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Nicole Laurin est décédée le 21 mars 2017, à l’âge de 74 ans. Elle nous avait en quelque sorte déjà quittés depuis les longs mois de son combat contre la maladie d’Alzheimer qui nous a peu à peu privés de sa présence. Elle restera une source d’inspiration, aussi bien pour la communauté scientifique que pour les déshérité.e.s de la société, les opprimé.e.s, les oublié.e.s. Le dossier que nous lui consacrons veut rappeler l’oeuvre qu’elle a édifiée, mais aussi la personne qu’elle a été[1].

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Née le 29 janvier 1943, Nicole Laurin a vécu son enfance et son adolescence dans le quartier Saint-Vincent-de-Paul, à Laval, en banlieue de Montréal. Elle s’implique activement durant ses études secondaires dans la section locale de la Jeunesse étudiante catholique (JEC).

Audacieuse pour l’époque, elle obtient de ses parents, qui espèrent la voir devenir infirmière, la permission de s’inscrire au département de sociologie de l’Université de Montréal au début des années 1960. Elle y suit alors le cours de Guy Rocher d’introduction à la sociologie et celui de Marcel Rioux sur Marx. Durant les vacances estivales, elle se joint à une cohorte étudiante comme chercheure-animatrice, dans le cadre des travaux du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie. Diplômée en 1965, « avec grande distinction », elle poursuit ses études en maîtrise, en 1965-1966, cette fois au département de sociologie de l’Université de Californie-Berkeley. L’institution est alors le lieu d’une contestation étudiante majeure (« Free Speech Movement »), occasion pour Nicole Laurin de confirmer son adhésion au marxisme. Sa contribution théorique à l’édification d’une sociologie marxiste prend alors la forme, en 1972, d’une thèse de doctorat intitulée Analyse critique des théories fonctionnalistes des classes sociales, réalisée sous la direction de Nicos Poulantzas, à Paris VIII-Vincennes.

Tout au long de sa formation, Nicole Laurin remet en question le discours dominant de la discipline, celui de la sociologie « bourgeoise », portée notamment par l’idée ou l’utopie d’une science objective et neutre de la réalité sociale. S’inspirant de Marx et du marxisme, elle conçoit la sociologie comme une démarche critique et engagée. Elle est embauchée comme professeure, avant même le dépôt de sa thèse, lors de la création du département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal en 1969. Dans une société québécoise alors divisée entre la tranquillité et la révolution, elle s’engage avec son collègue Gilles Bourque dans une analyse de l’idéologie nationaliste à la lumière de la lutte des classes. Elle poursuit cette sociologie marxiste du nationalisme en plaidant pour une libération de l’imagination politique.

Nicole Laurin est très critique de la prétention à la scientificité de la sociologie, discipline toute « masculine », produite par les hommes et pour les hommes. À l’UQÀM, elle participe à un enseignement collectif sur la « condition féminine », avec une dizaine de professeur-e-s et chargé-e-s de cours au début des années 1970. Avec Anita Caron et Nadia Fahmy-Eid, elle coorganise en 1976 une vaste consultation sur l’opportunité de développer les études féministes qui aboutit à la création du Groupe interdisciplinaire d’enseignement et de recherche féministes (GIERF).

Son intérêt pour les études féministes et sa réflexion sur la place des femmes en sociologie deviendront ses thèmes de prédilection lors de son entrée au département de sociologie de l’Université de Montréal en 1980. Moins d’un an après son arrivée, à l’automne 1981, elle prend la responsabilité d’un numéro spécial de la revue Sociologie et sociétés sur « Les femmes dans la sociologie[2] ». Le texte introductif qu’elle écrit pour l’occasion ne se contente pas de présenter les articles qui composent le numéro : il s’agit d’un texte programmatique qui annonce ce que doit être une sociologie des femmes dans une perspective féministe. Dès les premières lignes, Nicole Laurin dénonce la place marginale qu’occupent la sociologie des femmes et plus largement les recherches féministes en milieu universitaire, même si des recherches sont tolérées, voire encouragées ; il s’agit encore, selon elle, d’un travail posé comme « l’équivalent symbolique du travail domestique ». Et elle ajoute : « La sociologie des femmes est en voie de devenir une spécialité reconnue mais aussi, du point de vue de l’institution, un ghetto, une voie de garage, un cul-de-sac. Autrement dit, elle permet de faire carrière dans la sociologie mais il s’agit d’une carrière féminine, c’est-à-dire une sous-carrière » (Laurin-Frenette, 1981 : 8).

Avec sa collègue Danielle Juteau, Nicole Laurin travaille à développer le champ des études féministes à l’Université de Montréal. En plus de leurs activités d’enseignement au département de sociologie, les deux collègues collaborent, avec la criminologue Marie-Andrée Bertrand, à la fondation du Groupe pluridisciplinaire en études féministes et à la création d’un séminaire de deuxième cycle intitulé « Le féminisme au carrefour des disciplines ». Laurin et Juteau entreprennent également, avec de nombreuses collaboratrices, notamment Lorraine Duchesne, une recherche remarquable sur le travail des religieuses au Québec, révélateur de l’appropriation des femmes. Laurin poursuit par ailleurs cette sociologie féministe du sexage par une réflexion sur les fondements de la division sociale entre les sexes avec, pour ambition, la libération de toutes et de tous.

Nicole Laurin reste dans notre mémoire collective comme une enseignante hors pair, qui a durablement marqué les générations d’étudiants et d’étudiantes à qui elle a donné ses cours et séminaires sur la pensée de Marx, sur l’histoire du Québec ou sur la sociologie des femmes. Les étudiant.e.s qui ont eu la chance d’être encadré.e.s par elle conservent l’image d’une professeure terriblement exigeante et perfectionniste mais toujours enthousiaste et créative dans son accompagnement, attentive aux détails comme au style et aux grandes idées. Elle communiquait un sentiment de liberté et d’audace, elle poussait à penser à contre-courant d’une certaine sociologie bien-pensante qu’elle ne perdait jamais une occasion de fustiger[3].

Nicole Laurin collabore régulièrement à Sociologie et sociétés. Elle y publie cinq articles de grande qualité : deux textes plutôt théoriques et qui présentent une analyse marxiste sur « Les intellectuels et l’État » (Laurin-Frenette, 1983) et sur « Le démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale » (Laurin, 1999) ; une notice de nature historiographique sur la « Genèse de la sociologie marxiste au Québec » (Laurin, 2005) ; une note de recherche, proprement sociographique, sur le projet qu’elle mène alors en collaboration avec Danielle Juteau et Lorraine Duchesne à propos de « La longévité des religieuses au Québec » (Duchesne, Juteau et Laurin, 1987) ; et un court billet écrit « à chaud » en collaboration avec Danielle Juteau au lendemain de l’attentat à l’École polytechnique de Montréal et qui est intitulé « Sociologie de l’horreur » (Juteau et Laurin-Frenette, 1990).

En plus de ses diverses collaborations à Sociologie et sociétés, Nicole Laurin assumera également deux fonctions importantes au sein de l’équipe éditoriale de la revue. Du printemps 1988 à l’automne 1993, elle agit à titre de rédactrice en chef. Plus d’une dizaine de numéros, dont la direction est pour la plupart confiée à des collègues du département, sont publiés durant cette période sur des thèmes aussi divers que « La sociologie hors université », « La culture comme capital » et « La gestion du social ». Comme le veut alors la tradition à la revue, le.la rédacteur.trice succède au.à la directeur.trice. À l’automne 1993, Nicole Laurin prend donc la succession de Louis Maheu et devient directrice, responsabilité qu’elle assumera jusqu’à l’automne 1996. Les numéros thématiques que l’équipe de direction publie sous son mandat sont toujours dirigés par des collègues du département mais, chose nouvelle, en collaboration avec des collègues d’autres universités. Quant aux thèmes des numéros, ils sont toujours aussi diversifiés, allant de l’épistémologie à la médecine en passant par la morphologie sociale et les jeunes, sans oublier le numéro spécial que Laurin codirigera avec Arnaud Sales pour souligner le 25e anniversaire de la revue (« Québec fin de siècle »). Le travail de direction de la revue implique une collaboration étroite avec les divers membres de l’équipe éditoriale. Il s’agit d’une tâche qui est, faut-il le rappeler, complexe, au carrefour de l’administration et de la recherche scientifique. C’est un travail que Nicole Laurin a accompli avec professionnalisme et grand plaisir. Une fois terminé son mandat de directrice, Nicole Laurin devient ex officio membre du comité scientifique de la revue et, à ce titre, participe à chacune des réunions annuelles du comité.

Nicole Laurin fut également directrice intérimaire (1991) puis directrice (1996-1999) du département. Professionnelle, méticuleuse, elle est fidèle à la devise Suaviter et fortiter (« Doucement mais avec force »), qu’elle s’est donnée sur les bancs d’école et qu’elle applique avec intelligence dans toutes ses activités professionnelles, voire même personnelles.

Militante passionnée tout au long de sa vie, même après avoir pris sa retraite en 2003, elle s’est impliquée dans la JEC, a côtoyé les milieux syndicaux (dont le Syndicat des professeurs de l’Université du Québec à Montréal), appuyé des organismes de réinsertion de femmes en difficulté (tel le défunt Centre Bon Jour Toi) et participé publiquement à des débats d’idées (en tant que membre du comité de rédaction des revues Socialisme québécois et Relations).

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L’oeuvre de Nicole Laurin a marqué l’histoire de la pensée critique au Québec et au-delà. Sociologue, théoricienne, militante, elle a développé une analyse inspirante des rapports sociaux en décryptant la persistance de l’exploitation, de la domination et de l’oppression. Les classes sociales, le pouvoir, l’État et les formes de la nation, les rapports entre l’Église et l’État, ainsi que les fondements matériels de l’appropriation des femmes sont ses principaux thèmes de réflexion. Chaque fois qu’elle prenait la parole en public, elle rédigeait un texte, qu’elle lisait. Certes, elle aimait débattre, mais elle se méfiait de la spontanéité (des dérapages, des sautes d’humeur, etc.), croyant en la nécessité de dire des choses qui soient bien réfléchies. Toute bonne réflexion devant, selon elle, passer par l’écrit, elle rédigeait avec soin ses textes, les peaufinait. C’était là pour elle une exigence professionnelle. Écrivaine de grand talent et lectrice exceptionnelle, son oeuvre est animée par le projet d’une sociologie de la libération[4]. Sa personne est indissociable de l’oeuvre, tant étaient intimement liés, chez Nicole Laurin, démarche scientifique et engagement politique. C’est ce qui fait d’elle une intellectuelle inspirée et inspirante, engagée et rebelle, en quête d’une justice sociale toujours plus solidaire, permettant aux êtres humains de se réapproprier leur existence au moyen de la lutte, de la résistance et de la révolte.

Quelle pertinence y avait-il, au début des années 1970, à éclairer la lutte nationaliste par la sociologie marxiste ? Quel intérêt pouvait présenter, du point de vue de la sociologie féministe, une recherche sur les communautés religieuses ? Comment a-t-elle vécu la tension entre activisme politique et engagement féministe ? Dans quelle mesure est-elle parvenue à entretenir une pensée critique tout en demeurant croyante ? L’ensemble de ces questions sont abordées dans cet hommage par d’ancien.ne.s collègues dont elle fut très proche — Gilles Bourque, Danielle Juteau, Yolande Cohen et Jean-Claude Ravet.