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Commençons par rappeler quelques évidences. Nicole Laurin fut, au Québec, l’une des sociologues les plus importantes de sa génération. Elle a produit une oeuvre remarquable inspirée d’une imagination sociologique foisonnante, toujours ouverte à la remise en question. L’auteure n’en est pas moins demeurée fidèle à sa première intention qui, jusqu’à la fin, demeura celle d’une pratique de la sociologie critique d’abord et avant tout consacrée au dévoilement des rapports d’exploitation, de domination et d’oppression. Comment ne pas souligner aussi la très grande qualité de son écriture, aussi à l’aise dans les énoncés théoriques que dans la polémique ou l’exposé de la recherche empirique ?

Dans ce court texte, je traiterai des thèmes de la nation, des classes sociales et de la sociologie historique du Québec qui furent dominants dans les travaux de Nicole Laurin durant les années 1970. L’originalité de ses travaux tint à l’approche résolument critique dont elle s’inspira. La question des rapports entre les classes et la nation comme celle de la réinterprétation de l’histoire du Québec dominèrent la production sociologique et historienne durant cette période. Pensons d’abord, en histoire, à la célèbre querelle entre Maurice Séguin et Fernand Ouellet sur la pertinence respective des classes et de la nation dans l’étude de l’histoire du Québec (voir entre autres Bourque, 1987, et Ouellet, 1960). Rappelons aussi les concepts de classe ethnique, de société canadienne-française et de société globale proposés par Jacques Dofny et Marcel Rioux (Dofny et Rioux, 1962, et Rioux, 1965), de même que ceux de Hubert Guindon qui lièrent la Révolution tranquille à la montée des nouvelles classes moyennes (Guindon, 1990). Soulignons enfin la revue Parti pris qui proposa une première analyse de classes d’inspiration marxiste du Québec des années 1960 (Mouvement de libération populaire et revue Parti pris, 1965).

L’approche marxiste participa ainsi à ce vaste mouvement de transformations matérielles, sociales et discursives provoqué par le développement du fordisme, de la société de consommation et de l’État-providence. Durant les années 1960-1970, la sociologie (culturaliste et marxiste) devint un savoir central, un savoir de la division sociale comme de la nation, qui contribua à la redéfinition de la représentation que le Québec se donna lui-même (ou que l’on entendit qu’il se donna dans la mouvance du discours politique providentialiste, alors hégémonique). La nation canadienne-française et catholique, pensée depuis un siècle sous le voile de l’unanimisme, se disloque pour devenir une nation divisée aux délimitations plus ou moins floues dans une société dorénavant québécoise. C’est en partie dans cette perspective que Guy Rocher considéra la Révolution tranquille comme une mutation culturelle (Rocher, 1973). Comme ailleurs, le fordisme provoqua l’avènement d’une culture de masse dominée par le rapport au marché, de la même manière que l’État-providence suscita l’émergence d’une culture politique stato-centrée et caractérisée avec le temps par la judiciarisation des rapports sociaux. Au Québec cependant, c’est l’entièreté de la symbolique liée à la nation et à la société qui en fut affectée et en sortit transformée.

La sociologie et, en particulier, les sociologies marxistes puis féministes contribuèrent au déploiement de l’imaginaire d’émancipation qui s’empara du Québec sous l’égide de l’État-providence. Au Québec comme ailleurs, cette forme de l’État fut caractérisée, à partir de la reconnaissance du droit social, par l’ouverture à la politisation potentielle de tous les pouvoirs. L’éclosion de cet imaginaire fut aussi favorisée, on le sait, par une conjoncture internationale liée à la décolonisation, à Mai 68 ainsi qu’à l’émergence d’un mouvement comme la New Left aux États-Unis. Rappelons enfin, en référence au contexte, la création de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) en 1969 (où Nicole Laurin enseigna durant la première partie de sa carrière) qui permit la réunion de jeunes intellectuels « libérés » de toute tradition institutionnelle et permit l’expression d’une forme radicalisée de l’imaginaire d’émancipation.

Une oeuvre ne saurait cependant être réduite à ses conditions de production. Les travaux de Nicole Laurin montrent comment l’intention première, critique et émancipatrice, tout en la guidant jusqu’à la fin, s’est sans cesse précisée, transformée et déplacée.

La question des rapports entre les classes et la nation, de même que la nécessité de la réinterprétation de l’histoire du Québec à la lumière du matérialisme historique constituent les objets de la réflexion dans un premier article rédigé avec moi et intitulé « Classes sociales et idéologies nationalistes au Québec, 1760-1970 » (Bourque et Laurin-Frenette, 1970). Ce texte fut d’abord publié par la revue Socialisme québécois dirigée alors par Michel Van Schendel. Il y en eut par la suite deux versions remaniées, publiées dans la même revue d’abord (Bourque et Laurin-Frenette, 1971), puis dans L’Homme et la société (Bourque et Laurin-Frenette, 1972). Il s’agissait d’abord et avant tout d’un essai de nature militante et para-académique, que nous avions pensé dans le contexte d’une mutation discursive qui touchait aussi bien les objets d’analyse que la théorie qu’ils privilégiaient. À propos de la théorie d’abord, il faut rappeler que l’approche marxiste, malgré le succès de la revue Parti pris, restait relativement marginale dans les milieux intellectuels et davantage encore à l’université. Nous avions qui plus est voulu nous inspirer d’une perspective (althussérienne) qui proposait une relecture de Marx et suggérait une conception du matérialisme historique désireuse de rompre avec toute forme d’économisme. Le caractère incertain, problématique et en quelque sorte flou des objets étudiés rendait notre tâche encore plus risquée. Alors même que la communauté nationale changeait de figure et de référent, il n’existait pas de théorie satisfaisante de la nation dans la littérature académique et encore moins dans le marxisme.

Les transformations de l’État, des rapports de classes et de pouvoir demeuraient encore largement à comprendre : qu’est-ce, au fond, que la Révolution tranquille ? Comment cerner les traits de ce qu’on appelle les classes moyennes, la petite bourgeoisie technocratique ou la nouvelle petite-bourgeoisie ? Qu’en est-il des transformations de la classe ouvrière depuis l’après-guerre ? Peut-on penser un nationalisme de la classe ouvrière qui ne soit pas envisagé comme une simple soumission à l’idéologie dominante ? Comment enfin réinterpréter l’histoire du Québec dans l’horizon d’un imaginaire de libération sociale et nationale ? Il est impossible de reprendre ici l’ensemble des thèses que nous proposions dans cet article qui reçut un accueil bien plus large que ce que nous avions espéré. En voici donc quelques-uns des points saillants. Sur le plan épistémologique d’abord, nous voulions rompre avec l’idéalisme qui, à nos yeux, dominait la pratique sociologique au Québec. Il s’agissait en contrepartie d’adopter une perspective résolument matérialiste. Cette thèse, il faut bien le dire, jeta un certain froid dans une communauté sociologique québécoise alors peu encline à la polémique. Dans le domaine conceptuel, par ailleurs, la nation est conçue dans cet article (dans une perspective althussérienne) comme un effet des structures du mode de production capitaliste sur la formation sociale. Sous l’effet du développement du capitalisme, elle devient une formation sociale nationale. Dans cette perspective, le Québec prendrait l’allure d’une formation sociale tronquée puisqu’il subirait, dans l’ensemble du Canada, une domination nationale intérieure. Notre intention était de nous distancier de cette perspective largement répandue durant les années 1960 qui considérait le Québec comme une colonie du Canada. Il s’agissait de rendre compte de la domination nationale sans nécessairement la confondre avec le colonialisme qui, dans la colonie, exclut par définition l’État de droit. Ainsi, pourrait-on dire, le Québec peut être considéré comme une question nationale intérieure liée au développement de l’État démocratique et libéral. La proposition de réécriture de l’histoire du Québec, enfin, est principalement centrée sur le pouvoir politique de la petite bourgeoisie à titre de classe régnante qui, durant la Révolution tranquille, prendra les allures d’une petite-bourgeoisie technocratique. Cette interrogation sur les traits de la petite-bourgeoisie et/ou de la bourgeoisie québécoise perdurera durant toutes les années 1970.

Contrairement à ce premier essai écrit à quatre mains, le livre Classes et pouvoir. Les théories fonctionnalistes (Laurin-Frenette, 1978a) prend une allure résolument académique. Tiré de la thèse de doctorat de Nicole Laurin, ce livre, bien que publié en 1978, fut pour l’essentiel pensé et rédigé entre 1970 et 1974. Comme l’indique son titre, l’analyse rigoureuse des théories fonctionnalistes de la stratification sociale jusqu’en 1970 conserve à cet ouvrage toute son utilité. Nicole Laurin y soutient la thèse que « la sociologie fonctionnaliste est une formulation des postulats et des principes de l’idéologie propre au mode de production capitaliste — incluant les diverses variantes de cette idéologie » (Laurin-Frenette, 1978a : 11). Elle cible bien sûr ici l’idéologie libérale centrée sur l’individu, ses besoins et ses mérites, vision du monde qui, retraduite dans les concepts de la sociologie fonctionnaliste, permet de justifier les inégalités.

On voit déjà à l’oeuvre, dans ce texte, la perspective critique qui traverse l’ensemble de l’oeuvre de Nicole Laurin. À la sociologie fonctionnaliste présentée comme « pseudo-science bourgeoise », elle oppose « le marxisme comme un système de construction et d’interprétation des faits sociaux » (Laurin-Frenette, 1978a : 28). À l’époque, elle espère trouver dans le matérialisme dialectique les éléments nécessaires à l’élaboration d’une théorie sociologique générale. Bien sûr, elle s’éloignera du marxisme par la suite, continuant à se référer à Marx jusqu’à la fin. On n’en retrouve pas moins, dans ce livre, les traces de ce qu’elle appellera plus tard « l’analyse critique comme décryptage qui sert à comprendre ce que dit l’idéologie et ce sur quoi elle fait silence » (Laurin-Frenette, 1984a).

Cette approche se précise encore dans Production de l’État et formes de la nation, un ouvrage important dans l’évolution de la pensée de Nicole Laurin (1978b). Comme dans « Classes sociales et idéologies nationalistes au Québec, 1760-1970 » (Bourque et Laurin-Frenette, 1970), le livre joint les propositions théoriques aux analyses de différentes périodes de l’histoire du Québec. Il est présenté comme « une contribution originale à la théorie marxiste des classes » (Laurin-Frenette, 1978b : 4) et annonce la marginalisation de la question nationale dans les réflexions ultérieures de l’auteure.

Ce livre fut l’occasion d’une rupture avec les althussériens, à propos notamment du rapport entre science et idéologie. Laurin conteste le fait que le marxisme puisse être considéré comme une science, tout comme la sociologie d’ailleurs qui, nous l’avons vu, « devrait être envisagée essentiellement comme une démarche critique » (Laurin-Frenette, 1978b : 15). À l’encontre de ce qu’elle appelle alors la vieille et la jeune gauche fascinées par l’État, elle se réclame d’une lecture anarchiste de l’oeuvre de Marx.

L’ouvrage veut contribuer au développement d’une nouvelle théorie marxiste des classes et de la nation. Les classes sont conçues comme le résultat d’un triple procès de production, de contrôle et de reproduction qui crée des fonctions et surtout un système de places à partir desquelles s’organisent les classes sur la base de leurs intérêts et peut-être encore davantage en fonction de l’idéologie qui en assure la cohérence. Il existerait dès lors deux grandes classes, dominante et dominée, elles-mêmes divisées en divers sous-ensembles (on pense aux fractions de classe dans la tradition marxiste). Nicole Laurin cherche manifestement à se libérer ici des querelles d’écoles, puisque sa théorie marxiste des classes assume certaines réminiscences structuro-fonctionnalistes. Il importe surtout pour elle de rejeter toute perspective qui limite l’analyse aux seules places dans les rapports de production.

Quant à la nation, elle devient une référence d’abord et avant tout idéologique, c’est-à-dire « une dimension essentielle du sens pour les agents de leur insertion dans les procès du mode de production capitaliste » (Laurin-Frenette, 1978b : 33). Elle se réfère, bien sûr, à la représentation du marché, de l’État, de la langue, etc. Le nationalisme devient, en conséquence, « le langage universel du capitalisme » (Laurin-Frenette, 1978b : 94). Ces lignes, faut-il le rappeler, furent écrites avant le déploiement de la mondialisation néolibérale.

Au chapitre de l’histoire du Québec, je retiendrai enfin l’analyse des deux dernières « conjonctures » qui fait ressortir l’originalité de son approche du rôle de l’Église catholique et annonce peut-être ses travaux des années 1980. Entre les années 1840 et 1960, le Québec vécut, selon elle, une sorte de Moyen-Âge durant lequel la société traditionnelle fut enclavée et intégrée dans la reproduction du capitalisme. Durant cette période, l’Église catholique tint la place principale dans les procès de contrôle et de reproduction, en grande partie grâce au rôle charnière qu’y jouèrent les femmes. Mais l’Église incarna en même temps le lieu d’organisation de la nation. À partir de la Révolution tranquille, au contraire, l’Église se serait elle-même supprimée en tant qu’appareil principal de contrôle et de reproduction. Désormais, la nation s’organise et se reconnaît dans l’État.

Au cours des années 1980, Nicole Laurin publie deux articles sur la question des classes dans l’histoire de la sociologie québécoise (Laurin-Frenette, 1984b ; 1989). Le second est une version augmentée d’une section portant sur les années 1980 dans laquelle elle note la régression de la sociologie des classes et la montée de l’étude des mouvements sociaux. Elle soutient dans ces textes que la sociologie des classes au Québec a toujours été hantée par le passé, la bourgeoisie et la question nationale et rappelle que, dès 1951, Jean-Charles Falardeau signe un article intitulé « Réflexions sur nos classes sociales » (Laurin-Frenette, 1984b : 531). Selon elle, l’existence de la société québécoise serait « le postulat le plus implicite et le plus évident » (1984b : 531) de cette sociologie des années 1960 et 1970. Elle écrit : « Le nous de la sociologie qui s’approprie ainsi sa société, sa culture et ses classes est la charnière de deux autres nous : le nous national qui s’affirme dans l’universalité de l’institution centrale — l’Église, l’État — et le nous familial formé dans l’intimité des voisinages et de la parenté » (1984b : 531).

Le thème des classes sociales s’estompe dans les années 1980, alors qu’après le référendum de 1995, la notion de nation devint suspecte. Nicole Laurin est quant à elle déjà ailleurs, comme l’illustre la contribution de Danielle Juteau.