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À l’ère où se multiplient les nombreuses transformations du travail ainsi que les témoignages des salariés en souffrance, les organisations syndicales ne sont plus jamais attendues sur le terrain pour agir en prévention des risques professionnels. Cet ouvrage avait comme objectif de répondre aux questions suivantes : Comment s’emparent-elles de ce sujet, longtemps resté dans l’ombre des revendications sur l’emploi et la rémunération ? Dans quelle mesure parviennent-elles à s’extraire des raisonnements hygiénistes et individualisants qui rendent les salariés responsables des maux dont ils souffrent ? En quoi sont-elles amenées à renouveler leurs pratiques ou, au contraire, à réinvestir des questions déjà posées dans les années 1960-70, au moment où certaines d’entre elles critiquaient le taylorisme, militaient pour le droit d’expression des travailleurs et luttaient contre les cadences infernales ? En somme, quelles revendications portent-elles aujourd’hui sur le travail, son organisation et ses finalités ?

Pour répondre à ces diverses questions, cet ouvrage réunit à la fois des contributions d’universitaires, de syndicalistes et d’experts des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Il s’adresse aussi bien aux chercheurs en sciences sociales qu’aux acteurs de la prévention des risques professionnels (p. ex. inspecteurs du travail, formateurs, ergonomes, etc.) souhaitant s’emparer de cette thématique pour redynamiser le conflit social et penser à des nouvelles voies d’émancipation des travailleurs.

Cet ouvrage collectif, sous la direction de Lucie Goussard et Guillaume Tiffon, est structuré de façon à vous proposer les six parties suivantes :

1. Transformation du travail et santé des salariés : Nouvelle donne pour les organisations syndicales ?

2. Le CHSCT, portée et limites

3. Savoirs militants, savoirs experts. Quelles articulations ?

4. La santé au travail se négocie-t-elle ?

5. Comment (re)politiser les débats sur la santé au travail ?

6. La santé au travail, une opportunité pour repenser l’action syndicale ? Retour sur quelques expérimentations.

La première partie présente les nombreuses transformations dans le monde du travail ayant comme impact une individualisation, une psychologisation et une précarisation subjective des salariés. Dans ce contexte, le premier chapitre montre que l’action syndicale en matière de prévention des risques professionnels est devenue d’autant plus difficile à mener que les salariés sont de plus en plus mis en concurrence et isolés qu’avant et que cela a comme effet l’éclatement des collectifs de travail. Le chapitre suivant porte sur le regard des différents acteurs dans les organisations qui ont comme objectif la santé et sécurité au travail des salariés. Nous y découvrons une injonction paradoxale chez les gestionnaires. Ils sont à la fois désignés comme les responsables de la souffrance des salariés et comme les acteurs décisifs de la politique de prévention des risques professionnels, tout en étant porteurs d’un style de gestion « plus souple » et « plus humain », au moment où les contraintes se resserrent et les moyens diminuent. Ces deux chapitres proposent au syndicalisme de repenser ses modes d’action.

La deuxième partie analyse l’évolution du travail syndical sur ces différentes sphères d’action à partir de trois points de vue différents : de chercheur, d’expert CHSCT et de syndicaliste. Plusieurs enjeux sont mis en lumière afin de mieux comprendre l’affaiblissement du rapport de force auquel les élus sont confrontés pour orienter les politiques de prévention, qui demeurent en dernier ressort une prérogative de l’employeur.

Ensuite, les savoirs militants et les savoirs experts essaient de se rencontrer dans la troisième partie de cet ouvrage. Différents chapitres abordent, chacun à leur manière, les questions suivantes : quels usages les uns et les autres ont-ils de la science, en tant qu’institution légitime pour produire un « savoir savant », présenté comme « neutre » et « objectif » ? Dans quelle mesure les équipes syndicales ont-elles besoin de s’entourer de « scientifiques » pour étayer leurs arguments et asseoir la légitimité de leurs revendications ? Qui sont ces experts avec lesquels elles travaillent ? Quel type de savoir leur apportent-ils ? Quelles stratégies les directions d’entreprise mettent-elles en œuvre pour entraver le recours à ces experts ? Puis, compte tenu des moyens humains, juridiques et financiers dont disposent les employeurs, les équipes syndicales ne courent-elles pas de surcroît le risque de s’enfermer dans des batailles institutionnelles qui les coupent de la base et fragilisent leur capacité à établir leurs propres diagnostics à partir du travail réel ?

La quatrième partie interroge la place des négociations collectives sur les conditions de travail et les pratiques de santé au travail. Les organisations syndicales se saisissent-elles de ce mouvement ? Constitue-t-il une opportunité pour renforcer la dynamique syndicale sur les questions de santé au travail ? Par exemple, l’une des auteurs montre qu’elles se saisissent de cette scène pour construire du rapport de force et mettre en actes un syndicalisme professionnel à travers la revendication d’un droit juridique pour les salariés. Tandis que dans le dernier chapitre de cette partie, une sociologue présente la négociation de l’accord Qualité de Vie au Travail dans le secteur ferroviaire. Elle est marquée par des résistances, des hésitations, mais également des avancées décisives. Elle met en lumière la manière dont l’accord s’est construit.

La cinquième partie ayant comme titre « Comment (re)politiser les débats sur la santé au travail ? » présente trois contributions importantes dans ce sens. Dans un premier temps, on présente deux cas de mobilisations syndicales soutenues par des chercheurs par de longues et persistantes batailles afin de briser l’invisibilité de cancers professionnels et faire condamner l’employeur pour faute inexcusable. Ensuite, on invite les organisations syndicales à s’inspirer de ce modèle pour alimenter les luttes actuelles sur la santé au travail et repenser les pratiques syndicales à mettre en œuvre pour contester l’organisation capitaliste du travail.

Puis, la dernière partie propose que la santé au travail soit une opportunité pour repenser l’action syndicale dans les organisations. Elle offre un retour sur quelques expérimentations afin de savoir comment s’y prendre concrètement, mais aussi pour avoir une meilleure connaissance de l’activité de travail des salariés afin de contourner quelques difficultés auxquelles se heurtent les militants qui expérimentent ce genre de démarche.

En conclusion, la santé au travail est loin d’être un enjeu nouveau pour les organisations syndicales. Par contre, le contexte d’aujourd’hui est nettement moins propice à la mise en œuvre de ce type de stratégie pour défendre les travailleurs : au niveau organisationnel, les nouveaux modes de gestion effritent les solidarités collectives à partir desquelles pouvaient se constituer des actions contestataires ; au niveau économique, le chômage de masse, la croissance et la concurrence internationale entre travailleurs inversent le rapport de force avec le patronat ; et au niveau politique, au sens large, où l’idéologie dominante ne cesse de discréditer le paradigme marxiste de la lutte des classes, en le présentant comme dépassé et anachronique.

D’un point de vue scientifique, cette situation actuelle dans les différents milieux de travail nous amène à repenser aussi la production de savoirs utiles à l’action publique. Cette dernière ne peut plus se limiter à une seule collaboration entre chercheurs en sciences biomédicales (dont l’épidémiologie), collectifs de travailleurs, médecins du travail et autres experts du travail et des conditions de travail. Les sciences humaines et sociales, par leur capacité à étendre l’analyse au-delà des débats internes à une discipline ou la sphère technoscientifique, mais aussi en tant qu’ensemble de théories et de méthode de recherche, ont une place essentielle à prendre dans la redéfinition des enjeux de santé au travail et des modalités de gouvernement des risques.