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La Chine a connu, depuis le milieu du xixe siècle, des bouleversements politiques et sociaux de grande ampleur. Elle est passée de l’ère impériale, qui prend fin en 1911, au communisme, en 1949. Entre les deux, elle a été envahie par le Japon en 1937, puis impliquée dans la Seconde Guerre mondiale. Si la fin de cette dernière amène la paix en Occident, tel n’est pas le cas pour la Chine, en proie à une guerre civile qui sévit de 1945 à 1949. Le Parti communiste chinois (PCC) remporte la victoire en 1949 et fonde alors la République populaire de Chine. Ce désir marque une rupture très importante avec la fermeture à l’Occident qui a caractérisé l’ère maoïste (1949-1976)[1]. Puis la ferveur révolutionnaire des décennies 1940-1970 a cédé le pas à la construction économique et la société chinoise dans son entier est à nouveau transformée par les orientations des dirigeants du pays. Par la suite, les réformes chinoises amorcées en 1978 se traduisent par une grande volonté d’insertion de la Chine dans l’ordre politique et économique mondial. Trop nombreuses sont les mutations pour être traitées ici. Notons que les campagnes et les villes sont touchées en profondeur par maints changements[2].

Durant tout ce laps de temps, une institution, entre autres, a connu un destin riche en contrastes. Il s’agit de la famille chinoise, très touchée par les revirements idéologiques des divers dirigeants chinois au pouvoir[3]. L’objet de notre étude est de présenter un aspect du droit chinois de la famille depuis 1978, soit le mariage. Comment est-il conçu aujourd’hui en Chine ? Quels enjeux soulève-t-il ? Comment le droit traite-t-il la violence conjugale ? Afin de répondre à ces questions, nous consacrerons la première partie de notre texte au contexte politique et juridique du droit de la famille post-1978. Dans la deuxième partie, nous présenterons le mariage à la manière d’un kaléidoscope, en adoptant diverses perspectives des personnes visées. Enfin, la troisième partie portera sur le traitement juridique de la violence conjugale au regard de la loi édictée en 2015 sur le sujet. Notre hypothèse veut que la conception du mariage dans la société chinoise actuelle soit dominée par des paradigmes issus de traditions anciennes, soit la piété filiale et la valorisation de l’harmonie. Alors que la première constitue une véritable norme sociale à laquelle adhère, à divers degrés, la société chinoise, la seconde tient davantage des représentations. Le PCC réactive énergiquement l’une et l’autre depuis le milieu de la décennie 2000. Nous mettrons en lumière leurs effets sur la société chinoise dans le contexte du mariage. À noter que les sources utilisées pour notre étude excluent la jurisprudence[4].

1 Le contexte politique du droit de la famille depuis 1978

L’arrivée de Deng Xiaoping au pouvoir, en 1978, ouvre une nouvelle ère pour la Chine. La société chinoise récupère, avec les réformes, une certaine sphère à l’abri de l’ingérence de l’État[5]. Le paradigme collectiviste de la période maoïste s’estompe alors en partie pour accorder une relative place à l’individu[6]. Puis le concept de sphère privée, associé à des connotations très négatives sous Mao, apparaît timidement dans la société des réformes[7]. Cela étant, il faut se garder de confondre ce nouvel espace avec la liberté. La Chine reste gouvernée à l’heure actuelle par un régime autoritaire[8]. Ainsi, ce dernier peut, au gré de ses préoccupations, élargir ou rétracter à volonté l’espace qu’il confère à la société[9].

1.1 Le chantier des réformes juridiques

Lorsqu’en 1978 Deng Xiaoping lance la Chine dans le processus dit de réforme et d’ouverture, il déclenche un mouvement qui mènera le pays, 30 ans plus tard, au statut de deuxième puissance économique mondiale[10]. Dès lors, l’objectif maoïste de la lutte des classes permanente disparaît au profit de celui de la construction économique du pays[11]. Le PCC ouvre graduellement la Chine à l’économie de marché, et celle-ci est admise à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001.

Bien entendu, les réformes économiques entraînent la nécessité de réformes juridiques. Celles-ci comportent plusieurs volets. D’une part, l’Assemblée populaire nationale, organe législatif de Chine, se remet au travail après une mise en veille prolongée durant la période maoïste[12]. D’autre part, les professions juridiques (juges, avocats, procureurs) renaissent. Le contexte politique chinois fait en sorte que l’exercice des diverses professions juridiques obéit à des paramètres précis et à des contraintes inévitables[13]. De son côté, le PCC récuse la théorie de la séparation des pouvoirs[14]. Ce choix comporte des répercussions importantes sur les conceptions des rôles de l’Assemblée populaire nationale ainsi que des juges, des avocats et des procureurs. Il faut noter que la théorie chinoise des sources comporte diverses particularités. Ainsi, la jurisprudence n’est pas admise comme source du droit en Chine[15]. Le PCC ne reconnaît donc pas aux juges chinois le pouvoir de créer du droit. C’est plutôt la législation qui est la première source du droit[16]. La Cour populaire suprême (CPS) tente d’unifier le droit, notamment par un système de décisions modèles qu’elle publie chaque année depuis 2010. Toutefois, ces décisions n’ont pas de valeur contraignante[17].

Depuis le début des réformes, la population chinoise développe graduellement la conscience d’être titulaire de droits et le désir qu’ils entrent en vigueur[18]. Le système judiciaire chinois est ainsi, au fil du temps, très sollicité par les justiciables chinois en matière civile et administrative[19]. Précisions qu’en Chine l’organisation des cours est répartie en cinq niveaux. Au sommet se trouve la Cour populaire suprême. Seul et unique tribunal de ce niveau, cette cour comporte deux divisions. À l’échelon inférieur suivant apparaissent les cours populaires supérieures, à raison d’une par province ou région autonome ou municipalité autonome. Au-dessous sont regroupées les cours populaires intermédiaires, dont le nombre varie de 4 à 27 par entité administrative. En outre, sous ces dernières, chaque province, région autonome ou municipalité possède un grand nombre de tribunaux populaires de base. Certaines en ont moins de 20, alors que d’autres en comptent jusqu’à 188. Enfin, ces tribunaux peuvent, si les autorités judiciaires locales le permettent, créer des chambres populaires de base, réparties inégalement sur le territoire[20]. La Chine compterait donc, tous niveaux confondus, 3 550 tribunaux populaires[21]. Dès les années 1980, le PCC a lancé plusieurs campagnes nationales d’éducation juridique afin que la population puisse se familiariser avec des nouvelles lois. Ces campagnes devaient aussi favoriser l’usage des tribunaux par les citoyens[22]. À remarquer que la professionnalisation des juges a longtemps été un objectif des réformes juridiques[23]. L’émergence d’un discours de populisme judiciaire, à partir de 2010, a porté atteinte à la professionnalisation des juges en les décrivant comme trop distants des justiciables et déconnectés de leurs besoins véritables[24]. Toutefois, depuis 2012, année de l’arrivée au pouvoir du président actuel, Xi Jinping, l’heure est de nouveau à une approche technique et professionnelle du droit, le tout dans le contexte de la suprématie du PCC[25]. Les demandes en droit de la famille, peu importe le sujet, figurent en tête des affaires de première instance en Chine[26]. Parmi celles-ci, les demandes en divorce connaissent une augmentation constante et significative depuis le milieu des années 90[27].

1.2 La résurgence de la piété filiale et de l’harmonie

En parallèle avec les réformes juridiques, le PCC transforme partiellement son idéologie depuis 1978[28]. Ce travail constant se traduit par l’élaboration de mots d’ordre ou de slogans, qui reflètent les préoccupations du PCC. Ils énoncent des objectifs à atteindre dans toutes les sphères de la vie politique et sociale chinoise. Jianfu Chen insiste sur le fait que les slogans comportent des répercussions très importantes[29]. Le contexte idéologique plus large du droit de la famille est la rhétorique nationaliste, implantée par le PCC à grande échelle depuis 2010[30]. Une de ses manifestations est la mobilisation du concept de « tradition chinoise », à laquelle sont associées diverses composantes[31]. Parmi celles-ci, deux revêtent un intérêt décisif pour notre propos. Chacune fait l’objet d’une reconstruction. La première consiste en la réhabilitation, par le PCC, du confucianisme[32]. La seconde est l’harmonie[33]. Nous les présenterons tour à tour. Nous sommes consciente qu’il existe une rupture entre les représentations, véhiculées par les discours du PCC, et les pratiques sociales. Aussi, nous ne cherchons pas à dépeindre la société chinoise actuelle comme « confucéenne » ou adhérant au paradigme de l’« harmonie ». La rhétorique du PCC nous intéresse par son contenu et ses effets sur la société chinoise dans le contexte du mariage.

Amorcé au cours des années 90, le renouveau confucéen dicté par le régime se poursuit avec une vigueur renouvelée depuis l’arrivée du président Xi Jinping au pouvoir[34]. Le lettré Confucius a vécu au ve siècle avant J.-C. Selon Anne Cheng, Confucius constitue un véritable phénomène culturel[35]. Le confucianisme a été adopté comme système de pensée par les empereurs de Chine et y a été privilégié jusqu’en 1911, année qui marque la fin de l’ère impériale. Le confucianisme crée une hiérarchie dans l’ordre social et familial. Plusieurs composantes du droit chinois impérial, depuis le Code Tang (viie siècle de notre ère) jusqu’au Code Qing (le dernier des codes, du nom de la dernière dynastie), reflètent des conceptions confucéennes de l’ordre social et familial[36]. Celles-ci sont marquées par l’inégalité entre les aînés et les jeunes, entre les hommes et les femmes et, enfin, entre les membres des différentes classes sociales[37].

Nous ne saurions trop insister sur l’importance historiquement accordée à la famille par la société chinoise. Comme le rappelle Jianfu Chen, la famille constitue un concept clé du confucianisme[38]. Au sein de celle-ci, les individus sont essentiellement conçus comme des membres du groupe ou de la famille[39]. En d’autres termes, la société chinoise a vécu sous le paradigme de la conception relationnelle de l’individu qui s’oppose à l’individu comme atome libre et maître de son destin[40].

L’ouvrage intitulé Les entretiens de Confucius, attribué à ce dernier, contient plusieurs principes destinés à régir la vie des Chinois, dont celui de la piété filiale[41]. Le comportement non filial a constitué en droit chinois impérial, à partir du Code des Tang (618-907), l’un des « dix crimes abominables[42] ». La piété filiale se décline ainsi en de multiples obligations, dont deux sont constantes : « Dans la tradition chinoise, […] prendre soin des parents est le lot des enfants, et tout manquement entraîne une perte de face insoutenable pour la famille[43]. » Ce devoir a historiquement incombé au fils aîné[44]. L’autre dimension de la piété filiale, le devoir d’obéissance aux parents, s’avère également centrale par les conséquences qu’elle entraîne sur la vie des enfants, surtout adultes[45]. Ces deux manquements à la piété filiale ont été sanctionnés par le droit durant l’ère impériale. La piété filiale fait aussi l’objet d’un ouvrage, Le livre de la piété filiale, remontant à l’Antiquité chinoise[46].

La piété filiale a été fortement contestée en Chine depuis le début du xxe siècle. Chaque fois, sa remise en question s’effectue dans le contexte plus large d’attaques contre le confucianisme. Elle a d’abord été dénoncée durant la période républicaine (1911-1949), dans son volet d’obéissance aux aînés. On lui attribue alors tous les maux dont souffre la Chine, car elle aurait poussé la population chinoise à une culture de comportement servile[47]. Durant la période maoïste (1949-1976), la piété filiale est à nouveau prise pour cible en raison du devoir de loyauté envers les parents qu’elle comporte. Cette tradition faisait alors problème pour le régime qui la percevait comme un obstacle à l’intégration des individus au nouveau système économique et politique. La révolution culturelle (1966-1976) a marqué le point culminant des attaques du PCC contre la piété filiale, car les enfants ont été incités à dénoncer leurs parents en usant des diverses étiquettes politiques alors en vigueur (contre-révolutionnaire, droitier, etc.)[48]. À l’heure actuelle, dans le contexte du renouveau confucianiste, le PCC valorise particulièrement la piété filiale[49]. Un autre ouvrage, publié sous la dynastie des Yuan (1271-1368), est très important : Les 24 exemples de piété filiale, dont il existe plusieurs traductions en anglais[50]. En 2012, la Fédération nationale des femmes chinoises, conjointement avec le Comité sur le vieillissement, a publié une nouvelle version des 24 exemples. Ces derniers ont fait l’objet d’une réinterprétation et d’une réactualisation[51].

L’harmonie, tradition qui se trouve aussi fortement mobilisée par le PCC, puise ses racines dans l’Antiquité chinoise et le confucianisme[52]. L’harmonie est censée régir la relation entre l’empereur et ses sujets[53]. De même, les relations au sein de la société et de la famille doivent privilégier l’harmonie, comprise comme l’absence de conflit, voire d’expression même du conflit[54]. Dans cette vision idéale, toute la société devrait s’autoréguler au rythme des rites, sans avoir besoin de recourir à la contrainte du droit étatique[55]. La référence à l’harmonie ressurgit au début des années 2000. Elle est exprimée par le slogan politique de la « société harmonieuse », mis en avant par le président Hu Jintao, au pouvoir de 2002 à 2012[56]. Ce slogan fonde un discours voulant que la société chinoise ait toujours cherché l’harmonie[57]. Il en découlerait une attitude des justiciables chinois qui sacrifieraient toute revendication de leurs droits afin de préserver la concorde au sein de la famille et de la société en général[58]. Cette représentation du rapport au droit de la population chinoise a été démontée par les historiens du droit chinois[59]. C’est plutôt une tradition reconstruite. Elle demeure néanmoins pertinente aujourd’hui, comme nous le verrons ultérieurement, dans certains contextes du droit de la famille.

Pour sa part, le PCC s’est appuyé sur cette représentation afin d’investir massivement dans le maintien de la stabilité sociale et de l’harmonie (weiwen)[60]. Lorsqu’un problème est perçu par le PCC comme susceptible de compromettre la stabilité sociale, il est généralement traité par un ensemble de mesures répressives destinées à éradiquer la menace[61]. Cette rhétorique de l’harmonie marque un revirement complet par rapport à la période maoïste où était valorisée la lutte des classes, soit une situation de conflit permanent. Toutefois, la population chinoise conserve un rapport contraint et distant avec cette caractéristique culturelle ressurgie et instrumentalisée[62].

La réactivation, par le PCC, d’une certaine version du confucianisme n’entraîne pas pour autant une adhésion de toute la société à ses préceptes largement reconstruits. En outre, le confucianisme n’est pas en situation de monopole eu égard à la vie spirituelle des Chinois. Carl F. Minzner mentionne ainsi l’attrait qu’exercent, entre autres, pour une partie de la population, des cultes populaires aux origines anciennes, soit le bouddhisme, le taoïsme et le christianisme[63]. La piété filiale présente un autre cas de figure. Elle est comprise comme le « mandat culturel de faire honneur aux parents », ce qui comporte de multiples obligations[64]. Nous verrons dans la deuxième partie de notre texte qu’elle résonne encore dans la société chinoise.

2 Le mariage, une obligation découlant de la piété filiale

En Chine, du moins jusqu’à la révolution maoïste, le mariage a toujours été compris comme un arrangement entre deux familles et non entre deux individus. Les mariages arrangés constituaient la norme[65]. Aussi, lorsque le PCC prend le pouvoir en 1949 et proclame l’égalité des sexes, de même que le mariage fondé sur le libre consentement des deux époux, c’est un changement radical de paradigme[66]. L’organisation matérielle de l’existence mise en place à l’ère maoïste a persisté dans la Chine des réformes. En ville, toute la population était répartie en unités de travail (danwei) qui comprenaient l’usine et les logements des employés. Ces derniers habitaient sur leur lieu de travail[67]. Jusqu’en 2003, les couples désireux de se marier devaient obtenir l’autorisation de leur unité de travail[68]. Le contrôle sur le mariage demeure donc un fait constant mais articulé différemment. En 1949, il passe des parents à l’État. Les parents pouvaient imposer un mariage aux enfants. L’État communiste, pour sa part, détenait le pouvoir d’empêcher les couples de se marier. Le contexte de violence politique prolongée de la période maoïste, sur lequel nous n’élaborerons pas ici, atteint en profondeur toutes les dimensions de la vie de la société chinoise. Il faudra attendre les réformes pour que le quotidien de la population recouvre une certaine normalité. Le droit de la famille devient alors un des premiers chantiers du législateur chinois et la Loi sur le mariage est édictée en 1980[69]. La société chinoise des réformes est donc marquée par le retour en force de la famille, réhabilitée comme institution[70]. Cela se traduit par une importance prédominante accordée au mariage. Ces faits nouveaux sont toutefois porteurs de diverses tensions, que nous aborderons ci-dessous.

2.1 Les intérêts des parents dans le mariage de leurs enfants

Le mariage était traditionnellement conçu en Chine comme un acte de piété filiale, car il était intimement lié au devoir filial de continuer la lignée[71]. Cet extrait du Livre de Mencius est l’une des sources de ce devoir : « Mencius dit : il est trois sortes d’impiété filiale : la plus grave est de ne pas avoir de postérité[72]. » Cette conception opère encore dans la société chinoise actuelle et crée beaucoup de stress et de souffrance[73]. Historiquement, la procréation ne procédait pas du choix individuel de l’épouse ni du choix du couple. C’était d’abord un acte attendu pour se conformer à un devoir. Le mariage constituait le seul cadre socialement accepté et reconnu juridiquement pour la procréation[74]. Qu’en est-il actuellement ? La Loi sur le mariage de République populaire de Chine (LM) s’inscrit en continuité eu égard au cadre du mariage pour la procréation. Elle contient des dispositions qui font place aux enfants nés hors du mariage de même qu’aux enfants adoptés. Dans les deux cas, cette loi prévoit l’égalité de traitement avec les enfants issus du mariage[75]. Il en allait de même dans la Loi sur le mariage de République populaire de Chine de 1950[76].

De nos jours, la plupart des parents chinois, tant en milieu rural qu’en milieu urbain, s’attendent que leurs enfants se marient rapidement et aient, à leur tour, des enfants[77]. C’est même un sujet d’anxiété pour les parents[78].

Fali Huang, Ginger Zhe Gin et Lixin Colin Xu affirment que certains parents, surtout en milieu rural, sont partie prenante du mariage de leurs enfants[79]. Ici compte seulement le mariage du fils, puisque la fille quittera le domicile familial. Beaucoup de parents du milieu rural continuent de s’appuyer sur leur fils comme soutien pour leurs vieux jours : en pratique, ce soutien est largement fourni par la belle-fille, censée prodiguer les soins corporels nécessaires aux parents vieillissants[80]. Du point de vue de ces parents inquiets pour le sort qui sera le leur durant leur vieillesse, le mariage du fils se révèle donc très important. Il existe un lien entre ces attentes et le peu d’accès à un système approprié de protection sociale pour les gens qui vivent en milieu rural, ce qui accentue leur dépendance par rapport au soutien censé leur être donné par leurs enfants, en particulier par leur fils[81]. L’engagement actif des parents dans le choix de l’épouse de leur fils se manifeste par leur mobilisation du discours sur la piété filiale, dans sa dimension de respect et d’obéissance aux parents[82]. Il leur faut d’abord inciter le fils à se marier et ensuite le couple, mais surtout l’épouse, à prendre soin d’eux durant leurs vieux jours[83]. Les parents ont donc un intérêt matériel direct au mariage de leur fils.

La situation est différente en milieu urbain où les parents attachent une grande importance au mariage de leurs enfants des deux sexes. Certains parents participent alors aux « marchés au mariage[84] » qui se tiennent dans les parcs publics. Ainsi, les parents occupent un endroit désigné du parc et ils se tiennent près d’affiches qui vantent les mérites de leur fils ou de leur fille, y compris sa taille, son emploi et ses revenus[85]. Ils déposent ces papiers sur des cordes tendues entre les arbres ou dans des arbustes et attendent de voir si d’autres parents consultent leurs affiches. Bien que les parents constituent les acteurs principaux de ces marchés, des entremetteuses officielles, dont les services sont payants, peuvent, selon le cas, occuper un espace dans les parcs. La préoccupation des parents semble être plus forte concernant leurs filles que leurs fils[86].

La participation non sollicitée de certains parents au choix d’un époux ou d’une épouse pour leur enfant suscite un certain nombre de remarques. Tout d’abord, dans quelle mesure le principe du caractère libre et volontaire du mariage, énoncé aux articles 2 et 5 de la LM, est-il respecté lorsque les parents trouvent un époux ou une épouse pour leur enfant ?[87] Le PCC a aboli les mariages arrangés dans la loi de 1950 sur le mariage[88] pour faire place au mariage reposant sur le libre consentement des deux époux. Toutefois, le statut juridique des mariages arrangés, dans la loi actuelle, est plus ambigu. Selon l’article 3, les mariages arrangés par des tierces parties sont interdits, de même que toute interférence par rapport à la liberté du mariage (du choix de l’époux ou de l’épouse)[89]. Les tierces parties ne comprennent pas les parents. En revanche, ne peut-on assimiler à de l’interférence la participation active de certains parents au choix de l’époux ou de l’épouse de leur enfant ? Jianfu Chen affirme que la réalité sociale dans la Chine d’aujourd’hui marque une rupture avec les prescriptions du droit étatique dans la mesure où le recours aux mariages arrangés par des entremetteuses a toujours cours[90].

2.2 La stigmatisation du célibat et des pressions au mariage différenciées selon le genre

Comme le précise Sandy To, en raison du caractère patrilinéaire des familles en Chine, la pression au mariage s’exerçait d’abord sur les fils. La pression sur les filles était moindre, mais elle existait tout de même[91]. À l’heure actuelle, les enfants des deux sexes sont exhortés à se marier. En juin 2016, un conseiller pédagogique de l’Université industrielle du Hubei donne aux étudiants un devoir d’été, qui ne fait pas l’objet d’une évaluation chiffrée, dont le thème est : Pourquoi êtes-vous toujours célibataire ?[92] Le fait de soumettre cet exercice à des étudiants suscite en soi des questions. Il met aussi en lumière la stigmatisation du célibat et son corollaire, le parti pris envers le mariage.

Cela dit, l’accès au mariage pose problème en Chine. Les pressions et les difficultés diffèrent selon qu’il est question des hommes ou des femmes. Il faut remonter un peu dans le temps afin de comprendre certains des problèmes qui se posent de nos jours.

Durant les années 80, le PCC estime impérieux de réduire le taux de natalité de la population. Il instaure alors la politique de l’enfant unique, consacrée dans une loi en 2001[93]. Celle-ci sera rigoureusement appliquée par les autorités chinoises pendant plus de 30 ans. Suivant cette politique, le nombre d’enfants était limité à un par couple en milieu urbain et à deux en milieu rural. Les personnes ayant le statut reconnu de minorité pouvaient avoir jusqu’à trois enfants, parfois plus. La mise en oeuvre de cette politique s’est traduite, entre autres, par des sanctions économiques très lourdes pour les couples en infraction, de même que par des avortements forcés à un stade fort avancé de la grossesse. Elle a aussi contribué au déficit de femmes[94]. Officiellement, les médecins ne sont pas autorisés, à l’occasion d’une échographie, à divulguer le sexe de l’enfant à naître[95]. Toutefois, en pratique, beaucoup l’ont fait et nombre de femmes, surtout en milieu rural, ont mis fin à leur grossesse lorsque l’enfant était de sexe féminin. La Chine présente, après l’Inde, le « rapport de masculinité le plus élevé[96] », soit 104,9 hommes pour 100 femmes en 2010. Le PCC a aboli en 2016 la politique de l’enfant unique et encourage désormais fortement la population à concevoir un second enfant. Cette préoccupation nataliste a moins pour objet de remédier au déficit de femmes que de traiter, à long terme du moins, le problème de vieillissement de la population. Toutefois, dans l’immédiat, l’héritage de cette politique touche de près les hommes en âge de se marier. En outre, beaucoup de couples décident de ne pas se prévaloir de cette possibilité, estimant l’entreprise trop coûteuse[97].

Les estimations officielles font état de 24 à 30 millions de jeunes hommes qui, en 2020, ne pourront pas trouver une épouse en raison du déficit de femmes[98]. En Chine, l’angoisse de rester célibataire, statut assimilé à une « branche morte[99] », est très forte chez les hommes, plus particulièrement en milieu rural. En effet, ceux-ci sont nettement moins bien positionnés socialement et économiquement pour trouver une épouse. Leurs problèmes sont aggravés par la pratique de la dot, par ailleurs interdite selon l’article 3 de la LM. Des articles publiés sur le site Web de la Fédération nationale des femmes de Chine (FNFC) font état non seulement de l’existence de cette pratique, mais des problèmes en découlant. La dot doit être versée par la famille du mari à la famille de l’épouse[100]. En 2017, un jeune homme de Beijing ou de Shanghai devait verser un montant se situant entre 110 000 et 200 000 yuans, soit l’équivalent de 17 000 à 31 000 dollars américains[101]. En milieu rural, les prix demandés rendent souvent le mariage impossible pour les jeunes hommes. Ainsi, dans un village du Ningxia, une province très pauvre du nord-ouest de la Chine, le revenu annuel moyen des paysans est de 5 400 yuans, mais le montant exigé pour la dot s’élève à 200 000 yuans[102]. L’article, tiré du réseau officiel Xinhua, cite le fait que les autorités du district de ce village ont décidé d’abaisser le montant de la dot à 60 000 yuans[103]. Il n’en reste pas moins que cela représente près de 10 ans de revenu annuel moyen pour les habitants du village.

Le déficit de femmes engendre d’autres problèmes. Les journaux chinois et étrangers font régulièrement état de cas de femmes enlevées, pour être mariées de force à des hommes vivant en milieu rural. Ce trafic de femmes concerne autant celles qui sont d’origine chinoise que les femmes qui viennent des pays asiatiques voisins comme le Vietnam, le Cambodge et la Birmanie[104]. Quelles que soient les sanctions prévues en droit interne chinois, elles ont peu de force dissuasive puisque le phénomène, loin de diminuer, augmente[105].

La LM prévoit à son article 11 qu’une victime d’un mariage forcé peut en demander l’annulation[106]. Elle doit, pour ce faire, saisir le bureau de l’état civil qui a délivré le certificat de mariage ou une cour populaire. L’article 11 distingue le cas des victimes de mariage forcés, qui disposent d’un délai d’un an à partir de la date d’enregistrement du mariage, des victimes du même type de mariage qui ont subi des atteintes illégales à leur liberté (lire « ont été retenues prisonnières »). Dans ce dernier cas, elles peuvent demander l’annulation du mariage dans un délai d’un an à partir du jour où elles ont recouvré leur liberté. Ce délai se révèle extrêmement court compte tenu des séquelles probables affectant la victime. En outre, il faut tenir compte de la pénurie de ressources juridiques qui marque le milieu rural[107]. Enfin, divers obstacles subjectifs dans l’accès à la justice peuvent s’ajouter, sans compter des facteurs objectifs comme la distance à parcourir pour accéder au tribunal et les frais de justice[108]. Par ailleurs, la LM est silencieuse sur les questions des preuves applicables en la matière. Nous ne pouvons que supposer qu’il revient à la victime d’établir le caractère forcé du mariage et la privation de liberté.

Pour leur part, les jeunes hommes qui vivent en milieu urbain peuvent se permettre de choisir leur future épouse, s’ils ont les moyens de verser le montant attendu de la dot. Toutefois, s’ils sont issus du milieu urbain mais moins favorisés, la question de trouver une épouse représente aussi pour eux, et pour leurs parents, une source d’inquiétude[109]. Le coût d’un appartement dans des villes secondaires comme Xiamen est d’environ 300 000 dollars américains, alors qu’au mieux le salaire annuel moyen gagné par un jeune homme est de 12 000 dollars américains[110]. Or, les promoteurs immobiliers n’hésitent pas, dans des annonces d’un goût douteux, à jouer sur ce lien entre l’accès à la propriété et l’accès à une épouse. Dans le sud de la Chine, un chercheur a repéré des annonces libellées ainsi : « Achetez une maison et obtenez une épouse gratuitement[111] », et plusieurs autres dans la même veine. Ce type de discours, outre qu’il est dégradant pour les femmes, crée une pression matérielle et psychologique intense sur les jeunes hommes et leur famille[112].

Les jeunes femmes ne sont pas en reste lorsqu’il est question de pressions sociétales en relation avec le mariage. Il serait permis de penser que la rareté des femmes favoriserait celles-ci et rehausserait leur statut au sein de la société chinoise, mais c’est là une conception erronée. Si les réformes entamées en 1978 ont créé d’indéniables possibilités professionnelles pour les femmes, ces dernières sont en butte à de la discrimination systémique et à des discours, officiels et semi-officiels, qui leur sont hostiles. De manière générale, la société chinoise demeure marquée par des inégalités importantes entre les deux sexes[113]. Ces disparités se sont accentuées depuis le début des réformes, notamment dans le domaine du travail où les femmes subissent de la discrimination à l’embauche, surtout en milieu urbain[114]. En outre, un discours voulant confiner les femmes dans la sphère domestique se fait de plus en plus entendre en Chine. Bien qu’il ne soit pas uniquement l’apanage des adeptes du renouveau confucéen, il est néanmoins porté par des figures influentes de ce courant. Ainsi, l’intellectuel confucéen Jiang Qing a enjoint aux jeunes Chinoises de « rentrer à la maison et de se caser[115] ».

L’exigence de la dot peut aussi contribuer à expliquer les pressions au mariage que subissent les jeunes femmes célibataires. Le mariage des filles comporte un bénéfice matériel pour leur famille. En milieu rural, des parents veulent souvent utiliser le montant d’argent ainsi recueilli afin de financer le mariage de leur fils[116]. En milieu urbain, où la politique de l’enfant unique a été strictement appliquée, les parents peuvent avoir d’autres motivations d’ordre financier au mariage de leur fille.

Le discours sur les « femmes rejetées », ou « femmes qui restent » (shengnu), est un autre facteur de pression sur les jeunes femmes célibataires. Apparu en 2007, ce terme concerne précisément des femmes du milieu urbain, dans la vingtaine avancée ou au début de la trentaine, très scolarisées, célibataires et occupant un emploi bien rémunéré[117]. Fait notable, le terme et le discours sont approuvés et véhiculés par les médias officiels en Chine et également par la FNCC[118]. Le discours consiste à inciter les femmes à se marier avant l’âge de 27 ans, sans quoi elles seraient appelées à devenir inéluctablement des « femmes rejetées », car elles seraient alors perçues comme trop vieilles pour trouver un époux. Dépeintes comme trop exigeantes eu égard au choix d’un époux, elles sont ouvertement incitées à diminuer leurs attentes et, notamment, à accorder moins de place à leur carrière[119].

À titre d’exemple, en février 2014, une bande-annonce circule sur les chaînes de télévision chinoises et sur quelques sites Web[120]. La séquence temporelle englobe plusieurs années. On y voit une grand-mère qui demande rituellement à sa petite-fille adulte célibataire, à l’occasion de ses visites : « Es-tu mariée maintenant ? » Chaque fois, la jeune fille reste silencieuse et repart avec un air contraint. Une image la montre en train de réfléchir et elle dit à voix haute : « Je dois cesser de me montrer difficile [en matière de choix d’époux]. » La dernière image montre la même jeune fille, cette fois en robe de mariée avec son époux, rendre visite à sa grand-mère alors sur son lit de mort. Sur un ton se voulant apaisant et avec une expression radieuse, la jeune fille lui dit : « Mamie, je suis mariée maintenant. » La bande-annonce se termine par ces mots : « Parce que l’amour n’attend pas » (Yinwei ai bu neng deng).

Sur quels facteurs reposent la construction du terme shengnu et le discours qui y est associé ? Leta Hong Fincher apporte comme explication les perceptions du gouvernement chinois, pour qui les jeunes hommes célibataires constituent une menace à la stabilité sociale, car ils seraient susceptibles, selon les autorités politiques, d’adopter divers comportements déviants, voire criminels. Dans cette perspective, la construction du terme shengnu a aussi pour objet de mettre en défaut, en créant un sentiment de culpabilité, les femmes qui choisissent le célibat. Ce choix devient un manquement à leurs devoirs « naturels[121] » de se marier, de procréer et de contribuer ainsi à la stabilité sociale en canalisant les besoins des hommes. En d’autres termes, on fait la promotion du mariage aux fins de stabilité sociale[122]. Le comportement des jeunes femmes célibataires est qualifié de « difficile » par les autorités qui le transforment en menace contre l’ordre social[123]. C’est dire que le mariage, en Chine, revêt une dimension politique, qui dépasse de très loin le cadre familial (source des pressions immédiates) et les jeunes hommes et femmes en âge de se marier. Cette vision est soutenue par certains auteurs, comme Yang Cao, qui exhorte les femmes dites shengnu à faire fi de leur bonheur personnel afin de servir le pays et la société en acceptant de se marier en dépit de leurs réticences[124].

Quelles que soient les appréciations pouvant être faites de ce discours, nul ne saurait sous-estimer la gravité de son impact sur la société chinoise ni la souffrance psychologique qu’il engendre. En effet, Leta Hong Fincher a constaté que ce discours culpabilisant atteint ses cibles. Beaucoup de jeunes femmes l’intériorisent en profondeur et sont habitées par la peur de demeurer célibataires[125]. Selon Isabelle Attané, près de la moitié des Chinoises adhèrent au proverbe populaire « mieux vaut faire un bon mariage qu’une carrière » (gan de hao bu ru jia de hao).

Nous nous devons de compléter notre tour d’horizon en exposant ici la situation des personnes de la communauté LGBT en Chine. Seul le mariage entre deux personnes de sexe différent est reconnu dans la LM de 2001[126]. Cette situation fait en sorte que le mariage entre personnes de même sexe n’est pas juridiquement valide. Le refus du législateur à cet égard s’ancre dans l’hostilité de la société chinoise envers les personnes de la communauté LGBT[127]. Cette hostilité les maintient en situation de la stigmatisation. En effet, le recours à des thérapies de conversion, y compris la prise forcée de médicaments, la thérapie par l’hypnose et les électrochocs constituent une pratique courante en Chine à l’égard des personnes de la communauté LGBT[128]. Un élément ressort des témoignages recueillis par les auteurs du rapport, soit l’appel culpabilisant du personnel des cliniques et des hôpitaux à la piété filiale. Les personnes visées par ces traitements se sont fait dire de « considérer le bonheur de leurs parents » et d’accepter de se soumettre aux thérapies de conversion[129]. Les personnes de la communauté LGBT sont donc assimilées à des malades devant être traités pour revenir vers ce qui constitue la « normalité ». En Chine, la plupart des parents qui sont mis au courant de l’orientation sexuelle différente de la majorité de leur enfant le prennent très mal et exercent sur eux de très fortes pressions pour les convaincre de se soumettre à la thérapie de conversion[130]. Si leur enfant se joint à la communauté LGBT, les parents estiment que leurs espoirs de voir leur seul et unique descendant se marier sont anéantis, à moins qu’il n’y ait un mariage de convenance. Rares sont les parents chinois qui vont soutenir leurs enfants appartenant à la communauté LGBT. Pour ces derniers, à la pression au mariage s’ajoute celle de renoncer à leur orientation sexuelle différente afin de se soumettre aux normes sociales dominantes. Les considérations liées à la dot influencent-elles aussi les parents des enfants de la communauté LGBT, qui voient disparaître la perspective de cet apport d’argent ? Faute de données sur le sujet, la question reste ouverte.

2.3 Les « fiancés arrangés » pour déférer à la piété filiale ?

La pression au mariage devient particulièrement aigue lors des fêtes du Nouvel An chinois, occasion, pour la famille et les amis, de s’enquérir avec insistance des perspectives de mariage des enfants qui rentrent à la maison pour ces célébrations. Elle plonge les parents chinois dans un état proche de la panique[131]. Cependant, ils ne sont pas les seuls à vivre très difficilement cette période. La perspective de faire face à ces questions suscite beaucoup d’appréhension chez les jeunes célibataires qui reviennent dans leur famille[132]. Ces enfants devenus adultes ressentent très fortement la pression au mariage en raison de l’imaginaire social chinois qui associe mariage et piété filiale[133]. Les jeunes célibataires ont conscience que leurs parents sont habités par ces conceptions et se sentent contraints d’agir en fonction de celles-ci, qu’ils les partagent ou non[134]. La pression au mariage donne lieu à un marché florissant de faux fiancés en Chine[135].

La personne qui veut recourir aux services d’un faux fiancé a accès au réseau Internet, celui-ci jouant un rôle déterminant dans ce contexte. Ce fait suggère que les usagers de ces services sont principalement basés en milieu urbain, où l’accès à Internet est plus répandu et facile qu’en milieu rural.

Les services des faux fiancés ont été, jusqu’en 2015, annoncés sur des plates-formes de commerce électronique comme Taobao qui constitue la plus importante. Or, depuis 2016, il n’est plus possible de recourir à cette dernière. La recherche effectuée par Manya Koetse avec l’expression chinoise « louer un petit ami ou une petite amie » a livré pour résultat la phrase suivante : « Il ne nous est plus possible, pour des raisons juridiques, d’afficher des résultats concernant cette requête[136]. » Toutefois, le marché n’est pas du tout altéré par ce retrait de Taobao. D’autres plates-formes, telles QQ, site très populaire de réseaux sociaux en Chine, et WeChat, donnent aussi accès aux usagers à des annonces de candidatures potentielles pour le rôle[137]. Les agences de rencontre sont également actives sur le marché[138].

Ces services sont tarifés et coûtent cher pour les moyens chinois. Les prix oscillent entre 150 et 200 dollars américains par jour. Ils sont fonction de l’apparence physique et du niveau de scolarité des célibataires qui s’y inscrivent[139]. Les personnes qui les recrutent doivent en plus payer les coûts du transport, de la nourriture et, le cas échéant, de l’hébergement.

Les usagers du recours aux faux fiancés admettent qu’ils dupent leurs parents, mais cela leur apparaît amplement justifié. Pour certains, l’idée est de réconforter les parents pendant ces fêtes de famille et de mettre un terme à leurs inquiétudes afin qu’ils puissent mener leur propre vie sans avoir à se soucier du sort de leur enfant[140]. Pour d’autres, les faux fiancés constituent essentiellement un moyen leur permettant d’éluder les questions sur le sujet et, ainsi, d’obtenir un répit temporaire[141].

Sandy To précise que des jeunes femmes célibataires vont finalement opter pour le mariage, leur motivation première étant d’apaiser les inquiétudes des parents[142]. C’est dire que beaucoup de jeunes célibataires tiennent compte des sentiments de leurs parents eu égard au mariage et que ces derniers jouent un rôle important dans leurs actions en relation avec celui-ci. Cette prise en considération des souhaits des parents constitue de la piété filiale.

Il existe un vide juridique concernant le recours aux services d’un faux fiancé. La première tentative de qualification, celle de contrat de travail, a été rejetée par la Cour populaire du district de Fanshan à Beijing en 2014[143]. Les motivations du juge de cette cour mettent en lumière son regard personnel sur la situation. Il a ainsi affirmé : « Ni les sentiments ni les personnes ne se marchandent : en conséquence, ce type de contrat ne bénéficie pas de la protection du droit[144]. » Puis il poursuit : « En outre, la relation entre les supposés amis et amies comporte une dimension physique, et cela fait en sorte qu’elle n’est pas régie par le droit du travail[145]. » Le juge affirme que les risques de ce contrat sont à la charge des deux parties. La piété filiale n’est pas évoquée par le juge dans son analyse. D’autres articles font état du rejet, par les cours, de la qualification de contrat de louage[146].

Pour leur part, les jeunes célibataires se sentent assiégés par cette pression au mariage[147]. Ils la perçoivent comme un véritable problème social, et certains n’ont pas hésité à saisir l’opinion publique, comme en témoigne l’existence d’une affiche du métro de Beijing mise en place au printemps 2016. En substance, son contenu est : « Cher papa, chère maman, ne vous inquiétez pas. Le monde est si vaste. Je trouverai sûrement plusieurs possibilités. Je suis heureux ou heureuse de mon célibat. » La réalisation et les coûts d’affichage de cette annonce ont été payés par le groupe[148]. Cette démarche met bien en lumière le degré de saturation que vivent les jeunes célibataires des deux sexes, au moins en ville, devant les attentes des parents concernant leur mariage.

3 La rhétorique de l’harmonie et la violence conjugale

Les couples mariés ayant satisfait à leur obligation de procréation demeurent soumis à la rhétorique de la piété filiale eu égard aux soins envers les parents vieillissants. À leur tour, leurs enfants devront se soumettre à la piété filiale. Toutefois, le mariage assujettit le couple à une autre rhétorique, qui s’ajoute à celle de la piété filiale, soit celle de l’harmonie[149]. La famille doit rester « harmonieuse », sans quoi une rupture de l’harmonie comporte des répercussions négatives sur la société entière. C’est dire que le droit de la famille n’est pas conçu comme domaine de droit autonome. Les relations de couple sont érigées, littéralement, en affaire d’État. Cela ressort notamment de la manière dont est traitée la question de la violence conjugale. La Loi pour contrer la violence conjugale (LVC) a vu le jour en 2015 et est entrée en vigueur en 2016[150]. L’étude de certaines de ses dispositions révèle des dynamiques troublantes.

3.1 Une loi décevante

L’article 31 de la LM prévoit qu’une cour peut accorder le divorce si les deux parties sont d’accord[151]. Les motifs de demande de divorce sont nombreux. Ainsi, des maris ont demandé et obtenu le divorce parce que leur épouse avait donné naissance à une fille plutôt qu’à un garçon. Pour leur part, des épouses demandent le divorce parce que leur mari entretient, selon le cas, une ou plusieurs maîtresses (ernai)[152]. Ces motifs mettent en relief les perceptions à l’égard des femmes, qui régissent une partie de la société chinoise, soit qu’elles valent moins que les hommes et sont traitées comme des commodités qu’il est aisé de remplacer. À ces réalités de beaucoup de mariages en Chine s’en ajoute une autre, restée longtemps occultée, soit celle de la violence conjugale. Elle constitue un des motifs, énoncés à l’article 32 de la LM, pouvant donner ouverture au divorce[153]. Les médias officiels, en 2013, citaient la violence conjugale comme deuxième facteur de demande de divorce de la part des femmes, le premier étant l’infidélité[154].

Il ressort d’études sur le terrain que les victimes de violence conjugale, en particulier les femmes, ont beaucoup de mal à obtenir le divorce d’un mari violent[155]. Ce problème persiste en dépit de la promulgation de la LVC. Cela étant, il importe de signaler que l’augmentation des taux de divorce en général inquiète les autorités chinoises. La CPS a publié plusieurs documents qui reflètent cette préoccupation. Dans ses opinions de 2016 sur le projet pilote en matière familiale, qui ont valeur contraignante, la Cour précise les concepts censés guider le travail des tribunaux : « Une éthique familiale et maritale, civilisée et progressive, sera prônée. Il faudra maintenir des relations maritales et familiales saines et proactives. Les valeurs au coeur du socialisme seront vigoureusement développées et mises en application. Les vertus familiales traditionnelles seront promues, et les bonnes moeurs et l’ordre public seront protégés[156]. » Ces propos s’adressent aux juges qui devront intégrer tous ces objectifs dans le traitement des affaires en matière familiale. Notons que le concept d’une éthique familiale et maritale « civilisée et progressive » reste à élucider. La formulation du texte indique clairement que les juges doivent prendre en considération les valeurs centrales du socialisme, lesquelles restent à déterminer, de même que les vertus familiales traditionnelles. L’inclusion de ces dernières dans un document de la plus haute cour de Chine illustre que la mobilisation du confucianisme par le PCC est une entreprise idéologique aux vastes ramifications. Bien qu’il ne s’agisse que d’un projet pilote, le discours de la CPS est révélateur de la conception des relations familiales censées régner dans la société chinoise actuelle.

La violence conjugale touche majoritairement les femmes, bien que les enfants et les aînés en soient aussi victimes, de même que les hommes[157]. Nous concentrerons notre propos ici sur la situation des femmes.

La violence conjugale, telle qu’elle est définie dans l’article 2 de la LVC, comprend le fait pour un membre de la famille d’infliger des blessures physiques ou psychologiques à un autre membre de la famille en le battant, le bousculant, le blessant, le restreignant dans sa liberté personnelle ou encore en utilisant de manière récurrente des insultes verbales et des menaces à son endroit ou d’autres moyens (de lui faire du mal)[158]. La violence conjugale est donc comprise dans ses deux dimensions, soit physique et psychologique.

Le langage de la LVC concernant le processus de plainte de la victime fait résolument sortir la violence conjugale de la sphère privée. L’article 13 nomme tous les acteurs auprès de qui la victime ou ses mandataires légaux peuvent déposer leurs plaintes. La LVC distingue deux catégories d’acteurs : dans la première, les acteurs visés, soit l’employeur de l’agresseur, des comités de résidents, des comités de village, des bureaux de la FNFC et d’autres institutions, n’ont pas de pouvoir juridictionnel. Les entités saisies doivent fournir de l’aide aux victimes et traiter la plainte de violence conjugale. Les comités de résidents se trouvent dans chaque quartier des villes chinoises. Ils remplissent diverses fonctions, dont celle de renseigner les autorités sur ce qui se passe dans leur quartier. Les comités de village jouent le même rôle en milieu rural. Dans la seconde catégorie, les acteurs vers qui peuvent se tourner les victimes ou leurs représentants légaux sont les organes de sécurité publique ou les cours populaires[159].

Les suites données à une plainte au Bureau de sécurité publique (BSP) varient en fonction de la gravité des actes de violence conjugale. Le législateur chinois a en effet introduit une distinction contestable entre de la violence conjugale « pas assez grave », objet de l’article 16, et celle qui justifie une enquête du BSP. Cette distinction traduit une banalisation de la violence conjugale. En outre, la formulation de l’article confère tout le pouvoir d’appréciation au BSP. Aucun critère n’est fourni. Sachant que le BSP est l’organe chargé de la répression en Chine, on peut s’interroger sur les critères qu’il est susceptible d’utiliser afin de déterminer quand un acte se révèle suffisamment grave pour déclencher une enquête. Lorsque les actes de violence conjugale ne sont pas « suffisamment graves » pour fonder une sanction administrée par le BSP, ce dernier « critiquera » et « éduquera » l’agresseur ou lui adressera une lettre[160]. Dans ce dernier cas, l’existence de la plainte et celle de la lettre seront divulguées au comité de résidents ou au comité de village. Ce comité a alors pour mission d’effectuer des visites de suivi et de s’assurer que l’agresseur ne recourt plus à la violence conjugale. La LVC est silencieuse sur les moyens à la disposition desdits comités pour s’acquitter de cette mission.

Lorsque le BSP estime que la gravité de la violence conjugale justifie d’entamer une enquête, il lui revient de constituer la preuve. À cette fin, les victimes doivent alors passer des examens médicaux afin de constituer des preuves de l’existence des blessures et de leur étendue[161]. Lorsque l’affaire sera traitée par la Cour, celle-ci fondera sa décision sur les rapports de la police, les lettres du BSP (le cas échéant) et la preuve médicale apportée par ce dernier. Les cours rendront alors un verdict qui constatera la violence conjugale et condamnera l’auteur de la violence à des dommages. Les cours disposent aussi d’un nouvel outil, l’ordonnance d’éloignement, qui doit être demandée par la victime. Les critères pour la réclamer sont cumulatifs : il existe un défendeur précis ; c’est une demande spécifique ; la personne qui la formule doit être une victime de violence conjugale ou courir un risque dangereux de la subir[162]. L’ordonnance d’éloignement peut donner lieu à diverses mesures. Valide pour une période de 6 mois, elle sera, éventuellement, renouvelée par le tribunal[163]. Lorsque ce dernier prononce une telle ordonnance, celle-ci est transmise à chaque partie, au BSP et, selon le cas, au comité de résidents ou au comité de village. Tous ces acteurs sont appelés à veiller au respect de l’ordonnance[164]. L’efficacité des ordonnances d’éloignement, tant à titre préventif que comme remède au problème vécu de la violence conjugale, suscite des questions, car l’idéologie patriarcale qui imprègne la société chinoise est susceptible de faire obstacle au respect d’une ordonnance. En effet, l’ampleur de la discrimination à l’embauche fondée sur le genre de même que la persécution des femmes qui dénoncent sur la place publique diverses pratiques sexistes témoignent d’un contexte social hostile à l’idée même des droits des femmes et de l’égalité des sexes[165]. En outre, en dépit de la crise démographique qui sévit en Chine et du déficit de femmes, la préférence traditionnelle pour un enfant de sexe masculin est plus forte que jamais[166]. Ces faits laissent planer de sérieux doutes sur le soutien réel que pourrait obtenir une femme victime de violence conjugale ayant obtenu une ordonnance d’éloignement.

À noter que toutes les mesures présentées ici sont rendues en matière civile. L’article 33 de la LVC énonce que, lorsque la violence conjugale constitue un crime, elle est alors traitée en fonction des lois applicables en matière pénale[167]. Cette dualité de régimes juridiques concernant la violence conjugale en complique le traitement et dessert les victimes[168]. Si l’on peut saluer la promulgation de la LVC en ce qu’elle reconnaît désormais l’existence de la violence conjugale en Chine, son dispositif fait d’elle un instrument juridique peu efficace pour venir véritablement en aide aux victimes. C’est en réalité un choix du législateur, qui s’explique par la prise en considération de facteurs extrajuridiques dont nous traiterons ci-dessous.

3.2 La rhétorique de l’harmonie, menace à la sécurité des victimes

Une victime de violence conjugale affronte de multiples difficultés pour établir l’existence de la violence conjugale à son endroit. La LVC ne traite que de certaines dimensions de la violence conjugale ; si la victime veut définitivement rompre avec l’agresseur, elle doit demander le divorce. Il faut donc revenir aux critères énoncés dans la législation pertinente[169]. La rhétorique de l’harmonie est fortement mobilisée par les juges dans les demandes de divorce fondées sur la violence conjugale[170]. Nous retracerons brièvement ci-dessous le cheminement idéologique et législatif ayant conduit à cet état de choses.

L’appel du PCC à la tradition reconstituée de l’harmonie a influé en profondeur sur le système judiciaire chinois. Il s’est traduit par un renouveau de la médiation judiciaire et de la médiation extrajudiciaire, présentées comme modèles chinois intemporels et supérieurs au procès[171]. La médiation, telle que la pratiquent les juges chinois, est le plus souvent imposée aux parties. Précisons que le renouveau de la médiation a fait l’objet de plusieurs études critiques à ce jour[172]. Il est intimement lié à la préoccupation du PCC envers le maintien de la stabilité sociale. Le recours à la médiation, qu’elle soit extrajudiciaire ou judiciaire, devient pour les autorités chinoises un moyen très important afin d’atteindre cet objectif[173]. C’est ainsi que tout l’appareil judiciaire chinois doit participer à la mission du maintien de la stabilité. Le recours à la médiation s’est transformé en un enjeu de survie pour les juges chinois, ceux-ci étant fortement incités à y recourir. En effet, les cours doivent satisfaire à des quotas en matière d’affaires « résolues » : dans cette optique, la médiation permet d’atteindre statistiquement cet objectif[174]. Les cours qui y arrivent sont récompensées, mais celles qui sont en défaut subissent des sanctions. Ces dernières concernent non seulement la cour comme institution, mais aussi les juges individuels[175].

La qualification, par les autorités, d’un domaine de droit comme comportant des enjeux d’harmonie et de stabilité sociale n’est donc pas de la simple rhétorique. Il en découle de lourdes conséquences du côté des juges, mais aussi, dans le cas qui nous occupe, pour ce qui est des victimes de violence conjugale. En effet, c’est ici que l’article premier de la LVC prend tout son sens : « Cette loi voit le jour afin de prévenir et de réduire la violence conjugale, de protéger les droits et les intérêts légaux des membres de la famille, de maintenir des relations familiales civilisées et harmonieuses, fondées sur l’égalité, de même que de promouvoir l’harmonie familiale et la stabilité sociale[176]. » La formulation de l’article premier de la LVC dilue fortement l’objectif de la protection des droits des victimes de violence conjugale en l’énonçant aux côtés des objectifs de l’harmonie dans les relations familiales et, surtout, du maintien de la stabilité sociale. Le fait que la protection des droits des victimes est mentionnée en premier ne doit pas duper qui que ce soit. À vrai dire, les juges privilégient l’objectif du maintien de la stabilité sociale au détriment de tous les autres. Le législateur chinois leur fait la part belle en insérant dans le libellé même de la loi la référence à l’harmonie familiale. Pris dans son ensemble, ce dispositif se révèle tout simplement écrasant pour les victimes. En pratique, cet article dresse les juges contre les victimes de violence conjugale en les plaçant dans une situation où ils ont un intérêt personnel et institutionnel à ce que le maintien de la stabilité sociale prime la protection des victimes.

Si les problèmes découlant de l’usage de l’imposition de la médiation par les juges sont bien connus, les articles sur la LVC ne traitent pas de la médiation populaire, ou extrajudiciaire. Or, celle-ci, selon l’article 10 de la LVC, est un moyen privilégié de résoudre les affaires de violence familiale[177]. Notons que le législateur chinois n’introduit pas de distinction entre les types de violence conjugale susceptibles d’être traités par la médiation en matière civile. Il est donc loisible de supposer que la médiation extrajudiciaire touche aussi les cas qui justifieraient le déclenchement d’un processus d’enquête par le BSP. Cette possibilité ouverte par la LVC nous semble particulièrement dommageable pour les victimes et renforce la perception que la violence conjugale est reléguée au rang d’un problème mineur faisant partie du quotidien. Il faut se reporter à la Loi sur la médiation populaire de République populaire de Chine[178] : l’article 20 énonce la possibilité, pour les médiateurs, de faire appel à la « participation » de diverses personnes dont les collègues, les voisins ou d’autres membres de la famille[179]. Cela est sujet à l’accord des parties. Outre le fait que nous ignorons si cette condition préalable est respectée, l’appel à d’autres personnes est susceptible de poser problème. En effet, il faut tenir compte du contexte dans lequel la LVC est mise en oeuvre. Or, selon le Fazhi Ribao (Quotidien juridique), la perception que la violence conjugale constitue une affaire relevant strictement de la sphère privée demeure très présente en Chine[180]. Le même journal met en évidence les préjugés voulant que l’homme soit supérieur à la femme comme une cause de la violence conjugale, ainsi que des attentes déçues de l’agresseur par rapport au mariage. Dans le contexte de la médiation populaire, si les personnes appelées à fournir des précisions sur le conflit sont habitées par les mêmes perceptions au sujet de la violence conjugale, la réception du récit des victimes pourra aggraver leurs problèmes si l’on nie ou, pire, si l’on justifie la violence conjugale. Ainsi, Lin Han Su souligne que les attentes sociétales relativement à la violence conjugale ont de tout temps consisté à exiger de la victime qu’elle endure la violence au nom de la préservation de l’harmonie du couple[181]. Les dérives du discours sur l’harmonie exposées par Laura Nader présentent un intérêt réel dans le contexte chinois. Cette auteure affirme que la valorisation de l’harmonie banalise les conflits et évacue tout travail de fond sur leurs causes véritables[182]. En Chine, la priorité accordée à l’harmonie risque fort d’aboutir au même résultat, avec des conséquences potentiellement très graves dans le cas des victimes de violence conjugale emprisonnées dans une relation où se trouve en jeu leur intégrité sur le plan physique et psychologique.

Conclusion

Le droit de la famille dans la Chine des réformes s’ancre dans une longue histoire. Celle-ci, surtout depuis le début du xxe siècle, est mouvementée et marquée par des revirements parfois spectaculaires.

Notre premier constat est que la conception du mariage comme une affaire privée relevant strictement du choix des deux époux a toujours été étrangère à la Chine. Dans la société chinoise de l’ère impériale, les mariages étaient arrangés par les familles, en fonction de divers paramètres à propos desquels les futurs époux n’avaient aucunement voix au chapitre. C’est d’ailleurs un des motifs des attaques contre le confucianisme et la famille, au début du xxe siècle, par une partie de l’intelligentsia chinoise. En Chine maoïste, la tutelle du PCC se substitue à celle des parents en matière de vie familiale. Le PCC s’est donc arrogé un rôle de premier plan dans la définition des règles permettant aux couples de se marier, de divorcer et d’avoir des enfants[183]. Durant l’ère maoïste, il était très mal vu de manifester un intérêt envers l’amour et d’aspirer à une vie privée. Aujourd’hui, le changement de cap s’avère manifeste : l’amour n’est plus un sujet honni[184]. Toutefois, aucune déviation du mariage, lequel est conçu uniquement en termes hétérosexuels, n’est acceptable en Chine. Si dans le contexte social actuel règne un peu d’espace pour les aspirations individuelles en matière de vie privée, les possibilités demeurent restreintes[185]. Le mariage continue de revêtir une dimension publique, mais différemment de la situation qui régnait durant la période maoïste. Les sources étudiées dans notre article font état d’une tension entre le désir des jeunes en âge de se marier de plaire à leurs parents et leur aspiration à pouvoir effectuer leur choix sans être l’objet de pressions. L’existence même de cette tension constitue un changement de taille, car elle était difficilement concevable en Chine impériale et impensable durant l’ère maoïste. Comment, à terme, ces tensions s’articuleront-elles dans la société chinoise ?

La pratique sociale de la dot suscite notre deuxième constat. L’interdiction de la dot dans la LM demeure lettre morte. La position officielle de la FNFC consiste à prendre acte de la pratique et à réfléchir aux moyens d’en diminuer les effets. L’attitude du régime chinois quant à la dot frappe par sa passivité. À l’exception de quelques initiatives isolées des autorités locales, la pratique est plus que jamais suivie en Chine. Cette situation entre en contradiction flagrante avec l’image de modernité que veut projeter le régime chinois. Certes, elle crée une pression intense sur les jeunes hommes célibataires et leur famille. Cependant, il y a plus grave. La dot relègue les femmes au rang de marchandise. Il existe un « prix du marché » pour celles-ci, tel qu’il ressort de la carte des tarifs des coûts du mariage par province chinoise reproduite dans le South China Morning Post[186]. Leta Hong Fincher souligne que de puissants intérêts économiques se dissimulent derrière la dot, soit ceux des promoteurs immobiliers. En effet, la pratique de la dot alimente grandement le marché immobilier résidentiel en milieu urbain chinois[187]. Ce dernier, qui est le plus important au monde, représentait en 2013 trois fois la valeur du produit national brut (PNB) chinois[188]. Dans cette perspective, le contrôle effectif de la pratique de la dot, à l’échelle nationale, est appelé à demeurer loin des priorités du PCC.

Notre troisième constat est que la rhétorique du PCC crée d’importants dommages aux jeunes en âge de se marier et aux couples mariés. Les jeunes célibataires ressentent une angoisse relativement au mariage, dans une société où ce dernier demeure un objectif absolu[189]. Les pressions parentales, renforcées par les discours culpabilisants officiels à saveur confucéenne qui lient piété filiale et mariage, engendrent une grande souffrance psychologique chez beaucoup de jeunes célibataires des deux sexes, pour des raisons différentes. Les femmes sont la cible de discours qui, outre qu’ils véhiculent d’elles des images stéréotypées et négatives, ont pour objet de les confiner dans une sphère domestique où rien n’est facile. Elles sont tour à tour présentées comme matérialistes et avares en raison de la dot, puis taxées d’égoïsme et menacées de rejet social si elles optent pour le célibat[190]. Le fait que ces discours sont relayés par les médias et la FNFC est particulièrement grave, notamment parce que cela leur confère de la légitimité et que les moyens pour les combattre sont presque inexistants[191]. De leur côté, les jeunes hommes peu fortunés, en ville comme à la campagne, sont prisonniers d’un discours qui associe le statut de propriétaire à la masculinité et au prestige[192]. En outre, beaucoup sont habités par la crainte de ne pouvoir se marier en raison du déficit de femmes. Au final, les diverses réponses des jeunes adultes des deux sexes en âge de se marier montrent leur grande vulnérabilité quant à ces pressions au mariage. Et la piété filiale continue, à divers degrés, de nourrir l’imaginaire social du mariage en Chine et d’être ressentie comme une norme contraignante.

Il en va autrement de l’harmonie. Selon les travaux sur la société chinoise des réformes, il serait difficile de prétendre que la population voit dans l’harmonie une norme sociale dont le respect s’impose au même titre que la piété filiale[193]. Son invocation par le PCC engendre néanmoins des conséquences très graves sur les victimes de violence conjugale, constituées en majorité de femmes. Beaucoup voient leur sécurité — et, le cas échéant, celle de leur(s) enfant(s) — compromise par le système judiciaire dont le rôle en la matière se révèle pour le moins troublant. La manière dont s’articule, dans les affaires de violence conjugale, le manque d’indépendance des juges chinois les conduit à faire passer leur intérêt à rester en poste avant la protection des victimes. Le recours à la médiation en matière familiale, dans le contexte chinois, pose de réels problèmes pour les raisons que nous avons mentionnées précédemment. Un tel système judiciaire n’est-il pas susceptible, à terme, de générer davantage de graves violations des droits des victimes ? Pour l’heure, les récents propos du président Xi suggèrent que la rhétorique de l’harmonie et l’obsession de la stabilité sociale continueront de peser lourd sur les relations familiales : « La société sera stable si nous avons des familles paisibles, la société sera harmonieuse si nous avons des familles heureuses[194]. » Toutefois, cette harmonie imposée demeure fragile.