Corps de l’article

Sociologue et croyante

Nous connaissons Nicole Laurin la sociologue, mais peu la catholique. Elle tenait sa foi bien discrète. En tout cas dans le milieu intellectuel et même à la revue Relations. Jean Pichette, en l’invitant à se joindre au comité de rédaction à partir de septembre 2000 au titre de sociologue ayant travaillé sur les communautés religieuses féminines, ignorait qu’elle était croyante. C’est après coup, à la dérobée, en dépit de sa discrétion à cet égard, que nous avons mieux connu cet aspect d’elle qu’elle mettait rarement de l’avant. « Je ne suis pas théologienne », disait-elle, pour excuser ce silence.

Pourquoi cette discrétion ? En tant qu’intellectuelle engagée, ce qui comptait, c’était « nos projets, notre analyse, le choix des moyens d’action », disait-elle lors d’une table ronde publiée sous le titre « D’abord citoyens ou croyants ? », dans le dossier intitulé « Notre parti pris », soulignant le 700e numéro de Relations en mai 2005 (Baum et al., 2005). Les membres du comité de rédaction y étaient invités à s’exprimer dans ce numéro anniversaire sur le lien qu’ils faisaient entre la foi et l’engagement social, la religion et la politique. L’idée de cette table ronde était née, je crois, d’une discussion très animée entre Nicole Laurin et Gregory Baum, opposés sur ce sujet, lors de la préparation du dossier. Nicole, contrairement au théologien Baum pour qui l’engagement pour la justice et l’engagement pour la foi allaient de pair, se refusait à cette option : « Dire que je m’engage en tant que catholique serait comme trahir mes camarades ou les gens qui partagent mes opinions politiques. Nous sommes tous ensemble dans le même bateau, croyants, incroyants, mécréants. Nous essayons de dénoncer des injustices, de critiquer la société sous divers aspects, d’améliorer et de transformer la société. Les incroyants ont les mêmes valeurs que nous, il ne faudrait pas oublier cela. Il n’y a pas besoin de la foi en Dieu pour aider quelqu’un qui souffre à côté de soi, pour vouloir la justice, la solidarité, la paix et pour pratiquer l’amour du prochain » (Baum et al., 2005 : 13). À la suite de quoi, elle soulignait, de manière très juste, l’option de Relations : « Nous faisons la revue sur la base du désir de justice, de solidarité et de fraternité que nous partageons entre croyants et incroyants » (Baum et al., 2005 : 13). Gregory Baum aurait dit la même chose, sans pour autant taire son inspiration personnelle, sans croire « trahir ses camarades » athées qu’il avait nombreux.

Dire sa foi aurait signifié « trahir ses camarades ». Le mot est fort. S’il rend compte d’une fidélité à son engagement social et politique, il traduit aussi, me semble-t-il, le caractère inaudible, presque scandaleux, de l’expression de sa foi dans le milieu militant, académique et intellectuel, qui était le sien. Lors de la matinée en mémoire de Nicole Laurin, organisée par le département de sociologie de l’Université de Montréal en octobre 2017, un sociologue a exprimé d’ailleurs ouvertement son malaise lorsqu’il avait appris que Nicole était croyante. Comme si la stature d’intellectuelle critique pouvait en être par là remise en cause. La chose étant entendue depuis longtemps, au Québec, que la religion est l’opium du peuple. L’embarras de ce sociologue reflète une posture bien enracinée historiquement : le savoir critique est conquis de chaudes luttes des griffes de l’Église instituée « gardienne de la pensée », et l’émancipation est ainsi posée en opposition à la foi, signe d’aliénation. Cette attitude est, me semble-t-il, très discutable, car elle laisse dans l’ombre, d’une part, la vaste cohorte d’intellectuel.le.s chrétien.ne.s qui ont oeuvré à cette libération et, de l’autre, chez beaucoup une part d’eux.elles-mêmes, capax mysterii, comme disait la poète et dramaturge Jovette Marchessault.

Dans d’autres sociétés où la raison n’a pas fait table rase des mythes et des rites, la cohabitation de l’analyse critique et de la croyance, pour certain.ne.s paradoxale, est commune. En Amérique latine par exemple que je connais bien, être marxiste ou anarchiste et, en même temps chrétien.ne, n’est pas rare.

Cette incompréhension tacite et périlleuse a certainement joué, chez Nicole, dans le fait de considérer que la foi et la spiritualité relevaient strictement du privé et qu’elles n’avaient rien à voir avec l’engagement citoyen : que c’était là deux univers qui ne devraient pas communiquer entre eux. J’aimerais explorer cette avenue par la relecture de certains textes, publiés dans Relations, où elle aborde la question de la religion et de la foi, avant d’explorer ce qu’était effectivement ce jardin intime de la foi, chez Nicole, où elle nourrissait son appétit de beauté et de bonté.

La foi au coeur de la vie quotidienne

Dans l’article « La foi nue », écrit conjointement avec Marco Veilleux, alors secrétaire de rédaction de Relations, les frontières entre foi et engagement social ne semblent pas aussi si imperméables qu’elle le prétendait (Laurin et Veilleux, 2004). On sait que Nicole Laurin était très stricte à l’égard de ses textes. On ne les « corrigeait » pas impunément. Il fallait s’armer de patience et de tact dans les négociations rédactionnelles. Sachant cela, ce texte retient d’autant plus l’attention. C’est elle qui avait demandé à Marco Veilleux de le coécrire. Celui-ci pense que c’était pour se permettre de dire des choses qu’elle n’aurait pas osé dire seule, en tant que sociologue. Des termes comme « foi », « culpabilité », « mal » et « péché », endossés pleinement par elle, accompagnent en effet la réflexion critique qui y est présentée.

La foi « nue » et « humble », vulnérable comme la vie, « sans prétentions dogmatiques et autoritaire », c’est la « terre nourricière de l’indignation, de la capacité de résister et de nous lever pour rêver un monde différent », c’est ce qui permet d’avancer en « l’absence d’horizon clair et parmi les décombres des grandes utopies de naguère » et devant le « macabre cortège des horreurs contemporaines », qui nous fait enfoncer « toujours davantage dans le marasme des sentiments de culpabilité, de désespoir, d’impuissance, si ce n’est d’indifférence ». C’est ce qui reste quand les idéologies ne soutiennent plus l’action pour la justice et la fraternité et permet de ne pas « céder sur [le] désir de justice, de paix et de fraternité ». C’est « d’abord ce désir qui soutient la marche sur des chemins incertains » « [des] hommes et [des] femmes de bonne volonté, quel que soit l’état de leurs croyances ou de leur incroyance ».

Considérant en premier lieu les mouvements sociaux de résistance et humanitaires, le texte évoque à la fin ceux et celles qui « organisent des petites choses » dans leur quartier, autour de chez eux, « sable dans l’engrenage ». Nicole tenait beaucoup à y joindre l’image biblique suivante : « Il y a le verre d’eau donné à celui qui a soif et qui demande à boire — ou qui n’a plus la force de demander ». Insistant, elle ajoute : « n’oublions pas ceux et celles qui réfléchissent, méditent ou prient dans le silence. Ils sont plus subversifs qu’on ne le pense. » Comment ne pas penser aux communautés religieuses et monastiques, notamment féminines qu’elle connaissait bien et pour lesquelles elle a eu une affection particulière ? On y voit en tout cas toute l’attention qu’elle portait aux petites gens sans pouvoir qui, au quotidien, maintiennent vivant l’espoir d’un monde plus juste.

Comment ne pas aussi entendre, dans ses propos, un écho de sa foi chrétienne intime et l’évocation d’un dialogue entre la foi et l’engagement pour la justice, entre croyant.e.s et non-croyant.e.s, par cet usage d’images et de concepts religieux au milieu d’une analyse sociologique ? Ne se réconciliait-elle pas ainsi avec la perspective de Gregory Baum dans cette incarnation de la foi dans la profondeur de l’expérience humaine, où la foi dans ses versants religieux et irréligieux conflue dans une même source de vie ? Ne l’a-t-elle pas fait explicitement en usant, à la toute fin de l’article, d’un terme que Baum affectionnait particulièrement et qu’elle ne voulait surtout pas qu’on « corrige » : « péchés politiques » ?

Dans le cadre d’un dossier sur la résistance et la gauche, publié en 2001, après avoir réfléchi longuement sur les acteurs sociaux et politiques, comme elle l’avait fait dans « La foi nue », elle conclut son article : « Reste une gauche invisible et ignorée dont les actes subversifs s’inscrivent au coeur du quotidien, dans l’intimité : les hommes et les femmes qui fabriquent au jour le jour un petit peu d’humanité. Ce sont des pauvres ; ils donnent de leur personne, donnent souvent même ce qu’ils n’ont pas : de l’attention, de l’amitié et de la fidélité. Ce sont des faibles qui n’ont jamais eu de pouvoir ou y ont renoncé. Pourtant, fabriquer de l’humanité, n’est-ce pas en permanence faire échec à l’ordre imposé ? Que l’on croie ou non à la politique. Sur ces pauvres et ces faibles s’appuie l’espoir d’un monde meilleur, ce monde qui nous habite et nous échappe » (Laurin, 2001a : 14). N’est-ce pas là, condensée, cette foi qui l’anime et la porte ? Deux occasions où Nicole, pour conclure son texte, se permet de se révéler un peu, levant un pan du voile de la foi intime qui l’habitait.

Cette foi intérieure de Nicole s’exprime d’abord par l’attention portée à la vie simple des gens, à ces personnes qui, dans l’ombre, servent, s’entraident et font du bien, maintenant l’espérance d’un monde meilleur « qui nous habite et nous échappe ». Nicole Laurin, sociologue des relations de pouvoir, des rapports sociaux, des aliénations, des dominations de classe, c’était aussi cela.

Dans un de ses derniers textes dans Relations, pour un dossier sur la fragilité, Nicole a voulu rendre compte de ce que pensent des gens qui vivent « au bord du gouffre », toxicomanes, alcooliques, ou souffrant de maladie mentale, en recueillant leurs témoignages. On peut y lire : « On ne guérit pas de la fragilité. Elle demeure insurmontable. Elle peut aisément nous détruire ou au contraire nous forcer à vivre, à espérer au-delà de tous les déboires et de toutes les vicissitudes » (Laurin, 2008 : 22). Dans quelle mesure entendons-nous en même temps sa propre expérience ? Difficile de le dire. Mais n’écrivait-elle pas quelque chose de semblable dans un passage à teneur plus personnelle : « Le manque et le désir sont les ressorts secrets de la vie » (Laurin, 2005 : 16) ?

Son lien à la foi chrétienne ne devait pas être commode, confortable. Elle exécrait les discours moralistes, théologiques, justifiant la prétention de l’Église hiérarchique de contrôler les corps et les âmes. C’est cette attitude autoritariste et moraliste qui, selon elle, est la cause principale de l’abandon massif des femmes de l’Église et de la perte radicale de crédibilité de celle-ci dans la société, et qui l’empêche dorénavant de jouer le rôle qu’elle pourrait jouer : « éclairer le chemin de l’humanité, en lui offrant un sens, une transcendance » (Laurin, 2001b : 22). Mais Nicole ne cesse pas pour autant d’être catholique. Le faire, ne serait-il pas donner crédit à la prétention de pouvoir de la part de la hiérarchie ecclésiale, qui n’a rien à voir avec la foi ? Ne s’identifie-t-elle pas à ces femmes qui demeurent dans l’Église dont elle disait qu’elles « s’efforcent de concilier ce qui est inconciliable », même si cela « contamine la foi et la vie spirituelle » (Laurin 2001b : 22) ? Mais dans cette contradiction et contre cette dérive de l’institution, s’affirment malgré tout « des êtres de liberté » dont la responsabilité est de rester fidèles à ce qu’ils croient : « La beauté s’évanouit ; n’est-ce pas parce qu’on la détruit de par le monde ? La liberté n’est plus crédible ; n’est-ce pas parce qu’on la programme ou qu’on l’interdit ? Il convient de se tourner vers le monde, tel qu’il est, tel qu’il nous fabrique et nous réfléchit, pour tenter de nous réapproprier ce monde, de le réinventer par l’agir et par la pensée de manière à ce qu’il devienne plus humain. Nous, c’est-à-dire ceux et celles à qui on n’a rien demandé, sinon de ne pas résister aux pseudo-évidences et à la fatalité » (Laurin, 2003 : 34).

La quête de la beauté

Le dernier texte de Nicole dans la revue Relations, rédigé peu avant que la maladie ne l’empêche d’écrire, touche particulièrement ce qui lie profondément Nicole à la foi, et qu’évoque furtivement la citation précédente : la beauté (Laurin, 2010). Il est paru dans un dossier dont elle avait suggéré le thème, poussée par une urgence intérieure : la beauté du monde. Elle tenait à proposer un article. Ce texte exprime d’une manière limpide ce qui l’habitait au plus profond d’elle-même. Les premiers mots renvoient à une statue de la cathédrale d’Amiens, « Le Beau Dieu », et à la beauté de Dieu que les mystiques ont tenté de mettre en mots. Ensuite vient la beauté de la nature, de l’Univers, de la vie, de l’art, notamment la beauté qui « jaillit de la musique. Un des plus grands mystères qui soient » (Laurin 2010 : 26). Puis, la beauté des sentiments et des relations qui « se révèle au quotidien dans les gestes les plus simples ». Beauté trahie, détruite par le refus d’aimer, la colère, la vengeance, l’ignorance, la violence, la cupidité, l’exclusion, l’exploitation, la guerre, le saccage de la planète, la misère — ce qu’elle avait insisté pour qualifier de « péchés politiques » dans son texte « La foi nue » (Laurin, Veilleux 2004). Enfin elle conclut abruptement par l’évocation du sublime qui bouleverse et terrasse, avec un vers de Rilke, et de la mort avec une parole de Félix Leclerc : « C’est beau la mort, y a plein de vie dedans ».

C’est Nicole tout entière qui parle, la sociologue et la croyante, mêlant l’indignation avec la soif de beauté qu’elle découvre dans la vie, l’art, la contemplation, Dieu. Elle n’a plus de filtre. Elle y révèle cette foi qu’elle tenait secrète publiquement, intimement liée à l’amour du monde. Une foi liée profondément à la beauté. La beauté des gens, la beauté de la vie. N’était-ce pas déjà ce qu’elle admirait, quand, toute jeune, elle passait des journées entières assise dans une boutique captivée par les gestes de socialité, d’amitié, de service, des gens de son petit village natal de Saint-Vincent-de-Paul, comme elle le relate dans une entrevue avec Pierre-Laval Mathieu filmée au début des années 1980 (Laurin avec Mathieu, 1981) ?

En visionnant récemment la Soirée Relations organisée par le Centre justice et foi le 19 février 2001, intitulée « Religion et société : du passé à l’avenir », où Nicole faisait partie du panel (avec Raymond Lemieux et Georges Leroux), je me suis rendu compte que ce lien intime entre foi et beauté qui l’habitait, elle l’avait déjà bien formulé comme sociologue, avec détachement, en soulignant, dans sa communication, le rôle important que l’Église avait joué, selon elle, dans la société québécoise : « apporter de la beauté du monde » aux gens ordinaires, à travers l’art, la liturgie, les chants, les prières, les textes bibliques. Je ne sais pas quand ce lien intime s’est fait en elle ni s’il n’a jamais été rompu ; d’autres pourront le dire. En tout cas, sa participation aux célébrations paroissiales dont elle nous parlait parfois au comité de rédaction, et son bénévolat dans un centre pour femmes battues régi par les Soeurs Grises, dont on a eu vent par d’autres, en témoignent. J’ose croire aussi que ses douze ans passés au comité de rédaction, dont elle n’a manqué aucune rencontre, même quand la maladie, dont elle refusait de reconnaître les signes, commençait à l’affliger sérieusement, lui ont permis, fût-ce indirectement, de soutenir sa foi et sa quête vitale de beauté et de bonté.