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Introduction

Dans « Dimanche », le reporter Filip Springer raconte la brève et simple histoire d’un homme. Si le récit se déroule à Biała Podlaska, une municipalité tout à l’est de la Pologne, il n’est pas sans faire écho au quotidien des habitants de ces nombreuses petites villes de Pologne ou d’ailleurs, où il y a si peu à faire.

On peut définir un feuilleton par l’effet qu’il a sur la lectrice ou le lecteur : une de ses idées qui lui restera en tête, l’envie irrépressible qu’il aura d’en parler. Après avoir lu « Dimanche », la réflexion ou la conversation démarre d’elle-même : « Qu’est-il arrivé à l’homme de Biała Podlaska ? Sa femme lui a-t-elle, à la suite d’une querelle peut-être, interdit l’accès à la maison ce jour-là ? Revisite-t-il les stations de sa vie avec sa femme, maintenant décédée ? Vit-il seul, et a-t-il l’habitude de manger des pommes de terre et du saindoux ? »

« Dimanche » fait partie d’une série de textes parus sous forme de livre d’exploration de villes qui, entre 1975 et 1998, ont été des capitales régionales, des chefs-lieux de voïvodies polonaises.

Dimanche[1]

Filip Springer

Traduction : Barbara Thériault (Université de Montréal ; barbara.theriault@umontreal.ca) et Anna Kurpiel (kurpiel@wbz.uni.wroc.pl ; Uniwersytet Wrocławski).

Pendant ce voyage, j’ai vite appris une chose : les dimanches sont les plus difficiles. Ce jour-là, les portes du centre commercial Rywal à Biała Podlaska ferment à 17 h 00, et j’étais sur le point d’apprendre que ce fait gâchait royalement l’après-midi d’au moins une personne dans cette ville.

« Nous fermons dans une minute. » L’employée du café Platinum se tenait devant moi et regardait mon café à peine entamé. « Dans une minute », répéta-t-elle comme dans un murmure.

C’est en me dirigeant vers la sortie que je l’ai remarqué. Il était assis à côté du comptoir des petits pains finissant la soupe aux betteraves qui est servie ici dans de minces verres en plastique. Il avait dû entendre le bruit des stores et comprendre qu’il était temps de quitter les lieux. Il ne se hâtait pas pour autant. Il sirotait sa soupe et faisait tout pour éviter le regard de l’employée qui la lui avait servie. Appuyée sur ses coudes, elle le fixait d’un regard impatient.

Il s’est enfin levé et s’est dirigé vers la sortie. Je pouvais maintenant l’examiner à mon aise. Ce n’était pas un clochard. Il avait le visage soigneusement rasé d’un cinquantenaire, un jeans propre et un blouson sport, un peu trop grand, mais correct. Pas de poche, de sac à dos ou de truc de ce genre.

J’ai décidé de le suivre.

Nous sommes maintenant dehors. Je feins de vérifier un truc sur mon téléphone ; il est à quelques mètres de moi. Je n’ai pas même besoin de le regarder pour comprendre qu’il ne sait pas quoi faire de sa peau.

C’est ce genre de dimanche après-midi moche. La ville maintenant déserte est sinistre.

Il se met enfin en route, sur la rue Brzeska en direction du cinéma Merkury. Dans le parc devant l’église, il rebrousse chemin et se dirige vers la mairie. Il n’y a personne, le stationnement est vide. Il marche le long des bâtiments, lentement, en boitant un peu, il me semble. Il a relevé son col et mis ses mains dans ses poches. Il fait le tour du cinéma et, devant l’entrée, commence à lire les affiches placées dans les vitrines. Il n’en omet aucune et moi, je sais déjà après la troisième que je vais aujourd’hui traîner derrière lui aussi longtemps que possible. Il finit de lire les affiches et traverse la rue Brzeska, en direction du terminus d’autocars. J’ai encore l’espoir qu’il aille quelque part. Mais non. De toute façon, tout est désert. Hier, un clochard dormait sur le banc, mais aujourd’hui il n’y a personne. Le stand à journaux est fermé, mais lui regarde méticuleusement le contenu de sa vitrine. Il se dirige ensuite d’un pas lent vers la salle d’attente. Pendant de longues minutes, il lit les tableaux d’affichage. Il n’arrache pas de feuillet, ne prend rien en note. Il ne sort pas de téléphone, je ne sais d’ailleurs pas s’il en possède un.

Il sort enfin du terminus, traverse le parc et tourne en direction de la rue Moniuszko. Il s’arrête ici devant chaque magasin et regarde les vitrines. Il passe environ un quart d’heure devant la vitrine du prêteur sur gages. Pendant tout ce temps, nous sommes les seules âmes à perte de vue. Je crains un peu qu’il me voie et ne s’énerve parce que, de toute évidence, je l’ai pris en filature depuis au moins une demi-heure sans raison apparente. En fait, je doute même qu’il en existe pour ce genre de filature. Mais lui ne regarde pas autour de lui. Il examine attentivement une autre vitrine et s’éloigne.

Marchant sur la rue Moniuszko, nous atteignons la place de la liberté. Il examine tout, vitrine par vitrine, restant quelques minutes devant chacune, sauf s’il s’agit d’une banque ou d’une compagnie d’assurances. Après, il va à la rue Piłsudski et, comme il y a là peu de vitrines, il poursuit sa route. Moi, derrière lui, je traîne parfois dans une cour pour prendre des photos. Quand je reviens vers la rue, je vois au loin son blouson rouge. Il avance si lentement que je peux le rejoindre sans grand effort.

Au coin de Garncarska et Piłsudski, il s’arrête un moment. Il tourne ensuite à droite. Ici se trouvent les ruines d’une villa historique. On doit avoir commencé à y faire quelque chose, car elles sont entourées d’échafaudages, il y a du sable dans des cales et, ici et là, des seaux de mortier pour les plâtrages. Il regarde ce bazar pendant un moment et retourne ensuite à l’intersection de Piłsudski et Artyleryjska. À ce moment précis, le feu tourne au rouge, mais il n’y a pas de voiture. La rue est déserte. Il attend patiemment. Le feu vert arrive. Il ne bouge pas. De nouveau le rouge, puis le vert ; il avance d’un pas incertain. De l’autre côté de la rue se trouve le supermarché, il s’y dirige. Il entre, et moi derrière lui. Il prend un chariot et sillonne les allées. Craignant de traîner derrière lui, je prends de la bière et quelques barres de chocolat et passe à la caisse. Je sors ensuite et m’assois sur un banc à la sortie. J’attends. Il sort 15 minutes plus tard. Il n’a qu’un seul article, une petite boîte de saindoux.

Il est déjà passé 18 h 00, le ciel s’éteint doucement. Il se remet en route et moi, je me demande si nous reprendrons le même chemin. Il choisit plutôt d’emprunter la rue Janowska. Le saindoux disparaît dans une poche de son blouson et ses mains derrière son dos. Il prend la rue Bieńkowski. Il y a ici une grande place bétonnée. Au centre, une voiture blanche, seule, une Ducato rouillée. Allant sur le côté, il sort une clé, prend place dans la voiture. Assis sur le siège du conducteur, il regarde devant lui pendant quelques minutes. Je l’examine encore un moment, puis je pars. Je crains un peu de le laisser là, tout seul. J’ai l’impression qu’il va sortir un pistolet du coffre à gants et se tirer une balle dans la tête et que moi, j’entendrai seulement le bruit de la détonation derrière moi.

Mais, à bien y penser, qui achèterait du saindoux avant de mettre fin à ses jours ?