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La crise de la conscription secoue la ville de Québec au début du siècle dernier. L’opposition à celle-ci avait déjà commencé, notamment à Montréal, en 1917. À Québec, durant la Semaine sainte de 1918, la suite des événements se solde par la mort de quatre Canadiens français. À plus d’une reprise, ces événements ont été reconstitués au point d’être élevés au statut de référence collective. Le cours tragique de ces événements est d’ailleurs inscrit parmi les journées décisives qui ont fait le Québec selon la Fondation Lionel-Groulx (Richard 2013). Si la postérité d’un événement historique se mesure par l’ampleur des commémorations qui sont faites par l’institution historienne et les communautés dont la mémoire est interpellée, alors je propose que l’on prenne le cas du 100e anniversaire de la crise de la conscription à Québec en 1918 pour prendre la mesure de ces événements.

Dans ces notes, j’entends faire une distinction entre les modes d’expression traditionnels et non traditionnels de la commémoration. Je propose que l’on puisse parler de « pratique commémorative » dès lors que l’on fait appel à la mémoire du passé, au rappel d’un événement. La pratique commémorative implique une narration, une mise en récit et engage toujours, d’une façon ou d’une autre, une interprétation, car dès lors que les faits racontés entrent dans le langage, ils sont connotés par un appareil conceptuel[2]. Le mode d’expression traditionnel de la commémoration est, par exemple, de faire une communication scientifique, tenir une conférence publique, édifier une statue ou encore désigner d’un nom signifiant historiquement un bâtiment ou un lieu public.

Je propose un bref commentaire sur trois façons de commémorer autrement qui ont été réalisées lors de ce 100e anniversaire. Les exemples de modes d’expression non traditionnels de la commémoration qui retiennent notre attention sont la pièce de théâtre de Provencher et les deux principales initiatives du collectif La Lanterne, à savoir la promenade de Jane, Jane’s walk, et l’invitation à Wartin Pantois pour qu’il collabore à la commémoration de ces événements. Il y a dans ces exemples une variation de la façon de transmettre l’histoire qui convoque des jeux de langage inédits et qui interpellent autrement la mémoire. Mon intérêt n’est pas tant de discuter des événements en tant que tels, tant ils ont bien été décrits et nuancés[3], mais de réfléchir aux diverses façons dont ils ont été donnés à voir et à penser. Avant de tenter de saisir la portée heuristique du geste de commémorer autrement, je présenterai le contexte de ces événements, le champ historiographique qui s’est constitué et quelques exemples des modes d’expression traditionnels de cette crise de la conscription à Québec.

Mise en contexte et champ historiographique des événements de 1918

Durant la Semaine sainte de 1918, le climat de la ville de Québec est tendu. La Loi du Service militaire est introduite en août 1917 et l’hiver 1918 est marqué par le jeu du chat et de la souris, les spotters traquent les conscrits à la campagne comme en ville. À Québec, à la veille de Pâques, c’est à la salle de quilles de la rue Notre-Dame-des-Anges que commence une querelle entre la population de Québec, les forces de l’ordre de la police de Québec et l’Armée canadienne. À la salle de quilles, les spotters interpellent trois jeunes qui sont en règle, mais qui n’ont pas leur certificat d’exemption sur eux. Joseph Mercier est amené au poste de police par un peloton de soldats et de policiers fédéraux. Alors qu’il est conduit au poste de police à côté de la place Jacques-Cartier, une foule de 3000 personnes se rassemble. C’est l’élément déclencheur de cinq jours d’émeutes.

Dans un des derniers commentaires au sujet de ces événements, Renaud et Pâquet décrivent fidèlement cette semaine du printemps 1918 où se mêlent saccage, violence et résistance à la conscription.

[…] Les émeutiers s’en prennent toujours à des symboles précis qui représentent à leurs yeux une oppression intolérable. Les émeutiers de Québec obéissent à cette règle. L’escalade des événements en témoigne : le 28 mars, les émeutiers envahissent le poste de police no 3 dans la Basse-Ville ; le 29 mars, ils saccagent les bureaux de l’Auditorium de la place Montcalm où sont les bureaux du registraire du service militaire ; la même journée, ils cassent les fenêtres de deux journaux proconscriptionnistes, The Quebec Chronicle et L’Événement ; le 30 mars, ils visent le Manège militaire sur la Grande-Allée.

Renaud et Pâquet 2018

Le premier à s’atteler à la tâche de raconter ces événements à partir des sources est Jean Provencher avec la publication en 1971 de son ouvrage Québec sous la loi des mesures de Guerre, 1918. Une des dernières contributions à l’écriture de l’histoire de cette crise est attribuable à Pierre-Yves Renaud en 2015 avec son mémoire de maîtrise en histoire, Utilisation de la violence et usages du passé comme références patrimoniales : L’émeute de la Crise de la conscription àQuébec, 1918-2012. En tant que dernier ou presque de la communauté des interprètes, Renaud a le fin mot de l’histoire ou à tout le moins, il peut topographier plus aisément les lectures des événements grâce à sa distance historique. On sent bien à le lire cette distance avec les événements dans sa conclusion :

Après un oubli généralisé de plus de 53 ans, l’événement n’est ressorti dans les écrits scientifiques que sous très peu d’auteurs. Il fut évoqué ici et là dans les institutions politiques à des fins partisanes. Il apparait également dans quelques journaux de la ville (pas tous) lors du 50e anniversaire de l’émeute. C’est bien par la plume de Jean Provencher en 1971 avec Québec, sous la Loi des mesures de guerre,1918 que nous découvrons le catalyseur de la mémoire renouvelée envers l’événement. Depuis la Révolution tranquille, les livres d’histoire dans la province tendent en effet à délaisser l’histoire militaire au profit d’un récit cerné à l’intérieur d’un événement localement isolé, l’Émeute de Québec.

Renaud 2015 : 121

Il est un des premiers à faire en sorte que l’on puisse voir poindre, non pas un débat ou une querelle historiographique, mais des postures distinctes, des points de vue, sur la crise de la conscription de 1918[4]. De cette somme de commentaires sur cet événement historique, se dégage une posture qui contribue à façonner un champ historiographique de ces événements dans la ville de Québec[5].

Lors de ce 100e anniversaire, la Société historique de Limoilou[6] a organisé une conférence publique pour l’occasion. Ce furent essentiellement Pierre-Yves Renaud et Jean-Philippe Thivierge qui ont présenté des recherches de leur cru sur les événements. Ils ont contribué à leur manière, à saisir ces événements dans le contexte singulier de l’époque, à savoir la Grande Guerre, l’implication des Premières Nations dans celle-ci et des tensions nationales entre les anticonscriptionnistes du Canada français et les unionistes qui étaient davantage en faveur de la conscription[7]. J’inclus cette conférence publique dans le registre des modes d’expression traditionnels de la commémoration. Mais je crois qu’il faut nuancer en précisant que la Société historique, avec ses activités, se situe à la frontière du traditionnel et du non-traditionnel, car elle ne s’adresse pas seulement à l’institution historienne, à son lectorat usuel, elle tend à rejoindre un public plus large tout en se limitant à la conférence publique, un mode d’expression traditionnel[8].

Une autre illustration du mode d’expression traditionnel de la commémoration est toujours tangible lorsque nous passons au coin des rues Saint-Joseph, Saint-Vallier et Bagot, à la place Québec, Printemps 1918, un lieu public où une sculpture monumentale a été édifiée à l’occasion de l’inauguration de la place, en 1998, pour le 80e anniversaire des événements.

La dernière commémoration en date a été celle de la représentation de la pièce Québec, Printemps 1918 lors du Carrefour International de Théâtre le 27 mai 2018 à la Place de l’Université-du-Québec en Basse-Ville. Quelques semaines auparavant, le collectif La Lanterne organisait une promenade de Jane, un parcours urbain pour revisiter les hauts lieux de ces événements. En plus de cette promenade et de leur maintes réalisations pour restituer les événements[9], ce collectif a convié l’artiste Wartin Pantois, celui qui est surnommé « le Banksy de Québec », à représenter une scène des émeutes en papier peint pour le paysage urbain de la Basse-Ville de Québec, là où s’est déroulé la majorité des événements de cette crise de la conscription.

La visée de ces notes est d’attirer l’attention sur le mode d’expression non traditionnel de la commémoration qui mobilise une variété de jeux de langage[10]. Les modes d’expression non traditionnels de la commémoration, tel qu’ils vont être discutés, décloisonnent le commentaire historique et la pratique commémorative.

Québec, Printemps 1918, une pièce de théâtre documentaire

Dans l’historiographie de ces événements, Provencher est le premier à être retourné aux sources primaires, à avoir fait un retrait dans les fonds d’archives pour proposer une narration des événements dans sa chronologie et dans ses menus détails. Il est aussi le premier auteur, en compagnie de Gilles Lachance, à proposer une illustration de ce que je nomme le geste de commémorer autrement avec la pièce de théâtre Québec, Printemps 1918. Cette pièce fut jouée pour la première fois au Théâtre du Trident à l’automne 1973 (Provencher et Lachance 1974). Portant également le sous-titre le jeu conscient de l’ambiguïté, cette pièce ne se réclame pas de la fiction, elle se présente plutôt comme un document authentique qui provient des témoignages entendus lors de l’enquête du coroner qui s’est tenue à Québec, après les cinq jours d’émeutes du printemps 1918, soit du 8 au 13 avril 1918. Le scénario se présente ainsi comme un montage qui reprendrait à la lettre les mots des trente témoins entendus lors des six jours de l’enquête. En ce sens, la création de Provencher correspond à ce que Peter Weiss décrit dans ses Notes sur le théâtre documentaire : « le théâtre documentaire se refuse à toute invention, il fait usage d’un matériel documentaire authentique qu’il diffuse à partir de la scène, sans en modifier le contenu, mais en en structurant la forme » (Weiss 1968 : 7). Weiss est un pionnier en matière de théâtre documentaire avec sa pièce L’Instruction en 1965, une pièce basée sur les verbatims et les notes du procès d’Auschwitz qui s’est tenu à Francfort durant 20 mois de 1963 à 1964.

La temporalité que Provencher met de l’avant dans cette pièce est celle de l’après-coup. La pièce se déroule en entier dans une salle du Palais de justice de Québec. En inscrivant cet événement dans un seul lieu – le Tribunal –, Provencher reconstitue le cours des événements qui secouent la ville de Québec lors de la Semaine sainte de 1918 à partir de témoignages des familles des disparus, de représentants du gouvernement du Québec et d’Ottawa, ainsi que d’un jury et d’autres gens de la communauté. Il y a aussi plusieurs personnages forts qui sont au centre de la pièce, dont le major Barclay, le Maître Lavergne, et les veuves des Canadiens français qui ont été tués. Le point de vue adopté n’est pas une mise en récit qui s’appuierait sur les articles de journaux. En se limitant aux discours de celles et ceux qui ont vécu la situation, la pièce propose une revue de l’histoire au plus près du verbatim de ce procès, ce qui rend compte d’un récit plus concret de ces événements.

Cette création de Jean Provencher coécrite avec Gilles Lachance permet de donner une plus grande résonance aux archives de l’enquête du coroner. Il y a là un geste de dévoilement, de mise en disponibilité d’archives qui, sans cela, seraient restées inexploitées. Ce geste correspond à ce que l’on pourrait nommer des opérations de retrait et de transfert : retrait d’un fonds d’archives et transfert d’un jeu de langage à un autre. En soi, les témoignages entendus lors de l’enquête du coroner correspondent à une forme de jeu de langage. Dès lors que ces témoignages sont rejoués par des acteurs et actrices, il y a transfert et transformation des jeux de langage. En prenant un jeu de langage et en le présentant dans un autre jeu de langage, il y a alors une transformation de la portée critique, la critique prend une autre forme et c’est dans ce procès de transfert d’un jeu de langage à l’autre que la critique gagne en intelligibilité[11].

L’utilisation des témoignages retrouvés dans les fonds d’archives et le déplacement de ceux-ci s’inscrit dans la démarche du théâtre documentaire : « […] qui désire être au premier titre une tribune politique et renonce à être une réalisation artistique, se met lui-même en question » (Weiss, 1968 :10). « Théâtre verbatim », « théâtre documentaire », peu importe comment est nommé ce mode d’expression de la commémoration, ce qu’il y a à prendre en compte, c’est la modalité de transmission de l’histoire, qui lie jeux de langage et dynamiques d’identifications avec les personnages historiques et le rapport au réel de ceux-ci[12]. S’il y a un remaniement identificatoire, ceci peut donner lieu à des transferts d’affects et de représentations. C’est-à-dire que cette pratique commémorative ouvrirait un espace pour délier des identifications passées – un attachement à l’Empire britannique, un amour non questionné pour le Dominion et un appui aveugle à la conscription et aux unionistes – et permettre un remaniement identificatoire où l’auditoire se reconnaît dans les Canadiens français qui revendiquent le droit à l’inservitude.

Par cette pièce de théâtre, Jean Provencher et son acolyte Lachance sont les premiers à avoir présenté ces événements avec un jeu de langage autre que les modes d’expression traditionnels de la commémoration.

Figure 1

Représentation de la pièce Québec, Printemps 1918 lors du Carrefour International de théâtre le 27 mai à la Place de l’Université-du-Québec en Basse-Ville.

Représentation de la pièce Québec, Printemps 1918 lors du Carrefour International de théâtre le 27 mai à la Place de l’Université-du-Québec en Basse-Ville.
Photo de l’auteur.

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La promenade de Jane du collectif La Lanterne

We should go out and walk.

Jane Jacobs

La promenade de Jane organisée par le collectif La Lanterne, qui donnait suite à une conférence à ce sujet tenue par la Société histoire de Limoilou, a permis d’établir une continuité dans le geste de commémoration du 100e anniversaire qui s’est étalé sur plusieurs semaines. Lors de cette première conférence et de cette marche, il y a eu la formation de ce qu’on pourrait nommer une communauté lors de cette commémoration. Et cette communauté n’avait rien de comparable à celle présente dans un département universitaire d’histoire. Le public de marcheurs était composé d’autant d’hommes et de femmes qui trouvaient un intérêt pour le sujet. C’est d’ailleurs le rôle d’une société historique que de permettre à un plus large public d’accéder à une profondeur historique du présent, et ce, pour faire en sorte que la connaissance historique ne soit pas qu’un savoir relégué à la communauté savante[13].

L’idée d’une Jane’s walk est de pouvoir découvrir un lieu in situ et de saisir, dans l’effort d’imagination convoqué par la narration, les événements qui se sont déroulés dans le passé. Parfois, le support de photos permet d’appuyer la mémoire sur des référents matériels. La réalisation d’une place publique, d’un monument ou d’une statue permet justement la matérialisation de la mémoire.

Les promenades Jane ont été créées en 2007 à Toronto. Ces promenades visent à faire redécouvrir la ville et ses revitalisations dans l’esprit de Jane Jacobs, une architecte qui a considérablement renouvelé la manière de penser la ville et l’urbanisme en Amérique du Nord. Chaque année, durant la première fin de semaine du mois de mai, les Jane’s walk sont organisées dans plus d’une dizaine de villes et autant de pays. Des promenades de ce type, qui allient regard citoyen et population locale, se déroulent depuis 2012 dans la ville de Québec. Elles sont généralement des initiatives populaires : ce sont des organismes communautaires et des associations de citoyens et citoyennes passionnés d’histoire qui agissent de concert. Ce type de promenade n’a rien du traditionnel tour guidé touristique. D’abord, les guides sont des historiens locaux, des citoyens et citoyennes ou alors des artistes qui ont vécu ces luttes. Si les promenades de Jane portent généralement sur la ville, sur son passé, son présent et ses revitalisations successives, il n’empêche que des thèmes spécifiques sont parfois abordés. En 2013, la marche de Jane s’était faite à la Basse-Ville de Québec sur le thème Saint-Roch, une histoire populaire. Elle était d’ailleurs organisée par François G. Couillard, un membre du collectif La Lanterne, qui a aussi contribué de façon notable à écrire, dans le sillage de la public history, une « histoire des petites gens »[14].

Figure 2

À la Place Québec, Printemps 1918, maints participants, dont celles et ceux qui ont pris la parole pour raconter un aspect de cet événement lors de la marche de Jane organisée par le collectif La Lanterne, le 5 mai 2018.

À la Place Québec, Printemps 1918, maints participants, dont celles et ceux qui ont pris la parole pour raconter un aspect de cet événement lors de la marche de Jane organisée par le collectif La Lanterne, le 5 mai 2018.
Photo courtoisie de la La Lanterne.

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Lors de cette marche de Jane, à un certain moment, les marcheurs faisaient face au poste de police numéro 3, à côté de la place Jacques-Cartier, où la foule voulait s’en prendre au policier Bélanger. Par la suite, ils étaient devant l’Auditorium (dans l’actuel Capitole de Québec), là où étaient les bureaux du registraire de la loi du service militaire et on rappelait à la mémoire des participants que la bâtisse avait été incendiée pour détruire les documents officiels des conscrits. À un autre moment, les marcheurs se trouvaient devant place Québec, Printemps 1918 où l’artisane, Aline Martineau qui a construit la sculpture, expliquait les démarches pour l’établissement de cette place publique et ses intentions dans la fabrication de l’oeuvre.

Le fait de se déplacer sur le même itinéraire que les manifestants de 1918, d’évoquer le fait qu’ils entonnaient l’hymne national ou la Marseillaise en étant sur le lieu d’énonciation, donne une profondeur historique à l’espace vécu, au topos, qui n’apparaît a priori pas comme tel dans le temps homogène de la quotidienneté. Il y a tout comme dans le geste in situ de la commémoration une superposition du passé et du présent qui ajoute de la profondeur au tableau historique qu’est la ville-texte comme la conçoit Michel De Certeau (1990). La Jane’s walk prend ainsi le lieu comme objet de mémoire et le patrimoine devient un outil de mémoire. La promenade de Jane consiste alors à retourner sur les lieux où la mémoire travaille et à ce que les citoyens et citoyennes contribuent à ce travail grâce à leur intervention[15].

Le fait d’inviter la communauté de marcheurs à relier des points de la trame urbaine, pour en faire une chaîne de lieux qui sont entre eux signifiants, est une part importante de ce geste de commémoration. La marche de Jane permet de créer, le temps d’une rencontre, une narration autour d’un lieu, ajoutant ainsi du symbolique au tissu urbain. C’est comme si la marche, comme « énonciation piétonnière » disait De Certeau, était une forme de réécriture de l’histoire, où se révèle une topologie des principaux lieux d’affrontement entre la foule anticonscriptionniste, le corps de police de la ville de Québec et l’armée canadienne.

Ce mode d’expression non-traditionnel permet ainsi de lier des plaques et d’alimenter leur teneur psychogéographique en tenant à partir de leur locus, du lieu d’énonciation, des discours qui concourent à dévoiler le réel de ces lieux et ce qu’ils portent, sans en porter de traces, d’histoire. C’est bien ce que Place Québec, Printemps 1918 matérialise, poinçonnant en ce lieu, une temporalité passée et un événement. Ce lieu public, qui a été inauguré à l’occasion du 80e anniversaire de ces événements, a d’ailleurs été le lieu où s’est terminée la promenade de Jane organisée à l’occasion du 100e anniversaire. Si le lieu public comme mode d’expression traditionnel spatialise le temps, en inscrivant le passé dans un espace vécu au présent, la Jane’s walk comme mode d’expression non-traditionnel est une dynamisation de l’espace, une actualisation de la charge symbolique de ces lieux où la communauté des marcheurs est conviée à un travail de mémoire[16].

L’intervention du « Banksy de Québec »

Le principal répertoire d’actions de Wartin Pantois est d’intervenir dans l’espace public en collant des images en papier peint sur des bâtiments. Depuis plus d’une dizaine d’années, il déploie des peintures sur papier marouflé sur les murs de la Basse-Ville de Québec et plus récemment au Portugal et en Allemagne[17]. À l’occasion du 100e anniversaire de la crise de la conscription, le collectif La Lanterne a convié Pantois pour agir. La scène qu’il présenta, dont l’exposition ne dura pas moins d’une heure, est le moment culminant des émeutes : l’armée avec la mitrailleuse Lewis d’un côté et la population de l’autre, un diptyque en noir et blanc, sobre, qui illustre bien la polarisation de la situation.

L’auteur de ces interventions n’est jamais sorti de l’anonymat, préférant agir de manière spectrale sans attirer l’attention sur sa personne. Les thèmes qui poussent Pantois au passage à l’acte ne sont pas des faits divers. Ses oeuvres sont liées à des sujets polémiques qui ont une prééminence locale, mais qui vont toujours par-delà la localité.

Figure 3

Collage de Wartin Pantois sur le Centre multiethnique de Québec.

Collage de Wartin Pantois sur le Centre multiethnique de Québec.
Photo courtoisie de Mon Saint-Roch.

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Excepté cette action pour commémorer le 100e anniversaire des événements de 1918, l’artiste a par ailleurs réalisé une intervention lors de la journée contre l’homophobie en apposant sur une bâtisse de la Haute-Ville de Québec des couples homosexuels s’embrassant. Les collages de papier peint contribuent à maintenir vive une mémoire de l’histoire récente ou lointaine, par exemple en illustrant la silhouette d’un cycliste mort – Guy Blouin – sur la rue Saint-François, à côté du parvis de l’Église Saint-Roch là où il s’est fait percuter par une autopatrouille; en présentant une série de pochoirs à l’effigie du Dialogue avec l’histoire pour réanimer le débat entourant la destruction subite en juin 2015 de cette oeuvre de Jean-Pierre Raynaud. Ce sont des images qui entrent dans l’espace public, comme pour donner un témoignage, pour qu’il y ait une matérialisation d’une idée dans une image – c’est le sens de l’intervention publique – d’un parti pris.

En réponse à la montée des groupes d’extrême droite et d’une plus grande présence de leur part dans l’espace public autour de la question de l’immigration, Pantois présente un collage représentant des immigrants réunis sur un mur du Centre multiethnique de Québec. C’est là une façon de marquer leur présence, en inscrivant leurs profils sur une bâtisse. Au moment où ont lieu des consultations publiques pour l’établissement d’un centre d’injection supervisée dans Saint-Roch, cet artiste a ajouté aux paysages urbains des réalités que certains ignorent totalement ou refusent de voir, en collant des images de personnes qui s’administrent des drogues intraveineuses.

Le geste de Pantois est d’insérer une citation dans le texte qu’est la ville. La citation parle d’elle-même, elle est une image qui revivifie le passé dans le présent, qui suscite l’interrogation et même parfois, entre deux pas, l’arrêt sur image. Les oeuvres de Pantois sont autant d’arrêts sur images, sur des signes, qui démontrent la proposition de De Certeau selon laquelle la ville est un texte. Les interventions de Wartin Pantois sont des façons de réactiver la conscience à certaines réalités, de faire en sorte qu’elles ne soient pas refoulées, bref d’appeler à leur visibilité et leur permanence dans l’espace public. À suivre les interventions du « Banksy de Québec », on y lit une véritable « revue de presse » de ce qui a suscité débat, intérêt, et qui est remonté à la surface de l’histoire de la ville de Québec.

Dans la promenade de Jane, la narration marque de traces certains lieux qui, sans le voir, sont porteurs d’histoire. Pour cet artiste, ce sont les peintures sur papier marouflé, qui, accolées sur les murs, transmettent une histoire qui s’efface par refoulement ou oubli dans ces espaces publics. La mise en récit, la narration, tout comme ces peintures sur papier peint, contribuent, malgré une pratique de censure, de l’oubli ou du pouvoir en place, à ce que ces lieux demeurent chargés de leur sens historique.

La commémoration qui vient autrement ou une autre commémoration est possible

Enfin, le propos est simple, il a été évoqué que la communication scientifique ne mobilise pas le même jeu de langage que le papier peint. La pièce de théâtre où l’enquête du coroner est jouée par des acteurs ne convoque elle non plus pas le même registre de jeu de langage que la promenade de Jane qui consiste à raconter in situ des épisodes de la révolte. Et la prise de conscience de ces événements en s’arrêtant à la Place Québec, Printemps 1918 est un rapport au symbolique tout autre que de l’apprendre dans un livre d’histoire.

La prise en charge de ces événements historiques par le collectif La Lanterne donne à penser à un renouvellement du commentaire historique et des conventions de la pratique commémorative. Il y a là, d’abord dans le geste initiateur de Provencher avec la pièce de théâtre et avec l’apport de ce collectif, l’ouverture d’un espace pour que différents jeux de langage, différentes formes de médiations, concourent à la transmission de la conscience historique. Le geste de commémorer autrement permet ainsi une plus grande efficacité symbolique auprès d’un public non-initié, d’un auditoire extra-académique. Ces notes mériteraient d’être prolongées dans ce sens. La problématisation gagnerait à circonscrire davantage comment est-ce que l’écriture de l’histoire peut bénéficier de l’apport de praticiens non-profesionnels, de celles et ceux qui pratiquent le commentaire historique de leur propre position en y ajoutant des médiations qui ne correspondent pas aux modes d’expression traditionnels de la commémoration. En pensant la pratique commémorative par-delà les départements d’histoire, en tentant de saisir la contribution d’une société historique ou d’un collectif comme La Lanterne, on se situe dans une réflexion en amont sur le mode de production du savoir et de l’ethos historien (Pâquet 2007).

Comment peut-on faire entendre autrement la critique ? Comment transmettre la mémoire de ce soulèvement populaire, ce refus à l’obligation de servir ? Et rappeler qu’il y a dans la mémoire collective des comptes qui sont restés non réglés avec l’histoire ? Si l’administration municipale de Québec a versé 26 695$ en réclamations pour les dommages causés à la propriété de l’Auditorium, les familles des victimes, elles, n’ont jamais été indemnisées, et ce, même si le jury avait énoncé que « les victimes étaient innocentes de toute participation à ces troubles » (Provencher et Lachance 1974 : 156). Grâce aux initiatives susmentionnées, il demeure une mémoire de l’anti-impérialisme, de l’inservitude volontaire, de cette histoire de résistance à la conscription. Mais comme l’a fait Paul Veyne (2000), qui a plus que tout autre historien cherché à dresser le portrait de la plebs media (ce qu’il nomme la classe moyenne) sous le Haut-Empire romain, il importe de réitérer cette narration des faits, des événements de 1918, pour éviter de caricaturer la psychologie de ces résistants et de l’expression de leur volonté pendant cette crise. C’est en procédant méthodiquement à ce travail historiographique, en suivant Provencher et les auteurs de ces exemples du geste de commémorer autrement, qu’il y a, comme le disait Foucault, « [u]ne manière de faire faire à la pensée l’épreuve du travail historique; une manière aussi de mettre le travail historique à l’épreuve d’une transformation des cadres conceptuels et théoriques » (1983). Le fait de commémorer autrement participe à redonner une épaisseur, une complexité, à un événement historique qui est souvent aplati par les mises en récit historiques.