la vie de ses aïeux : « It is some underground phenomenon, partially conscious, partially unconscious, always present but never able to be apprehended[9]. » Mais si les naissances allemandes, algériennes, juives de Cixous ne se comprennent qu’à travers une fluidité où les racines et les rhizomes se superposent, la Seconde Guerre mondiale demeure un ancrage, un événement unique qui ne peut être évité, contourné ou déplacé. Il bouleverse la généalogie familiale et oblige à une recomposition du récit, à un travail de mémoire en constante quête de justice, de vérité et de réappropriation personnelle.

Dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, Cixous raconte notamment comment sa mère Ève, sa soeur Éri et leur mère Omi ont échappé au massacre de la Seconde Guerre et la façon dont la mairie d’Osnabrück les a réinvitées des années plus tard, en tant que juives, afin d’atténuer la culpabilité pesante de l’histoire : « Elle les avait invitées, elle désirait les fêter, le retour des vieilles saletés prodigues, en réalité comme dans un rêve » (G, 33). Mais Cixous fait également le récit de destins plus tragiques, comme celui de l’Onkel Andreas Jonas, déporté en 1942, après que sa fille nouvellement mariée en Palestine l’a renvoyé en Allemagne nazifiée. Au fil du livre, on rencontre aussi Marga, la fille de tante Paula, Arthur Baruth le poète, la cousine infirmière à Berlin qui croit qu’elle est indispensable à son hôpital. Aller à Jérusalem-Osnabrück, c’est ainsi pour Cixous retourner vers la mère, la soeur, l’oncle, la tante, les cousins, les oubliés, les morts, les muets, les ressuscités des synagogues, le mur des Lamentations afin de retrouver, éventuellement, les parties effrayantes et insoupçonnées de sa propre personne. C’est, comme elle le dit elle-même dans son Prière d’insérer, « perdre la liberté absolue d’être juif ou juive ou de ne pas l’être à volonté ».

La langue qui fourche : frontières et porosités langagières

Si les dualités (voire les triplicités) apparaissent nombreuses dans Une autobiographie allemande et Gare d’Osnabrück à Jérusalem, cela concerne aussi bien évidemment les rapports langagiers. Osnabrück et Oran étant des villes-soeurs pour l’écrivaine, le Os et le Or de leurs noms se transformant en miroirs sonores, de même que le Al de l’Allemagne et de l’Algérie – « Dès que je dis Allemagne, Algérie se lève et la suit comme son ombre » (AA, 2[10]) –, l’allemand et le français participent également de « l’enfance à doublelangue » (AA, 22) de Cixous, où les deux langues s’apprennent et se parlent l’une en fonction de l’autre. Quelle stupéfaction et quelle traîtrise sont ainsi ressenties par l’écrivaine au temps de ses premiers cours au lycée, lorsque l’allemand « maternel » se divise soudainement en deux, se scinde comme un monstre à deux têtes : « Je dus me convertir mot à mot, changer mon allemand-de-la-maison en cet allemand qui dressait ses forêts étymologiques dans les livres » (AA, 27). Il y a dès lors rupture, cloison bien visible pour l’auteure (et prônée par la société) entre l’allemand qu’elle a toujours connu et qu’elle affectionne, et celui, académique, conventionnel qu’elle est forcée d’apprendre à l’école. Alors qu’il « faudrait » choisir un seul « allemand », Cixous refuse de se soumettre à cet impératif, continuant de préférer la puissance du métissage et surtout la force de la langue « supranationale appelée littérature » (AA, 34). Pour l’écrivaine, l’interfécondité des langues est telle qu’il n’y a pas des langues, mais bien une seule et unique langue : « elle parle parfois anglais, ou tantôt chante allemand, c’est un fleuve sonore où se jettent tant d’affluents, où la pensée s’avance, sillon sensuel » (AA, 39).

Il est d’ailleurs frappant dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem (et dans une moindre mesure dans Une autobiographie allemande) de voir à quel point Cixous opère une réelle déconstruction/reconstruction du langage dans la forme même de son récit. En effet, non seulement traite- t-elle des questions qui touchent l’hybridation de ses « langues de coeur » (AA, 40), de ses désirs polyglottes dépaysants ou de la douleur qu’une de ses langues soit « coupée » par la mort de ses parents, mais elle les explore également dans l’écriture. Par son choix de mettre en relation plusieurs langues dans une même phrase, l’auteure du Rire de la Méduse jouit du corps spécifique de ces langues, mais aussi de leur mélange :

À Oran 1942 vivre avait le goût de gras du corned-beef tandis qu’à Osnabrück vivre avait le goût de finir, la nuit ronge les os de mon corps, mit gewaltiger Kraft packt er mein Gewand, wie der Kragen meines Leibrocks schnürt er mich ein.

G, 48

Mais la ville dont le délire tout-puissant lui avait signifié Entrechtung, Vertreibung, Hasse, Qual, Schrei und Schreck, non, elle ne pouvait pas dire son nom, et son prénom était Not.

G, 88

On remarque à cet effet que le souvenir personnel, chez Cixous, surgit de façon autarcique, dans la langue dans laquelle il a été vécu, sans égard particulier pour la compréhension du lecteur. Le souvenir « monolingue » serait-il en ce sens trop simple, trop plat, trop éloigné de la réalité pour faire ressentir la singularité d’une expérience personnelle passée ? La décision de défier les frontières langagières et d’éviter toute traduction permettrait-elle, au final, de se tenir au plus près d’une vérité autobiographique qui demeurerait vraie parce qu’elle échappe à l’entendement du lecteur ? Considérant l’affect qui semble relié à chaque mot – qu’il soit en français, en anglais ou en allemand – chez Cixous et la manière qu’elle a d’affirmer que « c’est depuis l’autre langue [qu’elle] découvre les ressorts merveilleux de la langue dans laquelle [elle] prend la parole » (AA, 42), il semble possible de soutenir cette hypothèse, qui paraît par ailleurs concorder avec plusieurs des idées de Decout, notamment lorsqu’il observe que « [As] a foreigner in language, she had to engage the language in its own game » et que « [exile] affects language too : words and meanings are like nomads because they always change and move[11] ».

Cécile Wajsbrot réfléchit elle aussi avec la triplicité des langues qui traversent et définissent son histoire. Dans Une autobiographie allemande, Wajsbrot, qui correspond avec Cixous par lettres, avoue se sentir elle aussi déchirée entre deux langues, le français (sa langue maternelle, « apprise » et dans laquelle elle ne se sent pas « enracinée ») et le yiddish (la langue de ses parents, liée à l’affect). Comme l’allemand pour Cixous, le yiddish représente pour Wajsbrot l’amour des chansons de son enfance, mais aussi une peine liée à l’interdit et à la perte, venue plus tard, durant l’Occupation, puisque parler yiddish pouvait mener à l’emprisonnement et à la mort. Le yiddish demeure ainsi mystérieux à ses yeux, désiré et inatteignable, puisqu’elle ne l’a appréhendé que par morcellements, traces éparses. Wajsbrot ajoute aussi que l’apprentissage de l’allemand s’est révélé difficile durant ses années de lycée, dans la mesure où elle a commencé à étudier cette langue pour approfondir ses connaissances en yiddish, alors que l’allemand est devenu quelque temps plus tard la langue ennemie, « exterminatrice » du yiddish.

Il est pertinent d’examiner, après les révélations respectives de Wajsbrot et de Cixous, les raisons qui ont mené une première écrivaine à se détourner (consciemment et/ou inconsciemment) de l’allemand – langue douloureuse, crainte, portant le poids d’un massacre inoubliable pour elle – et celles qui ont, au contraire, convaincu une autre (Cixous) de l’aimer malgré tout, de la rejoindre à travers les décombres et les ruines qui l’alourdissent et la scarifient de l’intérieur. Si Wajsbrot a choisi de mettre l’allemand de côté, de le tenir à distance, de peur que son influence ne s’étende dans toutes les sphères les plus intimes de son identité, Cixous a plutôt éprouvé le désir d’embrasser cette langue, de la protéger d’un destin trop tragique et même de prouver qu’elle a été « maltraitée » durant la guerre. Dans Une autobiographie allemande, elle souligne notamment que les mots allemands ont un « charme particulier », qu’ils semblent toujours revenir, être des mots retrouvés, sauvés (voir AA, 43) et dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, elle insiste d’autant plus sur cette idée en soutenant que la langue allemande est devenue malade à cause de la guerre, qu’elle a été frappée elle aussi par une violence inouïe :

Ô douce langue allemande, flexible amie des poètes, on t’a traitée comme un judéocobaye de camp de concentration, on a greffé sur ton tendre corps de chatte des fragments de crocodile, on t’a implanté des crocs dans les mots

G, 72

Cixous réfléchit donc au-delà de la dureté et de la dangerosité qui ont été associées à l’allemand et à son guttural suffixe –ung. Plutôt que de renier cette langue, elle la prend sous son aile d’écrivaine, se porte à sa défense littérairement et politiquement et l’assume comme une part indéniable de son être. « Ainsi l’écriture est-elle un art, une éthique et une cosmologie. Chaque livre est le “livre de la bonne distance”[12] », suggère Emilio Sciarrino dans un article intitulé « Je crois que c’est l’éternité ». Retourner vers Osnabrück et l’allemand comme le fait Cixous demande certes d’évaluer la distance à franchir entre le pays et soi, l’histoire et la fiction personnelle, mais cette distance finit toujours par être traversée par le geste de l’écriture ou le geste intraduisible de l’Einfühlung, comme le pense Sciarrino : « intuition, toucher qui épouse la forme sans en briser les contours, qui se pose, se dépose comme un voile et entoure, embrasse, trace la ligne du continu, de l’amour ininterrompu[13] ».

Fouiller les bribes de la mémoire autobiographique

C’est bien une histoire d’amour camouflée que raconte Cixous à partir de son autobiographie : une histoire d’amour qui se noue entre des pays, des filiations de femmes, des sensibilités linguistiques et littéraires. Or si cette histoire d’amour semble aussi forte et prégnante, c’est aussi parce que son récit comporte une part d’impossible. Cixous tente en effet de raconter une histoire qui ne peut véritablement être racontée, non seulement car celle-ci est parsemée de trous, de béances, de souvenirs-écrans, d’oublis volontaires et involontaires, mais surtout parce que cette histoire ne lui appartient pas entièrement. Comment mesurer les frontières d’une mémoire si on ne peut qu’en imaginer les vagues contours ? Cixous se pose cette question au fil de son Autobiographie allemande et de Gare d’Osnabrück à Jérusalem, alors qu’elle explique qu’elle ne peut pas réellement aller à Osnabrück comme sa mère ou sa grand-mère y ont été, que ce n’est pas son voyage à elle qu’elle entreprend : « on ne peut pas périr, payer, pourrir, suer, trembler pour l’autre » (G, 40).

Malgré ces constats et le fait qu’elle admet avoir l’impression « d’y arriver sans y arriver », d’« y aller sans y aller » (G, 15), il demeure chez Cixous un désir, voire un impératif très clair de rendre justice à une histoire qui, même si elle ne pourra jamais être élucidée dans ses moindres détails, mérite d’exister par bribes, par impulsions et affects langagiers. Bien consciente qu’une partie de son autobiographie se fonde sur des constructions mémorielles vraies ou fausses, Cixous répète qu’elle ne « sait pas », à l’instar de sa grand-mère Omi, qui « savait qu’elle ne savait pas vraiment ce qu’elle savait » (G, 53). Étant partie prenante de l’histoire d’Osnabrück, tant sur le plan personnel que public, les hésitations et les doutes sont exposés chez Cixous. Il serait même possible de supposer que l’auteure s’appuie et se fonde sur ces « non-savoirs », qui justifient a posteriori le besoin de reposer certaines questions, d’élargir des horizons particuliers, afin de faire éventuellement surgir de nouvelles réponses. Cette impression de fouille de la mémoire, de recherche assidue n’est d’ailleurs pas fortuite, puisque Cixous revient sur son rapport aux archives et à l’archéologie. Elle précise, entre autres, qu’elle ne se voit pas comme une simple « dépositaire » des vies de ses aïeules, mais plutôt comme une archéologue, voire une paléontologue qui assure la survivance des traces du passé (AA, 50) : « Quand j’archive c’est ça : un mouvement pour accueillir vers la mémoire future une foule, mais pas nécessairement de parents personnels, ce sont les membres de la famille-humanité qui m’intéressent et me bouleversent » (AA, 50).

Ce mouvement « archiveur » qui est évoqué par Cixous se conçoit également à partir d’un mouvement mental perpétuel de retournement : pour débroussailler l’autobiographie et l’archive personnelle, il faut faire demi-tour, revenir, puis rebrousser chemin à nouveau, et tout recommencer, jusqu’à ce que l’écriture s’installe dans un va-et-vient fluide entre finitude et incomplétude : « Oui, l’écriture va – de pair – en impair, en compagnie, c’est une descendante, dont la mission est de reprendre l’ascension où elle a été laissée en attente par les prédécesseurs » (AA, 56).

Et en lisant Hélène Cixous, s’il y a bien une chose qui demeure certaine, c’est que cette ascension est guidée par le pouvoir de la littérature, voire du « pays-littérature ». Comme le dit Cixous, la littérature est sa « famille » et au fondement de son autobiographie et de son rapport à la mémoire : elle se tient dans la « zone-frontière », tente de se glisser de l’autre côté par les brèches et les fissures afin de pallier aux vides laissés par l’histoire (AA, 34). Maxime Decout va même jusqu’à dire que « Cixous’s true belonging is ultimately built on literature, beyond national, cultural, sexual or linguistic boundaries[14] ». Dans l’imaginaire de Cixous, la littérature se cache déjà au creux des langues, mais aussi dans le corps de ces langues, dans la façon dont elles prennent forme oralement et textuellement. Sans doute l’écrivaine serait aussi d’accord avec René de Ceccatty, lorsqu’il atteste que : « [Le] livre “à venir” est le même que le livre déjà là. C’est autour de ce qui ne se raconte pas, mais qui est déjà là, que se construit cet objet étrange et nécessaire qu’on appelle littérature[15]. » « Le livre-qui-n’est-pas-(encore)-écrit » devient ainsi un moteur d’écriture, la promesse de tous les possibles de la littérature, mais également le signe d’une ivresse à venir pour l’écrivain : « Dire voilà un livre, je sens un livre m’envahir, je suis prise de livre, c’est une folie[16]. »

Dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem, le livre tout-puissant, en train de se regarder lui-même être construit, s’adresse à son auteure (au même titre que sa mère), il lui pose des questions – « Est-ce que c’est nécessaire ce détour ? » dit le livre (G, 20) – et l’informe qu’il est témoin des événements qu’elle relate entre ses pages, mais qu’il est aussi « conscient » de sa difficulté ou de son incapacité à les traduire adéquatement. « J’y arriverai, dis-je, mais peut-être pas dans ce livre » (G, 155), confie Cixous à son lecteur, mais aussi à « l’entité livre ». Comme le notait René de Ceccatty plus haut, la tentation du livre futur pèse toujours sur le livre en chantier, et peut-être même encore plus lorsque la mémoire qui sert de construction s’avère elle-même en chantier. Figurant comme un personnage à part entière, tantôt critique, tantôt à l’écoute, le livre, tel un surmoi littéraire, demeure un symbole d’autorité au sein du récit de Cixous. Il est une voix prête à jaillir lorsque le récit tâtonne ou s’égare, mais également capable de se taire lorsque les vagues de mots, de souvenirs et de révélations se montrent sinueuses et inarrêtables. Le personnage-livre omniscient de Gare d’Osnabrück à Jérusalem surplombant sa propre élaboration confirme ainsi toute l’importance du geste de création littéraire pour Cixous, celle-ci le concevant à partir d’un dialogue et d’une mise en tension effervescente entre tous ses « soi », toutes ses écritures, tous ses débuts et ses commencements de récits passés, présents et futurs.

Mais le livre avec un grand L ne vient malgré tout jamais seul chez Cixous. L’écrivaine, pour s’écrire, demeure accompagnée en tout temps de ses langues et de ses bibliothèques affectives. Cixous affirme en effet voyager dans la littérature grâce à des auteurs qui ne la quittent jamais, selon la langue dans laquelle elle choisit de s’exprimer. Mairéad Hanrahan rappelle d’ailleurs que l’intertextualité se discerne en filigrane chez Cixous, car « ses textes – de tous les genres – abondent en allusions, en citations avec et sans guillemets, en commentaires plus ou moins longs des myriades de textes qui ont irrigué sa pensée dans son cheminement poétique[17] ». Dans Une autobiographie allemande, Cixous décrit les langues comme des « anges à mémoire » : « Elles gardent et répètent le pas de Kleist ou celui de Büchner ou celui de Stendhal, le souffle, la course » (AA, 67). Les langues, par leur sonorité et l’essence de leur unicité, portent ainsi de façon métonymique les voix encore résonantes d’auteurs singuliers et permettent d’assurer autrement la pérennité et l’amour de la littérature chez une femme de lettres comme Cixous, qui développe sa pensée et son autoréflexivité autobiographique en fonction de l’entrecroisement volontaire de ses pratiques de lectrice et d’écrivaine.

(Re)constructions de soi

Il s’agit toujours d’une histoire. D’une fiction. D’une feintise. D’un conte. Mais la fiction, ce n’est pas seulement le récit, les personnages, les péripéties : un paysage est une fiction, un mot est une fiction. Et que ce mot existe n’empêche certes pas qu’il soit fictif. L’existence verbale attestée doit seulement céder le pas à l’existence fictive[18].

Ces mots de Bruno Clément semblent soudain exemplifier cette mémoire « torsadée » qui est à l’oeuvre dans l’univers littéraire de Cixous et qui ne cesse d’osciller entre réalité et fiction, vérité et magnification. « Inventer vrai », est-ce possible ? se demande Cixous. Quelles vérités et quels mensonges se côtoient entre les strates du récit mémoriel, au point de s’entremêler irrémédiablement ? Il a certes déjà été mentionné que Cixous recompose à sa manière une histoire qui lui a été transmise par bribes et dont elle ne peut s’assurer de la véracité. La pureté étant inatteignable, l’écrivaine choisit dès lors de croire à la force des zones d’ombre et accepte que son identité soit traversée de vrai et de faux : « on ne pourra jamais dire la vérité, et c’est dommage. Et c’est heureux. Au lieu de cette Illusion on peut tout dire, et ce sera de la vérité inventée » (G, 76). La fiction se transforme à ce compte en un dépaysement suprême, elle devient, à l’instar de la littérature, une voie privilégiée pour lutter contre les trous de mémoire, les vides, les oublis, les manques. « À force de mettre des dates partout, l’Histoire finit par ne plus savoir quand la vérité aura commencé, la vérité commence avant la vérité, l’événement avant l’événement » (G, 36). Cette phrase confirme à nouveau que l’univers littéraire de Cixous en est un qui se libère des impératifs et des règles communément admises pour mettre en lumière les flous, les brouillages, les faux-fuyants, les paradoxes et sans doute la présomption de croire en une certaine finalité de l’histoire, alors que certains échafaudages et méthodes de conservation sont peut-être plus fragiles qu’on ne le croit : « s’il est vrai, comme le prétendait Mallarmé, que “toute méthode est une fiction”, dans le cas d’Hélène la fiction serait une méthode[19] ».

Mais si la fiction se révèle véritable « méthode » chez Cixous, l’écrivaine ne s’empêche pas de la complexifier par l’ajout de photographies documentaires personnelles dans Une autobiographie allemande et dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem (sans parler des dessins de Pierre Alechinsky), ramenant ainsi le lecteur au plus près d’une (supposée) vérité de l’événement raconté, d’une réalité qui se veut objective. Alors que les souvenirs qui deviennent phrases écrites peuvent dériver, être reconstitués à partir d’éléments à moitié vrais ou faux, les photographies, elles, témoignent, comme le dit Barthes dans La chambre claire, d’un « avoir-été là », d’une authenticité indéniable : « L’effet que [la photographie] produit sur moi n’est pas de restituer ce qui a été aboli (par le temps, la distance), mais d’attester que cela que je vois, a bien été […]. La photographie a quelque chose à voir avec la résurrection[20]. » Mais de quelle résurrection s’agit-il exactement chez Hélène Cixous ? Que voit-on apparaître ou ressurgir, au détour de ces images de la gare d’Osnabrück, de la scène de la place d’Armes à Oran, de la maison de commerce Jonas, des visages jeunes d’Ève et Éri ? « Si on ne peut plus demander à Ève, ni à Éri, alors on peut demander aux albums de photos, on verra bien si Omi est à Oran ou à Osnabrück, ou peut-être pas » (G, 58).

Il est assez apparent que les photos exposées dans les deux oeuvres de Cixous appartiennent bel et bien à son passé, mais « ce peut-être pas » évoqué ci-haut par l’écrivaine suit les clichés comme leur ombre, il plane sur eux tel un doute, le rappel d’une insaisissabilité profonde, Cixous semblant assumer le fait qu’elle ne sait pas exactement quelles vies et quelles morts ces photos ravivent. Elle leur octroie toutefois un pouvoir de prégnance en qualifiant quelques-unes par l’article défini « la » : les photos qui lui sont le plus chères, qui réveillent le plus d’images ou de nostalgie ne sont pas des photos, mais La Photo. Photo suprême entre toutes, La Photo se révèle celle qui survit à l’anéantissement, tel un témoignage qui accompagne les « fictions devenues vraies » (G, 133).

Or cette porosité des frontières entre fiction, autobiographie, vérité factuelle est aussi le fruit de la force souterraine du fantasme et du rêve, qui empêche une claire distinction de ces notions jusque dans le récit de témoignage sur les disparus. Cette force vient faire du voyage réel à Osnabrück et à Oran un voyage inlassablement repoussé, presque impossible, puisque celui-ci n’a déjà cessé d’être fait en rêve et risque, à tout moment, de trahir le fantasme. Hanrahan, dans son article « Rêver cru », explicite d’ailleurs le processus intérieur qui se profile chez Cixous : « le remaniement du rêve dans/par l’écriture relève lui-même du travail du rêve et rend foncièrement impossible de délimiter avec certitude la frontière entre “rêver” et “écrire”[21] ». Indissociable de l’oeuvre de Cixous à plus large échelle – et très étudié dans son ouvrage Hyperrêve –, le rêve décentre la réalité de l’écriture pour mieux la cerner, il l’extrapole et la fait résonner avec son propre inconscient : « J’ai toujours su que j’étais destinée à vouloir comparer les rêves et la réalité, afin de confondre la réalité, de la faire avouer ses rêves cachés, et qu’elle dépendait de moi, de ma visite, de mes questions, pour sortir de son sommeil et se révéler » (G, 40). À la lecture de ce passage, on remarque que la réalité du récit tient du rêve, qu’elle en a besoin pour exister et que les frontières qui les séparent se doivent d’être perméables. Le rêve emblématise, en d’autres mots, le voyage ultime qu’effectue Cixous à travers son autobiographie et dans la langue : il « contient et est une permission incroyable[22] » et il repousse les limites des jeux et des traversées identitaires.

« Toutes les biographies comme toutes les autobiographies comme tous les récits racontent une histoire à la place d’une autre histoire[23] », écrivait Cixous en 1994. Que cette phrase date d’il y a plus de vingt ans est difficile à croire tant elle fait écho aux propos que l’écrivaine tient en 2016 dans ses deux récentes oeuvres, Une autobiographie allemande et Gare d’Osnabrück à Jérusalem. On ne peut dès lors que saluer la constance et la cohérence d’une écrivaine qui aura toujours tenu à l’idée de faire vivre « l’autre » qui vit en soi (AA, 22), afin de le laisser déborder entre les rêves, les pays, les langues, les souvenirs passés. Qu’est-ce que le récit autobiographique chez Hélène Cixous, sinon une enfance à deux mémoires, une torsade entre plusieurs espaces-temps, une déconstruction qui reconstruit à mesure qu’elle déconstruit, voire une fuite contre (et vers) le livre en train de s’écrire ? En renvoyant à l’idée de Mur (et plus spécifiquement à celui de Berlin), Cixous déclare que le Mur est « toujours déjà tombé » : « il demeurera, invisible, tenace, fantôme, toujours, après la chute » (AA, 33). À l’image d’une littérature hors la loi, qui transgresse les frontières et s’infiltre subrepticement dans les lézardes et les fissures du temps, Cixous refuse l’idée « d’infranchissable » et se jette bravement de « l’autre côté » des mots et de la mémoire, là où la destination du voyage n’est jamais révélée d’avance.