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Introduction

Il ne peut y avoir de santé sans santé mentale proclamait Ban Ki-moon, secrétaire général de l’Organisation des Nations unies dans son message pour la journée internationale de la santé mentale de 2008 (Dietrich, et collab., 2012). De fait, la santé mentale est reconnue comme une composante essentielle de la santé que l’Organisation mondiale de la santé (OMS, 2014) définit comme « un état de bien-être qui permet à chacun de réaliser son potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie, de travailler avec succès et de manière productive et d’être en mesure d’apporter une contribution à la communauté ».

Cependant, cet état de bien-être est perturbé chez un individu sur trois ou plus au cours de sa vie (Vigo, Thornicroft et Atun, 2016). La Commission de la santé mentale du Canada (CSMC) soutient qu’au pays, une personne sur cinq est confrontée à une maladie mentale, laquelle inclut la gamme de comportements, de pensées et d’émotions à l’origine d’une détresse, d’une souffrance ou d’une incapacité, gamme délimitée en grande partie par un diagnostic médical. La CSMC (2012) évalue même qu’une personne sur deux en souffrira avant l’âge de 40 ans. Pour en montrer l’ampleur, certains auteures et auteurs ont avancé que le nombre de personnes affligées par un trouble mental est deux fois plus grand que celui des personnes atteintes d’une maladie cardiaque ou du diabète de type 2 (Smetanin, et collab., 2011; CSMC, 2017). On a également bien documenté l’impact sanitaire et humain des maladies mentales : espérance de vie diminuée, fardeau accru des maladies chroniques, limitations invalidantes, répercussions sur les familles, sur l’emploi, les finances, les activités quotidiennes (CSMC, 2017; Roberts et Grimes, 2011).

Bien que la plupart des études considèrent l’importance des déterminants sociaux sur l’existence des troubles mentaux, aucune ne désagrège les données en fonction de l’appartenance à une communauté de langue officielle en situation minoritaire, un fait pourtant reconnu pouvant avoir un impact sur la santé (Bouchard, et collab., 2009). L’incidence des langues et de la communication sur l’accès, la qualité et la sécurité des soins acquiert une portée plus grande dans ce contexte. Nous partons de cette prémisse pour pallier le manque d’information et dresser ici le portrait de la santé mentale de la population francophone vivant en situation linguistique minoritaire à partir des données de l’Enquête de santé dans les collectivités canadiennes (ESCC-SM, 2012). Cette enquête transversale de Statistique Canada avait pour principaux objectifs d’évaluer l’état de santé mentale de la population canadienne en ce qui a trait aux continuums de la maladie mentale et de la santé mentale positive, et de documenter l’accessibilité et l’utilisation des services de santé mentale, l’aide reçue de la part de l’entourage, les besoins perçus et les besoins non comblés.

Fardeau de la maladie mentale

Malgré le fait que l’OMS ait toujours reconnu que la santé correspond à un état de bien-être complet, une division entre santé mentale et santé physique s’est pourtant installée au fil des années, laissant la première devenir orpheline des systèmes de santé. Kolappa, Henderson et Kishore (2013) reprochent à la stratégie de prévention et de contrôle des maladies non communicables de 2008-2013 de l’OMS une insistance sur le diabète, les cancers et les maladies cardiovasculaires ou respiratoires, reléguant la santé mentale aux notes de bas de page. Pourtant, de nombreuses études ont documenté la comorbidité, plus particulièrement ici le fait que les troubles mentaux constituent des facteurs de risque importants d’autres maladies chroniques (Scott, et collab., 2017). Ces études plaident du même coup pour incorporer les interventions en santé mentale dans le cadre des programmes de prévention des maladies chroniques. Il n’en demeure pas moins que dans la pratique, le fardeau des troubles mentaux s’avère sous-estimé et que de nombreuses personnes souffrantes sont négligées, voire laissées à elles-mêmes. (Lim, et collab., 2008; Takayanagi, et collab., 2014; Vigo, Thornicroft et Atun, 2016).

Les gens vivent certes plus longtemps de nos jours, mais plusieurs de ces années se trouvent hypothéquées par la présence de maladies chroniques, qu’elles soient physiques ou mentales, voire très souvent concomitantes. Chez les moins de 65 ans, les maladies mentales représentent environ 38 % de toutes les maladies (Layard, 2012). Les troubles mentaux qui ont de graves répercussions sur la santé et la qualité de vie sont la dépression majeure, les troubles bipolaires, les troubles liés à la consommation d’alcool, les phobies sociales et la dépression (Ratnasingham, et collab., 2012). Ces troubles sont la principale cause d’invalidité à court et à long terme au Canada, en plus de représenter près du quart (23 %) du nombre d’années d’invalidité. Les données probantes indiquent que d’ici 2030, la maladie mentale constituera même la principale cause d’invalidité dans les pays à revenu élevé (Roberts et Grimes, 2011). L’étude de Ratnasingham et collab. (2012) évalue que le fardeau de la maladie mentale et de la toxicomanie serait plus d’une fois et demie plus lourd que celui de tous les cancers, et plus de sept fois plus lourd que celui des maladies infectieuses. Le fardeau de la dépression, soit le trouble mental le plus fréquent, dépasse à lui seul le fardeau réuni des cancers du poumon, du côlon, du sein et de la prostate. En termes de décès, les problèmes d’alcool ont causé 88 % du nombre de décès attribuables à des troubles, de même que 91 % du nombre d’années de vie perdues à cause des décès prématurés (Ratnasingham, et collab., 2012).

La maladie mentale est souvent associée à d’autres troubles, principalement la toxicomanie, et à d’autres maladies chroniques. L’apparition précoce de troubles dépressifs et anxieux a été associée à un risque accru de développer à l’âge adulte des maladies cardiaques, de l’asthme, du diabète, de l’arthrite, ainsi que des maux de dos et de tête chroniques. Selon l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC, 2015), les personnes qui indiquent vivre avec une maladie mentale grave sont aussi plus susceptibles de fumer et d’être atteintes de bronchite chronique ou d’emphysème. Le risque de développer une maladie cardiovasculaire serait jusqu’à quatre fois plus élevé chez des patients souffrant d’insomnie (Spiegelhalder, Scholtes et Roeman, 2010). La comorbidité a non seulement des effets néfastes sur la qualité de vie du patient, mais également sur les coûts des services de santé.

En 2009-2010, on estimait que 14,4 % des Canadiennes et Canadiens de tout âge auraient reçu des services de santé pour des maladies mentales. En chiffre, cela représente environ 3 millions de femmes et 2,1 millions d’hommes; et la plus forte augmentation a été observée chez les jeunes adolescents de 10 à 14 ans (ASPC, 2015). Les femmes sont plus susceptibles que les hommes d’utiliser des services de santé pour des maladies mentales, surtout celles âgées de 25 à 39 ans. Par ailleurs, d’autres études mettent en perspective le fait que les jeunes principalement de 15 à 24 ans vont préférer les ressources informelles d’aide en santé mentale (amis, familles, internet, groupes d’entraide, etc.) aux ressources formelles (médecin, psychologue, travailleuse ou travailleur social, infirmière ou infirmier, etc.) (Findlay et Sunderland, 2014).

Il ne faut pas négliger non plus l’incidence des problèmes de santé mentale sur les membres de la famille. En 2012, 38 % de Canadiens déclaraient avoir au moins un membre de leur famille aux prises avec un problème de santé mentale, 22 % indiquaient avoir plus d’un membre de leur famille affecté par la maladie mentale. Soixante et onze pour cent (71 %) des personnes qui disent être affectées par un problème de santé mentale dans leur famille ont en effet eu personnellement à fournir des soins (Pearson, 2015).

L’étude de Sunderland et Findlay (2013) révèle que 17,5 % des Canadiennes et Canadiens de 15 ans et plus ayant répondu à l’ESCC-SM ont déclaré avoir eu besoin de services de santé mentale au cours de 2012, dont 33,3 % (1,6 million de personnes) qui affirment que leurs besoins en soins de santé mentale n’ont que partiellement ou pas été comblés (Sunderland et Findlay, 2013). Différents facteurs environnementaux, sociaux et culturels influent sur le taux de consultation pour des symptômes et signes associés aux maladies mentales, notamment l’acceptation, la compréhension, la peur du jugement (ASPC, 2015). La maladie mentale reste encore une source de gêne pour la grande majorité de personnes qui en souffrent, 58,5 % des hommes et 53,4 % des femmes disent avoir éprouvé cette gêne; 56 % des hommes et 53 % des femmes ont affirmé faire l’objet de discrimination en raison de leur problème de santé mentale (Gouvernement du Canada, 2006).

Vulnérabilités et maladie mentale

Certains groupes, dits vulnérables, sont plus susceptibles de développer une maladie ou un problème lié à la santé mentale. De fait, les études confirment le lien étroit entre les déterminants socioéconomiques de la santé et les mesures de santé mentale et de bien-être dans l’enfance et l’adolescence (Von Rueden, et collab., 2006; Colman et Ataullahjan, 2010). Il est utile de rappeler que l’expression « groupes vulnérables », selon l’OMS, désigne « les personnes ou les groupes de personnes vulnérables en raison des situations ou des environnements auxquels ils sont confrontés [et non en raison d’une faiblesse intrinsèque ou d’un manque de capacités]. L’expression doit être utilisée de manière adaptée à la situation nationale (OMS, 2013, p. 6).

Dans le contexte qui nous occupe, les conditions de vie en situation linguistique minoritaire peuvent signifier un accès différentiel aux ressources sociales et de santé compte tenu de l’« incomplétude institutionnelle » des services sociaux et de santé en langue officielle minoritaire (Breton, 1964; Cardinal et Léger, 2017). De plus, le portrait sociodémographique des francophones en situation minoritaire montre qu’il s’agit d’une population vieillissante pour laquelle certains sous-groupes ont peu d’éducation (21 % ont moins d’un diplôme d’étude secondaire) et un faible revenu (20 % se situent dans le quintile de revenu le plus faible) (Bouchard et Desmeules, 2011). Ces caractéristiques confèrent à la situation minoritaire une certaine vulnérabilité dont il faut tenir compte dans l’offre de services en français.

Les études qui ont cherché à établir des différences quant aux problèmes de santé mentale entre populations de langue officielle minoritaire et majoritaire sont arrivées à la conclusion que les profils étaient, en 2002, plutôt similaires, hormis une prévalence significative légèrement plus élevée des troubles de l’humeur dans la population de langue officielle minoritaire francophone (Puchala, et collab., 2013). Chartier et collab. (2014) n’ont pas trouvé de différences concernant les troubles anxieux ou de l’humeur entre les populations francophone et non francophone du Manitoba. La même étude révèle cependant qu’en région rurale, les francophones avaient des taux plus faibles de suicide, de tentatives de suicide et de troubles liés à la consommation de substances.

L’impact des barrières linguistiques et culturelles sur l’accès aux services de santé et aux traitements optimaux se révèle quant à lui significatif, d’autant que les données sur ce sujet se font de plus en plus nombreuses. Notamment, l’étude sur les hospitalisations pour soins aigus dans les hôpitaux de l’Ontario de Tempier, Bouatane et Hirdes (2016) conclut qu’indépendamment du sexe, de l’âge, de la région, du diagnostic ou de la dangerosité, la plupart des francophones hospitalisés en Ontario pour des soins aigus auraient moins de contacts avec les psychiatres que les anglophones. L’étude démontre ainsi une possible inégalité d’accès aux services psychiatriques des francophones. Cependant, les auteurs précisent qu’ils n’ont pu vérifier si l’inégalité d’accès se traduit aussi par une moindre qualité de services. Grenier et collab. (2016) ont examiné la comorbidité entre maladies chroniques et troubles mentaux fréquents chez les francophones et les anglophones. Les francophones sont plus susceptibles que les anglophones de rapporter l’insomnie en présence de maladies cardiaques ainsi que la dépression en présence de fibromyalgie.

Bouchard, Batista et Colman (2018) ont dressé le portrait des jeunes francophones en contexte linguistique minoritaire âgés de 15 à 24 ans, précisant que 63 % des jeunes francophones se classent dans la catégorie « santé mentale positive ». C’est donc dire que plus d’un jeune sur trois pourrait se situer dans une zone de vulnérabilité en ce qui a trait à sa santé mentale. Un jeune sur 10 (11 %) a reçu des traitements pour un trouble mental au cours de sa vie et 9 % seraient médicamentés. Les sources informelles (amis, famille, proches, médias sociaux, etc.) de consultations liées à la santé mentale (22 %) sont plus recherchées que les sources professionnelles (médecins, travailleurs sociaux, psychologues, etc.) (12 %). Quant aux besoins perçus de soins de santé mentale, 16 % des jeunes déclarent en avoir eu besoin et 52 % disent que ce besoin n’a été que partiellement satisfait ou n’a pas été satisfait. Cette dernière dimension est toutefois préoccupante en contexte linguistique minoritaire, caractérisé par une offre déficiente de services de santé en français (Cardinal, et collab., 2018) et pourrait signifier pour ces jeunes un manque d’accès aux services de santé mentale.

L’objectif du présent article est de dresser le portrait de la santé mentale de la population francophone vivant en situation linguistique minoritaire à partir des données de l’Enquête de santé dans les collectivités canadiennes (ESCC-SM, 2012). Dans un premier temps, nous décrivons la prévalence de la détresse psychologique, des antécédents familiaux en termes de santé mentale, des troubles mentaux reliés à l’humeur, des troubles de consommation, des idées suicidaires et des besoins de soins de santé mentale dans la population francophone en situation minoritaire. Dans un deuxième temps, nous examinons les déterminants des troubles mentaux et de consommation.

Méthodologie

Données

Les données utilisées aux fins de cette analyse proviennent du Fichier de microdonnées détaillées de l’Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes–Santé mentale (ESCC-SM) de 2012. Cette enquête avait comme principaux objectifs d’évaluer l’état de santé mentale de la population canadienne en ce qui a trait aux continuums de la maladie mentale et de la santé mentale positive, et de documenter l’accessibilité et l’utilisation des services de santé mentale, l’aide reçue de la part de l’entourage, les besoins perçus et les besoins non comblés.

Échantillon

L’échantillon transversal de l’ESCC-SM de 2012 était composé de la population à domicile de 15 ans et plus des provinces, excluant les personnes habitant des réserves et d’autres établissements autochtones, les membres à temps plein des Forces canadiennes, et la population vivant en établissement (environ 3 % de la population). Le taux de réponse a été de 68,9 %, ce qui correspond à un échantillon de 25 113 personnes représentatif de 28,3 millions de Canadiennes ou Canadiens (Statistique Canada, 2013). La présente analyse se fonde sur un sous-échantillon de 1 040 francophones vivant en situation linguistique minoritaire dans tous les provinces et territoires canadiens à l’exception de la province de Québec. Des poids d’échantillonnage d’enquête ont été appliqués afin que les résultats soient représentatifs de la population canadienne, ainsi que des poids bootstrap afin de tenir compte de la sous-estimation des erreurs types attribuable au plan de sondage complexe (Rust et Rao, 1996).

La population francophone a été déterminée à l’aide d’un algorithme permettant de sélectionner les individus qui déclarent parler français en fonction de quatre variables présentes dans l’ESCC : la langue de conversation; la langue parlée à la maison; la langue de l’entrevue; la langue de contact préférée lors de l’enquête (Bouchard, et collab., 2009).

Mesures

L’ESCC-Santé mentale s’appuie sur différentes mesures validées à l’échelle nationale et internationale, telles que la détresse psychologique, les troubles mentaux reliés à l’humeur et les troubles de consommation abusive (alcool et drogues). Nous empruntons pour les fins de notre article ces mêmes mesures qui seront explicitées au fur et à mesure de la présentation des résultats.

Analyses

Les résultats obtenus découlent d’analyses descriptives bivariées et sont présentés sous forme de pourcentages. Deux modèles de régression ont été réalisés pour évaluer les déterminants des problèmes mentaux reliés à l’humeur et ceux reliés à la consommation abusive de substances (alcool et drogue). Les analyses ont été exécutées à l’aide du logiciel SAS, v. 9.4.

Résultats

Profil sociodémographique et modes de vie

En termes de groupe d’âge, les 15-24 ans comptent pour 11 % de la population à l’étude, les 25-44 ans, 28 %, les 45-64 ans, 41 % et enfin, les 65 ans et plus représentent 20 % des répondantes et répondants francophones vivant en situation linguistique minoritaire. Les femmes sont majoritaires 54 % contre 46 % des hommes. La majorité provient de l’Ontario (56 %), 17 % vivent dans les provinces de l’Ouest, et 27 % dans les provinces de l’Atlantique. Près des trois quarts de la population vit en milieu urbain (71 %). Un cinquième de la population francophone n’a pas obtenu de diplôme d’études secondaires (22 %); par contre, la même proportion a fait des études universitaires (25 %). Plus du tiers des répondantes et répondants (35 %) vivent dans des ménages ayant de faibles et de très faibles revenus (quintile 1et 2 des revenus les plus pauvres). Le tiers (33 %) déclarent vivre seuls, 11 % ont un statut d’immigrant et 8 % un statut d’autochtone. Sept personnes sur 10 déclarent avoir une forte spiritualité (71 %). Cependant, quatre personnes sur dix (41 %) seraient en manque de provisions sociales selon une échelle à cinq dimensions mesurant l’attachement, l’obtention de conseils et de renseignements, l’aide tangible, l’intégration sociale et la réassurance de sa valeur (Tableau 1) (Caron, 2013).

Santé et comportements sanitaires

Une personne sur cinq (20 %) fume, six sur 10 (59 %) sont des buveurs d’alcool réguliers et une sur quatre (26 %) se déclare sédentaire ou physiquement inactive. Enfin, six personnes sur 10 (62 %) disent être affectées d’au moins une maladie chronique (cardiopathies, accidents vasculaires cérébraux, cancer, affections respiratoires chroniques, diabète, etc.), un état qui dure depuis au moins six mois et qui a été diagnostiqué par un professionnel de la santé.

Santé mentale, troubles mentaux et antécédents familiaux

L’état de santé mentale au niveau de la surveillance populationnelle est généralement mesuré par l’échelle de détresse psychologique de Kessler et collab. (2003), une échelle qui a été introduite dans plusieurs enquêtes à travers le monde, dont celle de l’ESCC-SM 2012. Son attrait réside dans sa brièveté et dans sa capacité à discriminer les personnes souffrant ou non d’un trouble mental (Marleau et Garvie, 2014). La proportion de francophones qui se situe au niveau élevé de l’échelle de détresse psychologique est de 21 %. Quatre personnes sur dix (43 %) déclarent l’existence de problèmes de santé mentale dans leur famille et une même proportion (43 %) aurait connu une expérience traumatique durant l’enfance, à savoir, en termes de violence entre les parents ou envers le jeune, ou d’agressions sexuelles.

Pour ce qui est des troubles mentaux, six troubles (dépression, trouble bipolaire, trouble d’anxiété généralisée, abus d’alcool et/ou dépendance à l’alcool, abus de cannabis et/ou dépendance au cannabis, abus d’autres drogues et/ou dépendance à d’autres drogues) ont été mesurés et tels que déterminés par le Composite International Diagnostic Interview 3.0 (Kessler et Üstün, 2004) de l’Organisation mondiale de la Santé (CIDI-OMS), basé sur les définitions du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders(DSM-IV) et de la Classification internationale des maladies (CIM-10). Il s’agit d’un instrument normalisé couramment utilisé dans les enquêtes de population. Nos résultats indiquent que 15 % de la population francophone a déclaré avoir connu un trouble de l’humeur, 14 % un épisode dépressif majeur, 11 % un trouble d’anxiété généralisé et 2 % un trouble bipolaire. En somme, 20 % des francophones sont touchés par l’un de ces troubles mentaux. Pour ce qui est des problèmes de consommation et d’abus de substances au cours de la vie, 19 % des francophones disent avoir un problème d’abus et de dépendance à l’alcool et 8 % aux drogues (cannabis et autres drogues). Les problèmes d’abus et de dépendance pris conjointement touchent 22 % de la population francophone. Si l’on combine l’ensemble des troubles mentaux, c’est 38 % de la population francophone qui est touchée. Au cours de leur vie, 9 % des francophones déclarent avoir eu des pensées suicidaires et 2 % auraient tenté de se suicider.

Utilisation et besoins de services en santé mentale

On a demandé aux répondantes et répondants si, au cours des 12 derniers mois, ils avaient consulté en personne ou par téléphone une ressource professionnelle ou informelle de soutien pour un problème émotionnel, de santé mentale ou de consommation d’alcool ou de drogues. Treize pour cent (13 %) des francophones ont eu recours aux ressources professionnelles (psychiatres, médecins de famille/omnipraticiens, psychologues, personnel infirmier, travailleurs sociaux, conseillers/psychothérapeutes et hospitalisation) et 15 % aux ressources informelles (membres de la famille, amis, collègues de travail, superviseurs ou patrons, enseignants et directeurs d’école, services offerts par les employeurs, groupes d’entraide, lignes téléphoniques, médias sociaux et forums de discussion).

Les besoins perçus de services de santé mentale et les besoins comblés ont été mesurés à partir d’une série de questions concernant l’aide recherchée pour traiter un problème de santé mentale, soit une aide relative à l’information, aux médicaments, à la consultation ou aux services de santé mentale, ainsi que l’appréciation de l’aide reçue afin de déterminer dans quelle mesure le besoin de services de santé mentale a été satisfait ou non. Ainsi, 18 % des francophones ont mentionné avoir eu besoin de soins de santé mentale et 35 % déclarent avoir été partiellement ou non satisfaits (Tableau 1).

Tableau 1

Portrait descriptif des problèmes de santé mentale des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

Portrait descriptif des problèmes de santé mentale des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

Tableau 1 (suite)

Portrait descriptif des problèmes de santé mentale des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

Notes méthodologiques

IC signifie « intervalle de confiance » et permet d’évaluer la précision de l’estimation d’un paramètre statistique sur un échantillon.

* Coefficient de variation entre 16,5 % et 33,3 %; à interpréter avec prudence.

1 Provision sociale — L’échelle de provision sociale validée par Caron (2013) comprend 10 énoncés couvrant cinq dimensions : l’attachement, l’obtention de conseils et de renseignements, l’aide tangible, l’intégration sociale et la réassurance de sa valeur. Pour établir le seuil de provisions sociales suffisantes, nous avons réparti la population en quintile et avons établi que les 20 % de la population qui présente les scores les plus faibles permettent de postuler qu’elle se situe à un niveau insuffisant de provisions sociales. La plage de valeurs de l’échelle globale étant de 10 à 40, le seuil a été établi à 32.

2Détresse psychologique — L’échelle de Kessler et coll. (2003) en 10 questions portant sur les sentiments d’épuisement, de nervosité, d’agitation, de désespoir, de tristesse et de dépression, de découragement et d’inutilité ressentis au cours du dernier mois est un outil valide de mesure de la détresse psychologique. Chacune des questions est notée sur 4 points; plus le score est élevé, plus la détresse est prononcée. Pour déterminer le seuil d’interprétation des valeurs, nous nous sommes alignés sur la méthode utilisée par l’Institut de la statistique du Québec basée sur la répartition de la population en quintiles. Ainsi, les 20 % de la population qui présente les scores les plus élevés ont servi à établir le seuil à partir duquel on peut postuler que les personnes se situent au niveau élevé de l’indice de détresse psychologique. Ce seuil a été établi à 9 (Baraldi, Joubert et Bordeleau, 2015).

ESCC-SM 2012

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Déterminants des troubles mentaux

Deux modèles de régression logistique ont été conçus pour chercher à comprendre les déterminants soit des troubles mentaux (combinant épisode dépressif majeur, trouble d’anxiété généralisé et trouble bipolaire), soit des troubles de consommation de substances (abus et dépendance à l’alcool et aux drogues). Les facteurs pris en compte, les variables explicatives, incluent le fait d’être francophone ou anglophone (vivant à l’extérieur du Québec), le genre, l’âge, le niveau de scolarité, le revenu, la région de résidence, le statut d’immigrant, le statut d’autochtone, la présence de maladies chroniques, les problèmes de santé dans la famille, l’expérience traumatique durant l’enfance, la suffisance de provisions sociales et le degré de spiritualité.

Troubles mentaux

Les résultats (Tableau 2) indiquent que les femmes sont plus susceptibles d’être affectées par un trouble mental que les hommes (RC 1.66). Par ailleurs, les personnes âgées sont significativement moins à risque de troubles mentaux de l’humeur que les plus jeunes (RC 0.39). On constate aussi que les personnes les plus pauvres sont plus à risque de souffrir de maladie mentale (RC 2.19). Le gradient est ici bien marqué, du quintile de revenu du plus pauvre au plus riche. La concomitance des troubles mentaux et autres maladies chroniques est apparente, les personnes affectées d’une ou de plusieurs maladies chroniques sont trois fois plus sujettes à la maladie mentale (RC 3.13). Le fait d’avoir dans sa famille des membres affectés par des problèmes de santé mentale constitue un risque deux fois plus élevé d’en être également affligé (RC 1.91), ainsi que d’avoir vécu une expérience traumatique durant son enfance (RC  2.10). Le fait de bénéficier de bonnes provisions sociales serait un facteur protecteur. Nos résultats montrent que les risques de troubles mentaux pourraient être plus élevés chez les francophones comparativement aux anglophones, mais ces résultats ne sont pas statistiquement significatifs.

Tableau 2

Les déterminants des troubles mentaux1 au cours de la vie des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

Les déterminants des troubles mentaux1 au cours de la vie des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

Tableau 2 (suite)

Les déterminants des troubles mentaux1 au cours de la vie des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

1 Comprend la somme des troubles mentaux (dépression majeure, trouble d’anxiété généralisée et trouble bipolaire)

RC — Le rapport de cote est une mesure statistique exprimant le degré de dépendance entre des variables aléatoires qualitatives. Il permet de mesurer l’effet d’un facteur.

IC — L’intervalle de confiance permet d’évaluer la précision de l’estimation d’un paramètre statistique sur un échantillon.

Les rapports de cote en gras indiquent une différence statistiquement significative par rapport au groupe de référence marqué *

ESCC-SM 2012

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Troubles de consommation de substances

Le tableau 3 montre que les problèmes de consommation sont plus prégnants chez les hommes (RC 0.30), les membres des peuples autochtones (RC 1.48), les résidents des provinces de l’Ouest (RC 1.53), et chez les personnes ayant le plus faible niveau de scolarité (RC 1.76). Mais, les personnes âgées sont significativement moins à risque de troubles de consommation que les plus jeunes (RC 0.51). L’expérience traumatique durant l’enfance rend vulnérable aux troubles de consommation de substances (RC 2.42) ainsi que le fait de provenir d’une famille comptant déjà des membres affectés par des problèmes de santé mentale (RC 1.4). Souffrir d’une ou plusieurs maladies chroniques rend plus susceptible aux troubles de consommation de substances (RC 1.38). Déclarer une forte spiritualité semble un facteur protecteur (RC 0.64). De même que pour les risques de troubles mentaux, les risques de troubles de consommation pourraient être plus élevés chez les francophones comparativement aux anglophones, mais ces résultats ne sont pas statistiquement significatifs.

Tableau 3

Déterminants des problèmes de consommation de substances1 au cours de la vie des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

Déterminants des problèmes de consommation de substances1 au cours de la vie des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

Tableau 3 (suite)

Déterminants des problèmes de consommation de substances1 au cours de la vie des francophones vivant en situation linguistique minoritaire

1 Abus et dépendance à l’alcool, au cannabis et aux drogues

RC — Le rapport de cote est une mesure statistique exprimant le degré de dépendance entre des variables aléatoires qualitatives. Il permet de mesurer l’effet d’un facteur.

IC — L’intervalle de confiance permet d’évaluer la précision de l’estimation d’un paramètre statistique sur un échantillon.

Les rapports de cote en gras indiquent une différence statistiquement significative par rapport au groupe de référence marqué *

ESCC-SM 2012

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Limites

L’ESCC-SM étant une enquête transversale, elle ne permet pas d’établir de liens de causalité entre les variables. Comme certains troubles mentaux ont été pris en compte et d’autres exclus, la prévalence des troubles mentaux et des besoins de services de santé mentale pourrait être sous-estimée. De plus, il a été documenté que les enquêtes ponctuelles et transversales sur la population peuvent sous-estimer systématiquement la prévalence des troubles mentaux au cours de la vie. Le fardeau de la population des troubles mentaux peut donc être considérablement plus élevé qu’il a été déterminé par le passé (Takayanagi, et collab., 2014). Il faut également considérer que l’échantillon de l’enquête exclut de son champ d’observation la population vivant en établissement. Enfin, le faible échantillon de francophones limite les analyses et a un impact sur la précision des estimations, qu’il faut généralement interpréter avec prudence. De plus, il ne permet pas de faire des analyses à l’échelle provinciale, ce qui est nécessaire pour la planification de la santé au plus près des besoins des communautés. Néanmoins, ces enquêtes représentatives de la population permettent d’avoir un aperçu des tendances en l’absence de données plus exhaustives.

Discussion et conclusion

Le portrait de la santé mentale des francophones en situation linguistique minoritaire ressemble globalement à l’ensemble de la population canadienne, avec certaines particularités propres aux sous-groupes les plus vulnérables, à savoir les plus pauvres, les moins scolarisés, les hommes ou les femmes, les plus jeunes ou les plus âgés selon le problème mis en cause, le statut d’autochtone ou d’immigrant.

Ainsi, et en résumé, 38 % de la population francophone en situation linguistique minoritaire souffre de troubles mentaux et de consommation de substances contre 34% au Canada, 18 % a exprimé un besoin de services de santé mentale (ce qui est équivalent à la moyenne canadienne citée plus haut) dont 31 % n’a pas obtenu de réponse satisfaisante (33 % au Canada). Les résultats montrent également que les sources informelles d’aide sont tout autant prisées (15 % des francophones les recherchent) que les sources formelles (13 %). Par contre, ce qui distingue les francophones est sans contredit la difficulté d’obtenir des services de santé et des services sociaux dans leur langue (Drolet, Bouchard et Savard, 2017). Les multiples réformes qui ont restructuré les systèmes de soins depuis des décennies ont toutes pour but principal de mieux répondre aux besoins des populations et des communautés. La dernière en liste vise à faire en sorte que « le bon patient reçoive les bons soins au bon moment » (http://cihr-irsc.gc.ca/f/41204.html, réf. du 7 février 2018). Or, la réponse est encore aujourd’hui défaillante en ce qui concerne les communautés francophones en situation linguistique minoritaire qui ont non seulement à se confronter à l’absence de ressources en santé mentale, mais qui de plus n’y ont pas accès dans leur langue, sachant que cela peut nuire aux soins, les retarder ou engendrer un mauvais diagnostic (de Moissac et Bowen, 2018). De l’avis de plusieurs, la santé et la maladie mentale ne sont malheureusement pas considérées comme prioritaires dans la plupart des systèmes de santé (McDaid, Hewlett et Park, 2017; Vigo, Thornicroft et Arun 2016). Une prise en compte rigoureuse de la santé mentale permettrait d’insister sur les modèles de prévention, les interventions en temps opportun, l’amélioration de l’accès aux traitements fondés, l’élimination des inégalités et l’intégration des déterminants sociaux dans la transformation des soins dans ce domaine. On souligne également l’importance d’adopter une approche de parcours de vie, car les risques de troubles mentaux peuvent survenir très tôt durant la vie et aux différentes transitions (Colman et Ataullahjan, 2010). Nous savons que les plus grands bénéfices des interventions en santé mentale concernent les interventions précoces et que la petite enfance constitue un des déterminants fondamentaux de la santé mentale et physique (Lesage, et collab., 2017; Knapp, McDaid et Parsonage, 2011; Roberts et Grimes, 2011).

L’étude de Roberts et Grimes (2011) sur le rendement du capital investi dans la promotion et la prévention de la maladie mentale conclut que les interventions de promotion de la santé mentale sont très prometteuses et qu’une approche axée sur cette dernière dans toutes les politiques permettrait de réduire les taux de mortalité sur toute la vie, d’accroitre l’espérance de vie de 7,5 ans, d’améliorer la santé générale, de réduire l’incidence des accidents vasculaires cérébraux et d’accroitre les taux de survie, de réduire les maladies cardiaques et de réduire le nombre global de maladies chroniques (Roberts et Grimes, 2011). Or, il semble que le Canada dépense moins en santé mentale que la plupart des pays développés. Et bien qu’il existe des actions prometteuses pour promouvoir le bien-être mental et prévenir la maladie mentale, elles restent inégalement distribuées à travers le pays, et aussi tout au long de la vie (McDaid, Hewlett et Park, 2017). Il est plus que temps de donner à la santé mentale la place qui lui revient en termes de ressources et de priorité et dans la langue officielle requise. C’est une question d’équité, de qualité et de sécurité des soins.