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Après une période relativement courte d’enthousiasme au sujet des émotions, qui peut être retracée à la publication de Ronald de Sousa, The Rationality of Emotions (1987), les émotions sont redevenues suspectes. Il s’agit d’une constatation particulièrement frappante dans le domaine de la métaéthique, où le rationalisme moral, la position qui défend, en gros, que les jugements moraux sont fondés sur la raison, a tendance à s’imposer. Une question cruciale à laquelle il est nécessaire de répondre pour juger du débat entre le rationalisme et le sentimentalisme est celle de la nature des émotions. C’est cette question qui est au coeur de ce livre.

La réponse qui est offerte est la suivante : les émotions sont, essentiellement, des expériences perceptuelles d’aspects évaluatifs tels l’effrayant ou l’admirable. Lorsque tout va bien, c’est-à-dire dans les cas où aucun facteur perturbateur n’entre en jeu, la peur expérimentée face au yack en colère rencontré sur un chemin alpin étroit consiste en la perception du caractère redoutable du yack. La principale tâche du premier chapitre est donc de définir et de défendre cette théorie perceptuelle. Il est important de souligner que, dans cette perspective, les émotions se présentent sous une modalité cognitive, c’est-à-dire qu’elles représentent un état du monde d’après un certain critère évaluatif — effrayant, admirable, dégoûtant, etc. Par contraste avec les théories jugementales, d’après lesquelles les émotions sont des jugements évaluatifs, la position défendue dans la théorie perceptuelle des émotions soutient que le contenu d’une émotion n’est pas conceptuel, ce qui signifie, minimalement, que la possession des concepts évaluatifs comme effrayant ou dégoûtant n’est pas nécessaire à l’expérience de la peur ou du dégoût.

L’argument principal repose sur les nombreuses analogies entre les émotions et les expériences perceptuelles. Ainsi, autant votre peur de l’écrasement de l’avion dans lequel vous vous trouvez que l’expérience visuelle des minuscules vagues de l’océan au-dessous de vous sont, de manière générale, caractérisées par des propriétés phénoménologiques. Elles sont toutes deux involontaires, dans le sens qu’il s’agit de réactions déclenchées automatiquement. Corrélativement, il s’agit généralement de réactions qui sont guidées par l’état du monde. Plus encore, autant la peur que l’expérience visuelle possèdent des conditions de rectitude, la peur étant correcte ou ajustée à condition que ce dont vous avez peur soit vraiment effrayant. De même, autant les émotions que les expériences perceptuelles peuvent être « récalcitrantes », dans le sens qu’il peut y avoir un conflit entre le jugement et l’expérience, comme lorsque vous êtes victimes d’une illusion de Müller-Lyer. De façon similaire, les émotions et les expériences sensorielles manifestent toutes deux une isolation inférentielle. Enfin, les deux paraissent avoir un contenu analogique, c’est-à-dire un contenu qui change continuellement pour correspondre à ce qui est perçu. Ce chapitre argumente aussi que les dissemblances entre les émotions et les expériences sensorielles n’invalident pas la théorie perceptuelle, pour autant que l’on accepte une conception suffisamment libérale de la perception, d’après laquelle la perception est simplement une forme de conscience des choses et de leurs qualités.

Le deuxième chapitre examine quant à lui la relation entre les émotions et la motivation. En considérant le cas de la peur, une émotion qui semble intrinsèquement liée à des tendances comportementales spécifiques, je défends dans ce chapitre qu’il serait erroné de croire que les motivations émotionnelles sont fixes et consistent en des dispositions comportementales innées, comme la disposition à fuir. En premier lieu, même les comportements de peur qui ne sont pas ceux des êtres humains sont beaucoup plus variés et flexibles que les philosophes ont bien voulu le reconnaître. En second lieu, lorsque l’on considère la peur humaine, il est clair que cette émotion ne résulte pas en certains comportements spécifiques. Ce qui semble vrai, au moins dans les cas standards, c’est que les émotions sont accompagnées d’un désir spécifique. La peur, à titre d’exemple, est accompagnée du désir d’éviter une douleur ou une souffrance spécifique, et elle conduit à une action uniquement sur la base d’un processus de décision.

La thèse la plus controversée, sans doute, est que même si c’est généralement le cas, les émotions n’impliquent pas nécessairement un désir correspondant. Ainsi, même un épisode de peur ne va pas nécessairement de pair avec un désir. C’est la leçon que je retiens des cas de peurs ressenties à l’égard de fictions, comme celle que Charles, qui regarde un film d’horreur, éprouve quand la glue verte semble venir l’engloutir[2]. Dans ce cas, la croyance que la glue est une fiction interfère non pas avec une certaine manifestation du désir, mais avec le désir lui-même. Quoique sa peur implique une tendance à certains comportements réflexes — Charles crie et s’agrippe à sa chaise — ce dernier n’a aucun désir lié à sa peur. Je soutiens que la peur de Charles est contemplative. Cela suggère que, dans les cas normaux de peur, le désir est simplement contingent.

Ces considérations s’appliquent également à d’autres types d’émotions, telles que le dégoût, l’espoir, le regret et le mépris. En fait, il semble bien que, contrairement à la peur, certains types d’émotions peuvent être dénuées de motivation même dans les cas standards. À cet égard, les moments d’admiration, comme lorsque vous admirez un paysage, peuvent inclurent, mais ne comportent pas nécessairement de désirs ; il en va de même pour la joie ou la révérence (awe). Je soutiens que ces émotions sont essentiellement contemplatives.

Au troisième chapitre, je considère la relation entre les émotions et les valeurs ou, plus précisément, entre les émotions et certains concepts évaluatifs tels admirable, digne de fierté, honteux ou dégoûtant, ce que j’appelle des « concepts affectifs ». Je plaide pour une conception d’après laquelle les concepts sont dépendants de nos réactions (response-dependent), alors que les propriétés auxquelles ils renvoient ne le sont pas.

Schématiquement, le « réalisme sentimental » combine, au sujet des concepts affectifs, les deux thèses suivantes :

  1. Le néosentimentalisme : x est V si et seulement si x est tel que ressentir l’émotion E est correct en réponse à x, si l’on venait à contempler x ;

  2. Le réalisme robuste : les propriétés évaluatives telles qu’être admirable sont objectives et non relationnelles, dans le sens qu’elles existent indépendamment de tout observateur.

D’après l’interprétation de a) que je propose, être correct pour une émotion est du même ordre qu’être correct pour une perception sensorielle ou qu’être vrai pour une croyance. Ainsi, une émotion est comprise comme correcte seulement dans les cas où elle représente son objet comme il est, du point de vue évaluatif. Ainsi, la conception que je propose soutient qu’il s’agit d’une vérité conceptuelle que quelque chose soit dégoûtant si et seulement si le sentiment de dégoût envers cette chose est correct, dans le sens qu’il représente son objet comme dégoûtant seulement à condition que ce soit le cas.

La plus grande inquiétude ici vient peut-être de ce que la circularité semble trop importante pour qu’une telle proposition puisse être intéressante. En réponse à cela, il convient de se rappeler le rôle des émotions dans notre accès à l’évaluatif. Pour le dire simplement, il n’y a rien de plus fondamental que nos réactions émotionnelles quand nous tentons de déterminer si quelque chose est admirable, etc. Notre expertise des concepts affectifs nécessite l’habileté à ressentir les émotions pertinentes. Cependant, même si les attributions fondamentales de ces concepts sont faites sur la base de nos réactions émotionnelles, ce serait une erreur que d’inférer qu’il n’y a rien de plus que de telles attributions. Suivant le portrait que je propose, nous commençons avec nos réactions émotionnelles, pour ensuite tenter sur la base des divergences intra- et interpersonnelles de parvenir à des suppositions à l’égard des conditions qui ont pu interférer avec nos réactions.

Une attention particulière a récemment été accordée à une conception très semblable de responsabilité. C’est pourquoi le chapitre IV nous invite dans le champ conceptuel de la responsabilité. La question générale est celle de la relation entre les attributions de la responsabilité morale et les émotions, plus particulièrement les « attitudes réactives », telles que le ressentiment et l’indignation. De manière plus spécifique, j’entreprends la discussion critique d’une position inspirée par Peter Strawson, suivant laquelle un agent est moralement responsable d’avoir fait quelque chose seulement si certaines émotions envers l’agent sont appropriées.

Malgré sa plausibilité initiale, la thèse strawsonienne ne résiste pas à la réflexion. Un problème réside dans les différences importantes entre le cas des valeurs et le cas de la responsabilité, de sorte que les arguments sentimentalistes au sujet des concepts évaluatifs ne se transposent pas au cas de la responsabilité. En effet, il n’y a pas, en français ou en anglais, de catégorie d’émotions qui correspondent à la notion de responsabilité, alors que dans le cas des émotions, personne ne douterait que la peur (ou peut-être plus exactement l’effroi) et l’effrayant, ou bien l’admiration et l’admirable sont conceptuellement liés. De manière générale, les principales vertus de l’approche sentimentaliste ne se retrouvent pas dans le cas de la responsabilité, le lien entre la responsabilité et les émotions n’étant pas aussi étroit que celui entre les valeurs et les émotions.

Pour rendre compte de l’intuition que les attributions de responsabilité morale et les émotions ont une relation qui n’est pas purement contingente, j’offre une nouvelle façon de comprendre ce qui les unit. L’idée est que les émotions positives (ou négatives) à l’égard d’un agent, en considérant ce qu’il a fait, peuvent être appropriées. Elles le sont lorsque l’agent est responsable de son action et que cette action a un statut normatif positif (ou négatif), qui infléchit la perception positive (ou négative) que nous avons de cet agent. Ainsi, ce qui explique pourquoi une attitude réactive est appropriée à l’endroit d’un agent est que ce qu’il fait se reflète positivement ou négativement sur lui. La différence la plus marquée entre la position strawsonienne et ce que j’appelle la « thèse de la médiation » — parce que l’évaluatif joue un rôle de médiation entre les émotions et les attributions de responsabilité — est que, contrairement à la première, la seconde ne vise pas à expliquer de la notion de responsabilité.

Le dernier chapitre s’intéresse au rôle des émotions dans l’agentivité. Il présente trois thèses interreliées. La première soutient que les émotions peuvent être considérées, quand tout se déroule bien, comme des perceptions de raisons pratiques. Cette affirmation découle directement de la théorie perceptuelle si l’on suppose qu’au moins certaines de nos raisons pratiques dépendent d’aspects évaluatifs. La seconde thèse concerne les raisons épistémiques : j’avance que les émotions confèrent une justification épistémique prima facie aux croyances évaluatives. Plusieurs chemins peuvent être empruntés à partir de cette prémisse, mais je suggère que la justification en tant que telle, par opposition à la justification prima facie, dépend de l’absence de raison de croire que notre réaction émotionnelle est inappropriée. De nouveau, une telle approche de la justification épistémique procède assez directement de la théorie perceptuelle. La troisième thèse est moins directe : je soutiens que les émotions permettent non seulement de détecter des raisons mais elles permettent également, lorsque certaines conditions sont en place, la réceptivité aux raisons (ce qu’on appelle la reason-responsiveness).

Cette « théorie de la vertu agentielle », comme je l’appelle, contraste avec la conception rationaliste de l’agentivité, qui soutient que cette réceptivité aux raisons requiert que l’on agisse à partir des jugements concernant les raisons pratiques. Dans la même perspective que Karen Jones[3], j’argumente que ce qui est requis pour la réceptivité aux raisons, ce sont des habitudes pratiques et épistémiques bien ajustées, telles que la personne en question n’agirait pas sur la base de ses émotions si elle avait des raisons de croire que ces dernières l’induirait en l’erreur. Par conséquent, un agent akratique, c’est-à-dire un agent motivé par ses émotions à agir à l’encontre de son jugement pratique, peut faire preuve de réceptivité aux raisons. C’est le cas quand, en dépit de son jugement pratique, il ne serait pas raisonnable pour l’agent de croire que son émotion échoue à l’informer de ses raisons pratiques.

Ce chapitre se clôt avec une discussion sur la manière dont les émotions peuvent être reliées à l’autonomie. On tient souvent pour acquis que l’autonomie peut se traduire par la capacité à l’autocritique, capacité qui inclut une réceptivité aux raisons. Étant donné ce présupposé, la conception proposée ici de la réceptivité aux raisons, et suivant laquelle les émotions peuvent, dans certaines conditions, résulter en des actions qui manifestent de la réceptivité aux raisons, a une implication surprenante. Loin d’être une menace pour l’autonomie, les émotions sont bien plutôt la source potentielle d’actions autonomes.