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La spécificité du travail social réside dans le regard sur le social, « c’est-à-dire dans la prise en compte de la personne en situation, des aspects qui contribuent à l’émergence de ladite situation ainsi que des dynamiques reliées aux rapports sociaux. » (Harper et Dorvil, 2013). Selon ce « paradigme » qui définit la profession de travailleur social, pour reprendre l’expression de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (OTSTCFQ, 2013, p. 7), le fait de vivre en milieu rural influencerait les situations vécues par les personnes, d’où la nécessité de tenir compte de ce contexte lors des interventions. Or la spécificité des interventions de travail social en milieu rural est fort peu documentée. C’est pour répondre à cette lacune qu’une démarche a été entreprise au module de travail social de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT) afin de développer dans le cursus de formation au baccalauréat un cours sur l’intervention en milieu rural, lequel cours serait dispensé au centre de l’UQAT à Mont-Laurier.

Afin de cerner les situations particulières des personnes vivant en milieu rural et les formes d’intervention développées pour y répondre, un groupe de travail a été formé[1]. Nous reprendrons ici quelques-unes des conclusions de ce groupe. Voulant réfléchir plus spécifiquement aux pratiques en matière de pauvreté, nous analyserons l’expérience de Cultiver pour nourrir, projet de développement communautaire visant à produire des légumes pour les comptoirs alimentaires de la région tout en favorisant l’insertion socioprofessionnelle des jeunes de moins de 25 ans et celle des plus de 55 ans. Il importe au préalable de préciser sur quelle définition de la ruralité nous nous appuyons, pour ensuite présenter le visage de la pauvreté dans la MRC d’Antoine-Labelle.

LA RURALITÉ

Pour définir la ruralité, nous nous sommes référés aux caractéristiques des territoires ruraux retenues par Solidarité rurale du Québec (2006), à savoir :

  1. « Une faible densité de la population et des établissements humains ;

  2. Une prédominance des usages agricoles, forestiers, ou naturels du sol ;

  3. Une organisation et un équipement du territoire à la mesure d’une population dispersée ;

  4. Un mode de vie de ses habitants caractérisé par un rapport particulier à l’espace, à la nature, au climat et aux saisons ;

  5. Une sociabilité particulière et un fort esprit communautaire au sein de collectivités où les membres se connaissent et s’identifient au territoire ;

  6. L’exercice d’une gouvernance locale de proximité. »

Solidarité rurale du Québec (2006, p. 18) dit s’inspirer alors de la définition de Bernard Kayser (1990, p. 13), mais cette définition correspond davantage à celle de Bruno Jean (1997, p. 42-43), qui reprend la définition de Kayser en y ajoutant des éléments tirés de la définition donnée par Dugas et Vachon (1991), à savoir l’organisation du territoire et la gouvernance locale de proximité.

La Municipalité régionale de comté (MRC) d’Antoine-Labelle présente toutes ces caractéristiques.

Issue de l’entreprise de colonisation du curé Labelle, l’économie de la MRC s’est développée principalement autour de l’exploitation forestière, de la transformation du bois, de l’agriculture et du tourisme, tant de villégiature et que de plein air (Emploi-Québec Laurentides, 2015).

Située dans les Hautes-Laurentides, la MRC d’Antoine-Labelle est la plus vaste des MRC de la région des Laurentides (superficie totale de 16 296,00 km2) (Ministère des Affaires municipales et Occupation du territoire (MAMROT), 2016). C’est aussi la plus éloignée ; situé à l’extrémité nord-ouest de la grande région, son centre, Mont-Laurier, est à 180 km du centre régional Saint-Jérôme. Comptant une population de 35 183 habitants, c’est de plus la MRC la moins densément peuplée avec environ 2,2 habitants par kilomètre². On y retrouve 17 municipalités, dont la majorité, soit 10, compte chacune moins de 1 000 habitants. Les deux villes concentrent la moitié de la population : Mont-Laurier (13 242 habitants) en concentre 37 % et Rivière-Rouge (4 498 habitants) en regroupe 13 %. C’est dans ces deux villes qu’on retrouve les établissements de santé et de services sociaux, tant institutionnels (hôpital, Centre local de services communautaires (CLSC), Centre hospitalier de soins de longue durée (CHSLD), Centre jeunesse) que communautaires (centre de bénévolat, maison de la famille, centre de ressources périnatales, maison de jeunes, ressources pour personnes handicapées, etc.). Un troisième centre, Ferme-Neuve (2 827 habitants), fait office de pôle pour le nord de la région, tandis que Notre-Dame-du-Laus (1 518 habitants) agit comme pôle au sud. On y retrouve des points de services qui desservent les populations des villages éloignés. L’organisation des services tient donc compte de la dispersion de la population. Toutefois, comme la population n’est pas nombreuse, souligne le groupe de travail, il est presque impossible de développer des services spécialisés. On donne en exemple la difficulté de constituer des groupes d’enfants ayant des retards de langage. L’accès aux services, spécialisés ou généraux, est encore plus limité pour les personnes à faible revenu qui ne disposent pas d’une voiture, étant donné l’offre très incomplète de transport collectif ; la pauvreté vient alors accentuer la faiblesse des services dans les régions rurales.

La sociabilité particulière au sein de collectivités où les gens se connaissent serait, selon le groupe de travail, la caractéristique qui influencerait le plus fortement les interventions, du moins les interventions auprès des individus. Le fait que les histoires de chacun soient largement connues pose de sérieux défis d’impartialité aux intervenants qui ont alors davantage de difficulté à garder leur objectivité professionnelle. Se méfiant des intervenants étrangers, les gens préfèrent quand même consulter des intervenants qui ne connaissent pas leur histoire et qui croient en leur possibilité de changer, évitant ainsi d’être stigmatisés. Les intervenants sont eux aussi prisonniers de leur réputation ; susceptibles de croiser des « clients » à tout instant, ils sont tenus d’avoir un comportement exemplaire. « On intervient dans une vitrine », constate une informatrice. Leur réputation étant fragile, ils doivent dresser une cloison étanche entre leur vie personnelle et professionnelle. Difficilement accessible pour les gens qui consultent, l’anonymat serait impossible pour les intervenants. Par contre, le fait d’être connu s’avère un atout pour l’intervention auprès des collectivités, même si, précise-t-on, « on n’a pas vraiment le droit à l’erreur ».

Le fort esprit communautaire serait observable dans les projets de développement communautaire, comme dans l’expérience de Cultiver pour nourrir où l’exercice d’une gouvernance locale de proximité joue un rôle prépondérant. Voyons de quelle façon.

CULTIVER POUR NOURRIR, UN PROJET DE DÉVELOPPEMENT COMMUNAUTAIRE QUI S’ATTAQUE À LA PAUVRETÉ

La pauvreté dans la MRC d’Antoine-Labelle

D’après les données compilées par Emploi-Québec Laurentides (2015), on retrouve dans la MRC d’Antoine-Labelle un indice de défavorisation matérielle (Centre intégré de santé et de services sociaux des Laurentides (CISSSL), 2016) nettement plus marqué que dans la région des Laurentides et dans l’ensemble du Québec. Ce constat s’appuie sur trois indicateurs : le niveau de scolarité, le revenu d’emploi et le marché du travail.

Le niveau de scolarité est nettement inférieur à celui dans la région des Laurentides et dans l’ensemble du Québec, et ce, pour tous les indicateurs : population de 15 ans et plus détenant un diplôme universitaire ou ne détenant aucun diplôme, ou ne détenant qu’un diplôme d’études professionnelles. Le revenu annuel médian des ménages privés en 2010 totalisait 40 301 $, ce qui est largement inférieur à celui de l’ensemble du Québec, soit 51 842 $. Le revenu d’emploi médian des personnes ayant travaillé à temps plein durant toute l’année 2010 s’élevait à 33 936 $, revenu très inférieur à celui des travailleurs du Québec (42 087 $) et de la région des Laurentides (42 390 $). Quant au taux d’emploi, il était de 47,3 % en 2011 et le taux de chômage de 12,9 %, ce qui est en deçà des moyennes québécoises (taux d’emploi 59,9 % et taux de chômage 7,2 %) et régionales (taux d’emploi 61,9 % et taux de chômage 6,7 %).

La population de la MRC d’Antoine-Labelle est donc défavorisée matériellement, nettement plus que dans la région des Laurentides et dans l’ensemble du Québec. Cette pauvreté matérielle a bien sûr des incidences sur la santé et le bien-être, notamment sur la possibilité de se nourrir adéquatement. Tel que relevé dans le plan d’organisation des services (PLOS) du CSSS d’Antoine-Labelle en 2006, 15,4 % des personnes de plus de 12 ans vivent de l’insécurité alimentaire et plus de la moitié de la population (56 %) consomme moins de cinq fruits et légumes par jour (Corporation de développement communautaire des Hautes-Laurentides, 2011, p. 49). C’est une telle situation que Cultiver pour nourrir veut contribuer à redresser ; voyons comment.

Cultiver pour nourrir

Cultiver pour nourrir est un projet issu de la Table de concertation en sécurité alimentaire de la MRC d’Antoine-Labelle. La Table existe depuis 2008 ; elle regroupe des représentants de 23 organismes communautaires et institutionnels de la région oeuvrant dans des champs allant de l’emploi à l’itinérance, du bénévolat au dépannage alimentaire, de la périnatalité à la protection de l’environnement, mais tous préoccupés par la question de l’alimentation. Elle a pour mandat de contribuer à assurer la sécurité alimentaire de la population vulnérable du territoire en améliorant l’accès à une saine alimentation. Elle est animée par une organisatrice communautaire du CLSC.

Au début, les efforts ont été mis à accroître l’approvisionnement des trois comptoirs alimentaires de la région, comptoirs situés à Mont-Laurier, Rivière-Rouge et Ferme-Neuve. Ces comptoirs voient leurs clientèles augmenter sans cesse ; aux familles monoparentales se sont ajoutées les personnes seules, les aînés et maintenant les bas salariés (Les banques alimentaires du Québec, 2016, p. 25). Les comptoirs sont approvisionnés par Moisson Laurentides dont c’est la dernière étape du circuit de livraison. Cette banque alimentaire, qui dessert l’ensemble des Laurentides, ne suffit pas à la tâche ; la proportion d’organismes desservis ayant manqué de denrées est passée de 49,4 % en 2015 à 62,0 % en 2016 (Les banques alimentaires du Québec, 2016). Dès sa fondation, la Table a donc multiplié les initiatives : sollicitation auprès des commerces locaux, récupération des surplus de production des fermes, tentatives pour mettre sur pied des groupes d’achat. Tous ces efforts n’ont pas permis d’accroître significativement l’approvisionnement des trois comptoirs. Les membres de la Table de concertation ont alors convenu d’explorer une autre avenue, celle de faire pousser des légumes. Le projet s’est articulé autour des idées suivantes : utiliser des superficies de culture disponibles à Mont-Laurier, créer de nouveaux lieux d’insertion sociale et professionnelle, s’organiser en misant sur les forces locales, et ce, dans une perspective de développement communautaire. L’idée de Cultiver pour nourrir venait d’émerger.

La Commission scolaire Pierre-Neveu, déjà associée à la production de plants dans le cadre d’un autre projet, a accepté de fournir un site pour la culture en bacs et en serre ; des ententes ont été conclues pour l’utilisation des installations en place. La Ville de Mont-Laurier, quant à elle, venait d’acquérir le domaine des Moniales Bénédictines et était enthousiaste à l’idée de faire renaître le jardin des religieuses derrière son nouvel hôtel de ville. Un troisième organisme, Zone Emploi d’Antoine-Labelle, consacré au développement de l’employabilité, voyait dans le projet Cultiver pour nourrir la possibilité d’offrir à ses clientèles de nouveaux lieux d’insertion ; il acceptait en outre d’agir comme fiduciaire du projet, la Table n’ayant aucune existence légale. Les organismes membres de la Table ont offert leur expertise afin de soutenir le projet. Une subvention de trois ans du Plan d’action gouvernemental pour la solidarité et l’inclusion sociale (PAGSIS) a permis l’embauche d’une jardinière-chef et d’un ouvrier agricole durant 26 semaines par année. D’autres apports (surplus dégagés par la Caisse Desjardins et Centraide) ont permis de défrayer le salaire du coordonnateur 10 h/semaine pour 30 semaines. Les activités ont commencé au printemps 2013.

La première saison a vu littéralement pousser des légumes et des collaborations. Des bacs de culture se sont ajoutés grâce à la contribution de commanditaires du milieu, dont la Caisse Desjardins, la Société nationale des Québécois (SNQ), la Fondation de la MRC pour l’environnement. Les serres et pépinières locales ont donné des plants, la Régie intermunicipale des déchets a livré du compost, des agriculteurs ont donné des balles de foin. Les médias se sont emparés de cette curiosité, des visites et conférences de presse ont été organisées. Un premier plateau de travail pour une dizaine de jeunes de 18 à 24 ans desservis par Zone Emploi s’est ajouté à la petite équipe et aux bénévoles. Un jardin conçu pour les enfants d’un Centre de la Petite Enfance (CPE) voisin les a accueillis chaque semaine. La formule Cultiver pour nourrir était créée et la solidarité du milieu cultivée aussi. Pour cette première saison, 4 tonnes de légumes en 40 variétés et 10 fines herbes ont été produites et distribuées aux comptoirs et à des groupes communautaires ayant un volet alimentation dans leur programmation.

L’année suivante, en 2014, le site de l’hôtel de ville, d’abord né en engrais vert, devient fonctionnel. La Ville a installé l’eau sur le site en donnant aussi accès à l’ancienne salle de semis et, plus tard, au caveau des religieuses. Une clôture a encerclé le jardin qui compte 25 allées de 125 pieds, pour une superficie totale d’environ 20 000 pieds². La Ville et la Commission scolaire, partenaires majeurs du projet, prêtent à l’occasion du personnel et de la machinerie pour les travaux lourds. À la fin du PAGSIS, en 2015, les deux sites étaient opérationnels. La production s’élevait à 7 tonnes.

Un deuxième plateau de travail a été créé en 2015, s’ajoutant à celui des jeunes, créé en 2013. Une dizaine de personnes de 55 ans et plus ont consacré entre 6 et 12 heures par semaine au projet. À la fin de 2016, plus de 85 personnes en insertion sociale ou professionnelle issues de toute la MRC auront fréquenté l’organisme, mais principalement de Mont-Laurier et des villages environnants (Zone Emploi, 2016). Le financement de l’équipe de travail s’est également diversifié : un ouvrier polyvalent bénéficiant pendant 20 semaines d’une subvention salariale du Centre local d’emploi (saison 2015), 9 bénévoles internationaux de WWOOF (Willing Worker on Organic Farm) à raison de deux semaines de travail chacun, quatre personnes en travaux communautaires ou compensatoires.

Le succès et la pertinence de Cultiver pour nourrir lui auront permis de survivre en 2016, alors que la subvention du PAGSIS s’était terminée à l’automne 2015. En début de saison, le financement assuré permettait de payer l’équipe… pour 6 semaines. Devant l’incertitude du financement, un comité s’est penché sur une stratégie d’accueil de nouveaux bénévoles. Celle-ci a connu un franc succès avec une équipe de 8 bénévoles réguliers, une douzaine occasionnels et des groupes qui viennent aussi donner à l’occasion une demi-journée de temps, dont une classe d’adaptation scolaire. Une page Facebook a été créée et permet entre autres de lancer des avis comme de signaler un besoin de brouette (brouette reçue la même journée que l’appel) ou de remercier le concessionnaire Honda qui prête une tondeuse. Un comité de levée de fonds a été mis en place. De nouveaux partenaires financiers ont été recrutés ; Québec en forme s’est engagé ainsi que le Centre local de développement (CLD) d’Antoine-Labelle. Afin de compléter le montage financier, des sommes restantes du PAGSIS au niveau national et régional ont été récupérées. Ces sommes permettront de financer 80 % du fonctionnement en 2017. Il restera bien sûr du financement à trouver, mais la prochaine saison peut commencer.

Par ailleurs, dès le début du projet en 2013, le groupe promoteur savait qu’il fallait poser la question de la pérennité. En 2015, à la fin du PAGSIS, la Table a fait le choix de s’incorporer, devenant un organisme à but non lucratif (OBNL). Après 8 ans d’existence, elle s’est donné une structure légale ; le projet Cultiver pour nourrir étant devenu gros, la Table devait voler de ses propres ailes. L’organisme a été fondé le 16 juin 2016.

Les 7 tonnes de légumes produits, ce qui représente environ le cinquième des denrées fournies par Moisson Laurentides (Manne du jour inc., 2015, p. 10), sont distribuées aux comptoirs alimentaires qui rejoignent 200 familles et 8 groupes communautaires qui font des cuisines collectives, des popotes roulantes et de l’hébergement. Le projet ne vise donc pas seulement à fournir des légumes, mais aussi à favoriser le développement des connaissances pour les cuisiner. Cette visée d’autonomisation des gens se traduit également dans les ateliers d’initiation au jardinage (3 théoriques, 3 pratiques) auxquels ont participé en 2015 et 2016 un total de 90 personnes dans 3 municipalités (Mont-Laurier, Ferme-Neuve et Rivière-Rouge). Ces ateliers de 15 jardiniers chacun affichent complet chaque année.

La mobilisation autour du projet est exemplaire. « Les gens sont fiers de ce modèle de culture sur petite surface, sans engrais chimique et non mécanisé », affirme la Table (2015) qui poursuit : « Cultiver pour nourrir semble inspirant pour toute la communauté ». Sans cet appui, estime-t-on, le projet n’aurait pu voir le jour et se maintenir. Voyons maintenant comment une telle solidarité correspond aux caractéristiques des milieux ruraux et a conditionné l’implantation de ce projet de développement communautaire.

L’INTERVENTION EN MILIEU RURAL

Un projet de développement communautaire

Bourque et ses collègues (2001, p. 3-19) identifient quatre approches de l’organisation communautaire au Québec ; la démarche poursuivie par Cultiver pour nourrir correspond tout à fait aux caractéristiques d’une de ces approches, l’approche socioéconomique, appelée aussi développement local de type communautaire. La première caractéristique a trait à la volonté de communautés locales vivant dans un contexte de pauvreté ou de précarité de résoudre les problèmes en prenant en main leur développement ; les auteurs parlent alors d’« autodéveloppement économique et social de communautés locales » (Bourque et al., 2001, p. 14). C’est ce qu’ont fait les membres de la Table en décidant de produire des légumes ; c’est la même volonté qui a animé les partenaires ainsi que l’ensemble de la population en appuyant concrètement le projet. La deuxième caractéristique, à savoir « l’attention portée aux problèmes les plus criants liés à l’emploi » et « au manque de services de base » (Bourque et al., 2001, p. 14-15), est clairement illustrée par les plateaux de travail mis en place par Zone Emploi ainsi que par la décision d’augmenter l’approvisionnement des comptoirs alimentaires en légumes frais. La troisième caractéristique a trait au type d’entreprise mise sur pied, en l’occurrence une entreprise collective de production de biens gérée par un OBNL.

La quatrième caractéristique, à savoir « le travail en partenariat des principaux acteurs de la communauté locale » (Bourque et al., 2001) mérite qu’on s’y attarde davantage. Ce travail en partenariat était déjà présent à la Table de concertation en sécurité alimentaire de la MRC d’Antoine-Labelle qui regroupe des représentants de 23 organismes tant institutionnels que communautaires. Il s’est poursuivi lors de l’implantation du projet et en a permis la réussite. Élus municipaux, fonctionnaires, salariés des organismes communautaires, agriculteurs et commerçants, tous ont mis l’épaule à la roue. Il est à noter que la MRC d’Antoine-Labelle a une longue tradition de concertation. C’est là qu’y fut implantée, en 1980, la première table de concertation contre la violence privée au Québec, près de cinq ans avant l’apparition des autres tables (Rondeau et al., 2000, p. 28).

Quant à la cinquième caractéristique, elle a trait au financement de la structure développée et parle d’un mélange de « sources publiques, privées ou associatives » (Bourque et al., 2001, p. 15). C’est un tel mélange qu’on retrouve dans le montage financier de Cultiver pour nourrir : subventions provenant de programmes du gouvernement provincial (PAGSIS, Québec en forme), apport de divers ministères (Emploi Québec) et organismes parapublics (CLD, Fondation de la MRC), sources privées (Caisse Desjardins) et associatives (SNQ, Centraide), sans parler du bénévolat, du prêt d’équipement et du partage d’expertise fourni par l’ensemble des partenaires.

Cultiver pour nourrir est donc sans conteste un projet de développement local et correspond à la volonté des populations locales « de participer au développement de leur propre communauté sur des bases autonomes » (Bourque et al., 2001, p. 18). La réussite d’un tel projet de développement communautaire est grandement tributaire de deux caractéristiques des milieux ruraux, à savoir d’une part une sociabilité particulière et un fort esprit communautaire, d’autre part l’exercice d’une gouvernance locale de proximité.

Une sociabilité particulière et un fort esprit communautaire

Le fait que les gens se connaissent pose des défis particuliers aux intervenants en termes de confidentialité et d’objectivité, nous l’avons vu. Mais c’est aussi le fait que l’anonymat soit difficilement accessible qui amène les intervenants à se sentir concernés par le sort des gens qui les consultent. D’abord en tant que membres de la communauté, les intervenants ont intérêt à entretenir de bonnes relations avec l’ensemble des personnes. C’est aussi le souci que la situation se règle de façon satisfaisante qui les anime, donc par des références et des interventions adéquates, évitant ainsi que « la personne ne tombe entre deux chaises », comme le souligne un membre du groupe de travail qui précise : « Il y a le souci de s’assurer que le “client” est à la bonne place sinon c’est la porte tournante et nous le revoyons sans que rien n’ait changé. » On constate que l’intervenant est plus facilement blâmé s’il ne répond pas à la demande ; or, comme le nombre d’intervenants est limité, il n’est pas possible de « magasiner », forçant ainsi les personnes à garder le même intervenant.

Le lien que développe l’intervenant avec la personne ou le groupe avec qui il travaille est à la base de toute intervention (Duval, 2015). Il prend toutefois un sens spécifique en milieu rural et joue un rôle dans tous les types d’intervention. Ça ressort clairement de l’expérience de Cultiver pour nourrir où les membres de la Table de concertation, qui sont des intervenants, ont à coeur d’assurer la sécurité alimentaire de leurs concitoyens. Il ne s’agit pas d’un lien d’intimité, mais plutôt d’un lien créé par l’appartenance au même territoire. Bruno Jean (1997, p. 43) dit : « […] la ruralité se caractérise par un rapport à la localité qui paraît bien être le premier élément d’identification des ruraux, et donc l’un des noyaux de la définition de la ruralité ». La popularité des hebdos régionaux en milieu rural (Dupont, 2016) témoigne d’un tel intérêt pour les affaires locales, alors que les hebdos de quartier à Montréal peinent à subsister.

Cette identification au territoire, caractéristique des milieux ruraux, constituerait le monde commun ; or c’est précisément le sentiment d’appartenance à un monde commun qui serait, selon Hannah Arendt, indispensable à la poursuite de toute action collective (Duval, 2008). Réfléchissant aux conditions qui permettent l’émergence des systèmes totalitaires caractérisés par des sociétés de masse, Arendt constate que le monde commun ne peut se développer dans de telles sociétés parce que les gens n’entretiennent pas de liens entre eux : « Il n’existe pas d’échange entre les gens en place. Ils n’ont entre eux aucun lien » (Arendt, 1972, p. 137). Cette destruction totale de tous les liens sociaux et familiaux, cette absence de contacts personnels, c’est ce qu’Arendt appelle « l’atomisation » (Arendt, 1972, p. 47). Isolés, sans groupe auquel se référer, les individus atomisés ne peuvent développer de sentiment d’appartenance ni poursuivre des objectifs communs ; ils n’ont pas de lieu commun fondé sur l’intérêt commun. Dépourvus de la solidarité de groupe, ils sont privés de sentiment d’utilité lié à l’appartenance au groupe et à la poursuite d’objectifs communs : « Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être inutile, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde » (Arendt, 1972, p. 227).

L’identification au territoire jouerait alors un rôle primordial dans la poursuite d’actions collectives en milieu rural. C’est un tel sentiment d’appartenance à un territoire commun qui rendrait possible l’engagement, tant de la part des intervenants que des collaborateurs issus de la population, dans le projet Cultiver pour nourrir.

L’exercice d’une gouvernance locale de proximité

Porté par l’ensemble de la communauté qui se sent solidaire des gens qui habitent le territoire, le projet a été rendu possible par la proximité des pouvoirs publics et des élus. L’engagement du conseil de ville de Mont-Laurier et de la Commission scolaire Pierre-Neveu a été déterminant, nous l’avons vu : mise à la disposition d’espaces pour cultiver, prêt d’équipements et d’installations, exécution des travaux lourds. Et c’est parce que les élus autant que les fonctionnaires sont proches de la population qu’ils se sont sentis interpellés par le projet. Il y avait consensus autour de la nécessité d’assurer la sécurité alimentaire des plus démunis en produisant des légumes destinés aux comptoirs alimentaires. Il s’agit là du consensus nécessaire à tout projet de développement local (Bourque et al., 2007, p. 17). Un tel consensus ne signifie nullement que l’alliance avec les pouvoirs publics doive s’étendre à tous les domaines et que la liberté d’action des partenaires soit compromise. C’est ainsi que le coordonnateur du projet en 2013 a participé activement à la pétition dénonçant la décision du conseil municipal de couper le boisé jouxtant le nouvel hôtel de ville afin d’y aménager un accès au bâtiment. La pétition, qui a recueilli près de 1 000 noms (Yockell, 2013), a porté fruit. Les élus sont revenus sur leur décision (De Blois, 2013), sans que ça affecte, semble-t-il, les relations entre les partenaires de Cultiver pour nourrir.

Un tel exemple rassure sur le sens du consensus à la base des projets de développement local communautaire. Proximité certes avec les pouvoirs publics, mais non inféodation; les relations entre les élus et les autres partenaires du projet sont égalitaires et empreintes de respect mutuel, ce qu’aurait permis le fait de se connaître en travaillant ensemble sur des projets communs. Dans cette perspective, la dissidence serait non seulement possible, mais bien nécessaire. La différence de points de vue qui trouve sa source dans la condition humaine de pluralité serait, selon Arendt, indispensable à l’agir ensemble, une telle pluralité ayant un double caractère d’égalité et de distinction. Si les humains n’étaient pas égaux, ils « ne pourraient pas se comprendre les uns les autres » (Arendt, 1983, p. 198) et s’ils n’étaient pas distincts, s’ils étaient « des répétitions reproduisibles à l’infini d’un seul et unique modèle » (Arendt, 1983, p. 16), ils n’auraient besoin « ni de la parole ni de l’action pour se faire comprendre » (Arendt, 1983, p. 198). Arendt ajoute que la pluralité humaine est « spécifiquement la condition — non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam — de toute vie politique » (Arendt, 1983, p. 16), la vie politique étant définie comme la capacité de parler et d’agir ensemble. En ce sens, la réduction à l’unité produite par la massification est « foncièrement antipolitique » (Arendt, 1983, p. 241). La différence de points de vue, si elle trouve une place pour s’exprimer dans l’espace public lors de débats, serait donc indispensable pour élaborer un projet d’action, le peaufiner et ainsi s’assurer non seulement qu’un tel projet convient à tous, mais surtout qu’il peut réussir à changer la situation qu’on dénonce.

Il est donc possible d’agir localement pour changer des situations jugées inadmissibles. C’est ce qu’ont fait des gens de la MRC d’Antoine-Labelle — organismes du réseau communautaire et institutionnel, pouvoirs publics et simples citoyens — pour lutter contre le fléau de la faim. Contribuer au cinquième de l’approvisionnement en légumes frais des comptoirs alimentaires est certes modeste, mais c’est loin d’être négligeable. Surtout, l’expérience prouve qu’il est possible de s’organiser, que ça donne des résultats. Développer la confiance dans la capacité à agir collectivement, c’est ce qu’aura permis Cultiver pour nourrir. C’est peut-être là son plus grand mérite.