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Quelle est la problématique de recherche derrière le travail du chercheur et les objectifs visés ?

La prépondérance du secteur informel constitue une des caractéristiques structurelles des pays en développement (PED). L’intérêt pour ce secteur se justifie non seulement par les coûts induits de l’informalité sur l’activité économique, mais aussi à l’importance et la dynamique des activités informelles dans les PED. En effet, le développement des activités informelles constitue une source d’évasion fiscale et entretient l’expansion d’une niche d’emplois précaires. Aussi, l’essor de la pratique d’activités économiques dans le secteur informel restreint l’accès non seulement à la justice et aux financements disponibles dans le circuit bancaire formel, mais aussi à certains contrats commerciaux publics ou privés. Toutefois, force est de constater qu’au Cameroun, le secteur informel ne s’est pas contenté de coexister avec le secteur formel, il a contribué à la mutation du marché de l’emploi et il domine la création de valeur ajoutée nationale. En effet, les données disponibles estiment à 57,6 % la contribution du secteur informel au PIB du Cameroun en 2003 (Charmes, 2012) et mettent en évidence une augmentation de la part des emplois dans le secteur informel qui est passée de moins de 50 % en 1987 à 88,6 % en 2014.

L’importance croissante du secteur informel dans la création de valeur ajoutée et d’emploi fait de la formalisation des entreprises un enjeu stratégique au Cameroun. Sur ce point, le Document de stratégie pour la croissance et l’emploi (MINEPAT, 2009) indique que la migration du secteur informel vers le secteur formel constitue une solution idoine pour l’accroissement de l’offre d’emplois décents. Dans cette optique, l’État a retenu, entre autres mesures, la facilitation de l’enregistrement administratif et l’assouplissement de la réglementation en matière d’entrepreneuriat. Sur le plan opérationnel, ces mesures se sont traduites par la création ou la reforme des institutions importantes. Il s’agit, entre autres, de :

  • la création en 2010 des Centres de formalités de création d’entreprises (CFCE) qui agissent comme des guichets uniques de création et de formalisation des PME. Ils sont placés sous la tutelle du ministère des Petites et Moyennes Entreprises, de l’Économie sociale et de l’Artisanat (MINPMEESA) ;

  • la mise en place de mesures d’incitations fiscales, adoptées en 2011, pour susciter l’adhésion des entreprises aux centres de gestion agréés (CGA), dont le rôle est d’accompagner les PME et les entreprises artisanales dans la résolution de leurs problèmes fiscaux ;

  • la création ou le renforcement du rôle de nombreuses autres structures offrant des appuis multiformes, notamment la Banque camerounaise des PME (BCPME), l’Agence de promotion des PME (APME), le Fonds national de l’emploi (FNE) et le Programme intégré d’appui aux acteurs du secteur informel (PIASSI).

En dépit de ces mesures, l’environnement réglementaire, dans lequel les entreprises se créent et se développent leurs activités, reste peu favorable. Le rapport Doing Business 2018 classe le Cameroun 163e pays sur 190 en termes de facilité pour les entreprises à faire des affaires. De plus, la proportion d’entreprises informelles reste prédominante ; le recensement général des entreprises de 2009 établit que 87 % des firmes exerçant au Cameroun sont informelles. Cet état des lieux a conduit l’Organisation internationale du travail (OIT) à appuyer une enquête, menée par nos soins en 2017, auprès des entreprises informelles du Cameroun. L’objectif clé de cette enquête consistait à éclairer le débat sur la migration des entreprises informelles dans le secteur formel. De manière spécifique, il s’agissait de mobiliser des informations originales pour comprendre les facteurs qui expliquent le statut informel des entreprises au Cameroun, en éprouvant (i) le potentiel rôle de la connaissance des administrations en charge de la formalisation, (ii) la perception des entrepreneurs vis-à-vis des administrations en charge de la formalisation, (iii) la collaboration entre ces deux acteurs, (iv) la disponibilité et la qualité des services d’accompagnement des entrepreneurs et (v) la dynamique de la formalisation des entreprises depuis leur création.

Comment s’est opéré le rapprochement avec les praticiens (avant le début du travail de recherche, pendant ou après ?) et pourquoi celui-ci a-t-il été réalisé ?

L’absence de cadre statistique actualisé[1] à même de fournir une idée claire et précise sur la formalisation des entreprises a encouragé les autorités publiques en concordance avec l’OIT à solliciter une expertise en vue de la réalisation d’une étude sur la dynamique de la formalisation des entreprises au Cameroun. Plus précisément, il était question de réaliser une enquête, dont l’objectif était de comprendre les facteurs qui expliquent la trajectoire de formalisation des firmes, en appréciant non seulement leurs connaissances et leurs perceptions sur la réglementation et des administrations qui en ont la charge, mais aussi leurs témoignages sur la disponibilité et la qualité des structures d’accompagnement des entreprises au Cameroun.

Les détails du cahier des charges ont clairement permis d’identifier les deux groupes de praticiens bénéficiaires des résultats et des recommandations de l’étude. Il s’agit des administrations en charge de la formalisation des entreprises, l’OIT (qui pourraient exploiter directement les résultats et recommandations de l’étude) et des entrepreneurs du secteur informel. Chacun de ces acteurs nous a livré une perception ex ante et ex post sur la problématique centrale de la transition vers le secteur formel.

L’interaction effectuée ex ante avec les administrations en charge des questions de formalisation a pris la forme de groupes de discussion et d’interviews avec les opérationnels. L’objectif de ces échanges était de recueillir, sur la question de la formalisation des entreprises, (i) l’ensemble des référents juridiques, (ii) des cadres stratégiques et (iii) les réflexions et perceptions des opérationnels de ces administrations sectorielles. Par ailleurs, les groupes de discussion avec des entrepreneurs du secteur informel ont permis à notre équipe dans un premier temps de saisir le niveau de connaissances et leurs perceptions vis-à-vis de la réglementation et des dispositifs d’appui disponibles, puis d’analyser les facteurs explicatifs de la dynamique de formalisation.

Après la prise de contact et l’analyse du cahier des charges, le travail technique effectué au préalable avec l’OIT est intervenu à la suite des échanges avec les deux premiers types de praticiens. Ceci a permis de bonifier le questionnaire adressé aux promoteurs des PME[2]. Aussi, durant cette phase, les questions d’échantillonnage ont été largement abordées.

Une seconde interaction a eu lieu avec les acteurs du secteur informel durant la phase d’administration du questionnaire. À cette étape, 1 745 promoteurs de PME ont reçu nos équipes et renseigné nos questionnaires à la suite d’interviews[3]. Les entreprises ciblées étaient celles aux critères ci-après : (i) avoir au plus dix employés[4], (ii) avoir une localisation fixe (iii), ne pas exercer dans le secteur agricole. Tout au long du processus d’enquête nous avons eu plusieurs échanges avec l’OIT dans l’optique d’évaluer les actions menées sur le terrain. Les versions préliminaires du rapport ont été évaluées par des experts contractés par l’OIT.

La troisième étape a réuni l’ensemble des acteurs (administrations publiques, OIT, groupements et associations des entreprises) pour un séminaire de dissémination des résultats de l’étude.

Quels ont été les défis rencontrés au cours de la réalisation du projet ?

Sur le plan scientifique : l’ensemble des interviews et l’enquête réalisés ont permis d’identifier les facteurs qui contribuent à l’informalité des PME au Cameroun. Il s’agit principalement des contraintes liées à l’environnement des affaires et à la culture des entrepreneurs vis-à-vis de la réglementation et des dispositifs d’appui existants. En ce qui concerne l’environnement des affaires, il ressort que : (i) la fiscalité et la corruption représentent les deux principaux freins à l’entrepreneuriat au Cameroun, (ii) les relations entre les administrations et les PME sont jugées médiocres pour 44,24 % des promoteurs, (iii) les lourdeurs administratives, les coûts formels élevés et l’existence des coûts informels[5] sont plébiscités à environ 80 % comme étant les principales barrières à la collaboration avec les administrations, (iv) un peu plus d’une PME sur cinq ne trouve pas d’intérêt à la formalisation[6], (v) l’accroissement des opportunités d’affaires apparaît comme un élément incitatif à la formalisation des PME[7]. En ce qui concerne la culture des entrepreneurs vis-à-vis de la réglementation et des dispositifs d’appui existants, il ressort que : (i) moins d’un promoteur de PME du secteur informel sur cinq connaît l’existence des CFCE, pourtant cette dernière constitue un instrument majeur de transition vers l’économie formelle, (ii) les promoteurs des PME sont peu familiers avec les dispositifs d’accompagnement des entreprises. Tous ces éléments renforcent les hypothèses existantes dans la littérature[8] (Webb, Bruton, Tihanyi et Ireland, 2013) et les enrichissent en mettant en évidence le rôle potentiel sur la formalisation des incitations pro-croissance[9] de l’entreprise et de l’approfondissement de la culture de la réglementation et des dispositifs d’appui.

Sur le plan managérial : il n’est plus à démontrer que les relations (concurrence, coopération, fusion, intégrations, etc.) qui lient les entreprises déterminent leurs performances. Sur ce point, l’étude encourage les PME à se constituer en association ou rejoindre les groupements patronaux existants[10] dans l’optique de créer un lobbyisme crédible à même : (i) d’adresser les requêtes des promoteurs des PME du secteur informel aux autorités compétentes, (ii) d’accroître la représentativité des PME dans le cadre d’échanges publics-privés, (iii) de renforcer la culture de la réglementation et des dispositifs d’accompagnement auprès des PME et (iv) de favoriser la transparence de l’information sur les opportunités disponibles. Dans la littérature, il est démontré que les activités de lobbyisme des entreprises auprès des institutions publiques sont utiles pour la performance des entreprises (Chen, Parsley et Yang, 2015), de réduction des taxes (Ritcher, Samphantharak et Timmons, 2009), d’amélioration de la législation en faveur des entreprises (Lux, Crook et Woer, 2011) ou d’accès aux marchés publics (Goldman, So et Rocholl, 2013).

Sur le plan technique : sur ce point le principal défi a été la méthodologie de l’enquête. Dans un premier temps, nous avons retenu une base de sondage qui est le recensement général des entreprises réalisé en 2009 par l’Institut national de la statistique (INS) du Cameroun. L’analyse de cette base de sondage a permis de mettre en évidence la distribution spatiale des entreprises au Cameroun et le fait que les entreprises d’au plus dix employés représentent 96,02 % du total des unités de production au Cameroun. Au terme de cette étape, le choix a été fait de mener l’enquête à Yaoundé, Douala et dans les villes des régions de l’Ouest et du Nord, car ces zones géographiques totalisent environ 70 % des PME d’au plus dix employés et rendent suffisamment compte des spécificités socioculturelles du Cameroun. Dans un second temps, l’usage des critères de précision des estimations et du coût de mise en oeuvre de l’enquête ont permis de retenir une taille théorique de l’échantillon de 2 561 entreprises[11]. Dans un troisième temps, un sondage stratifié à deux degrés a été implémenté dans l’optique de déterminer les zones de recensement (premier degré) et le nombre de PME à interviewer par zone (second degré). La mise en oeuvre du tirage retenu[12] a permis de produire les résultats résumés dans le tableau 1.

Tableau 1

Récapitulatif de l’enquête

Récapitulatif de l’enquête
Source : auteurs.

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À l’analyse il apparaît que le taux de réalisation de cette enquête a été de 68,14 % avec des disparités en fonction de la zone. Par ailleurs, 99,83 % des entreprises enquêtées avaient au plus dix employés. Après le traitement de ces données, les techniques d’analyse descriptive ont été mobilisées pour produire des évidences empiriques.

Qui sont les praticiens qui ont pu profiter du travail des chercheurs, quels bénéfices ont-ils pu en retirer et quels ont été les impacts sur leurs pratiques ?

Dans le cadre de cette expérience, nous avons collaboré avec les acteurs du secteur public, l’OIT et les promoteurs des PME. Les collaborations du secteur public incluaient principalement le MINPMEESA et ses tutelles, principalement le CFCE, l’APME et la BCPME. Toutefois, la commune de Yaoundé 4[13], le ministère de l’Emploi et de la Formation professionnelle (MINEFOP), le ministère des Finances (MINFI) et le ministère de la Jeunesse et de l’Éducation civique (MINJEC) ont été également consultés, étant donné leurs interactions avec les entreprises. L’OIT avait comme principales interfaces le bureau-pays pour le Cameroun, la Guinée équatoriale, Sao Tomé-et-Principe et l’Équipe d’appui technique pour le travail décent en Afrique centrale.

En ce qui concerne le secteur public, deux groupes de partenaires ont été associés dans le cadre de l’étude. Premièrement, les organismes publics directement impliqués dans la procédure de formalisation des entreprises. Il s’agit (i) des CFCE qui offrent la possibilité aux entrepreneurs de réaliser en 72 heures toutes les démarches administratives de formalisation, (ii) des communes qui délivrent les cartes de contribuables et collectent des impôts locaux et (iii) du MINFI qui délivre et collecte la patente. Deuxièmement, les organismes qui accompagnent les promoteurs d’entreprises en renforçant leurs capacités et/ou en facilitant leur accès au financement, notamment le MINPMEESA, la BCPME, l’APME, le MINJEC et le MINEFOP.

L’OIT est une agence de l’Organisation des Nations unies en charge de l’élaboration des normes internationales du travail, des politiques et programmes en vue de promouvoir l’emploi décent. L’équipe d’appui technique pour le travail décent en Afrique centrale constitue le bras séculier de l’OIT dans la zone qui assiste les pays dans l’application des normes internationales du travail principalement dans le secteur informel. De ce point de vue, cette équipe accorde une attention particulière à la mise en oeuvre de la Recommandation 204 de l’OIT (concernant la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle). Cette mesure vise à orienter les États dans l’optique de faciliter la transition des travailleurs informels et des unités de production informelles dans le secteur formel et de promouvoir la création d’entreprises et d’emplois décents (Conférence internationale du Travail, 2015).

L’analyse menée a impacté de manière différenciée les praticiens.

Pour le gouvernement camerounais et l’OIT, les résultats ont permis d’éclairer davantage sur les mesures en faveur de la formalisation des entreprises. Plus précisément, ils proposent au Gouvernement un changement de paradigme en matière de formalisation des entreprises. En effet, en plus des mesures incitatives qui existent pour la création d’entreprises respectant les dispositions réglementaires, les autorités ont pris conscience du fait qu’il convient de développer des incitations à la formalisation basée sur la croissance des PME. Notamment, en facilitant les liens entre le secteur informel, les marchés publics et les grandes entreprises du secteur formel. Par ailleurs, une communication et un accompagnement de proximité sur les outils novateurs tels que le CFCE, l’assurance volontaire et les autres dispositifs d’accompagnement des entreprises s’avèrent indispensables, car il existe une informalité qui résulte de la méconnaissance de la réglementation et des institutions publiques. Pour l’OIT, cette étude a permis de baliser l’appui technique qu’il convient d’apporter au Cameroun, principalement en servant comme l’une des études de référence pour dresser une feuille de route pour la formalisation des entreprises.

Pour les promoteurs des PME, cette étude a identifié les obstacles à l’entrepreneuriat et mis en évidence l’intérêt qu’ils auraient à construire leurs plaidoyers[14]. Plus précisément, ils ont accueilli favorablement la recommandation d’intégrer les groupements et associations patronales dans l’optique de développer une approche « bottom-up[15] ».

Quelle a été la contribution aux connaissances des chercheurs (sur les plans théorique et managérial) ?

Les évidences empiriques issues de cette étude sont porteuses d’enseignement du point de vue théorique et pratique.

Sur le plan théorique, un débat séminal sur la question de l’informalité s’articule autour du caractère volontaire ou contraint de cette catégorisation de l’entreprise.

Pour les théoriciens du développement (Lewis, 1954 ; Harris et Todaro, 1970), l’informalité est une caractéristique structurelle des économies en développement. L’entrepreneuriat informel résulte de la raréfaction du capital et de la surpopulation des PED ; il se caractérise par une productivité marginale faible, voire nulle, et constitue une trappe à pauvreté. Dans ce contexte, opérer dans le secteur informel apparaît comme une contrainte. Cette approche promeut les mesures de croissance économique en général et d’expansion de l’entreprise en particulier comme palliatives à la formalisation des entreprises.

Les analyses de Maloney (2004) et Packard (2007) s’appuient sur l’analyse néoclassique « avantages-coûts » pour discuter la décision d’informalité. Ces auteurs soutiennent que le statut d’informalité de l’entreprise résulte d’un choix du promoteur qui par hypothèse dispose de toute l’information sur la réglementation. Dans cette optique, renforcer les élements de coûts à l’instar des sanctions ou des avantages à l’intention des entreprises formelles permettrait de favoriser le basculement des entreprises dans le secteur formel. Bacchetta, Ernst et Bustamante (2009) réconcilient ces deux approches.

Les résultats de cette étude ont nuancé ces analyses théoriques en révélant que le statut de l’informalité résulte également d’une ignorance de la réglementation sur la formalité des entreprises et d’une méconnaissance des administrations compétentes. De ce fait, elles privilégient non seulement les mesures de communication et vulgarisation sur les dispositifs de facilitation à la formalisation existants, mais aussi le rapprochement géographique entre ces dispositifs et les usagers potentiels que sont les promoteurs de PME.