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L’obscurité de René Char est un lieu commun de la critique littéraire. Char l’Obscur, comme on parle d’Héraclite l’Obscur, est campé, de manière parfois polémique, parfois admirative, en poète à la parole rare et sibylline, regardant ses lecteurs du haut de ses aphorismes énigmatiques[1].

Char lui-même se défendait absolument de ce reproche, affirmant qu’il n’écrivait que pour être lu. Dans un entretien célèbre avec Jean Duché dans Le Figaro littéraire, il pose en lecteur idéal son « braconnier » :

Quand j’ai quelque chose, je le lui lis, et on me fait bien rire quand on dit que je suis hermétique, parce que lui il comprend tout de suite, instantanément, et il me dit : « Ça c’est vrai », ou bien « Il faudrait changer ce mot, et celui-là »[2].

On peut voir dans ce récit une coquetterie d’auteur mais on peut, aussi bien, tenter de prendre au sérieux cette défense, comme le fait très tôt, et de manière remarquable, un critique tel que Georges Mounin. Comment concilier, dès lors, notre légitime impression d’obscurité, que Georges Mounin lui-même reconnaît d’emblée, et l’idée que la poésie de Char se comprend instantanément ? Il ne s’agit pas par là de nier les difficultés de lecture. Ce serait d’autant moins pertinent que l’obscurité est, pour partie, une dimension délibérée de la création poétique chez Char. Poser la question de l’obscurité suppose plutôt une réflexion sur ce que nous attendons en termes de communication poétique, un examen des présupposés de notre lecture lorsque celle-ci repose sur une exigence de clarté.

Le terme d’obscurité est ici préférable à ceux d’illisibilité ou de difficulté, parce que ces derniers ne se placent que du point de vue des lecteurs ; ils ne permettent pas de prendre en compte les valeurs de l’obscurité dans la poétique d’une oeuvre. Quant à celui d’hermétisme, il peut être réservé à une acception circonscrite, celle d’une doctrine ou philosophie spécifique, qui n’a pas l’étendue que recouvre le terme d’obscurité. L’obscurité a l’avantage d’être une notion suffisamment ouverte pour désigner à la fois des enjeux de poétique et la réception des lecteurs.

La réception de Char fournira un point de départ, puisque la question de l’obscurité y est récurrente, puis il s’agira de prendre le point de vue de sa poétique en identifiant les formes de l’obscurité et le type de contrat de lecture qu’elles remettent en question. Nous essaierons pour finir d’esquisser quelques pistes sur les manières de lire qui peuvent alors être envisagées.

Réception de Char

Le thème de l’obscurité de Char apparaît au lendemain de la guerre, avec la publication de Seuls demeurent, de Feuillets d’Hypnos et de Fureur et mystère, au moment où la réception de Char sort des cercles étroits auxquels elle était confinée. La question ne se pose pas pour ses premiers recueils, à propos desquels Char, avec une provocation typique de ses années surréalistes, assume la rupture de communication avec ses lecteurs : « Qu’on le veuille ou non, Arsenal a été tiré sous les presses de A. Larguier à Nîmes le 2 août 1929 à 26 exemplaires […]. Il est réconfortant de penser que les imbéciles n’en sauront rien[3]. » Le Marteau sans maître, en 1934, connaît un peu plus d’échos mais chez des critiques qui, replaçant l’ouvrage dans un horizon d’attente surréaliste, ne font pas de sa lisibilité un enjeu de leur jugement. Un certain nombre de principes surréalistes font d’emblée partie du contrat de lecture, comme celui de la « logique absurde », selon la formule de René Bertelé dans LesCahiers du Sud en janvier 1935[4]. La question de l’obscurité ne se pose du côté des lecteurs de Char qu’avec la réception de celui-ci par un large public, au lendemain de la guerre, dans un contexte qui, en outre, avec le succès de la poésie de la Résistance, a modifié les attentes des lecteurs en direction d’une plus grande « évidence » (Éluard)[5].

À la parution des recueils de la guerre, entre 1945 et 1948, la plupart des critiques dans la presse ou en revue soulignent la particularité de Char dans le champ poétique, sur la question, précisément, de la langue et de la communication. Char est dissocié des auteurs de la Résistance placés, parfois négativement, du côté de la rhétorique et de la facilité. Par contraste, les critiques mettent en avant la difficulté à lire Char, qu’ils imputent à la densité formelle des poèmes, à leur tour elliptique. En général ils défendent la nécessité de cette obscurité. Gaëtan Picon, dans Fontaine, en 1947, est exemplaire de cette réception :

La densité ici ne répond pas plus à la préoccupation propre à l’hermétisme (préserver un secret) qu’à la préoccupation de l’intellectualisme : contraindre le lecteur à une opération de l’esprit. Pour Char la beauté n’est pas liée au mystère, ni à l’effort de l’intelligence. Tout au contraire ce poète ne parle que pour être entendu […][6].

Gaëtan Picon ajoute cet argument : si la poésie de Char est dense, c’est parce qu’elle porte « le langage à un état d’énergie maxima[7] », cherchant par là moins à être comprise qu’à être vécue, à agir, à émouvoir. Comme d’autres critiques à la même époque, par exemple André Rousseaux dans France-Illustration en 1946, Jean Tortel dans Les Cahiers du Sud en 1947[8], Gaëtan Picon reconnaît la difficulté de Char et tente de la caractériser formellement, par l’ellipse, par la densité, en la dissociant d’autres formes d’obscurité (hermétisme traditionnel ou intellectualisme[9]). Mais surtout Picon dédouane le poète de toute volonté délibérée de rupture avec son lectorat. Par rapport à la période surréaliste de Char, c’est sur ce point que la réception a changé. S’il y a obscurité, cela ne peut être que pour des raisons intrinsèques à sa poétique, uniquement parce que ce qui est à dire est « intransmissible autrement[10] », selon les termes dont se servira Mounin. Une telle justification de l’obscurité montre bien que celle-ci peut toujours être suspectée de mauvaise volonté de la part de l’auteur, notamment dans une période, l’après-guerre où, comme aujourd’hui peut-être, elle est devenue plus difficilement recevable qu’elle ne l’était quand dominait dans le champ littéraire la valeur de l’expérimentation avant-gardiste.

Une poétique de l’obscurité

Considérons d’abord, à l’instar de Gaëtan Picon ou de Georges Mounin, l’obscurité comme une dimension constitutive de la poétique de Char.

Dans Fureur et mystère, l’obscurité se situe dans l’héritage de la période surréaliste et en rupture avec celle-ci. Olivier Belin a bien montré comment Le Visage nuptial, qui est du point de vue de la chronologie d’écriture antérieur aux autres sections de Fureur et mystère, constitue un congé donné au surréalisme[11]. Par là, il faut entendre aussi un congé donné à un certain type d’obscurité, celle de la « nuit gouvernée » du recueil précédent, celle d’une violence historique et personnelle, à laquelle le poème répond par la recherche d’une violence verbale équivalente. Congé donné, donc, à l’époque de la poésie agressive, celle des « distractions meurtrières et des outils cruels » placés sous le signe de Sade, constante dans l’écriture de Char depuis Arsenal (1929) jusqu’au recueil de 1938, Dehors la nuit est gouvernée. Cette violence-là implique notamment le brouillage du sens, l’abstraction défigurative, l’agression du lecteur et la rupture de la communication poétique. S’éloignant de cette poétique, la parole dans Le Visage nuptial s’ouvre à une commune présence fondée sur la respiration et le redressement que permet l’échange amoureux : « La Femme respire, l’Homme se tient debout. » C’est que « la parole, lasse de défoncer, buvait au débarcadère angélique »[12].

Du surréalisme, Char garde en revanche, comme l’a bien montré là encore Olivier Belin, une tendance « ésotérique », qui se lit aussi bien dans un penchant à « réserver la traduction » (Rimbaud) que dans l’importance donnée au « mystère », selon un terme que Char maintient dans toute son oeuvre. Il y a, d’une part, une volonté de cryptage dans la plus pure tradition surréaliste, cryptage intime de l’échange amoureux qui ne donne accès au sens qu’à la sphère restreinte des amis et des proches, ainsi que le pratique par exemple Paul Éluard dans Capitale de la douleur. De ce point de vue, Char est bien un poète hermétique, dans l’acception de Mounin ci-dessus, en dépit des dénégations de ce dernier. Il y a, d’autre part, une valeur donnée au mystère, mystère par exemple de la rencontre, dans la tradition du merveilleux surréaliste, où s’inscrit un poème tel que « Congé au vent » au début de L’Avant-monde ou encore le texte « Madeleine qui veillait », repris dans la première section de Recherche de la base et du sommet. L’apaisement de l’énonciation, sensible dans Le Visage nuptial et les poèmes amoureux de Seuls demeurent, implique donc certes un abandon de la posture de congé donné au lecteur, mais il n’entraîne pas nécessairement une plus grande facilité de lecture. Les images du Visage nuptial gardent en effet toute la densité elliptique caractéristique de la période antérieure.

Mystère de la rencontre, le mystère chez Char est aussi « le mystère de vivre » (« Envoûtement à la Renardière ») et même, au-delà encore, le mystère de la création. La poésie de Char est une poésie cosmique : elle s’interroge sur la nature et sur la création. Au sein de Fureur et mystère, LePoème pulvérisé est particulièrement représentatif de cet empan du regard, même si l’on en trouve des exemples dans Feuillets d’Hypnos (feuillets 80, 111, 112). Des poèmes comme « Seuil », comme « Pulvérin », certains aphorismes de « À la santé du serpent », sont une interrogation de la création sur fond de pensée gnostique. « Seuil » et « Pulvérin » ont en effet des allures de récits cosmogoniques, saisissant l’expérience de la guerre du point de vue d’un bouleversement radical, celui d’un déluge témoignant de « l’abandon du divin », selon la formule de « Seuil » : s’y entend l’idée gnostique de la Création comme catastrophe liée à l’exil de Dieu[13]. C’est dans ce contexte qu’on doit comprendre l’usage du langage alchimique comme questionnement du chaos, ainsi que le montre Éric Marty. Pour l’alchimiste, en effet, « le livre de la nature est un livre illisible » ; c’est pourquoi « son déchiffrement est lui-même occulte[14] », volontairement crypté en symboles hermétiques : « La clé demeure vif-argent[15] » écrit Char de manière significativement énigmatique à la fin de son commentaire du poème « Les Trois Soeurs » dans L’Arrière-histoire du Poème pulvérisé.

L’alchimie chez Char est en outre plus classiquement un modèle de la création poétique, en particulier dans Le Poème pulvérisé, où les allusions à « l’illumination » de la connaissance alchimique sont nombreuses. Le poème y est pensé sur le modèle de l’alambic dans lequel la dissolution et la putréfaction de la matière, la « pulvérisation » du titre du recueil, préparent la transmutation de la destruction en « neuve innocence » (« Le Requin et la mouette »). Le poème se fait alors miroir de ce qui peut exister ailleurs dans le monde, alambic faisant voir son microcosme comme reflet du macrocosme, mais en un sens particulier. Chez Char, en effet, ce très ancien usage de la métaphore alchimique en poésie, faisant du poème un analogon du monde fondé sur la recherche des correspondances, est détourné de son usage traditionnel, dans la mesure où il s’agit moins de connaître que de poser des valeurs qui permettent de penser le mouvement en avant, de dessiner les contours d’une nouvelle « ère » après le désastre[16].

Mystère du monde et de la création, le mystère est aussi mystère de la vie qu’interrogent surtout les Feuillets d’Hypnos, par exemple dans l’image de la Passante du feuillet 12[17], ou encore dans celle de l’ange du feuillet 16, et dans de nombreux autres feuillets (80, 186, 190, 214, par exemple). S’il y a obscurité du poème, c’est donc pour des raisons qui tiennent à l’obscurité des choses. C’est du moins en ces termes que Mounin défend l’hermétisme de Char : 

L’obscurité est rançon de la fidélité poétique. […] L’hermétisme véritable est celui de la nature des choses. L’univers et nous-mêmes sommes déjà trop énigmatiques pour qu’on aille en rajouter[18].

Mais pourquoi, se demandera-t-on peut-être, devrait-on répondre à l’obscurité des choses par un poème obscur ? Pourquoi ne pas engager plutôt une entreprise d’élucidation de l’obscur, par les outils de l’analyse par exemple, de la psychanalyse pour l’obscur de la psyché, de la métaphysique ou de la science pour l’obscur de notre condition dans l’univers ? C’est qu’il s’agit de faire voir l’obscur sans le détruire, de construire, selon la formule de Christian Doumet, « un système de signes susceptible de rendre intelligible et partageable » une « évidence obscure »[19]. Cette « évidence obscure », selon un bel oxymore, suppose de dire autrement, de dire en poème, par exemple. Face à cette « évidence obscure », le poème à la fois vise le sens et le remet en question. Il refuse de traduire tout en ne cessant d’interroger. Dans Seuls demeurent, le poème « Le Devoir » peut être lu comme une mise en scène de cette interrogation du monde et des êtres, qui ne se laisse pas résoudre dans une signification ultime, mais maintient ouverte l’évidence obscure. Ce poème ressemble à une petite fable et l’on voit bien que l’emprunt à la forme du conte enfantin permet de jouer avec la question de la signification :

L’enfant que, la nuit venue, l’hiver descendait avec précaution de la charrette de la lune, une fois à l’intérieur de la maison balsamique, plongeait d’un seul trait ses yeux dans le foyer de fonte rouge. […] l’enfant épelait la rêverie du ciel glacé : – Bouche, ma confidente, que vois-tu ? / – Cigale, je vois un pauvre champignon au coeur de pierre […][20].

L’échange s’achève par une question (« Suis-je le présent de l’amour ? ») qui ne reçoit pas de réponse directe du miroir confident mais suscite un court récit de dimension mytho-cosmique (« Dans la constellation des Pléiades, au vent d’un fleuve adolescent, l’impatient Minotaure s’éveillait. »). Apparaît là un fonctionnement typique de la signification chez Char, par relance et saturation de la dimension symbolique (dans la fable, l’énigme, le mythe), sans jamais toutefois que le sens puisse se résoudre dans la clé d’une interprétation.

Enfin, s’il est nécessaire de ne pas réduire l’obscurité du monde, des êtres et des choses, mais de la donner à voir dans un système de signes qui la maintienne tout en la partageant, c’est parce que chez Char l’obscurité est indispensable à la lutte contre les ténèbres du mal dans l’Histoire. L’obscurité n’a pas seulement un sens au regard du « mystère de vivre », ou de notre condition dans l’univers, l’obscurité a également un sens au regard de l’action. Il faut bien distinguer toutefois, dans le contexte de la guerre, deux sortes d’obscurité. Il y a d’abord les ténèbres nazies, ce que Char appelle « l’innommable situation » (« Billets à Francis Curel. I[21] »), face à laquelle il s’agit bien d’opérer un travail d’élucidation, ne serait-ce que par l’effort de nomination : « [N]e pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire » (épigraphe de « Pauvreté et privilège[22] »). Cette obscurité-là doit être « dépouillée de ses inquiètes apparences, des sortilèges et des légendes » ; elle impose l’élargissement « jusqu’à la lumière » (« Note sur le maquis[23] »). D’un autre côté, face à l’obscur de l’époque historique – obscure parce que se caractérisant par la faillite du sens (« je ne comprends pas et si je comprends, ce que je touche est terrifiant[24] ») –, il y a une obscurité salutaire, à la fois bienfaisante et salvatrice. L’obscurité de la nuit du maquis, de la nuit d’Hypnos, est l’image de ce qui protège les maquisards engagés dans le combat. C’est une obscurité qu’il faut préserver, sur laquelle il ne faut pas faire de lumière trop vive, mais garder dans le clair-obscur, à l’instar du tableau de Georges de La Tour (feuillet 178). Cette obscurité, qui est « réserve de significations[25] », joue par là le rôle d’une contre-terreur. La bougie du tableau qui éclaire la condition des réfractaires est en effet l’exact opposé de « la fleur tracée » du soleil, du feuillet 37, qui éblouit et s’aggrave dans l’oeil des mythes nazis, symbole de la lumière aveuglante des mythes totalitaires. Cette nuit protectrice, de nombreuses fois invoquée dans Feuillets d’Hypnos (par exemple dans les feuillets 109, 112, 141, 224), est une obscurité indispensable à l’action. Seule elle maintient ouverts les possibles en avant de soi ou, selon les termes de Char, « l’impossible vivant », autrement dit ce qui se soustrait absolument à la détermination des circonstances présentes, ce qui seul permet qu’une situation innommable soit renversée. Tel est le sens de la couleur noire du feuillet 229, laquelle fait référence, aussi bien, au noir des alchimistes : « La couleur noire renferme l’impossible vivant. Son champ mental est le siège de tous les inattendus, de tous les paroxysmes. » C’est également ce que Char appelle « l’inconnu devant soi[26] » ou encore l’inespéré.

Le contrat de lecture : poésie et communication

Si l’on peut comprendre, du point de vue de la poétique de Char, la nécessité de l’obscurité, il reste que nous ne nous accordons pas nécessairement sur ce qui fait l’obscurité d’un poème ni sur le degré d’obscurité de ce que nous lisons. Char – on l’a vu dans l’anecdote de son lecteur braconnier – s’amuse de ces différences de réception, qui sont des écarts d’acceptabilité de l’obscurité, des écarts dans les horizons d’attente et les contrats de lecture implicites. C’est en fonction d’une certaine conception de la communication poétique que l’obscurité d’un poème est identifiée comme telle et, parfois, considérée comme un obstacle à faire disparaître par le travail de commentaire.

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler la spécificité de la communication poétique, liée à la manière qu’a toute oeuvre poétique, même la plus apparemment lisible, de traiter la langue. Qu’ils soient poètes ou linguistes, nombreux sont les auteurs à souligner cette spécificité du rapport au langage de la poésie, qui ne peut qu’entrer en contradiction avec les attentes habituelles de la communication.

Du côté des linguistes, le sémanticien François Rastier, par exemple, dénonce la domination du modèle communicationnel (Jakobson) dans les théories de l’interprétation littéraire, et l’inefficacité de leur idéologie de la clarté, qu’il qualifie d’irénique, dans l’interprétation des textes poétiques[27]. Citons également les travaux de Michaël Riffaterre montrant bien que toute lecture de la poésie moderne en termes de référentialité aboutit au non-sens[28]. Cela ne signifie pas que le référent soit totalement exclu de la poésie moderne : dans Feuillets d’Hypnos il affleure sans cesse mais, d’une part, Feuillets d’Hypnos a un statut à part en raison de sa proximité avec le genre du journal ou du carnet et, d’autre part, une lecture strictement référentielle de ce recueil échoue, malgré tout, pour une majorité des énoncés.

Ces idéologies de la clarté font un contresens majeur sur ce que la poésie fait à la langue, sur ce qu’elle fait à la communication. La poésie est recréation permanente du commun de la langue, comme le souligne Georges Mounin, selon qui elle travaille précisément à repousser « la frontière de ce qui peut être dit et communiqué, c’est-à-dire partagé, c’est-à-dire socialisé[29] ». À ce titre elle contient une part d’inouï, qui échappe nécessairement au réseau des significations établies. Autrement dit, il y a bien dans une certaine mesure une « fatalité de l’incompréhensible[30] » (Christian Prigent), qu’il nous faut donc accepter.

C’est aussi ce que dit à sa manière le poète Jacques Roubaud dans Poésie, etcetera : ménage. Le dernier chapitre de l’ouvrage s’intitule : « La poésie est difficile[31] ». Pour Roubaud, la difficulté tient à deux raisons, dont la première est la nature du sens en poésie, alors qu’on « est habitué (scolairement et idéologiquement habitué) à chercher autre chose, une des formes habituelles du sens » :

La poésie ne dit pas « quelque chose ». Dire « quelque chose » suppose pouvoir dire ce que l’on dit, dire quel est ce « quelque chose » que l’on dit. […] La poésie n’est pas paraphrasable. La poésie dit ce qu’elle dit en le disant. […] La poésie ne dit pas « quelque chose » mais kekchose. Désignons par kekchose ce que la poésie dit et qui ne peut se dire[32].

C’est ce que Roubaud appelle un « sens formel ». La seconde raison de la difficulté de la poésie est affaire de mémoire. C’est la mémoire de toutes nos lectures, et au sein de nos lectures, la mémoire d’un héritage plus long encore de lectures antérieures, qui rend la poésie compréhensible. Christian Doumet, dans l’ouvrage déjà cité, comprend ainsi le propos de Roubaud :

Toutes ces lectures ont pris, dans la mémoire, un statut d’expérience, la consistance d’un acquis. Si bien que chaque lecteur qu’il le veuille ou non, est un acquis de poésie. Plus cet acquis est vaste, plus il permet de reconnaissance. Ce qui peut se dire également sous une forme d’autant plus indiscutable qu’absolument tautologique : plus on comprend de poésie, plus on comprend de poésie[33].

On peut dire cela de Char également : plus on comprend de Char, plus on comprend de Char. Même ce qui est resté obscur sera « susceptible de prendre part à cette mémoire active du poétique, d’entrer en nous dans l’acquis de poésie[34] ». D’où l’affirmation de Roubaud qui impute la difficulté de la poésie à la « non-familiarité », à la « perte de familiarité avec la poésie, avec toute poésie[35] ». Ce qu’on appelle obscurité d’un texte poétique est donc corrélé à nos attentes en termes de communication littéraire, à nos habitudes de lecture, à notre mémoire poétique.

Chez Char, ces attentes et leur décalage éventuel sont mis en scène dans le feuillet 61, qui montre un officier d’Afrique du Nord, c’est-à-dire un cadre de la Résistance, venu rendre visite aux compagnons de maquis. Lorsque l’officier s’étonne du « parler des images » qu’il ne comprend pas chez les maquisards, demandant implicitement que lui soit donné le sens littéral de ces figures auxquelles il n’est pas habitué, le poète lui oppose le constat d’une « langue en usage » dans le maquis, fondée sur une relation de nécessité entre un lieu, une communauté et une forme de vie, entre un espace sensible, des formes de relations interpersonnelles et un mode d’agir. En identifiant un « parler des images » chez les « bougres de maquisards », l’officier se trompe de contexte : il identifie des images par rapport à l’usage de la langue dont il a l’habitude. Or le sens et la valeur de la langue en usage chez les maquisards ne sont pas déterminés par leur écart au regard d’un usage social dominant. C’est un rapport à un autre contexte (à un lieu, à une action, à une communauté), qui justifie cet usage et c’est ce contexte-là qui demande d’être pris en considération.

On pourrait transposer cette exigence à la lecture des métaphores dans le poème. La recherche de métaphores ou plus largement de figures de sens (métaphores, symbole, allégorie) est un réflexe de lecture normal face à un passage difficile, c’est-à-dire inhabituel au regard de la communication linguistique qui est la nôtre. Toutefois, on remarque que, très souvent, cette lecture tropologique des poèmes de Char échoue, faute d’identification soit du comparé soit du motif de la comparaison. Il va de soi, bien évidemment, que les comparaisons et les métaphores clairement identifiables sont nombreuses chez Char, qu’elles sont parfois même triviales (feuillet 17 : « Ce rocher de braves gens est la citadelle de l’amitié »), et que ne font pas difficulté les métaphores, énigmatiques au premier abord, mais qui se résolvent sur le mode de la pointe ou de la maxime : « La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil » (feuillet 169). Que dire en revanche d’un feuillet tel que le feuillet 211 : « Les justiciers s’estompent. Voici les cupides tournant le dos aux bruyères aérées » ? Que faire des « bruyères aérées » ? Est-ce une locution référentielle, est-ce une locution métaphorique ? De même dans le feuillet 44 : « Amis, la neige attend la neige pour un travail simple et pur, à la limite de l’air et de la terre. » Que faire de la neige ? Si on y voit une figure, c’est par rapport au code d’un échange linguistique ordinaire, dont on présuppose alors qu’il se prolonge dans le poème. Or l’ensemble des règles tacites et spontanées qui définissent le code et fondent une communauté linguistique et une cohérence, par rapport à laquelle la rupture d’isotopie propre à la métaphore est identifiable[36], ne se prolongent pas nécessairement telles quelles dans le poème. C’est du moins ce que dit le feuillet 61. Il faut alors admettre soit l’absence de code stable dans le poème (ce qui serait plutôt le cas de la poétique surréaliste, même si Michaël Riffaterre a tenté de nuancer l’idée d’un arbitraire de l’image chez les surréalistes), soit rechercher l’instauration par l’oeuvre de sa propre cohérence. Il s’agit alors de suivre les fils sémantiques d’une oeuvre en étudiant ses isotopies, de manière à dégager le sens que tel mot y prend de façon spécifique, comme Henri Meschonnic l’a théorisé dans la notion de « mot poétique[37] ». Ces mots sont nombreux chez Char : l’amande, le torrent, la source, la fontaine, le velours, le givre, la neige, etc. Il n’y a pas de traduction pour ces mots : puisqu’ils ne sont pas à proprement parler des métaphores, nous ne pouvons pas en donner le comparé. Mais nous pouvons déterminer leur valeur dans les recueils, en dégageant l’ensemble des connotations que le système de l’oeuvre leur confère – sans qu’il soit exclu de leur donner aussi, en même temps, ponctuellement, des valeurs imputables à d’autres usages et d’autres systèmes symboliques[38].

L’obscurité de Char, comme de toute oeuvre poétique d’ailleurs, mais d’une manière peut-être plus marquée chez Char que chez d’autres, est liée en partie à cette tension entre l’usage des mots sur lequel s’accorde la communauté linguistique de ses contemporains et l’usage que tend à instaurer l’oeuvre, entre ce qui est du côté d’une communauté de discours et ce qui est du côté d’un discours singulier[39].

Le problème de la métaphore est le plus visible mais il n’est pas le seul. Participent à l’obscurité de Char d’autres éléments formels qui contreviennent à nos attentes en termes de communication. Les critiques d’après-guerre en ont relevé certains, comme la densité et l’ellipse. Les longs poèmes en prose sont particulièrement représentatifs de la densité sémantique qui caractérise le style de Char, en particulier par la syntaxe complexe de ses phrases (« Éléments », « Fenaison », « L’Absent », « Louis Curel de la Sorgue », notamment). La brièveté des feuillets ne produit pas nécessairement une syntaxe plus simple, au contraire. La densité peut y être aussi forte, comme dans le feuillet 16 déjà cité. L’ellipse, quant à elle, se trouve dans l’enchaînement même des feuillets mais aussi dans une certaine manière de procéder par rupture d’isotopie et juxtaposition paratactique. Citons un seul exemple parmi d’autres, nombreux : « Solitaire et multiple. Veille et sommeil comme une épée dans son fourreau. Estomac aux aliments séparés. Altitude de cierge » (feuillet 74). Enfin, dernier point important de cet inventaire des formes de l’obscurité, le procédé de la déréférentialisation, tout à fait typique de la poésie moderne mais particulièrement vrai pour Char. L’étude des manuscrits montre la tendance de ce dernier, dans les réécritures successives de ses poèmes, à supprimer toute indication circonstancielle. Ce procédé, d’un côté, mime la référentialité, en particulier par un certain usage du déictique ou de l’article défini, mais supprime, d’un autre côté, toute coordonnée spatio-temporelle référentielle.

Lire Char

On comprend dès lors que certains lecteurs et non des moindres, tel Georges Mounin, aient pu avouer s’être senti « en face d’une langue étrangère ou presque[40] » la première fois qu’ils lurent un poème de Char. Cette expérience d’étrangeté et d’incompréhension correspond sans doute à celle que nous avons tous faite la première fois que nous l’avons lu.

En utilisant l’image d’une langue étrangère, à apprendre, Georges Mounin ne suggère pas qu’elle puisse être traduite ; apprendre cette langue signifie sans doute plutôt devenir le familier de l’oeuvre. Lui-même se livre d’ailleurs, pour démontrer l’impossibilité de traduire et l’irréductibilité du sens en poésie, à une sorte de glose parodique du poème « Le Loriot », dont on voit bien qu’elle échoue nécessairement à dire tout ce que dit le poème[41]. Mounin en conclut à l’idée que le poème contient quelque chose d’« intransmissible autrement ». Mais cela ne veut pas dire que le critique renonce à commenter. Ses nombreux articles montrent au contraire un effort inlassable de commentaire, indispensable à ses yeux, précisément parce qu’il était professeur, et parce qu’il s’était trouvé, dit-il, « hanté par le problème de la communication (c’est-à-dire de la transmission) d’une expérience [qu’il savait] fragile[42] », celle de la lecture de poésie. Le geste de Mounin est de nous inviter à accepter de ne pas tout comprendre, ou du moins à ne pas tout comprendre tout de suite ; il y a une lenteur nécessaire. Bien des choses lui échappent encore, dit-il, et il ajoute qu’il y a chez Char « plus d’un texte intransmissible, ou qui le restera longtemps[43] ». Le critique invite en outre à multiplier les modes d’intelligibilité en faisant à l’émotion toute sa place, chez le critique aussi bien : « [S]urgie des mots du poète, l’image devient immédiatement aussi vraie qu’un de nos souvenirs personnels : tel tableau de Partage formel s’allie indissolublement par exemple aux émotions complexes que nous gardons par-delà l’enfance[44]. »

Char de son côté défend cette forme de réception de ces poèmes quand il dit que pour lui : « [U]n poème ce n’est pas beau ou curieux, ou original, ou tout ce que vous voudrez. […] Il ne faut pas que ce soit apprécié, admiré, savouré ; il faut quand vous le lisez que ça descende en vous[45]. » En posant le poème comme un objet du monde, ici comme une nourriture que s’incorpore le lecteur pour vivre, Char définit une relation au poème qui passe outre la question de son intelligibilité et engage une autre manière de comprendre, ainsi que le faisait Gaëtan Picon, cité pour commencer :

Si cette poésie est une poésie de la connaissance, elle ne l’est pas de la connaissance intellectuelle : c’est moins pour être compris que pour être vécu que parle René Char – pour émouvoir, pour agir : la poésie, à ses yeux, est action, « connaissance productive du réel »[46].

Cette forme de compréhension, il faut lui faire toute sa place, parce qu’elle correspond aussi à une expérience de lecteur[47].

Il ne s’agit pas par là de dire que l’obscurité est un faux problème qui serait résolu par d’autres approches du poème. Au contraire, l’obscurité est bien une dimension intrinsèque de la poétique charienne. Elle invite, d’une part, à accepter d’entrer dans une oeuvre en rompant avec les formes habituelles de la communication linguistique, tout en faisant le pari, comme le disait Mounin, que cela en vaut la peine. Elle conduit, d’autre part, à imaginer d’autres modes de réception, qui articulent la lecture et la vie. Faute de cette habituation du regard, faute de cette mémoire et de cet exercice, dirait Jacques Roubaud, l’obscurité fera polémique ; elle entraînera tantôt la fascination, tantôt le découragement de ses lecteurs qui se retourneront alors contre l’objet de leurs attentes et en concluront soit à une condescendance altière soit à un recroquevillement de la poésie française moderne sur elle-même, sur sa forme et contre ses lecteurs – ce qui, à n’en pas douter, ne peut être que la réaction d’un amour déçu.