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On a navigué sur des mers inconnues, on a jeté l’ancre dans les eaux côtières de terres étrangères, on a, au nom de lointains rois, planté des croix, hissé des drapeaux et pris possession de ces terres.

C’est à partir de cette perspective que Zebedee Nungak, négociateur de la partie inuite lors des négociations de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ) au début des années 1970, présente le point de vue autochtone. Selon lui, ce concept de Terra Nullius existait encore dans les années 60 lorsque René Lévesque, ministre dans le gouvernement libéral de l’époque, se présenta à Fort Chimo (Kuujjuaq) pour dire qu’à partir de maintenant le Québec allait s’occuper des affaires du Nord. Le territoire appartenait au Québec, et celui-ci devait en assumer les responsabilités.

Zebedee Nungak nous ramène d’abord en 1670 lorsque le roi d’Angleterre créa la Compagnie de la Baie d’Hudson et lui attribua la Terre dite de Rupert, cet immense territoire qui s’étendait du Québec arctique jusqu’aux pieds des Rocheuses et qui fut cédé à son cousin le Prince de Rupert pour la traite des fourrures. En 1890, le Canada acheta la Terre de Rupert de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et la partie septentrionale du Québec, connue sous le nom de « District de l’Ungava », fut cédée en 1912 au Québec par le gouvernement fédéral. Ainsi, écrit Nungak, les Inuits furent des sujets de Rupert, des Canadiens habitant le district de l’Ungava et, à partir de 1912, des « Québécois » du Nouveau-Québec sans qu’ils n’aient jamais eu mot à dire.

Ce constat établi, Nungak aborde les négociations de la CBJNQ. Devant le projet du siècle, les négociations semblaient une « mission impossible ». Il n’y avait pas d’organisation régionale pour représenter les Inuits, seulement des « conseils communautaires ». Selon lui, ils étaient placés devant trois choix : se joindre à l’Association des Indiens du Québec, suivre la voie de former un « gouvernement », voie qui, selon certains, était ouverte – ils n’avaient qu’à le demander au gouvernement du Québec –, ou, enfin, un troisième choix, soit de mettre sur pied une organisation régionale. C’est ce qui fut décidé, et Nungak explique le processus, les réunions et les débats qui ont eu lieu pour en arriver à créer la « Northern Québec Inuit Association ».

Une réunion tenue à Fort George a élaboré une stratégie conjointe crie-inuite pour « faire l’impensable » : amener devant les tribunaux le Gouvernement du Québec et ses partenaires pour violations des droits aborigènes des Cris et des Inuits. Le Gouvernement du Québec arguait d’autre part que « les droits aborigènes n’existaient pas au Québec et, même s’il en avait été question dans d’autres provinces du Canada, la définition était vague et ne voulait rien dire ». (p. 63, notre trad., comme les autres qui suivront)

Les Cris et les Inuits ont dû apprendre rapidement le langage juridique et, écrit Nungak, devant la Cour « nous avons éduqué les représentants du gouvernement et des sociétés d’État en culture, histoire et géographie. C’était incroyable de voir le peu de connaissance de ces gens, pourtant bien éduqués, à propos des cultures autochtones » (p. 59). La première leçon fut de montrer que le territoire était déjà habité. « Ce fut un choc pour ces gens qui voyaient la Baie James et le nord du Québec comme un territoire vierge. » (p. 59)

En novembre 1973, le juge Albert Malouf de la Cour supérieure du Québec rendit un jugement qui favorisa les Cris et les Inuits en ordonnant la suspension de la construction du projet de la Baie James. Cela a changé la donne : il a forcé le Gouvernement du Québec à négocier. Mais négocier n’est pas une voie facile : « Nous étions environ 60 contre 300, écrit Nungak. Nous étions jeunes, peu éduqués, tandis que les gens du gouvernement et les développeurs étaient dans la cinquantaine, avec expérience et bardés de diplômes » (p. 70).

En outre, les positions de départ de chacun étaient très éloignées l’une de l’autre sur trois points fondamentaux. D’abord, à propos des terres, continue l’auteur, notre position était celle-ci : « Nous n’avons jamais été conquis, nous n’avons jamais signé de traité. Nous possédons ces terres. Nous pouvons permettre certains développements si nos peuples peuvent en tirer certains bénéfices (p. 71). D’autre part, le Québec disait : « Nous avons l’autorité légale sur les terres. Vous avez besoin de notre permission pour obtenir des bénéfices de ces terres sur lesquelles nous sommes “maîtres chez nous” » (p. 71). Et à propos des droits autochtones la position des Inuits était : « Nous avons des droits qui nous viennent de notre occupation de ces terres depuis les temps immémoriaux », et celle du Québec était : « On ne peut reconnaître des droits qui ne sont pas définis » (p. 71).

Et enfin la proposition d’un gouvernement autonome fut reçue avec des rires moqueurs et les propos suivants : « En ce pays, il y a le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux et territoriaux, et les municipalités. Il n’y a pas de gouvernement autochtone. » (p. 72)

Malgré ces divergences de départ la négociation fut engagée mais l’entente de principe de novembre 1974 ne fit pas l’unanimité chez les Inuits. Nungak aborde avec doigté le sujet délicat de ce qu’il est convenu d’appeler la dissidence chez les Inuits. En effet, des gens de trois villages n’acceptent pas l’entente, et tout particulièrement l’extinction des droits aborigènes sur le territoire. Leur position est que les « Inuits sont les seuls maîtres de leur territoire qui n’a jamais été cédé » (p. 85). Nungak rapporte ici les nombreux débats, les frictions personnelles, les blessures profondes et la division entre les familles et les clans familiaux. Il en a été lui-même victime, d’ailleurs. Un fossé s’est créé. La réconciliation est un long chemin à parcourir, et en 2014 les signataires de la CBJNQ ont lancé officiellement un appel pour un tel processus. La progression est lente, et tous en espèrent le dénouement.

Nungak apporte aussi ses commentaires sur la « philosophie » de la CBJNQ. Il rappelle d’abord que cette « philosophie » d’une dizaine de pages placée en guise d’introduction à la CBJNQ a été écrite par M. John Ciaccia, représentant du Québec aux négociations. Ni les Cris ni les Inuits n’y ont participé et n’ont – encore moins – rédigé leur propre « philosophie » de la CBJNQ. Puis l’auteur aborde certains paragraphes de cette « philosophie » en apportant ses propres commentaires. En exemple, il cite le passage suivant : « Ces autochtones sont des habitants du Québec et il est donc tout à fait normal et naturel que le Québec assume à leur égard les mêmes responsabilités qu’il assume envers le reste de la population. » (p. 104 ; voir SAA 1998 : xiii) Mais, dit-il, il n’y a rien de « normal et naturel » puisque dans les années trente c’est la Compagnie de la Baie d’Hudson qui s’est chargée du bien-être des Inuits et que le gouvernement du Québec a refusé de rembourser la Compagnie. Québec soutenait que les Inuits étaient des Indiens et donc sous la responsabilité du Gouvernement fédéral. Et, ajoute-t-il, en 1939 le Québec est même allé devant la Cour suprême pour plaider sa cause et a gagné.

Il termine en disant qu’il faut continuer le combat pour obtenir un « gouvernement autonome » et il déplore le fait que la défense des droits et intérêts des Inuits soit souvent perçue comme un combat contre le Québec.

Voici donc une plaquette d’une centaine de pages qui apporte une vision inuite du processus des négociations de la CBJNQ et qui en laisse entrevoir la petite histoire, les conflits internes et les défis. « Entrevoir », parce que Nungak aurait pu élaborer davantage sur plusieurs des sujets qu’il ne fait qu’effleurer dans cet ouvrage. Du commencement à la fin, lui qui a été partie prenante aux négociations, il ne réussit pourtant pas à étancher notre soif de connaître en profondeur la perspective autochtone concernant les négociations de la Convention de la Baie James et du Nord québécois. Ni concernant la Convention elle-même où, en effet, il a été un acteur de premier plan lors de sa mise en oeuvre. Ce qui serait peut-être le sujet d’un autre livre.