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1. Introduction

À la manière des expériences perceptuelles qui nous présentent des formes, des couleurs, des sons, des textures, etc., les émotions nous présentent des propriétés évaluatives. Ainsi, les émotions constituent un type d’expérience perceptuelle spécifique, un type qui nous donne accès à des valeurs (plutôt qu’à des propriétés non axiologiques). Cette théorie d’origine meinongienne doit beaucoup à Christine Tappolet qui y consacre un second livre, Emotions, Values and Agency, que tous les amoureux des choses vraiment bien faites ne pourront qu’apprécier[1].

Cet article est consacré à deux problèmes auxquels est confronté le partisan de la théorie perceptuelle des émotions, c’est-à-dire, de la théorie selon laquelle les émotions constituent un type spécifique d’expériences perceptuelles. Ce sont les problèmes de la justification et de la rationalité des émotions. Loin d’ignorer ces difficultés, Tappolet y consacre une partie de son premier chapitre (p. 31-45).

Cette contribution a plus précisément deux objectifs. Le premier est de montrer pourquoi la justification ne pose pas un problème aussi sérieux que la rationalité à la théorie perceptuelle des émotions. Son second but est d’expliquer pourquoi je doute que la solution de Tappolet au problème de la rationalité soit efficace.

2. Les normes des émotions : rationalité, correction, justification

Les états émotionnels sont évaluables sur le plan de leur rationalité. Un exemple typique d’émotion irrationnelle est la peur de l’avion chez un individu qui croit, par ailleurs pour de bonnes raisons, que l’avion n’est pas un moyen de transport dangereux[2]. Qu’est-ce qu’un état mental rationnel ? La réponse à cette question est très controversée[3]. Toutefois, un signe distinctif très largement attribué à la norme de rationalité des états mentaux est le suivant :

La rationalité d’un état mental dépend des autres états mentaux d’un individu[4].

Autrement dit, la base de survenance de la rationalité d’un état mental d’un individu est constituée par ses propriétés mentales. Supposons, par exemple, que j’aie l’intention de vous faire plaisir, que je croie que le seul moyen de vous faire plaisir est de vous inviter à manger un carpaccio de coquilles St-Jacques, mais que je n’aie par l’intention de vous inviter à dîner. La plupart d’entre nous s’entendront pour dire qu’il n’est pas rationnel de ne pas vous inviter à dîner dans ce cas, compte tenu de ce que je crois et de ce que j’ai l’intention de faire par ailleurs. Supposons maintenant que j’aie tort, et que ne pas vous inviter soit, en réalité, le meilleur moyen de vous faire plaisir. Cela me rend-il moins irrationnel ? Tel n’est pas le cas. Le fait qu’en quelque sorte « la chance soit avec moi » ne change rien au fait suivant : il n’est pas rationnel d’avoir l’intention d’accomplir une action B, de croire que faire A est le seul moyen de réaliser l’intention de faire B, et de ne pas avoir l’intention de faire A[5].

Deux autres normes à l’aune desquelles les états émotionnels sont souvent évalués sont la norme de correction et la norme de justification. Brièvement, il est couramment admis que la norme de correction est satisfaite lorsque l’objet sur lequel porte un certain état émotionnel exemplifie l’objet formel typique de cet état émotionnel[6]. La peur que j’éprouve lors de mon voyage à bord d’un avion de la compagnie aérienne Emirates est correcte si le voyage en question instancie la propriété d’être dangereuse. Comme ce n’est pas le cas, ma peur est incorrecte.

Quant à la norme de justification, les philosophes des émotions estiment souvent que les émotions sont évaluables sur le plan de leur justification dans la mesure où il fait sens de demander « pour quelle raison as-tu peur ? » [7]. Inversement, les expériences perceptuelles ne sont pas évaluables sur ce plan puisqu’il n’est pas approprié d’interroger les individus à propos de leurs raisons d’avoir telle ou telle expérience perceptuelle. Par exemple, la question « pour quelle raison vois-tu que cette fleur est bleue ? » est étrange. La conception de la justification qui sous-tend cette approche est la suivante : la justification de l’état mental d’un individu dépend des raisons pour lesquelles cet individu est dans cet état. Cette conception spécifique de la justification est celle que j’appellerai dorénavant « conception traditionnelle ».

Une conséquence malencontreuse de la conception traditionnelle est que la norme de justification est souvent confondue avec la norme de rationalité[8]. La tendance est probablement due au fait que la rationalité est, elle aussi, souvent conçue comme la propriété qui caractérise un état mental lorsque l’individu est dans cet état mental pour une raison[9].

Il existe pourtant, comme nous allons le voir ci-dessous, une différence entre ce que les philosophes appellent « justification » — par exemple, lorsqu’ils parlent du « problème du regressus de la justification » ou lorsqu’ils s’intéressent au rôle que la justification joue dans l’acquisition de connaissances ou dans l’obtention de jugements évaluatifs appropriés — et ce que l’on désigne communément à l’aide du terme « rationalité ». J’insiste sur le fait que la terminologie n’importe pas. Certains lecteurs seront peut-être tentés d’appeler « justification » ce que je désigne ci-dessous à l’aide du terme « rationalité », et de baptiser ce que j’appelle « justification » à l’aide d’un autre terme de leur choix. Cela n’a pas une grande importance. Ce qui compte, c’est qu’il existe, quels que soient leurs noms, deux propriétés normatives distinctes qui sont toutes deux susceptibles d’être exemplifiées par les émotions.

2.1 Rationalité vs justification

Outre l’idée que la justification est affaire de raisons, une opinion souvent partagée à propos de la justification est la suivante :

La justification est indicative du fait que l’état mental qui l’exemplifie est correct (sans forcément garantir qu’il le soit)[10].

« Est indicative » est une caractérisation imprécise, mais elle suffit dans ce contexte[11]. Qu’est-ce qui légitime cette opinion ? Une bonne raison de penser que la justification est indicative de la correction des états mentaux est la suivante : si elle ne l’était pas, il n’y aurait aucune raison de préférer, comme les philosophes de la connaissance le font depuis l’Antiquité, les croyances justifiées aux croyances injustifiées lorsque l’objectif est l’acquisition de croyances vraies ou de connaissances. Par ailleurs, c’est parce que la justification est indicative de la correction des émotions — c’est-à-dire, comme nous l’avons vu, du fait que l’objet intentionnel exemplifie l’objet formel de l’émotion — que les jugements évaluatifs doivent être fondés sur des émotions justifiées pour avoir, eux-mêmes, des chances d’être pris au sérieux. Autrement dit, la propriété que les philosophes des émotions appellent « justification » — lorsqu’ils parlent « d’émotions justifiées » — est bel et bien une propriété indicative de la correction de l’état mental qui l’exemplifie.

Cet aspect de la justification la distingue de la rationalité. Le fait que la justification d’un état mental soit indicative de sa correction (sans la garantir) implique que seuls certains états mentaux sont susceptibles d’être des raisons qui justifient[12]. Un état mental EM1 est susceptible d’être une raison qui justifie un autre état mental EM2 seulement s’il indique, d’une manière ou d’une autre, qu’EM2 a des chances d’être correct. La rationalité, par contre, ne connaît pas cette limitation. L’état mental d’un individu est toujours susceptible d’être une raison qui rationalise les autres états mentaux de cet individu. Brièvement donc, une manière simple d’établir une différence entre la justification et la rationalité consiste à rappeler que la première est indicative de la correction de l’état mental qui l’exemplifie, alors que la seconde ne nous indique rien quant à sa correction.

Cette façon de distinguer la justification de la rationalité présente deux avantages. Tout d’abord, la distinction en question ne dépend pas d’une conception spécifique de la rationalité. La distinction résiste, que l’on conçoive la rationalité comme une affaire de raisons ou pas. Ensuite, la distinction en question ne dépend pas d’une certaine conception des raisons justificatrices. Celle-ci demeure, même si l’on considère que ces raisons sont des états mentaux (et non des faits du monde). La distinction établie entre justification et rationalité n’est donc pas équivalente à la distinction classique entre externalisme et internalisme.

2.2 Indépendance

Finalement, il est utile de relever que les normes de correction, de justification et de rationalité des émotions fonctionnent de manière indépendante l’une de l’autre. Par exemple, un état émotionnel peut être correct et irrationnel[13]. Un état émotionnel peut également être injustifié tout en étant rationnel. Voyons cela. Supposons qu’au moment de prendre l’ascenseur avec mon voisin, j’aie peur de son chien et qu’à la question « Pour quelle raison as-tu peur ? », chère aux philosophes des émotions, ma réponse soit : « (Ma raison est que) je l’aperçois en train de grogner et prêt à se jeter sur moi. » La raison de mon émotion consiste en une expérience perceptuelle qui porte sur certaines propriétés naturelles du chien de mon voisin[14]. Supposons, par ailleurs, que je n’aie aucune raison particulière de croire que le chien est de fait inoffensif (cela différencie cet exemple de celui dans lequel j’ai irrationnellement peur de l’avion). Compte tenu de ce que je perçois, il est rationnel d’avoir peur. Mais l’expérience visuelle du chien en train de grogner et de tirer sur sa laisse ne constitue pas forcément une raison justificatrice. Autrement dit, ma peur, bien qu’elle soit rationnelle, n’est pas forcément justifiée.

Pour qu’un certain état mental EM1 soit une raison justificatrice, il doit être indicatif de la correction de l’état mental EM2 qui se fonde sur lui. Dans le cas de la peur, l’expérience perceptuelle qui porte sur certaines propriétés naturelles du chien (=EM1) doit, pour être une raison justificatrice, être indicative du fait que le chien est dangereux. Or il y a deux types de situations dans lesquelles cette expérience perceptuelle ne sera pas indicative de ce fait. Et c’est dans ces deux types de situations que la rationalité et la justification divergent.

Tout d’abord, l’expérience perceptuelle portant sur le comportement du chien n’est pas indicative de la correction de ma peur — de la dangerosité du chien — lorsque toutes mes expériences perceptuelles sont toujours illusoires. Si je suis manipulée par un Malin Génie, le fait que je perçoive un grognement ne sera pas indicatif de la correction de ma peur, pas plus qu’il n’est indicatif de la correction de ma croyance que le chien grogne.

Ensuite, les propriétés naturelles — le grognement du chien, le fait qu’il tire sur sa laisse — sur lesquelles porte mon expérience perceptuelle doivent entretenir une relation de dépendance non stricte avec la dangerosité du chien pour que cette expérience perceptuelle soit indicative de la correction de ma peur. J’entends par « non stricte » la chose suivante : pour que ma peur soit justifiée, il n’est pas nécessaire que la relation de dépendance entre la propriété axiologique et les propriétés naturelles soit telle que la dangerosité accompagne toujours les propriétés naturelles qui constituent le contenu de mon expérience perceptuelle (c’est-à-dire, le grognement du chien, le fait qu’il tire sur sa laisse). Il est, par conséquent, possible de ressentir une peur justifiée à l’égard d’un chien grognant alors que, dans ce cas particulier, ses grognements ne manifestent aucune dangerosité. La justification, rappelons-le, est seulement indicative de la correction de l’état mental qui l’exemplifie, elle ne la garantit pas. Il est, par contre, nécessaire qu’une certaine relation de dépendance non stricte existe entre les propriétés naturelles perçues et la dangerosité de celui-ci. Si j’ai peur du chien du voisin parce que je perçois son poil brillant, ma peur n’est pas justifiée. En effet, il n’y a alors aucune relation de dépendance (même non stricte) entre les propriétés naturelles perçues (le poil brillant) et la dangerosité du chien. Le second type de situations dans lesquelles la rationalité et la justification de ma peur divergent sont donc des situations dans lesquelles il n’existe aucune relation de dépendance (même non stricte) entre les propriétés naturelles perçues et la dangerosité du chien[15].

3. Le problème de la justification et le problème de la rationalité des émotions

Si la justification diffère de la rationalité, la théorie perceptuelle des émotions est confrontée à deux problèmes distincts : le problème de la justification et le problème de la rationalité[16]. Ces deux problèmes sont considérés tour à tour dans la seconde partie de cet article.

3.1 Le « moindre » problème de la justification des émotions

Le problème de la justification des émotions est, brièvement, le suivant : il est incorrect d’identifier, comme le fait la théorie perceptuelle, les émotions à un type d’expériences perceptuelles parce que seules les émotions sont évaluables quant à leur justification. Les expériences perceptuelles ne peuvent pas être évaluées sur ce plan. C’est du moins une affirmation classique à propos des expériences perceptuelles qui repose, comme je l’ai expliqué ci-dessus, sur la conception traditionnelle de la justification selon laquelle la justification de l’état mental d’un individu dépend des raisons pour lesquelles cet individu est dans cet état.

Comme je l’ai déjà mentionné, la justification est également indicative de la correction de l’état mental qui l’exemplifie (c’est en cela qu’elle diffère de la rationalité). De nombreux philosophes de la connaissance — ceux qui constituent le courant externaliste en épistémologie — ont estimé qu’il fallait définir la justification à l’aide exclusive de la caractéristique qui la distingue de la rationalité. Ils ont, par conséquent, abandonné la conception traditionnelle « en termes de raisons » au profit d’une conception qui se concentre uniquement sur son rôle indicatif de vérité. La conviction qui, tout à la fois, explique et légitime ce changement de paradigme est la suivante : après tout, si la justification importe en philosophie de la connaissance, c’est principalement parce que les croyances justifiées — en vertu du fait que la justification les rend probablement vraies — constituent de bons fondements pour l’acquisition de connaissances. Or, pour jouer ce rôle, la justification n’a pas besoin de dépendre des raisons des individus. La croyance d’un individu n’a pas besoin d’être entretenue pour une raison pour être indicative de sa vérité. Il suffit pour cela que cette croyance exemplifie certaines propriétés, par exemple, la propriété d’être causée par un processus fiable ou la propriété d’être vraie dans tous les mondes possibles proches, etc. Or ces propriétés n’ont rien à voir avec les raisons pour lesquelles cet individu entretient cette croyance.

Je ne vois pas ce qui nous empêcherait de raconter une histoire similaire à propos des émotions. La raison pour laquelle la justification des émotions est importante est que les émotions justifiées — en vertu du fait que la justification les rend probablement correctes — constituent de bons fondements pour nos jugements évaluatifs. Autrement dit, ce qui fait de la justification une propriété importante, c’est qu’elle est indicative de la correction des émotions qui l’exemplifie, et qu’elle permet dès lors à ces émotions d’être les fondements appropriés de nos jugements évaluatifs. Or, pour jouer ce rôle, la justification n’a pas besoin de dépendre des raisons des individus. Les émotions d’un individu n’ont pas besoin d’être entretenues pour des raisons pour être indicatives de leur correction. Comme dans le cas des croyances, il est dès lors tout à fait possible — et cela sans perdre le moindre pouvoir explicatif — d’abandonner la conception traditionnelle « en termes de raisons » de la justification des émotions. Selon cette autre approche, une émotion justifiée est simplement une émotion dotée d’une caractéristique externe spécifique — qui n’est pas celle d’être entretenue pour une raison — dont l’exemplification est indicative de sa correction[17]. Le travail ne s’arrête naturellement pas là car, comme dans le cas des croyances, il faudra encore découvrir quelle caractéristique externe spécifique susceptible d’être instanciée par les émotions est indicative de leur correction, et ainsi le plus à même de constituer leur justification. Mais je ne cherche pas à obtenir ce résultat ici. Les deux conclusions que je souhaite tirer de ce qui vient d’être dit sont plutôt les suivantes.

Tout d’abord, le problème de la justification des émotions a toutes les chances de disparaître dès que l’on abandonne la conception traditionnelle de la justification « en termes de raisons ». Si la justification des émotions d’un individu dépend d’une certaine caractéristique C (par exemple une histoire causale fiable) qui n’a rien à voir avec les raisons pour lesquelles cet individu ressent cette émotion, il n’est alors plus exclu que les expériences perceptuelles (visuelles, auditives, olfactives, etc.) soient également capables d’instancier C. La supposée divergence entre les émotions et les expériences perceptuelles est évacuée, et la justification ne pose alors plus de problème à la théorie perceptuelle des émotions.

Relevons ensuite que cette solution — qui consiste, en bref, à abandonner la conception traditionnelle de la justification « en termes de raisons » au profit d’une approche externaliste — ne peut pas être mise en oeuvre mutatis mutandis pour se défaire du problème de la rationalité. Pourquoi cela ? Parce que la rationalité de l’état mental d’un individu est, comme je l’ai mentionné ci-dessus, une propriété qui survient sur les propriétés mentales de cet individu. L’approche externaliste susmentionnée est dès lors exclue.

Pour cette raison, je crois que la rationalité des émotions pose un problème bien plus épineux que leur justification à la théorie perceptuelle des émotions. Dans la section suivante, j’aimerais présenter la solution de Christine Tappolet au problème de la rationalité des émotions et faire part de mes doutes à son propos.

3.2 Le problème de la rationalité des émotions

Le problème de la rationalité des émotions réside dans fait qu’il existe, apparemment, des états émotionnels rationnels et états émotionnels irrationnels alors que les expériences visuelles, auditives, olfactives, etc. ne sont jamais ni rationnelles ni irrationnelles. La peur de l’avion est, dans de nombreux cas, irrationnelle. Mais lorsqu’un bâton est plongé dans l’eau, l’expérience visuelle illusoire qui consiste à percevoir ce bâton comme brisé n’est pas considérée comme un état mental irrationnel, et cela même si le sujet croit, par ailleurs, que le bâton n’est pas brisé[18]. En résumé, le problème de la rationalité des émotions est le suivant :

1.

Les émotions sont évaluables sur le plan de leur rationalité ;

2.

Les expériences perceptuelles classiques (visuelles, auditives, olfactives, etc.) ne sont pas évaluables sur le plan de leur rationalité ;

C.

Contrairement à ce qu’affirme la théorie perceptuelle des émotions, celles-ci ne constituent pas un type d’expériences perceptuelles.

Le partisan d’une théorie perceptuelle des émotions a, à sa disposition, deux stratégies générales pour essayer de résoudre ce problème.

La première stratégie est la stratégie du déplacement. Elle consiste à rejeter la prémisse 1 en montrant que ce ne sont pas, stricto sensu, les émotions qui sont évaluées sur le plan de leur rationalité mais, par exemple, les actions qu’elles motivent[19]. Dans le cas de la peur de l’avion, c’est l’action motivée par cette émotion — par exemple, l’action consistant à refuser une invitation importante à un congrès — qui est irrationnelle dans la mesure où elle porte atteinte à la réalisation de certains de mes objectifs. Je n’ai malheureusement pas la place de développer cette idée, mais je pense que le principal problème de la stratégie du déplacement est qu’elle repose sur une conception instrumentale de la rationalité des états mentaux qui est très controversée[20].

Pour cette raison, je pense qu’il est préférable d’essayer de résoudre le problème de la rationalité des émotions en exploitant une autre stratégie que je baptiserai la stratégie de la caractéristique divergente. La stratégie de la caractéristique divergente reconnaît, contrairement à la stratégie du déplacement, la vérité des deux prémisses ci-dessus. Elle nie plutôt qu’on puisse en déduire C. Plus précisément, la réussite de la stratégie de la caractéristique divergente dépend de la découverte d’une propriété R qui soit, tout à la fois :

(i)

une propriété qui rend les états mentaux évaluables quant à leur rationalité ;

(ii)

une propriété divergente, c’est-à-dire, une propriété que les émotions instancient mais que les expériences visuelles, auditives, olfactives, etc., n’instancie pas ;

(iii)

une propriété telle que les expériences perceptuelles n’en sont pas essentiellement dépourvues. Autrement dit, le fait que les expériences visuelles, auditives, olfactives, etc. n’exemplifient jamais R ne fait pas partie de ce qui en fait des expériences perceptuelles.

La solution proposée par Tappolet au problème de la rationalité est une mise en oeuvre spécifique de ce type de stratégie. L’argument ci-dessous constitue, je crois, une reformulation fidèle de sa solution (p. 37-38).

1.

Les états mentaux sont évaluables sur le plan de leur rationalité seulement s’il sont contrôlables au moins indirectement (la propriété R consiste dans la capacité à être contrôlé au moins indirectement) ;

2.

Nous sommes capables de contrôler indirectement les états émotionnels dans lesquels nous nous trouvons (par l’intermédiaire du contrôle que nous sommes en mesure d’exercer sur nos dispositions affectives, nous dit Tappolet) ;

3.

Nous ne sommes pas capables de contrôler indirectement nos expériences auditives, visuelles, olfactives, etc. ;

4.

Pour cette raison, les états émotionnels sont évaluables quant à leur rationalité, mais nos expériences auditives, visuelles, olfactives, etc., ne le sont pas ;

5.

Ne pas être contrôlable n’est pas une caractéristique essentielle des expériences perceptuelles ;

C.

Rien n’empêche les états émotionnels de constituer un type d’expérience perceptuelle même si — contrairement à nos expériences auditives, visuelles, olfactives, etc. — ils sont évaluables quant à leur rationalité.

Cette solution est, à mon avis, problématique pour deux raisons principales. Tout d’abord, la première prémisse me semble incorrecte. La rationalité des états mentaux n’est pas une affaire de contrôle (direct ou indirect). Pour preuve, les croyances des individus qui souffrent, par exemple, d’une forme pathologique de paranoïa ou du syndrome de Capgras sont indéniablement des croyances irrationnelles, bien que ces individus n’aient pas la moindre capacité à contrôler ces dernières. Ensuite, il n’est pas vrai que nous sommes incapables de contrôler indirectement nos expériences auditives, visuelles, olfactives, etc. Nous pouvons sortir la poubelle sur le balcon pour éviter l’expérience désagréable d’une odeur nauséabonde, détourner le regard sur l’autoroute pour éviter une vision traumatisante, etc. Par ailleurs, cette forme de contrôle n’est pas foncièrement différente de celle que nous exerçons lorsque nous modifions nos dispositions émotionnelles afin d’éviter de nous mettre en colère trop facilement. Dans les deux cas, nous évitons un certain résultat causal (l’expérience olfactive désagréable ou la colère) en manipulant les causes qui y auraient conduits (la localisation de la poubelle ou ma disposition à me mettre en colère). Nous exerçons, dans les deux cas, ce que j’appelle ailleurs du contrôle conséquentiel[21]. Je pense donc que le problème de la rationalité résiste aux efforts consentis par Christine Tappolet pour s’en défaire. Mais je compte naturellement sur elle pour me prouver le contraire.[22]