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Depuis fort longtemps, et très clairement depuis les années 60, le droit de la famille tente vaille que vaille de se mettre au diapason des réalités familiales mouvantes. C’est un domaine du droit, plus que tout autre sans doute, où les réformes sont généralement à la remorque des changements sociaux. Le droit de la famille est donc souvent un droit en retard, ce qui ne l’empêche pas d’innover parfois, comme cela a été le cas en 2002 avec les nouvelles règles concernant la procréation assistée[1], mais l’histoire des réformes dans ce domaine du droit enseigne que le législateur envisage avec réticence des modifications substantielles aux règles qui encadrent les relations familiales. Les réformes du droit de la famille viennent d’habitude consacrer un état de fait lorsque le décalage entre la réalité sociale et les normes devient intenable. Par exemple, ce n’est qu’en 1980 que le législateur québécois a aboli le statut d’enfant illégitime[2], alors que déjà à cette époque près d’un enfant sur cinq naissait hors mariage[3] et que depuis 1975 l’état civil est un motif prohibé de discrimination[4]. La proportion des naissances hors mariage avoisine aujourd’hui 70 p. 100, ce qui pose de nouveaux défis pour le droit. Et ce ne sera qu’en 1989 que le gouvernement imposera à tous les époux des règles d’équité en matière de partage des biens dans les cas de rupture du couple[5], alors que depuis de nombreuses années le phénomène de paupérisation des femmes postdivorce, notamment en raison des effets délétères des contrats de mariage en séparation de biens, était déjà bien documenté, que les juges refusaient de voir dans la prestation compensatoire un réel mécanisme de protection[6], que le nombre de divorces avait monté en flèche[7] et que la monoparentalité, avec le fardeau financier qui l’accompagne, avait ainsi pris des proportions inégalées[8]. Or la famille change de plus en plus et toujours plus vite. Démographes, statisticiens, intervenants sociaux, juristes, tous s’entendent de nos jours pour constater le décalage entre les normes du droit familial et la réalité quotidienne des familles[9]. C’est d’ailleurs sur la base de ce constat que le Comité consultatif sur le droit de la famille, mis sur pied par le ministre de la Justice du Québec de l’époque, a présenté en 2015 ses recommandations pour une vaste et ambitieuse réforme du droit civil en matière familiale[10], dans l’objectif de mettre les normes à niveau, notamment en tenant compte de la multiplication des modèles conjugaux et familiaux au sein de la société québécoise contemporaine. Parmi les sujets étudiés par le Comité se trouve le statut juridique du beau-parent dans la famille recomposée, tant pendant la vie commune qu’au moment de la séparation. La question du statut juridique du « beau-parent[11] » est complexe, car non seulement elle renvoie à des réalités familiales hétérogènes[12], mais aussi elle oblige à s’interroger sur l’opportunité de consacrer le principe de la « multiparentalité » dans un système qui a toujours été fidèle au modèle traditionnel biparental et qui démontre une préférence nette à ne reconnaître le rôle parental d’un tiers que lorsque celui-ci se substitue à un parent absent (parentalité de substitution) plutôt qu’à admettre l’idée d’une démultiplication des figures parentales autour de l’enfant (parentalité d’addition)[13]. En ce sens, la reconnaissance d’un statut juridique du beau-parent n’implique pas nécessairement celle d’une véritable multiparentalité.

Un autre facteur de complexité s’ajoute par le fait que le rôle joué par le beau-parent peut différer considérablement d’une famille à l’autre. On distingue généralement trois catégories de rôles : 1) le beau-parent qui assume un rôle de soutien et dont la relation avec l’enfant est tributaire avant tout de la relation avec le parent de l’enfant ; 2) le beau-parent qui assume des fonctions parentales et qui représente pour l’enfant une figure parentale qui s’ajoute à celle de ses deux parents ; et 3) le beau-parent qui incarne une figure parentale de substitution en cas de décès ou de désengagement d’un des deux parents[14]. La nature du rôle parental assumé par le tiers devra d’ailleurs probablement occuper, comme nous le verrons plus loin, une place centrale dans la réflexion sur l’éventuelle création d’un statut juridique « beau-parental ». Le thème de la beau-parentalité se révèle d’actualité ailleurs aussi et il est l’objet d’une attention accrue de la part des juristes dans de nombreux pays occidentaux[15]. Cet intérêt s’explique très certainement par l’augmentation du nombre de familles recomposées. Selon le recensement de la population canadienne de 2016[16], près de 13 p. 100 des enfants au Québec vivent dans une famille recomposée (la moyenne canadienne est de 10 p. 100). Près de 15 p. 100 des familles biparentales au Québec sont des familles recomposées (une sur sept) et la réalité dépasse probablement cette statistique[17]. La situation des familles recomposées reste cependant difficile à établir, car elles sont hétérogènes, mais aussi changeantes[18] et globalement plus fragiles que les familles dites « intactes[19] ». Il est par contre indéniable que, dans le contexte d’une augmentation des séparations et des divorces, un nombre significatif d’enfants vivent aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, en contact avec un beau-parent. Il est clair aussi que ces enfants sont susceptibles de connaître une séparation de la famille recomposée et donc un éloignement probable du beau-parent[20]. Cette nouvelle réalité donne à la question du statut juridique du beau-parent un regain d’actualité. Certes, le sujet a été étudié par la doctrine québécoise[21] qui s’est penchée sur plusieurs aspects de la beau-parentalité, tant en ce qui concerne les critères de détermination du statut beau-parental qu’en ce qui a trait aux effets de ce statut sur le droit de garde, le droit d’accès ou l’obligation alimentaire. Le présent texte ne fera pas état de l’avancement des connaissances sur toutes ces questions, mais il entend plutôt apporter un éclairage nouveau sur quelques-unes d’entre elles.

Le premier thème abordé est celui de la manière dont le droit traite de la recomposition et du statut du beau-parent en dehors du droit de la famille. L’étude du statut beau-parental a toujours été abordée par les auteurs québécois sous l’angle du droit de la famille, à partir de l’analyse de la Loi sur le divorce[22] qui, contrairement au livre du Code civil du Québec sur la famille, crée des droits et des obligations pour le conjoint qui « tient lieu de parent » à un enfant. Devant le constat de la non-reconnaissance du statut beau-parental par le droit civil québécois, plusieurs auteurs et juges ont tout de même souligné que d’autres lois, comme la Loi sur l’assurance automobile[23], peuvent tenir compte d’une manière ou d’une autre de la recomposition familiale, mais à notre connaissance le portrait complet de l’éventuel statut beau-parental dans le droit statutaire n’a jamais été tracé. Nous proposerons donc, comme premier thème, une typologie des lois québécoises et fédérales qui, directement ou indirectement, concernent la recomposition familiale. Ce portrait permettra de constater que les initiatives législatives se font à la pièce et que, si la recomposition familiale est certes reconnue par de nombreuses lois, l’approche dénote une absence de vision claire de ce que devraient être les droits et les obligations dans le contexte de la recomposition familiale (partie 1). Le deuxième thème retenu est celui de l’exercice de l’autorité parentale par le beau-parent pendant la vie commune au sein de la famille recomposée. Des auteurs ont souligné à juste titre que les mécanismes juridiques permettant à un beau-parent d’exercer une parcelle d’autorité parentale sont quasi inexistants[24]. Une récente réforme du Code civil du Québec, en 2017, apporte un début de réponse à cette problématique en créant la « tutelle supplétive[25] ». Nous proposons une analyse critique de ce nouveau mécanisme qui pourrait mettre en jeu certains droits fondamentaux (partie 2). Le troisième thème que nous avons choisi est celui des critères de détermination du statut beau-parental dans l’application de la Loi sur le divorce[26]. Depuis plus de 15 ans, la jurisprudence québécoise, contrairement à celle des autres provinces canadiennes, adopte une approche plutôt restrictive en la matière. Nous tenterons de démontrer que cette approche, qui s’appuie sur une interprétation de la position de la Cour suprême du Canada à propos du statut du beau-parent, mérite d’être revue afin de mieux refléter la réalité complexe des familles recomposées contemporaines (partie 3).

1 La recomposition familiale et la beau-parentalité en dehors du droit de la famille

Contrairement à la Loi sur le divorce et aux législations familiales des autres provinces canadiennes[27], le droit de la famille québécois ne prévoit pas de statut particulier pour le beau-parent. Cette absence de statut en droit civil est cependant atténuée en partie par le fait que plusieurs lois prévoient qu’un tiers peut, dans certaines situations, exercer des droits (ou être tenu d’obligations) en raison de la relation privilégiée qu’il entretient avec l’enfant de son conjoint. Ainsi, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[28] et la Loi sur l’assurance automobile[29] ont pour objet expressément la situation des personnes qui « tiennent lieu de père ou de mère à l’égard d’un enfant[30] ». D’autres textes font appel à des expressions plus larges du type « toute personne qui manifeste un intérêt particulier pour la personne concernée », comme c’est le cas de l’article 23 du Code civil en matière d’autorisation de soins médicaux. De telles expressions permettent, le cas échéant, d’inclure un beau-parent. En rassemblant toutes ces dispositions éparses, nous observons que, tout compte fait, le beau-parent est un personnage relativement présent dans le paysage juridique contemporain, même si l’on est loin d’un véritable statut juridique cohérent et constant.

1.1 Une proposition de catégorisation des textes législatifs et réglementaires touchant au statut beau-parental

À partir de l’analyse de l’ensemble de la législation et de la réglementation, tant fédérale que québécoise, nous notons que plus d’une quarantaine de textes concernent, de près ou de loin, les situations de recomposition familiale[31], ce qui permet déjà de nuancer l’affirmation selon laquelle le droit ignore généralement cette réalité. Afin de mieux saisir la mesure dans laquelle le beau-parent bénéficie ou non d’un statut en dehors du droit familial, nous proposons ici cinq catégories dans lesquelles les lois et les règlements peuvent être répartis en tenant compte de la manière dont celles-ci appréhendent la recomposition familiale. Bien que nous soyons conscients des limites inhérentes à toute catégorisation et en gardant à l’esprit que certaines lois ou des règlements pourraient entrer dans plus d’une catégorie, nous avons classé les textes en fonction de la caractéristique majeure de la loi ou du règlement visé et les avons intégrés dans l’une des catégories suivantes :

  • Première catégorie : les textes qui accordent des bénéfices financiers ou fournissent des services dont la charge est assumée par l’État ;

  • Deuxième catégorie : les textes qui accordent des droits dont la charge financière ne repose pas sur l’État ;

  • Troisième catégorie : les textes dont l’objet est la protection des enfants ;

  • Quatrième catégorie : les textes qui ont pour objet de prévenir des situations de conflits d’intérêts ;

  • Cinquième catégorie : les textes qui touchent à l’exercice de l’autorité parentale.

Notre première catégorie regroupe les lois qui prennent en considération les relations familiales, légales et de facto, et ce, pour élargir ou restreindre des avantages financiers ou des services qui sont à la charge de l’État (ministères, gouvernements locaux, etc.). Ces lois peuvent porter sur certaines situations de recomposition familiale en tenant compte de la relation particulière entre un enfant et un beau-parent. La Loi sur l’assurance automobile assimile la relation beau-parentale à la relation parentale pour ce qui est du droit aux indemnités lorsque l’un ou l’autre est une victime au sens de la loi[32]. Cependant, l’enfant mineur n’aura droit aux indemnités que dans la mesure où il est démontré que le beau-parent victime « tient lieu de père ou de mère[33] ». La loi touche donc les situations où le beau-parent assume un véritable rôle parental auprès de l’enfant. Les directives administratives de la Société de l’assurance automobile du Québec énoncent les critères permettant de conclure à un tel statut[34]. Elles exigent la démonstration de l’existence d’une unité familiale dans laquelle la relation entre l’enfant et le beau-parent est caractérisée par la continuité et par un certain degré de permanence, ajoutant que le soutien financier apporté par le beau-parent est un élément essentiel de la définition, comme le confirme la jurisprudence[35]. Que l’enfant victime entretienne également une relation harmonieuse avec son père biologique ne crée pas d’obstacle au fait que le beau-père tient lieu de père au sens de la loi[36]. L’indemnité, en cas de décès d’un enfant, pourrait donc être divisée en trois parts, celle de chaque parent et celle du beau-parent[37]. Pour ce qui est du droit aux indemnités, la loi reconnaît ainsi les scénarios de « pluriparentalité » en contexte de recomposition familiale, comme c’est le cas dans les autres provinces canadiennes[38]. Par contre, lorsque l’enfant est majeur, son droit à une indemnité en cas de décès du beau-parent victime s’accompagne d’une condition supplémentaire. Non seulement on doit alors démontrer que le beau-parent tenait lieu de père ou de mère, mais il faut que ce dernier subvienne à plus de 50 p. 100 des besoins vitaux et des frais d’entretien de l’enfant[39].

La Loi sur l’aide aux victimes d’actes criminels[40] utilise également le test « tenir lieu de père ou de mère » dans la définition d’un « proche de la victime » pouvant prétendre à une indemnité ou, en cas de décès de la victime, dans la définition de « personnes à charge ». Ici encore, c’est bien le fait d’assumer un véritable rôle parental, plutôt que le simple statut de conjoint, qui qualifie le beau-parent et l’enfant pour l’obtention des indemnités prévues par la loi. Pour sa part, la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles prévoit que, en cas de décès d’un travailleur, une indemnité est payable aux « personnes à charge ». À cet égard, l’enfant du conjoint est considéré au même titre que l’enfant du travailleur, de même que se qualifie la personne qui a tenu lieu de parent au travailleur[41]. La jurisprudence précise que la prise en charge pécuniaire de l’enfant est une condition essentielle pour pouvoir conclure qu’une personne tient lieu de parent au sens de cette loi[42]. Le même critère est retenu dans la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État[43]. Par contre, dans l’application de la Loi canadienne sur l’épargne-études[44], la notion de fratrie est étendue pour englober les beaux-frères et les belles-soeurs d’une famille recomposée, sans autre exigence[45]. Quant à la Loi sur l’aide aux personnes et aux familles[46], elle énonce que l’enfant n’est considéré comme étant « à charge » de son beau-parent, en sa qualité d’« autre adulte désigné », que dans les cas où celui-ci exerce la garde en vertu d’un jugement pendant au moins 40 p. 100 du temps ou qu’il agit en qualité de famille d’accueil ou qu’il a été nommé tuteur de l’enfant[47] conformément à l’article 70.1 de la Loi sur la protection de la jeunesse[48].

De son côté, la Loi sur l’assurance-emploi[49] adopte une définition beaucoup plus large de la famille recomposée lorsqu’il y a prolongation de la période de prestations en cas d’hospitalisation des enfants ou lorsqu’il s’agit de prestations dans une situation où un enfant gravement malade nécessite la présence et le soutien d’un membre de la famille. Dans ces cas, la loi accorde les avantages « parentaux » lorsqu’il est question d’un enfant du conjoint. Il n’y a ici aucune exigence de comportement parental ou de preuve d’un soutien financier. L’enfant du conjoint est automatiquement considéré comme « membre de la famille » de la personne en cause[50], au nom de la protection de l’enfant[51]. La même logique vaut pour la Loi sur l’assurance parentale[52] dont le règlement d’application prévoit des scénarios de prolongation de la période de prestation si l’enfant du conjoint est atteint d’une grave maladie ou se trouve victime d’un grave accident[53]. La notion de protection de l’enfant justifie alors une approche plus libérale. Cet élargissement peut sans doute s’expliquer aussi, en partie, par le fait que tant le régime d’assurance emploi que celui de l’assurance parentale sont financés à même les cotisations des travailleurs et des employeurs. Si nous pouvons donc affirmer que, sauf exception[54], la législation et la réglementation exigent que le beau-parent ait agi comme parent, y compris généralement un élément de soutien financier, lorsqu’il est question d’octroyer un bénéfice financier, il en va autrement quand la recomposition familiale est invoquée pour restreindre l’accès à un avantage ou à un service. On ne se surprendra pas que dans ces cas la définition retenue dans les lois soit beaucoup plus large.

Ainsi, en matière d’aide juridique, l’admissibilité aux services dépend en grande partie des actifs et des revenus de la personne. Or au moment d’évaluer l’admissibilité d’un enfant ou encore d’un parent gardien, il faudra également tenir compte des actifs et des revenus du beau-parent puisque l’enfant du conjoint est considéré comme faisant partie de la « famille » au sens de la loi. Le critère retenu est celui de la cohabitation, peu importe la nature de la relation beau-parentale[55]. La Loi sur les impôts[56], la Loi de l’impôt sur le revenu[57], la Loi sur l’assurance médicaments[58] et la Loi sur la prestation universelle pour la garde d’enfant[59] sont au même effet en considérant les revenus de la famille recomposée dans son ensemble, peu importe le rôle beau-parental et quels que soient les arrangements financiers et matériels au sein de cette famille, alors que l’on sait pourtant que ces arrangements peuvent être très différents d’une famille à l’autre[60]. Ainsi, lorsqu’une mère monoparentale commence une nouvelle vie conjugale, l’arrivée du conjoint peut complètement changer la donne et, dans les faits, souvent représenter une perte de droits pour cette mère puisque la plupart des crédits d’impôt et des allocations sont calculés en fonction du revenu familial global, c’est-à-dire de la famille recomposée. C’est ce que certains appellent la « taxe à la recomposition familiale[61] ». Pour ne prendre que l’exemple bien connu de la fiscalité, la Loi sur les impôts établit qu’« un enfant du contribuable comprend un enfant du conjoint du contribuable[62] ». Le critère n’est donc pas celui d’un quelconque rôle parental assumé par le beau-parent, mais tout simplement celui de la conjugalité (que, dans ce cas-ci, la loi définit par la vie maritale depuis 12 mois) et de la présence d’un enfant.

Dans un même ordre d’idées, la Loi sur l’assurance médicaments[63] précise que le nouveau conjoint d’un parent ayant des enfants d’une union antérieure devra obligatoirement pourvoir à la couverture d’assurance de l’ensemble de la cellule familiale recomposée s’il est lui-même couvert par un régime d’assurance privée. Le parent légal et ses enfants perdent ainsi le bénéfice du régime public de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). Pour ce qui est de notre première catégorie, il est donc possible de conclure que, sauf exception, la définition du lien beau-parental est restrictive au moment d’accorder des bénéfices au citoyen, alors qu’elle est très large lorsqu’il est question de restreindre l’accès à certains services, avantages ou mesures d’aide destinées aux familles.

Notre deuxième catégorie a des points communs avec la première, mais elle en diffère par le fait que les avantages accordés par la loi ou le règlement ne représentent pas en principe un fardeau financier pour l’État (sauf dans quelques cas où ce dernier agit en tant qu’employeur). Dans le domaine des relations de travail, plusieurs lois tiennent compte de la recomposition familiale en protégeant le lien entre une personne et l’enfant de son conjoint, sans pour autant imposer de conditions quant à la nature du rôle parental assumé. La Loi sur les normes du travail[64] prévoit ainsi un certain nombre de protections pour le beau-parent. Si celui-ci vit maritalement avec une autre personne, il ne peut être congédié ni autrement sanctionné au motif qu’il a refusé de travailler au-delà de ses heures habituelles de travail parce que sa présence était nécessaire pour remplir des obligations liées à la garde, à la santé ou à l’éducation de l’enfant de son conjoint[65]. La loi consacre son droit à certaines périodes d’absence pour assumer de telles obligations ou en cas de décès de l’enfant[66]. Le Règlement sur des normes de travail particulières à certains secteurs de l’industrie du vêtement[67] ajoute d’autres protections sur la base du même critère ; le Code canadien du travail[68] et le Règlement du Canada sur les normes du travail[69] également. Par contre, la Loi sur l’indemnisation des marins marchands[70] édicte que l’enfant du conjoint n’aura droit à une indemnité que s’il est démontré que le marin tenait lieu de parent à l’enfant et que ce dernier était à sa charge, c’est-à-dire qu’il vivait, au moment du décès du marin, entièrement ou partiellement de son salaire ou que, n’eût été l’incapacité résultant de l’accident, il aurait été ainsi à sa charge. De même, la Loi sur la responsabilité en matière maritime[71] prévoit que l’enfant du conjoint est automatiquement considéré comme étant « à charge » et la Loi sur le transport aérien[72] édicte également que cet enfant est considéré comme « membre de la famille », ce qui lui ouvre la porte à d’éventuels recours en cas de préjudice causé par le décès accidentel du beau-parent. Dans le domaine des régimes de retraite, la Loi sur le régime de rentes du Québec[73] assimile à l’enfant d’un cotisant celui à l’égard de qui il tient lieu de père ou de mère, à la condition que l’enfant réside avec le cotisant depuis au moins un an et même si les parents légaux assurent en partie la subsistance de l’enfant, ce qui permet ainsi d’obtenir certains bénéfices comme la rente pour enfant de cotisant invalide[74] ou une prestation uniforme qui peut s’ajouter à la rente du conjoint survivant[75]. Par contre, la Loi sur les régimes complémentaires de retraite[76] ne tient compte d’aucune manière du lien beau-parental. Finalement, la Loi sur le système correctionnel du Québec[77] reconnaît ce lien mais seulement vers le haut, en ce sens que le contrevenant peut obtenir du directeur de l’établissement de détention une autorisation de sortie humanitaire si la personne lui ayant tenu lieu de père ou de mère (donc possiblement le beau-parent) est décédée ou atteinte d’une maladie grave ou encore en cas de nécessité de lui porter secours ou d’obligation de prodiguer des soins. Curieusement, cette possibilité n’est pas prévue dans le cas d’un enfant à l’égard de qui le contrevenant a tenu lieu de père ou de mère. Pour ce qui est de la deuxième catégorie, force nous est donc de constater que si les conditions de définition du lien beau-parental sont moins sévères que dans les cas où l’objet de la loi est l’octroi d’avantages financiers accordés par l’État, il reste que l’approche varie considérablement d’un texte à l’autre et que le portrait général démontre une certaine incohérence.

Notre troisième catégorie réunit des lois dont les dispositions ont pour objectif de protéger les enfants. Il n’est pas surprenant de constater que ces textes ratissent large et reconnaissent que la relation d’un enfant avec une tierce figure parentale peut avoir sur lui un impact bénéfique. La Loi sur la protection de la jeunesse[78] ne reconnaît pas tel quel le statut du beau-parent qui n’est pas considéré comme un « parent » au sens de la loi, mais la relation beau-parentale est indirectement prise en considération par le fait que la loi recourt à la notion de « personne significative » et de « personne qui démontre un intérêt particulier » à l’égard de l’enfant[79]. Dans la mesure où un beau-parent répond à cette condition, il pourrait voir protégée la continuité de ce lien, se voir confier la garde provisoire de l’enfant ou encore obtenir le statut de partie ou le droit d’être entendu par le tribunal dans le contexte d’une procédure[80]. La Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui[81] de même que la Loi sur le curateur public[82] font également appel à la notion de « personne qui démontre un intérêt particulier », ce qui permet, sans lui donner un statut particulier, d’inclure le beau-parent lorsqu’il est question du droit d’obtenir des rapports d’examen, de contester des décisions, de recevoir des avis ou d’être consulté.

Par ailleurs, en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents[83], la personne qui assume en droit ou en fait la garde ou la surveillance de l’adolescent est incluse dans la définition de père ou de mère. En ce sens, les mesures prises en application de la loi à l’égard d’un jeune contrevenant peuvent, conformément à la « déclaration de principe », avoir pour objet de faire participer un beau-parent à la réadaptation et à la réinsertion sociale du jeune. Et si le beau-parent ne se qualifie pas comme père ou mère au sens de la loi, il peut tout de même entrer dans la définition d’un « adulte connu de (l’adolescent) et susceptible de l’aider » lorsqu’il s’agit de recevoir certains avis alors que les parents ne sont pas joignables[84]. Quant à la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[85], elle inclut dans la notion de « membre de la famille » l’enfant qui est à charge de la personne visée ou de son conjoint. Le même souci de protection fonde l’article 23 du Code civil qui édicte que, avant de prendre une décision en matière d’autorisation de soins, notamment à l’égard d’un enfant, le tribunal peut solliciter l’avis d’une personne qui démontre pour le patient « un intérêt particulier ». L’impératif de protection des enfants, nous le voyons, amène le législateur à élargir sa conception de la famille dans certains contextes. Nous observerons cependant que ce souci de protection n’ira pas jusqu’à reconnaître au beau-parent un droit de participation à l’exercice de l’autorité parentale (voir infra, notre cinquième catégorie).

Notre quatrième catégorie porte sur les textes dont l’objet est de prévenir les conflits d’intérêt. Ces mesures sont fondées sur l’idée que les personnes d’une même famille sont des proches et que ces liens pourraient créer des situations de conflits d’intérêts. C’est bien la proximité présumée et non le statut légal de la personne qui importe ici. Il est donc compréhensible que les lois proposent, à ce sujet, une définition large de la notion de famille, qui inclut les relations beau-parentales. Ainsi, la Loi électorale du Canada[86] impose que le directeur et le directeur adjoint d’un bureau de scrutin ne soient pas apparentés, et cela inclut la relation beau-parentale. Par contre, la Loi électorale[87] québécoise ne prévoit pas une telle restriction quant au personnel de scrutin, ni la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités[88]. La Loi sur les conflits d’intérêts[89], quant à elle, est très claire : l’enfant du conjoint d’une personne détenant une charge publique est automatiquement considéré comme « enfant à charge » et « membre de la famille ». Par conséquent, il y a conflit d’intérêts en vertu de cette loi lorsque le titulaire d’une telle charge exerce un pouvoir officiel ou une fonction officielle qui lui fournit la possibilité de favoriser son beau-fils ou sa belle-fille[90]. De la même manière, dans le domaine des valeurs mobilières, le Règlement 52-110 sur le comité d’audit[91] prévoit que la relation entre le membre d’un comité d’audit et l’enfant de son conjoint influe sur l’indépendance de ce membre, car c’est une « relation importante ». La Loi constituant Fondaction, le Fonds de développement de la Confédération des syndicats nationaux pour la coopération et l’emploi ainsi que la Loi constituant le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec sont au même effet mais, au lieu de viser nommément l’enfant du conjoint, elles se réfèrent plutôt à « toute personne qui partage sa résidence[92] ». Quant à la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance[93], elle prévoit qu’une personne et l’enfant de son conjoint sont des « personnes liées », tout comme l’énoncent la Loi sur les services de santé et les services sociaux[94], pour ce qui est de la constitution des conseils d’établissement, ainsi que la Loi canadienne sur les sociétés par actions[95] et la Loi sur les sociétés par actions[96].

Il faut cependant souligner que ce ne sont pas toutes les lois qui, traitant de situations de conflits d’intérêts, englobent la relation beau-parentale dans la liste des personnes liées. Ainsi, la Loi sur les régimes complémentaires de retraite ne vise à cet égard que les enfants légaux[97]. Nous pouvons conclure à propos de notre quatrième catégorie que plusieurs lois définissent de manière large la relation beau-parentale quand il est question de conflits d’intérêts, mais que cette approche n’est pas uniforme dans la législation fédérale ou provinciale. La prise en considération de la recomposition familiale semble plutôt se faire à la pièce.

Notre cinquième catégorie rassemble les lois qui ont une incidence sur l’exercice de l’autorité parentale. À la différence des lois des autres catégories, celles-ci sont très restrictives dans la reconnaissance de la réalité beau-parentale. De toute évidence, les législateurs fédéral et provincial se montrent réfractaires à l’idée d’empiéter sur le monopole des père et mère en matière d’exercice de l’autorité parentale. Ainsi, en vertu de la Loi sur les services de santé et les services sociaux[98], les titulaires de l’autorité parentale ont accès au dossier médical de l’usager mineur et ont le droit de recevoir des informations, mais ce droit d’accès n’est pas accordé au beau-parent qui ne peut même pas prétendre au titre de « représentant » de l’usager. Rappelons que, selon le Code civil, le beau-parent ne détient aucune autorité en matière de consentement aux soins médicaux pour l’enfant[99]. En d’autres mots, en ce qui a trait au domaine de la santé, le beau-parent ne peut exercer aucune autorité, sauf dans le contexte restreint d’une éventuelle délégation de l’autorité parentale conformément à l’article 601 du Code civil. Pour ce qui est du domaine de l’éducation, le beau-parent ne se trouve pas dans une meilleure position. La Loi sur l’instruction publique[100] accorde un ensemble de droits aux parents (faire le choix d’une école, siéger au conseil d’établissement, être entendu si l’enfant risque l’expulsion de l’école, etc.). Ces droits ne sont pas accordés au beau-parent qui tiendrait lieu de père ou de mère, à moins qu’il n’assume de fait la garde de l’élève (ce qui est une situation d’exception) et que le titulaire de l’autorité parentale ne s’y oppose pas. Le critère de la « personne qui assume de fait la garde » est également retenu par la Loi sur les services de garde éducatifs à l’enfance[101] et par la Loi sur les élections scolaires[102] qui permet à cette personne de remplacer le parent en l’absence d’opposition de celui-ci. Finalement, mentionnons que, lorsque dans les faits un beau-parent exerce par délégation un rôle d’éducation de l’enfant, il pourrait bénéficier de la protection de l’article 43 du Code criminel en tant que « personne remplaçant le père ou la mère » et, dès lors, corriger physiquement l’enfant pourvu que la force utilisée ne dépasse pas la mesure raisonnable[103]. En dehors de ces quelques exceptions limitées, il faut bien constater que, en refusant au beau-parent quelque rôle parental que ce soit, les lois sont conformes à l’esprit du Code civil qui consacre le principe de l’exclusivité des parents légaux au chapitre de l’autorité parentale.

1.2 Des constats généraux

L’analyse des textes légaux et réglementaires permet de faire quelques constats à propos de la place qu’occupe le lien beau-parental en dehors du contexte du droit familial. Notons d’abord que, contrairement au livre II du Code civil, le droit statutaire réserve une place tangible à la beau-parentalité puisque plus d’une quarantaine de lois et de règlements la prennent directement ou indirectement en considération. Par ailleurs, de nombreuses lois[104] sont muettes au sujet de la beau-parentalité[105] : et lorsque les lois en tiennent compte, elles dénotent une absence d’uniformité dans la définition du lien beau-parental. Dans certains cas, la logique budgétaire semble dicter une approche libérale ou restrictive selon qu’il faudra accorder ou refuser des avantages matériels avec, dès lors, un effet pénalisant important pour la famille recomposée. Dans d’autres cas, le souci de protéger l’enfant dicte une approche plus généreuse. Nous constatons également que le lien beau-parental, lorsqu’il est pris en considération par la loi, n’est nullement tributaire du statut conjugal dans la famille recomposée, que ce soit en mariage, en union civile ou en union de fait. Par contre, lorsque la loi traite de questions relatives à l’exercice de l’autorité parentale, le beau-parent apparaît comme un étranger. En cela, le droit statutaire s’avère conforme au modèle familial mis en avant par le Code civil.

La prise en considération graduelle de la réalité des familles recomposées par les lois statutaires, l’absence d’uniformité dans les définitions et l’effet souvent pénalisant de la recomposition sont des éléments qui ressemblent étrangement à la situation juridique des conjoints de fait dans le courant des années 70 et 80. Ignorés par le Code civil, ils ont fait l’objet, pendant cette période, d’une attention de plus en plus grande du droit social. Leur statut différait cependant d’une loi à l’autre et les auteurs n’ont pas manqué de souligner l’absence d’uniformité et l’effet pénalisant de la conjugalité hors mariage lorsqu’il était question de l’octroi de certains bénéfices et services publics[106]. Pour répondre, du moins en partie, à la critique d’absence d’uniformité, le législateur a inséré en 2002[107] dans la Loi d’interprétation une définition de la notion de conjoints de fait qui trouve à s’appliquer, à défaut pour un texte légal ou réglementaire de fournir sa propre définition de la conjugalité[108]. Cette initiative législative était motivée par le souci d’uniformiser l’approche, mais aussi par la volonté de ne plus ignorer un modèle conjugal qui s’imposait de plus en plus dans la société. À la lumière de cette expérience, il est permis de se demander si la réalité contemporaine des familles recomposées ne dicterait pas une approche semblable et de s’interroger sur l’opportunité de définir la notion de beau-parent dans la Loi d’interprétation. Comme nous l’avons souligné en introduction, une telle démarche nécessiterait de se pencher sérieusement sur les différents rôles que jouent, dans les faits, les beaux-parents et sur l’impact que devrait avoir la nature du rôle parental sur le statut juridique du beau-parent visé.

2 Le beau-parent et l’exercice de l’autorité dans la famille recomposée

2.1 L’ambiguïté et la fragilité juridique du rôle beau-parental

L’autorité parentale est l’apanage des parents. C’est un effet de la filiation[109]. La recomposition familiale et la présence d’un beau-parent s’inscrivent dans ce contexte juridique. Plusieurs chercheurs ont mis en lumière les défis de taille que doivent relever les beaux-parents au sein de la famille recomposée. Ces défis peuvent être associés à certaines contraintes financières ou à l’éventuelle hostilité des enfants, mais également à l’ambiguïté de leur rôle qui résulte notamment de l’absence de droits et de responsabilités légales rattachés à leur statut[110]. En effet, comme nous l’avons vu, le beau-parent n’a aucun droit de discipliner l’enfant, de consentir à des soins, d’avoir accès aux notes scolaires, etc., si ce n’est avec l’autorisation expresse des parents. Certains experts plaident dès lors pour une meilleure reconnaissance juridique du rôle beau-parental[111]. À l’heure actuelle, il est vrai que ce rôle se trouve directement tributaire du bon vouloir des parents légaux, bien qu’une récente réforme du Code civil en matière de tutelle ait pour objectif de résoudre (de manière problématique, comme nous l’exposerons plus loin) cette difficulté.

Le rôle que peut jouer le beau-parent se révèle différent selon qu’il prend la place d’un parent (dans les cas où il n’y a pas de filiation paternelle ou dans des situations d’absence, de décès ou de déchéance de l’autorité parentale) ou qu’il « s’ajoute » à deux parents séparés ou divorcés (le cas le plus courant). Dans le premier cas, le parent exerce seul l’entièreté de l’autorité parentale. Il peut donc déléguer une partie de cette autorité à son conjoint, le beau-parent[112]. Dans le second cas, le conjoint ne peut déléguer au beau-parent que les éléments de l’autorité qu’il peut lui-même exercer de manière exclusive, c’est-à-dire les décisions quotidiennes quand l’enfant est avec lui. En ce qui concerne les décisions importantes qui touchent, par exemple, à l’éducation[113], elles doivent être prises en collégialité par les deux titulaires de l’autorité parentale, à moins qu’un tribunal n’en ait décidé autrement dans le contexte d’une ordonnance de garde ou postérieurement. La délégation à un beau-parent doit alors être consentie par les deux parents, ce qui n’arrive presque jamais en réalité. Cependant, quel que soit le scénario, le rôle beau-parental dépend entièrement de la volonté du parent ou des parents de déléguer une parcelle d’autorité. De plus, cette délégation partielle ne peut se faire de manière permanente : elle est révocable en tout temps[114] et les actes accomplis par le beau-parent sont soumis au droit de surveillance des parents[115]. Et même lorsqu’il y a délégation, cela ne signifie pas que le beau-parent ne rencontrera pas d’obstacles dans ses relations avec les tiers, comme l’école, l’hôpital ou la garderie. En effet, si, comme l’énonce l’article 603 du Code civil, « [à] l’égard des tiers de bonne foi, le père ou la mère qui accomplit seul un acte d’autorité à l’égard de l’enfant est présumé agir avec l’accord de l’autre », cette présomption ne s’applique pas au beau-parent. Or comme il y va de l’intérêt voire de la sécurité d’un enfant, il est compréhensible que, devant une telle incertitude, le tiers refuse généralement de traiter avec un beau-parent. Ce constat vaut tant pour le scénario où un beau-parent n’entend assumer que de temps en temps un rôle accessoire auprès de l’enfant, en appui au parent légal (parentalité de soutien), que dans le scénario où le beau-parent représente une véritable figure parentale active (parentalité d’addition), voire de remplacement (parentalité de substitution).

À cet égard le Comité consultatif sur la réforme du droit de la famille recommande de distinguer deux situations, le soutien et le remplacement, en considérant que, pour les cas de parentalité de soutien, la délégation telle qu’on la connaît actuellement est un mécanisme suffisant, alors que pour les cas de parentalité de substitution il privilégie la création d’un mécanisme de délégation judiciaire de l’autorité. Le Comité propose cependant de restreindre cette possibilité de partage de l’autorité avec un beau-parent. Un tel partage d’autorité parentale ne devrait, de l’avis du Comité, être permis qu’à l’endroit du conjoint du parent qui exerce seul de droit l’autorité parentale, que ce soit en raison de l’inexistence d’un autre parent, de son décès, de son incapacité ou de la déchéance de son autorité parentale et non dans les cas où le parent exerce cette autorité seul dans les faits. Le Comité fonde cette restriction sur le principe de l’indisponibilité de l’autorité parentale et sur le danger d’un retour possible du parent « absent », auquel s’ajoute le risque d’une situation de multiparentalité, source potentielle de conflits[116]. Dans sa tentative de combler le vide juridique actuel, le Comité exprime donc clairement une méfiance à l’égard du modèle de la multiparentalité (parentalité d’addition) dans le champ de l’autorité parentale. La récente réforme du droit de la tutelle propose une autre voie, innovante certes mais, à notre avis, problématique à plusieurs égards.

2.2 Un regard critique sur la réforme de 2017

Après plus de dix ans de réflexion et de tentatives législatives[117], la réforme du droit de l’adoption a finalement vu le jour en 2017[118]. Parmi les nouveautés, elle apporte des changements majeurs au chapitre des retrouvailles, reconnaît la légitimité des ententes de maintien de relations personnelles entre l’adopté et sa famille d’origine (l’adoption dite « ouverte »), facilite la reconnaissance des adoptions ainsi que des tutelles autochtones et introduit le concept d’adoption avec une reconnaissance de liens préexistants de filiation de l’adopté. Cette importante réforme est entrée en vigueur le 16 juin 2018. Un aspect moins connu de la réforme est celui de la « tutelle supplétive », qui s’applique depuis le 17 juin 2017. Or ce nouveau mécanisme, régi par les articles 199.1 à 199.9 du Code civil, pourrait bien servir dans certains scénarios de recomposition familiale. Ces dispositions prévoient que le père ou la mère d’un enfant mineur peut désigner une personne, notamment son nouveau conjoint, à qui déléguer ou avec qui partager les charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale « lorsqu’il est impossible pour eux ou pour l’un d’eux de les exercer pleinement[119] ». La délégation doit cependant être autorisée par le tribunal[120]. L’effet de la désignation d’un tuteur supplétif se révèle considérable puisqu’elle « emporte la suspension des charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale à l’égard du père ou de la mère qui n’est pas en mesure de les exercer pleinement[121] ». Appliqué au contexte de la recomposition familiale, ce mécanisme ne concerne d’aucune manière les cas de parentalité de soutien ou de parentalité d’addition : il s’adresse uniquement aux situations de parentalité de substitution, c’est-à-dire lorsqu’un parent n’assume plus son rôle parental. Il reste que le législateur introduit ainsi une importante exception au principe traditionnel de l’indisponibilité de la tutelle et de l’autorité parentale car la délégation, sous contrôle judiciaire certes, représente ni plus ni moins la possibilité pour une personne de « démissionner » de son poste de parent[122].

L’aspect le plus problématique de la réforme est cependant le fait que la délégation, qui est en principe consensuelle, pourra dans certains cas être imposée. En effet, la loi prévoit que, si le consentement du parent ne peut être obtenu « pour quelque cause que ce soit » ou « si le refus exprimé par [le parent] n’est pas justifié par l’intérêt de l’enfant », le tribunal peut autoriser la désignation d’une personne déléguée[123]. En d’autres mots, dans le contexte d’une famille séparée, un tribunal pourrait suspendre la tutelle et l’autorité parentale du parent non-gardien et permettre au parent gardien de partager ces fonctions parentales avec son nouveau conjoint (le beau-parent) lorsque le juge estimerait que le refus du parent de consentir à une délégation serait injustifié. Ce mécanisme n’est pas sans rappeler l’ancienne adoption forcée pour « refus abusif[124] ». Le Code civil a beau employer ici la tournure « suspension des charges de tuteur légal et de titulaire de l’autorité parentale[125] », c’est bien de déchéance qu’il s’agit. L’article 199.8 du Code civil, calquant les dispositions en matière de déchéance de l’autorité parentale[126], prévoit d’ailleurs que le parent ainsi écarté peut être rétabli par le tribunal dans ses charges lorsque des faits nouveaux surviennent[127]. Rappelons que la déchéance de l’autorité parentale ne peut être prononcée qu’à la double condition qu’elle soit dans l’intérêt de l’enfant et qu’il y ait des motifs graves pour justifier cette mesure extrême[128]. Selon la jurisprudence constante des tribunaux, une telle mesure doit demeurer exceptionnelle et est réservée aux cas d’indignité parentale les plus graves, tel l’abandon volontaire d’un enfant pendant une longue période ou l’atteinte grave à son intégrité[129]. Or la « tutelle supplétive forcée », appelons-la ainsi, pourra être autorisée sur la base du seul critère de l’intérêt de l’enfant. Non seulement il y a ici une dilution extraordinaire des exigences légales en matière de retrait de droits parentaux, mais cette nouvelle mesure paraît bien fragile en regard des exigences en matière de respect des droits fondamentaux.

La Cour suprême a eu l’occasion de souligner à plusieurs reprises que la relation parentale peut trouver une certaine protection dans la Charte canadienne des droits et libertés[130] et que le retrait de la garde d’un enfant peut avoir des répercussions graves et profondes sur l’intégrité psychologique tant du parent que de l’enfant[131], ce qui met ainsi en jeu le droit à la liberté et à la sécurité énoncé dans l’article 7 de la Charte[132]. De telles restrictions au statut parental doivent donc respecter les principes de la justice fondamentale, parmi lesquels se trouve le principe de la protection des enfants. Sous-jacent à ce dernier principe apparaît l’idée que, sans la restriction du droit parental, la sécurité et le développement de l’enfant se verraient possiblement compromis. Le seul critère de l’intérêt de l’enfant ne devrait jamais être suffisant pour priver un parent de son rôle d’éducateur. Dans une affaire où la Cour suprême devait déterminer le critère permettant de restreindre les modalités du droit d’accès d’un parent non-gardien lorsque ces restrictions sont susceptibles de nuire aux droits fondamentaux de ce parent (en l’espèce, la liberté de religion), la juge McLachlin écrivait que, « en pareil cas, il sera généralement pertinent de voir si la conduite en cause comporte pour l’enfant un risque de préjudice supérieur aux effets bénéfiques que pourrait lui apporter une relation libre et ouverte lui permettant de connaître la personnalité véritable du parent exerçant un droit d’accès[133] ». Or si le risque de préjudice constitue un facteur pertinent dans la détermination de l’intérêt de l’enfant lorsqu’il est question de restrictions au droit d’accès, il l’est à plus forte raison dans le contexte du retrait pur et simple de la tutelle et de l’autorité parentale. Dans un tel cas, la notion d’intérêt de l’enfant devrait, selon nous, être interprétée comme incluant celle de préjudice ou, à tout le moins, de risque de préjudice. Une telle interprétation permettrait possiblement de pallier la difficulté provoquée par l’absence des mots « motifs graves » dans les conditions légales de la tutelle supplétive forcée. À défaut d’une telle interprétation, cette nouvelle mesure nous paraît bien fragile sur le plan constitutionnel.

3 Les critères permettant de déterminer qu’un beau-parent « tient lieu de père ou de mère »

Au Québec, c’est par l’entremise de la Loi sur le divorce que la notion de « personne tenant lieu de père ou de mère » est intégrée dans le droit familial. Le Code civil, contrairement aux lois familiales des autres provinces canadiennes, ne reconnaît pas le beau-parent. Pour ce qui est du droit de garde et du droit d’accès, celui-ci ne bénéficie donc pas d’un statut privilégié. Le sort de ses relations personnelles avec l’enfant, en cas de séparation conjugale, ne repose pas sur une quelconque présomption en faveur du maintien des contacts (comme c’est le cas pour les grands-parents), mais plutôt sur les principes jurisprudentiels s’appliquant à n’importe quel tiers qui voudrait obtenir un droit d’accès[134] ou le droit de garde[135] à l’égard d’un enfant qui n’est pas le sien. Le fardeau repose entièrement sur les épaules du beau-parent[136] qui, dans un contexte de rupture, voudrait maintenir sa relation avec l’enfant[137]. Si certains voudraient voir dans les articles 10 et 39 de la Charte des droits et libertés de la personne[138] le fondement d’un éventuel statut beau-parental, voire d’une obligation alimentaire du beau-parent[139], cette solution n’est pas retenue par la jurisprudence qui ne manque pas l’occasion de rappeler qu’en droit civil québécois le beau-parent demeure en quelque sorte un étranger dans la famille[140]. Nous ne reviendrons pas ici ni sur la question de l’opportunité de créer un tel statut en droit civil, ni sur la question de l’éventuelle obligation alimentaire du beau-parent[141] : nous nous intéresserons plutôt à l’interprétation que font les tribunaux de l’expression « tenir lieu de père ou de mère ».

3.1 Deux approches dans l’interprétation du statut beau-parental

La Loi sur le divorce inclut dans la notion d’« enfant à charge » l’enfant des deux époux ou ex-époux « pour lequel ils tiennent lieu de parents [ou] dont l’un est le père ou la mère et pour lequel l’autre en tient lieu[142] », sans toutefois fournir d’indication sur les critères permettant de conclure qu’un époux tient effectivement lieu de père ou de mère pour l’enfant de son conjoint[143]. La Cour suprême s’est penchée sur cette expression en 1999 dans l’arrêt Chartier c. Chartier[144], qui est considéré aujourd’hui encore comme l’arrêt de principe en la matière[145]. La Cour suprême devait déterminer si une personne peut rompre unilatéralement les liens qui l’unissent à l’enfant pour lequel elle tient lieu de parent et échapper ainsi à son obligation alimentaire en cas de séparation conjugale. Soulignant que « l’interprétation la plus favorable à l’intérêt des enfants est celle qui veut que lorsque des personnes se comportent comme des parents à leur égard, les enfants peuvent s’attendre à ce que ce lien subsiste et que ces personnes continuent à se comporter comme des parents », le juge Bastarache concluait, au nom de la Cour suprême, que le beau-parent ne pouvait « démissionner » de son statut, ce qui réglait ainsi définitivement une controverse qui divisait les cours d’appel dans tout le pays depuis plusieurs années[146]. Cependant, l’intérêt premier de l’arrêt Chartier réside surtout dans le fait que la Cour suprême a saisi l’occasion pour fournir des indications sur les critères qui permettent de conclure qu’une personne tient lieu de parent au sens de la loi. Soulignant que toutes les relations adulte-enfant ne permettent pas d’en arriver à un tel constat et que chaque cas doit être tranché à la lumière des faits particuliers, la Cour suprême préconise néanmoins en même temps une approche qui favorise la reconnaissance d’un tel lien de nature parentale. Selon elle, la réponse ne doit pas être déterminée en fonction du seul point de vue de l’enfant. L’intention de l’adulte est ici un critère central et la Cour suprême énumère un certain nombre de faits qui peuvent laisser voir l’intention implicite de l’adulte, parmi lesquels la participation de l’enfant à la vie de la famille élargie au même titre qu’un enfant biologique, la contribution financière du beau-parent à l’entretien de l’enfant et la mesure de cette contribution, l’exercice de la discipline par le beau-parent de la même façon qu’un parent le ferait, l’existence et la nature des rapports entre l’enfant et son parent biologique absent, le fait de se présenter aux yeux de l’enfant, de la famille et des tiers, de façon implicite ou explicite, comme étant responsable à titre de parent de l’enfant.

Affirmer, à l’instar de la Cour suprême, que remplir des fonctions parentales est un critère déterminant du statut beau-parental se révèle lourd de conséquence, dans la mesure où les études démontrent que seule une minorité de beaux-parents ne s’engagent pas dans des rôles parentaux[147]. La plupart des beaux-parents seraient donc visés en cas de séparation, et il est vrai que la Cour suprême adopte une approche très inclusive en énonçant que le fait même de fonder une nouvelle famille constitue un facteur clé permettant de conclure que le beau-parent considère l’enfant comme un membre de sa famille, c’est-à-dire comme un enfant à charge. Certains observateurs ont critiqué cette décision de la Cour suprême en raison de l’incertitude qu’elle crée dans la détermination du statut beau-parental[148]. L’analyse de la jurisprudence subséquente à cet arrêt de la Cour suprême démontre que les tribunaux cherchent souvent à savoir si la relation adulte-enfant est indépendante de la relation conjugale ou si, au contraire, l’adulte n’entretient de liens agréables avec l’enfant que pour préserver sa relation conjugale. Dans ce dernier cas, certains juges hésitent à considérer que l’adulte tient lieu de parent à l’enfant. Cependant, le constat général est bien celui d’une jurisprudence hors Québec globalement fidèle à l’approche inclusive préconisée par la Cour suprême quand vient le temps de conclure qu’un adulte a tenu lieu de père ou de mère pour l’enfant de son conjoint[149].

Par contre, depuis son arrêt clé V.A. c. S.F.[150], rendu en décembre 2000, la Cour d’appel du Québec a considérablement réduit la portée de l’arrêt Chartier. Celle-ci considère que la Loi sur le divorce, en proposant une définition large de la notion d’enfant à charge, se réfère en réalité à la notion in loco parentis qui est propre à la common law et qui n’aurait pas sa place en droit civil. Donnant résolument le ton, le juge Brossard ouvrait son opinion par ces mots : « Nous connaissons tous le dicton “Qui prend mari prend pays”. Devons-nous maintenant nous habituer à un nouveau dicton “Qui prend femme, prend enfant” ?[151] », pour conclure que le concept in loco parentis doit recevoir une interprétation restrictive et que, dès lors, l’obligation alimentaire du beau-parent doit demeurer une mesure exceptionnelle au Québec. Alors que dans cette affaire la Cour d’appel devait jauger les éléments de preuve qui auraient normalement pu l’amener à conclure au statut beau-parental si elle avait adopté l’approche libérale de la Cour suprême telle qu’elle avait été avancée dans l’arrêt Chartier, les juges majoritaires ont plutôt considéré que chacun de ces éléments de preuve était au moins aussi compatible avec le simple fait que l’époux n’avait l’intention que de plaire à la mère de l’enfant plutôt que de se comporter comme une figure parentale. Il est intéressant de noter que l’interprétation restrictive mise en avant par la Cour d’appel s’inscrit aussi dans une attitude de méfiance manifeste à l’égard des situations de multiparentalité[152]. Afin de vérifier comment les tribunaux québécois se positionnent sur cette question depuis l’arrêt V.A. c. S.F. de la Cour d’appel, nous avons analysé toutes les décisions en droit familial publiées dans les banques de jugements de SOQUIJ et qui mettent en jeu d’une manière ou d’une autre le statut beau-parental. Pour la période du 1er janvier 2001 au 31 décembre 2017, nous avons ainsi retenu et analysé 67 jugements significatifs. Ce nombre permet de tracer un portrait précis de l’approche jurisprudentielle québécoise en matière de beau-parentalité[153]. Sans entrer dans le détail des jugements, nous aborderons ci-dessous quelques grandes tendances que nous avons observées.

Notre premier constat est que l’approche restrictive de la Cour d’appel est respectée dans la grande majorité des décisions. Les juges rappellent systématiquement le caractère exceptionnel de la notion in loco parentis en contexte civiliste en s’appuyant généralement sur l’arrêt V.A. c. S.F. Ils justifient souvent cette approche par leur souci de ne pas décourager les comportements généreux des beaux-parents à l’égard des enfants de leur conjoint. Cet extrait d’un jugement de 2002 est représentatif de cette tendance :

Car sans cela les membres des nombreux couples remariés actuellement, et dont plusieurs ont des enfants dont l’un des conjoints n’est pas le père ou la mère, se verraient mal à l’aise d’engager de bonnes relations avec les enfants de leur conjoint, sous peine de se retrouver, quelques années plus tard, avec une obligation qu’ils n’ont jamais voulu, et cela plus souvent qu’autrement, parce que le père biologique, pour diverses raisons, n’assume pas ses responsabilités monétaires vis-à-vis ses enfants.

Cela risquerait d’amener les conjoints d’un nouveau mariage à se tenir à distance des enfants de leur conjoint[154].

Notre analyse fait également ressortir que, lorsque les juges concluent qu’un conjoint a effectivement tenu lieu de père ou de mère, c’est généralement parce que la preuve met en lumière un scénario limpide de comportement parental jumelé avec une intention non équivoque du beau-parent d’agir de la sorte. Dans cette évaluation, deux éléments paraissent particulièrement importants aux yeux des juges, surtout si ces éléments sont concomitants : d’une part, la contribution financière du beau-parent aux dépenses relatives à l’enfant et, d’autre part, l’absence de contacts entre ce dernier et son parent biologique non-gardien[155]. Jumelés, ces éléments amènent la plupart des juges à conclure au statut in loco parentis[156]. Le beau-parent s’inscrit alors clairement dans une relation de parentalité de substitution. Cependant, il faut en même temps nuancer ce constat, car tous les juges n’accordent pas la même importance au fait de la contribution financière du beau-parent[157] ou encore à l’absence ou à la présence du parent biologique, et la jurisprudence se révèle souvent contradictoire à cet égard, ce qui crée une impression générale de flou et donc d’insécurité juridique. Par contre, l’absence de contribution financière mène généralement à la conclusion que le beau-parent ne tient pas lieu de père ou de mère[158]. Le fait que l’enfant entretient des relations avec son parent biologique non-gardien est également souvent retenu pour considérer que le beau-parent ne tient pas lieu de père ou de mère, ce qui illustre une fois encore que les tribunaux se montrent réticents à accepter l’idée d’une parentalité d’addition[159]. Cette réticence ressort aussi du fait que, lorsque la cohabitation avec l’enfant se limite aux fins de semaine et aux vacances (scénario d’une recomposition familiale avec un parent non-gardien), les tribunaux ne considéreront pas que ce beau-parent à temps partiel agit in loco parentis[160]. En conclusion de l’analyse de la jurisprudence de la période 2001-2017, nous pouvons affirmer que, au-delà des contradictions qui reflètent probablement les attitudes judiciaires diverses quant à la reconnaissance de la multiparentalité en droit de la famille, la tendance générale est à l’interprétation restrictive, et ce, dans la foulée de l’arrêt de la Cour d’appel de 2000. Cette approche nous semble devoir être remise en question de nos jours pour plusieurs raisons.

3.2 Une critique de l’approche restrictive

Dans son arrêt de 2000, la Cour d’appel du Québec avance l’idée selon laquelle la notion in loco parentis, en raison du fait qu’elle trouve son origine dans la common law, doit recevoir une interprétation restrictive en contexte civiliste et que par conséquent l’expression « tenir lieu de père ou de mère », présente dans la Loi sur le divorce, ne trouve à s’appliquer au Québec qu’à titre exceptionnel. La Cour d’appel a régulièrement réitéré cette position depuis[161]. À ses yeux, le droit civil québécois serait en quelque sorte hostile à l’idée de la multiparentalité, particulièrement dans la perspective d’une parentalité d’addition. Pour bien comprendre la position de la Cour d’appel, il faut revenir sur la lecture que faisait, en 2000, le juge Brossard de l’arrêt Chartier rendu l’année précédente par la Cour suprême. En rappelant que le droit civil n’a jamais incorporé la notion in loco parentis et que, par conséquent, l’approche restrictive qu’il préconise ne contredit pas ce qu’affirmait le juge Bastarache dans l’arrêt Chartier, le juge Brossard tient pour acquis que la Cour suprême a appliqué, en contexte de divorce, la notion in loco parentis de la common law. Or il faut souligner que la véritable question que devait trancher la Cour suprême était celle de savoir si l’époux qui avait tenu lieu de père pendant la vie commune de cette famille recomposée pouvait renoncer à ce statut au moment de la rupture. Comme nous l’avons expliqué plus haut, la Cour suprême a établi qu’un telle « démission » n’est pas permise, car elle irait à l’encontre de l’intérêt et de la protection de l’enfant dans le contexte de la séparation. Pour arriver à cette conclusion, le juge Bastarache a rejeté l’argumentaire du beau-père qui soulevait précisément la notion in loco parentis de la common law pour appuyer la thèse selon laquelle il est permis de se dépouiller unilatéralement de la qualité de parent substitut. Faisant le résumé des principes de common law en la matière et rappelant que le mécanisme in loco parentis qui s’applique dans différents domaines (le droit de la responsabilité délictuelle, les testaments, les donations, le droit des fiducies, les relations maîtres-apprentis ou professeurs-étudiants, etc.) permet traditionnellement à celui qui assume volontairement certaines fonctions de nature parentale (un directeur d’école, par exemple) de renoncer unilatéralement à cette mission, le juge Bastarache insiste sur l’élément suivant : l’objet de la Loi sur le divorce est tout autre et la notion in loco parentis n’a pas sa place dans l’interprétation de celle-ci. Citant l’auteure Alison Diduck, il écrit au nom de la Cour suprême que la théorie in loco parentis flaire des relents du passé et que, « [m]algré le fait que le législateur ait choisi d’utiliser des termes similaires dans la Loi sur le divorce de 1985, les avocats (et les tribunaux) peuvent raisonnablement affirmer que le législateur a délibérément rejeté le concept in loco parentis de la common law et que la loi actuelle devrait être interprétée sans référence aux anciens arrêts[162] ».

Autrement dit, l’expression « tenir lieu de père ou de mère » doit être vue comme une mesure originale et particulière de protection des enfants dans le contexte du divorce et non telle une application du principe traditionnel in loco parentis[163]. La Cour suprême a ainsi déconnecté la Loi sur le divorce et la common law au moment d’interpréter la notion d’« enfant à charge ». Voilà qui devrait disposer du premier argument retenu par la Cour d’appel du Québec qui a vu erronément dans l’expression « tenir lieu de père ou de mère » de la Loi sur le divorce l’incorporation de la théorie in loco parentis, justifiant dès lors sa réception mitigée au Québec.

Reste alors l’argument selon lequel le droit civil québécois rejetterait la notion même de multiparentalité, ce qui, en s’appuyant sur le principe du bijuridisme, justifierait une interprétation restrictive de la définition d’enfant à charge. Nous pourrions faire ici le parallèle avec l’interprétation que font les tribunaux québécois, Cour d’appel en tête, de la notion de « garde » telle qu’elle est prévue par la Loi sur le divorce. L’article 2 de cette dernière édicte que « [s]ont assimilés à la garde le soin, l’éducation et tout autre élément qui s’y rattache », avec pour résultat qu’une ordonnance de garde exclusive dépouille le parent non-gardien d’une bonne part de son droit de participer a priori aux décisions d’éducation relatives à l’enfant. Cette approche s’avère conforme à la méthode traditionnelle dans les juridictions de common law où, pour déjouer cet effet souvent non désiré, les juristes ont imaginé la notion de garde légale conjointe (joint legal custody). Cette approche est cependant contraire au principe civiliste de l’exercice conjoint de l’autorité parentale post-rupture. C’est la raison pour laquelle la Cour d’appel a établi très tôt que la notion de garde de la Loi sur le divorce devait, au Québec, faire l’objet d’une interprétation civiliste[164]. Dès lors, l’ordonnance de garde exclusive prononcée dans le cas d’une procédure de divorce au Québec, n’influe pas sur l’autorité résiduelle du parent non-gardien comme elle le fait ailleurs au Canada. L’approche bijuridique pourrait sans doute justifier une interprétation restrictive de l’expression « tenir lieu de père ou de mère » si, comme l’avance la Cour d’appel, le droit civil québécois était effectivement hostile à l’idée de multiparentalité. Or là encore, la position de la Cour d’appel nous semble devoir être remise en question aujourd’hui.

S’il est vrai que le droit civil québécois n’a jamais imposé d’obligation alimentaire au parent substitut, cela fait pourtant plus de 40 ans que ce parent est l’objet d’une attention tant des tribunaux que du législateur. Nous avons mentionné plus haut que la jurisprudence, depuis les années 80, s’appuie sur les critères de l’intérêt et de la protection de l’enfant pour accepter qu’un tiers puisse prétendre à un droit d’accès, voire au droit de garde, lorsque l’attachement de l’enfant à cette figure parentale est démontré. La jurisprudence reconnaît ainsi depuis longtemps la réalité des transitions et des recompositions familiales pour ce qui est du droit au maintien des relations personnelles. Dans un arrêt clé de 1987[165], la Cour suprême établissait que l’octroi de la garde d’un enfant à un tiers n’avait pas pour effet de déchoir le parent de son autorité parentale. Elle reconnaissait ainsi que plusieurs figures parentales pouvaient jouer des rôles parentaux parallèles et concomitants lorsque l’intérêt de l’enfant dicte une telle solution. Par ailleurs, dès son adoption en 1975, la Charte des droits et libertés de la personne consacrait, au titre de droit fondamental, le droit de l’enfant « à la protection, à la sécurité et à l’attention que doivent lui apporter sa famille ou les personnes qui en tiennent lieu[166] ». Cette disposition a été ensuite reprise telle quelle en 1991 dans le Code civil[167]. Nous pouvons donc dire que, contrairement à ce qu’affirmait la Cour d’appel en 2000, la notion d’adulte tenant lieu de parent se trouve solidement ancrée en droit civil québécois depuis de nombreuses années et que, dès lors, une interprétation moins restrictive en la matière mériterait d’être envisagée.

Conclusion

De nos jours, la recomposition familiale et la beau-parentalité interpellent le droit de multiples façons. De nombreux aspects de ces réalités méritent l’attention des juristes. Parmi ces thèmes, nous en avons privilégié trois qui nous paraissent importants et qui ont été moins explorés jusqu’à maintenant. D’autres devront être approfondis, comme celui des responsabilités financières au sein de la famille recomposée et au moment de l’éventuelle séparation. Notre étude met néanmoins en lumière une tendance nette du droit québécois à reconnaître certains effets juridiques à la parentalité de substitution, alors qu’il est beaucoup plus réservé quant à la reconnaissance d’une véritable multiparentalité. La « biparentalité » demeure globalement le modèle privilégié dans la plupart des domaines, et particulièrement dans celui de l’exercice de l’autorité parentale. Notre étude illustre également que tant en droit public qu’en droit privé le statut juridique beau-parental se révèle incomplet et multiforme. À la lumière des statistiques démographiques et de la place grandissante reconnue à la beau-parentalité en droit public et social, une approche plus souple mériterait d’être envisagée dans l’établissement des critères de détermination de la beau-parentalité. Les hésitations de la jurisprudence quand il est question de savoir si un adulte s’est comporté comme un parent à l’égard d’un enfant qui n’est pas le sien renvoient probablement la balle dans le camp du législateur. La réflexion devra englober la question de l’opportunité de créer un statut beau-parental formel dans le droit familial québécois, qui tienne compte de la nature même de la relation adulte-enfant et donc en distinguant les différents rôles qu’un adulte peut jouer auprès de l’enfant de son conjoint.

 * Professeur titulaire, Faculté de droit, Université Laval. Le présent article s’inscrit dans le projet de recherche en partenariat intitulé « L’expérience de la séparation parentale et de la recomposition familiale dans la société québécoise : acteurs, enjeux et parcours » et dirigé par la professeure Marie-Christine Saint-Jacques, de l’École de travail social et de criminologie de l’Université Laval ; ce projet est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) pour la période 2016-2023. Le professeur Dominique Goubau codirige l’axe juridique du projet. Les deux auteurs remercient Mme Claudie-Émilie Wagner-Lapierre, étudiante au doctorat à la Faculté de droit de l’Université Laval, pour son excellent travail de recherche et d’analyse jurisprudentielle.