Corps de l’article

Après un partenariat d’une durée de trois ans, le bilan collectif de nos activités n’a pas épuisé les multiples questionnements issus du projet Vers un réseautage international de recherches et de partenariats pour l’empowerment des individus et des communautés autochtones (Canada/Brésil). Le but principal de cet article à la fois rétroactif et projectif est de mesurer le terrain parcouru à partir de trois grands objectifs de la demande de subvention au Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH). Le premier objectif de cette demande concerne le développement d’approches participatives performantes par le biais d’expériences et de réflexions communes dans le but de produire des moyens concrets de concertation entre les parties prenantes ; le second engage la création comme outil de transmission culturelle où les membres des communautés autochtones sont les acteurs et auteurs de leurs produits de diffusion ; le troisième objectif, à portée interculturelle, vise à remettre en question les fondements sur lesquels reposent les valeurs et les pratiques de développement social pour les communautés autochtones afin de favoriser une véritable rencontre entre des sociétés et des cultures qui se fondent sur des paradigmes différents. Au tout début de ce texte, nous allons décrire le contexte de ce partenariat à partir des différentes expertises des chercheurs ainsi que les visées de ce projet de développement de partenariat.

Michèle Therrien, dans son article « Démocratie et reconnaissance : construire des partenariats de recherche », souligne l’importance de « redéfinir la relation chercheur/interlocuteur pour identifier les formes d’interaction les plus appropriées » (2007 : 154). Cette question de reconnaissance met à égalité et, mieux encore, en relation les détenteurs autochtones des savoirs du milieu reconnus comme chercheurs et les savoirs des chercheurs universitaires.

La construction du partenariat de recherche s’est fondée sur des approches participatives favorisant l’interaction entre tous les participants dans un projet qui n’a pas craint de réajuster son parcours tout au long du processus. Les approches participatives en recherche ont plusieurs appellations : recherche-action, recherche-action participative et recherche ancrée dans la communauté (Dallaire 2002). Notre approche privilégie la participation des communautés autochtones à la production des connaissances et à la création de produits de diffusion. Les deux grands axes de cette participation au partenariat se fondent sur la transmission culturelle des savoirs autochtones par la création.

Il nous apparaît important de bien distinguer en quoi certaines caractéristiques en recherche-action et en recherche-action participative viennent dessiner certains traits apparentés à nos pratiques. Ce travail de comparaison pourra mieux définir notre cadre de collaboration. Ces cadres de collaboration opèrent souvent dans le domaine des sciences sociales, de la santé, de l’éducation, mais qu’en est-il lorsque ces savoirs disciplinaires sont de l’ordre du monde sensible et de la création artistique ? Dans cette perspective, l’individu doit être considéré comme un acteur de son propre développement et de celui de sa communauté. L’expression artistique présente dans toutes les cultures, même dans celles où il n’y a pas de concepts pour la nommer (McFee 1995), s’avère un puissant agent de mieux-être puisqu’elle lie fonctions identitaires et fonctions sociales, fonctions utilitaires et fonctions spirituelles (Dissanayade 1996). Les notions d’art et de créativité présentent tout un enjeu interculturel car les pratiques autochtones déstabilisent et remettent en question les valeurs esthétiques occidentales en exprimant des modes de représentation autres, qui sont autant de nouveaux savoirs enrichissant nos connaissances sur des réalités qui, à la fois, diffèrent et se rencontrent.

Démarrage d’un partenariat

Contexte et antécédents

Dans la revue Teoros, l’article « Recherche-action participative et collaborative autochtone : améliorer l’engagement communautaire dans les projets touristiques ? » (Blangy, McGinley et Harvey Lemelin 2010) souligne la très grande pertinence de tenir compte des perceptions et des expériences personnelles et, de façon plus significative, des expériences professionnelles et de leadership dans les communautés ayant pu influer sur les relations et les résultats de recherche. Car partir un nouveau partenariat avec des équipes déjà fortement engagées dans des projets avec les communautés autochtones exige de tous de se départir, tout au moins partiellement, de certains principes et méthodes pour faire émerger des perspectives innovantes.

La Boîte Rouge VIF (www.laboiterougevif.com) et le groupe Design et Culture matérielle (ces deux organisations basées à l’Université du Québec à Chicoutimi créent une entité que nous nommerons ici DCM/BRV) ont travaillé de 2008 à 2012 avec cinq communautés guaranies de l’État de Rio de Janeiro. En 2008, dans le cadre d’une mission de développement de l’ACDI, DCM/BRV a jeté les premières bases de son partenariat au Brésil avec la FUNAI (Fondation nationale de l’Indien, répondant en partie aux fonctions d’un secrétariat des affaires indiennes), ainsi qu’avec le Museu do Índio de Rio de Janeiro et les cinq communautés guaranies citées plus haut. En 2009, une mission d’évaluation participative s’en est suivie (Fonds d’initiatives internationales du CRSH) afin d’évaluer les actions déjà menées en 2008 et d’élaborer de façon conjointe une stratégie pour les projets de création à venir.

Le premier séjour, d’une durée de trois mois (2008), consistait en un inventaire participatif matériel et immatériel faisant ressortir, entre autres, la spiritualité, l’histoire, les lieux, les objets et les rituels, perçus culturellement comme importants et essentiels par les membres de ces communautés. Cet inventaire était progressivement complété par des ateliers de formation (entrevues, photographies, affiches, prises de son, prises de vue) donnant des moyens et méthodes de transmission culturelle par la création. En 2010 et 2012, dans le cadre du programme Réalités autochtones du CRSH, les quatorze participants ont entrepris leurs projets pour mettre en valeur les éléments identifiés lors de l’inventaire participatif : les techniques de construction d’une maison de la culture ainsi que sa mission, un documentaire sur la vie du village et un autre sur la chorale, un film de fiction sur la légende du pêcheur et de la sirène (voir en page couverture de ce numéro), des outils pédagogiques tels un livret sur l’histoire d’un village, un livre de légende pour les élèves du primaire et une roue médicinale formée de quatre cercles où mots écrits, photos d’arbres, de feuilles et graines s’agencent pour indiquer le soin approprié à la guérison. Après ces nombreuses expériences, DCM/BRV a éprouvé le besoin de rencontrer des partenaires brésiliens plus engagés sur le terrain, dans les communautés, et plus spécifiquement dans le domaine de la transmission culturelle par la création.

Le Centro de Trabalho Indigenista (CTI, Centre du travail indigène, https:trabalhoindigenista.org.br) de São Paulo développe un travail d’intervention chez les Guaranis depuis 1977 et il connaît bien toutes les difficultés et les attentes de ce peuple. Le Centre a quatre grandes priorités d’action : la reconnaissance des droits territoriaux et humains, le développement durable des communautés, la conservation de l’environnement des terres guaranies et l’affirmation ethnique et culturelle. Le Centre est très engagé dans et avec ces communautés. Le travail de terrain pour le projet de partenariat a eu lieu dans les communautés guaranies partenaires du CTI.

Le Laboratório de Imagem e Som em Antropologia (LISA, http://lisa.fflch.usp.br.), inauguré en 1991, est un centre de recherche et de formation lié au département d’anthropologie de la Faculté de philosophie, lettres et sciences humaines de l’Université de São Paulo. Il fournit une infrastructure et un soutien technique aux étudiants, professeurs et chercheurs de tous les cycles d’études dont les recherches sont liées à l’image et au son.

Deux communautés autochtones de ce partenariat ont auparavant travaillé étroitement avec les autres partenaires institutionnels : Tekoa Ko’enju, dans l’État de Rio Grande do Sul, au Brésil, avec le CTI, et Ekuanitshit (Mingan), au Québec, avec DCM/BRV. Les cinéastes mbyás guaranis, Patricia Yxa Py Ferreira, Ariel Kuaray Ortega, Wera Alexandre Ferreira (https://vimeo.com/coletivombyadecinema), et les cinéastes de la nation innue Mendy Bossum-Launière et Waubnasse Simon-Bobiwash (https://vimeo.com/tewekanvision) ont réalisé le projet de films Regards croisés dont nous parlerons tout au long de ce texte.

Amorce du projet

Le projet de recherche Vers un réseautage international de recherches et de partenariats pour l’empowerment des individus et des communautés autochtones (Canada/Brésil) en fut un de développement. Nous soulignons cet aspect, car une telle phase de démarrage demandait que l’on crée nos premières bases de travail avec deux nations autochtones distinctes, les Innus (Canada) et les Guaranis (Brésil), et les trois institutions différentes ci-haut nommées. « Alors comment entendre la multiplicité de ces voix ? » se demande Michèle Therrien (2007 : 154).

Pour ce faire, la première étape est de mieux connaître et reconnaître les expertises spécifiques de chacun. Un premier séjour d’une semaine à São Paulo a réuni tous les partenaires en un premier temps au LISA, et en un second temps au CTI. Les rencontres du LISA ont contribué à faire connaître de nombreux chercheurs de ce laboratoire et à baliser les étapes de notre projet, et ces derniers ont proposé qu’un colloque ait lieu à leur département d’anthropologie à la fin de nos activités. Les rencontres au CTI furent orientées sur la question du territoire reliée à l’idée de culture dans la perspective autochtone. Nous avons visité deux communautés guaranies de l’État de São Paulo où collabore le CTI. Maria Inès Ladeira (2001) souligne que la recherche participative avec les autochtones doit tenir compte de façon primordiale que, même en création, un individu ne travaille pas en dissociation avec sa communauté. Il nous a alors fallu définir quel mode de transmission des cultures autochtones serait le plus favorable à ce partenariat : une exposition matérielle, virtuelle, un film, un colloque ? Les deux derniers jours de ces rencontres ont soulevé des questions pertinentes sur la relation entre art et anthropologie ainsi que sur des approches privilégiant à toutes les étapes la collaboration active des partenaires autochtones.

Le deuxième séjour a eu lieu au Québec afin que les partenaires brésiliens connaissent et voient le travail de DCM/BRV dans les communautés d’Ekuanitshit, de Uashat-Maliotenam, de Mashteuiatsh et d’Odanak. Il s’agissait de visiter les expositions de leurs musées et centres culturels et surtout de mettre en perspective les méthodes appliquées à leur réalisation : la concertation, la création et la transmission culturelle par et avec ces communautés partenaires de DCM/BRV. C’est de cette rencontre au Québec qu’a émergé le projet de transmission culturelle de notre partenariat. L’idée première d’une exposition a été jugée trop complexe et onéreuse, mais les courts films réalisés par DCM/BRV pour ces expositions révélaient la force de ce médium et aussi sa faisabilité de réalisation en termes de temps dans le cadre du partenariat. Est alors né le projet de films Regards croisés financé en partie par le Conseil des arts du Canada dans son programme Échanges coopératifs internationaux chez les autochtones.

Construction d’un partenariat

Même si les partenaires travaillent tous dans un domaine commun, on ne peut minimiser la différence des systèmes d’action, d’opérationnalisation, d’approches participatives de toutes les parties prenantes. Michel Liu (1981) a avancé le concept de « micro-culture d’atelier » pour saisir la dynamique entre technologie, organisation et comportements mise en évidence dans une expérience de recherche-action en milieu ouvrier ; l’on pourrait alors parler de micro-culture institutionnelle, organisationnelle, communautaire. Un changement de micro-culture de travail implique un certain désir d’innovation.

Loïc Jouhier se réfère en ce sens à l’analyse stratégique mise en jeu dans L’acteur et le système de Michel Crozier et Ehrard Friedberg (1977) en y énonçant deux postulats de base :

L’organisation est un construit : en ce sens que les acteurs ont bien conscience des contraintes externes, mais ce sont eux qui vont construire sur le terrain la nouvelle organisation en fonction du jeu des acteurs. L’acteur est relativement libre : l’acteur n’est jamais complètement enfermé dans son rôle dans l’organisation. Tout le monde peut donner une interprétation de son rôle en mettant à profit les ambiguïtés, incohérences et contradictions qu’il recèle. Au début d’un projet l’acteur, le partenaire, n’a que rarement des objectifs clairs et cohérents, il arrive qu’en cours de projet il en change.

Jouhier 2008 : 8

Le projet de films Regards croisés est un exemple de ce construit. Dans le cadre de leurs échanges, les cinéastes guaranis, Patricia Ixa Py Ferreira, Ariel Kuaray Ortega et Wera Alexandre Ferreira, et les cinéastes de la nation innue, Mendy Bossum-Launière et Waubnasse Simon-Bobiwash, ont défini leurs rôles dans l’organisation. Ils ont souligné l’importance d’analyser et d’exprimer ces difficultés inhérentes à leur rôle de médiateur à la fois dans les ressemblances et les différences de leurs deux nations traditionnellement nomades, celle du Nord et celle du Sud. Nous avons pu percevoir dès le début de ces échanges que les concepts de création et de production ont été devancés par le concept de médiation qui engage au cinéma une fonction relationnelle.

De ces rencontres a donc émergé l’idée d’un film d’abord pensé comme oeuvre commune sous l’angle de la création mais aussi de la médiation par des regards croisés sur leurs cultures. Ce qui a été vécu en commun, c’est l’étape de conception ainsi que les deux tournages dans les communautés innue d’Ekuanitshit et guaranie de Tekoa Ko’enju. À cause du très grand éloignement et des limites de budget, leur projet a suivi un autre parcours. Il a été convenu qu’il y aurait deux moyens métrages, chacun monté dans leurs communautés respectives. Les cinéastes innus et guaranis ont proposé d’amorcer leur projet de création sous ces trois couches de réalité : a) la réalité interne de leur communauté respective ; b) le rôle du cinéaste comme médiateur utilisant son esthétique comme vecteur de transmission culturelle par la création ; c) la capacité de cette oeuvre artistique personnelle à sensibiliser les membres de leur propre communauté et, plus largement, les autres communautés autochtones et allochtones.

Il s’avère important après coup de mieux saisir les cadres de collaboration du partenariat, de mieux identifier les lieux de rencontre, de résistance, dans nos approches participatives et ainsi de mieux pondérer les diverses variables composant notre projet. Dans son article intitulé « Les partenariats, une affaire d’adhésion et de valeurs. Contribution théorique à l’élaboration d’une problématique », David Giauque (2005) définit cette problématique par la capacité des acteurs à adhérer aux objectifs du partenariat et à construire des liens de confiance entre les différents partenaires provenant de secteurs d’activités différents et dont les références et les valeurs peuvent souvent être éloignées, et ce, même sous l’apparence de proximité. À première vue, les partenaires : les communautés d’Ekuanitshit et de Tekoa Ko’enju, le CTI, le LISA et DCM/BRV partagent des terrains de réflexion et de pratique en apparence semblables. Le partenariat s’est au tout début composé sous le dénominateur commun de recherches similaires sur le patrimoine culturel des Premières Nations pour un meilleur empowerment des individus et des communautés. Ainsi les visées et les objectifs des partenaires institutionnels fortement structurés ont semblé subrepticement produire dès le départ des sens sinon contraires, tout au moins obliques, à ce projet. « Se pose la question plus générale du sens à donner aux recherches qui tentent d’articuler les objectifs scientifiques avec les perspectives exprimées par les acteurs sur le terrain. » (Therrien 2007 : 153)

Pour ce qui est des chercheurs universitaires du LISA et du CTI, la recherche est le point de départ, fruit d’un dialogue permanent avec les gens étudiés. Néanmoins, la nature de cette recherche diffère selon que l’on est membre du LISA ou membre du CTI. Pour les seconds, la recherche est déterminée par les conditions politiques et elle est choisie par les sujets autochtones ; pour les premiers ce sont les questions culturelles qui motivent son début, bien qu’elles n’avancent guère sans un travail de collaboration entre ceux qui étudient et ceux qui sont étudiés. Les chercheurs de DCM/BRV ne sont pas anthropologues, ils ont une formation interdisciplinaire en art (design, arts visuels, cinéma, nouvelles technologies). Leur objectif en est un de création et de transmission culturelle par et avec les communautés. Leurs projets contribuent au développement et à la mise en oeuvre de démarches collaboratives permettant aux membres des communautés de prendre part aux projets qui les concernent dès le début du projet. L’on peut alors parler d’une approche sociale, artistique et créative. Les partenaires autochtones sont des demandeurs de partenariat où ils souhaitent faire reconnaître leur expertise tout en désirant une grande autonomie. L’on a pu percevoir que, sous l’apparence bienveillante des actions et des activités, s’est instauré petit à petit un terrain mouvant dans la difficulté de maintenir des liens continus, à cause de la distance à la fois physique et aussi méthodologique pouvant entamer la confiance entre partenaires.

L’article de David Giauque (2005) a permis de définir quel type d’approches sociologiques définit notre projet et, surtout, sous quelles variables il s’exprime. Cités par Giauque, les auteurs H.P. Amblard et P. Bernoux, dans leur livre Les nouvelles approches sociologiques des organisations (1996 : 88), distinguent sept différents mondes organisationnels : monde de l’inspiration, monde domestique, monde de l’opinion, monde civique, monde marchand, monde industriel, et le monde par projets qui est celui où nous pouvons aisément reconnaître notre organisation. Treize variables définissent ce monde par projets. En regardant le tableau, le principe supérieur commun dénote l’activité, les projets, l’extension du réseau, la prolifération des liens comme lieu nécessaire d’engagement. La question de médiation, de connexion, de redistribution de ces connexions appelle le besoin de lien, voire de réseau dans sa forme suprême. L’épreuve modèle d’un tel monde est la fin d’un projet et le début d’un autre et ce, dans la perspective d’un grand engagement. Notre projet de développement de partenariat n’a ni connu de suite ni fait preuve d’un même engagement existentiel de la part des partenaires, engagement qui aurait été assez puissant pour le relancer en un partenariat de plus longue durée. La difficulté des liens entre les différents partenaires n’a pu donner toute sa résonance en termes de médiation culturelle. Il est toutefois important de souligner qu’il y a eu, comme en un second souffle, des embranchements à ce partenariat tels le projet de films et le colloque Regards croisés financés par d’autres programmes de subvention – comme nous le verrons à la fin de ce texte.

Mais dans un contexte amorçant le développement d’un partenariat, où se situent la part de réussite et la part d’échec d’un projet ? Est-ce que toute la démarche d’un processus de recherche chez toutes les parties prenantes en termes d’essais et d’erreurs doit être annulée ou assombrie par un constat d’échec du fait qu’il n’y a pas eu de relance ? Comme nous le verrons dans le cadre de la recherche-action, la relance peut opérer avec un certain retardement et en un lieu pas encore perçu. Comment notre projet de partenariat a-t-il répondu à ces différentes variables, à sa manière, dans son contexte notamment de travail sur le terrain dans les communautés autochtones ?

La confiance souhaitée quand on travaille dans les communautés autochtones dépend souvent d’un travail à long terme. Chacun des partenaires, LISA, CTI, BRV, a une présence continue de longue durée dans ses projets avec les communautés autochtones. La durée des trois ans accordés à un programme en développement de partenariat international n’a pu permettre de répondre à cette visée à long terme ; notre réflexion s’appuie plutôt sur les assises de son développement.

[…] il paraît évident que le « monde » d’origine d’où sont issus les différents acteurs (mondes public, privé ou associatif) ainsi que les valeurs qui y sont présentes ont un impact sur le fonctionnement du partenariat. De même, des aspects organisationnels et culturels, tels que le degré de clarté des objectifs ainsi que le degré d’autonomie dans le travail, ont des impacts sur l’adhésion des acteurs aux objectifs communs, aux missions communes, finalement au groupe auquel ils appartiennent.

Giauque 2005 : 27

Dans la perspective anthropologique, au LISA et au CTI le dialogue entre peuples différents n’est possible que grâce à un travail continu visant la connaissance de la langue et des concepts cosmologiques et le fonctionnement de la société. Sans ce travail a priori, le dialogue est remplacé par un rapport asymétrique dont les résultats attendus deviennent décevants pour les deux agents de la rencontre : les peuples étudiés et ceux qui les étudient. Dans cette même perspective de continuité – qui n’est pas anthropologique en matière de connaissances et de méthodologie –, CM/BRV construit autrement sa symétrie. Elle va à la rencontre de l’Autre via le projet de création, et, par son approche de recherche-action collaborative qui privilégie une équipe-projet émergeant de la volonté des communautés, la participation collaborative favorise la confiance et, par le fait même, la poursuite d’autres projets.

Ce qui rassemble toutes les parties prenantes, c’est cette recherche d’altérité où les partenaires, chercheurs autochtones, universitaires et d’organismes culturels, travaillent ensemble dans l’exploration de nouvelles voies d’expression. En d’autres termes, la démarche collaborative rejoint un paradigme autochtone où le partage des expériences dicte la règle de la relation. Certes, pour nous tous, il s’agit d’un élargissement de la compréhension de l’Autre à travers le partage de connaissances.

Interaction et recherche-action : le point commun du partenariat

Chez André Morin, dans son article « Critères de “scientificité” de la recherche-action » (1985 : 31-49), la recherche-action n’est ni positiviste ni totalement phénoménologique, elle se place entre les deux sans relation duelle. Au contraire l’auteur établit un dialogue entre la recherche expérimentale positiviste où le monde est regardé et perçu comme un ensemble de variables et une recherche de type phénoménologique où le comportement humain doit se comprendre en fonction du schème de référence ou de la grille de l’acteur. La recherche-action se situe au-delà et en deçà d’une pure application, elle est en dialogue constant avec la réalité. Il y a une interaction continuelle entre l’action et la réflexion.

Ainsi les cinéastes guaranis et innus ont été invités à nourrir cette interaction lors de la réalisation de leurs films Regards croisés. L’enjeu artistique a consisté en un échange de points de vue, de regards sur leurs communautés, leurs cultures autochtones du Nord et du Sud. Ils ont organisé entre eux des discussions interculturelles innues-guaranies sur leur réalité culturelle actuelle. Le tournage a aussi exigé une méthodologie de travail particulière. Au-delà de l’acte de filmer, les cinéastes devaient tenir un journal vidéo autoréflexif sur leur expérience et sur l’importance du rôle d’artiste et de médiation des cinéastes autochtones.

C’est par ce mode d’interaction que DCM/BRV trouve sa dynamique dans le concept de recherche-action. Ainsi la recherche-action s’identifie à une démarche d’apprentissage et d’innovation sociale. Pour les chercheurs de DCM/BRV l’innovation sociale s’avère un but et ses actions sont planifiées en vue de produire un changement désiré par les partenaires-participants ou de concrétiser un changement émergent. Dans l’approche anthropologique les sujets-objets de la recherche travaillent certes ensemble avec le chercheur, mais il ne s’agit pas d’un travail social ni d’une innovation sociale souhaitée. Il s’y glisse une différence notoire, il s’agit tout d’abord de saisir comment pense la collectivité et comment se produit le rapport individu-groupe afin d’avancer sur les connaissances de la diversité culturelle.

L’interaction comme dynamique entre action et réflexion influence le rôle du chercheur. Dans l’analyse stratégique de Crozier et Friedberg (1977), le chercheur reconnaît un autre enjeu que celui de la hiérarchie en y substituant l’enjeu de la création, de la construction d’un lien social et de recherche.

La recherche-action est une approche de recherche rattachée au paradigme du pragmatisme qui part du principe que c’est par l’action que l’on peut générer des connaissances scientifiques utiles pour comprendre et changer la réalité sociale des individus et des systèmes sociaux. Cette intention de changement en tant que motif pour entreprendre une recherche déborde la simple description, compréhension et explication des phénomènes que l’on associe habituellement à la recherche. Elle remet directement en question la dissociation que l’on remarque habituellement entre la théorie et la pratique puisqu’en recherche-action, la théorie supporte l’action ou encore émerge de l’action. La théorie permet ainsi de comprendre et d’agir sur les problèmes réels que l’on rencontre concrètement sur le terrain.

Roy et Prévost 2013 : 129

Le travail au sein des trois institutions engagées dans ce partenariat emprunte pour leurs activités des passerelles communes avec l’anthropologie telle que pratiquée de nos jours. Il s’agit alors d’un travail qui élargit le champ de la recherche, non uniquement théorique, mais aussi engagée vers d’autres voies telles la restitution, l’intervention, la participation, voire la co-création. La restitution engage, en termes d’éthique, le retour aux communautés autochtones avec tout le matériel qui ressort de la période de recherche sous la forme d’un matériel brut, et aussi sous la forme d’une production achevée : livres, films, objets, archives photographiques, sonores ou filmiques. Dans un contexte de recherche-action, nous soulignons que les partenaires autochtones sont considérés comme les auteurs de leurs projets et ce, en tout droit. Pour les anthropologues, le travail collectif est perçu moins comme un champ de confrontations et de résolutions que comme un travail d’expérimentation de formes de rencontre et de savoirs. En cela DCM/BRV, par son approche de concertation et de participation collaborative, trouve un nouvel allié chez les anthropologues empruntant de telles voies. DCM/BRV travaille à cette reconnaissance et à cette valorisation des cultures autochtones depuis plus de vingt ans. Comme en témoigne Le petit guide de la grande concertation : création et transmission culturelle par et avec les communautés (Kaine et al. 2016), cet organisme mise sur l’empowerment pour augmenter la capacité des individus et des communautés à faire des choix dans la transmission de leur patrimoine à partir de leurs ressources, compétences, valeurs et aspirations. Selon les cadres de collaboration des approches participatives recensés par Marlène Dallaire, les méthodes de BRV/DCM s’inspireraient à la fois d’une méthode de recherche ancrée dans la communauté et de la méthode de recherche participative.

La méthode de recherche ancrée dans la communauté est une approche de collaboration visant, d’une part, à mieux comprendre un phénomène donné ainsi que les dynamiques sociales qu’il sous-tend ; et d’autre part à intégrer à l’action les nouvelles connaissances afin d’améliorer la santé et le bien-être des membres de la communauté. La recherche ancrée dans la communauté a la particularité de prendre appui sur les forces et les ressources de la communauté. […] La méthode de recherche participative s’inscrit dans un paradigme (le constructivisme) qui confronte l’orthodoxie scientifique, laquelle met l’accent sur l’objectivité des chercheurs. […] Son but est de répondre à des besoins réels, tout en contribuant à accroître les compétences de la communauté.

Dallaire 2002 : 4

L’intérêt de l’anthropologie est dirigé de plus en plus vers des relations qui émergent des institutions (qui existent ou découlent de la rencontre entre les différentes sociétés) et non plus du dévoilement de fonctionnement des institutions. La méthode de recherche de Bronislaw Malinowski, le fondateur de l’anthropologie sociale, est un repère important – qui a transformé la discipline pour toujours. À partir de la publication des Argonautes du Pacifique occidental, en 1922, la méthode ethnographique établit la nécessité d’un travail sur le terrain immersif et de longue durée comme condition sine qua non pour comprendre l’Autre. Mais, entre la fondation du travail théorique cimenté dans le terrain il y a presque cent ans et les études contemporaines sur les peuples autochtones, une grande distinction qualitative s’est consolidée. Depuis la première décennie des années 2000, il ne s’agit plus seulement de faire une réflexion sur les transformations que subissent ces sociétés autochtones (et autres) et d’observer comment elles y réagissent, mais plutôt de voir et de réfléchir à la façon dont ces sociétés pensent ces multiples transformations. Dorénavant il s’agit d’être sensible aux discours, en constante évolution, que tiennent les autochtones sur les processus de production et les modes de création et de diffusion des connaissances, sans porter sur ces changements les jugements si ancrés en nous, Occidentaux, et de réfléchir aux réponses présentées par les sujets qui subissent ces transformations. Tout en poursuivant de tels objectifs éthiques, la recherche-action, quant à elle, implique un engagement en regard d’un empowerment par et avec les communautés pour qu’elles posent elles-mêmes les questions et les actions qui améliorent leur bien-être. Tous les partenaires, autochtones et non autochtones, chercheurs et partenaires experts de leurs milieux, s’engagent dans le long processus des resignifications et des emprunts culturels dans le contexte vécu par chaque société. Une appropriation culturelle externe peut aujourd’hui jouer un rôle culturel distinct de celui joué dans le passé et elle pourra produire dans l’avenir une autre interprétation culturelle locale. Cela fait partie du jeu de ces échanges – dont participent la création et la transmission culturelle. Le grand défi, et cela peut prendre des années, parfois des décennies, consiste à trouver un espace commun de communication entre autochtones et non-autochtones, où l’on puisse nourrir des échanges de savoirs interculturels non basés sur un système asymétrique.

Rinaldo Arruda, ethnologue brésilien travaillant chez les Rikbaktsas, peuple de l’État du Mato Grosso au Brésil, et Laurent Jérôme, ethnologue travaillant chez les Atikamekw, peuple du nord de la région de Lanaudière et de la Haute-Mauricie au Québec, éclairent deux aspects de ces difficultés et obstacles à la rencontre : Jérôme (2008) porte à notre réflexion les enjeux des protocoles de recherche, et Arruda pointe le besoin de réfléchir sur l’appropriation des formes de représentations politiques du monde occidental par les sociétés autochtones.

À notre avis, l’adoption non critique, souvent préconisée par les entités indigénistes et exigée par les institutions publiques et privées nationales et internationales comme condition de l’établissement de « partenariats », peut signifier la réduction de leur champ de décision légitime.

Arruda 2003 : 35

Partout au monde, au Québec comme au Brésil, le système de pouvoir traditionnel basé sur le consensus de chaque groupe local, de chaque société et confédération, a été remplacé par le système de pouvoir basé sur l’imposition de l’opinion majoritaire par l’élection d’un leader. Or, dans la logique traditionnelle autochtone du pouvoir, l’un ne peut représenter un tout, mais plusieurs représentants forment un tout. De sorte que dans ces sociétés autochtones il y a un refus de centraliser le pouvoir. Néanmoins face aux contacts avec la société occidentale qui, de rares, deviennent intermittents et puis permanents, se sont créées pour représenter les intérêts collectifs des associations indigènes dans le cas brésilien, des conseils de bande et des confédérations dans le cas canadien. Mais ce passage à la formation d’associations, plus ancien ou plus récent selon les groupes, n’empêche pas l’émergence de conflits entre l’autonomie des groupes locaux et les nouveaux intérêts de la communauté.

Laurent Jérôme (2008) porte à notre réflexion une autre question fort importante liée au travail de partenariat en territoire autochtone, ce sont les enjeux des protocoles de recherche qui sont créés pour protéger les savoirs autochtones mais qui peuvent aussi jouer un rôle contraire. L’application à la lettre de ces protocoles peut compliquer la communication entre les agents concernés et la formation de partenaires. Ce qui est le plus important pour une bonne communication entre les partenaires est la garantie d’un dialogue entre eux basé sur le travail et sur une relation de confiance établie sur le long terme. Mais, comme Jérôme le soulève :

[…] en plus de se repositionner face à leurs « informateurs » et de gérer les difficultés inhérentes à tout travail de terrain, les anthropologues doivent aujourd’hui composer avec l’intervention systématique d’un autre type d’interlocuteur dans ce débat : l’institution qui, par l’intermédiaire des protocoles de recherche et des codes éthiques a entraîné les chercheurs autant que les membres des Premières Nations dans une bureaucratisation de leurs rapports.

ibid. : 180

Il est nécessaire de faire face au besoin d’améliorer la législation, la défense du libre exercice d’une bonne recherche, la protection du patrimoine culturel et des peuples qui le produisent. Pour conclure cette réflexion, nous empruntons les idées d’un autre ethnologue, Carlos Fausto, du Brésil, dont les mots d’avertissement valent pour tous les chercheurs :

Aucun anthropologue ne peut ignorer le contexte social dans lequel un sujet scientifique est immergé et ne doit manquer de réfléchir aux conséquences sociales de son activité. Prendre une question controversée impliquant des populations minoritaires et la traiter comme s’il s’agissait d’une simple question technique est imprudent, voire irresponsable.

Fausto 2015 : 203

Une équipe interdisciplinaire, grâce à la multiplicité de ses expertises, permet de s’ouvrir et de couvrir ces différents niveaux d’engagement et de responsabilité afin de répondre aux grandes exigences d’un partenariat avec les communautés autochtones.

Partenariat par la création avec les communautés autochtones

De plus en plus, le travail avec les communautés autochtones impose un dialogue symétrique entre les chercheurs dits universitaires et les partenaires chercheurs experts de leur propre milieu. Films, productions artistiques, expositions, livres, sont autant de produits de connaissance et d’expression engageant une réflexion sur la création. Dans son livre Son, images et langages, François Laplantine (2009) signale que l’expérience esthétique va au-delà de l’activité dite artistique, et plusieurs sociétés démontrent que l’art ne se configure pas comme un domaine séparé du reste de la société. Pour cet anthropologue,

[…] l’idée d’un art « en général », qui serait homogène, clair, distinct et fixé pour l’éternité dans des genres séparés n’a pas le moindre intérêt anthropologique. […] La notion cruciale qu’il conviendra alors de mobiliser, c’est le rythme. Non plus le jeu d’oppositions stériles entre l’être et le non-être, mais des mouvements de graduations entre l’apparaître, le disparaître, le transparaître, de petits écarts (souvent à la limite du perceptible ou de l’audible) de tonalité ou de luminosité.

Laplantine 2009 : 10

Bref, « l’esthétique est un mode de connaissance se frayant un chemin à travers une expérience du sensible » (ibid.). La recherche dans le domaine de l’art, compris comme domaine d’investigation et comme mode de connaissance, peut envisager des voies interdisciplinaires, voire transdisciplinaires telle la convergence entre des activités de recherche issues de domaines distincts, comme c’est le cas présent, entre les partenaires des communautés autochtones, DCM/BRV, le CTI et le LISA. Cela engage une réflexion cruciale et une pratique ouverte où l’on ne doit pas dissocier le contenu de la forme, car tous les phénomènes sociaux, selon Laplantine, sont à la fois sonores, visuels, tactiles, gustatifs et olfactifs.

Ces vues de Laplantine complètent, plusieurs années plus tard, les objections émises par l’ethnologue américaine Joanna Overing (1996 : 210-214) lors d’un débat tenu en 1993 soulevant cette question : l’esthétique est-elle une catégorie interculturelle ? Overing associait alors le concept d’esthétique à une catégorie issue de la modernité européenne, un concept intrinsèquement historique voué à une conscience spécifique de l’art sous l’influence d’un cénacle qui définit, règle, proclame. Cette visée esthétique issue de la modernité est, selon Overing, nettement séparée d’autres champs du monde. Il nous faut souligner que le concept d’esthétique n’est plus figé par la modernité. L’esthétique s’est déplacée vers d’autres paradigmes, d’autres expressions, et l’art relationnel (Bourriaud 1998) en est une des manifestations actuelle, invitant à la rencontre, non plus la séparation mais l’ouverture.

L’ethnologue brésilienne Marcela Coelho de Souza signale comment la notion de créativité est chez nous (les sociétés occidentales) enracinée dans la notion de propriété intellectuelle et combien il est difficile pour certains peuples autochtones d’assimiler la notion de droits collectifs d’un objet (d’une oeuvre) de création. L’auteure distingue deux formes de créativité, une « occidentale » et une « amérindienne » :

Notre notion de l’enracinement est bien connue (et généralement créditée à Locke) comme une notion de propriété liée à une conception de la créativité selon laquelle les objets créés attestent une activité de l’intellect et un travail du sujet humain apparaissant comme des extensions de sa propre identité. Cette « créativité appropriative » (Leach 2004) découle d’une abstraction, d’un agencement, d’une volonté ou d’un but (humain ou divin) en relation à une matière qui, recomposée par cette force transcendante englobant à elle seule tout principe innovateur, doit rester inerte. Concrétisée dans l’objet, la créativité ne peut l’habiter, elle est la prérogative du sujet, restant ainsi contingent en regard d’un monde déjà structuré (ibid. : 162). Cette différence entre les sujets créateurs et les objets créés consolide la notion de propriété comme relation (et médiation) entre les personnes et les choses. Il s’agit ici d’une « appropriation », donc d’une « propriétarisation » et cela diffère de l’appropriation amérindienne où les objets sont moins des enregistrements passifs d’un sujet que les « objectifications » personnifiées de leurs relations ne se manifestant pas comme de simples choses, mais comme des personnes. Car il s’agit de la constitution des personnes les unes par rapport aux autres, de leur construction relationnelle qui est rendue présente à travers les objets qu’elles échangent lors de leurs transactions et de leurs interactions. Ce sont des relations qui font preuve de créativité et cette créativité se retrouve et circule dans et par les objets.

Coelho de Souza 2012 : 247

Dans les années 1980, la critique post-moderne du texte ethnographique a rompu avec l’illusion de la neutralité des descriptions en tant que représentation de la culture, signalant l’élément de l’invention présente en eux. Une fois ce constat dépassé, les études anthropologiques dévoilent depuis quelques années les sens saisis sur le terrain grâce aux relations construites entre l’anthropologue et ses interlocuteurs. D’une part, on ne peut pas se dégager du rapport hiérarchique imposé a priori par la recherche et des significations nées de la réflexion et de la traduction des anthropologues, d’autre part, l’expérience de terrain secoue ces convictions, produit des doutes, change la voie de la recherche et fait ressortir les intérêts des sujets étudiés. Ainsi, les recherches et les explications des réalités autres résultent du dialogue de ces deux impondérables. En bref, la production de connaissances culturelles qui est somme toute le résultat de ce dialogue n’est jamais quelque chose de cristallisé, car elle est soumise à des regards distincts et à des relations qui peuvent à tout instant changer.

Ce dialogue, DCM/BRV l’entreprend sous l’angle du développement par la transmission du patrimoine culturel. Ses actions s’inspirent grandement de l’approche de Hugues de Varine qui part d’une

problématique particulière, celle du développement local, c’est-à-dire du processus culturel, social et économique d’aménagement et de mise en valeur durables d’un territoire dans l’intérêt de ses habitants, par et avec eux. […] Tout territoire possède deux ressources principales : les habitants eux-mêmes qui apportent leurs capacités de création, d’éducation, de travail, et le patrimoine qui fait partie de la culture vivante de ces habitants en tant que communauté

Varine 2004 : 99

Le groupe DCM/BRV comprend, dans une perspective anthropologique, que ses projets se vivent dans un champ de forces qui appartient à un système plus vaste, dans une scène politique plus large, et il ne prétend pas dévoiler les éléments culturels qui font partie de l’être guarani.

Les activités de DCM/BRV débutent souvent par un inventaire participatif tel que défini par Varine comme moyen dynamique d’éducation et de mobilisation pour faire ressortir du groupe de participants les éléments culturels qui leur importent, qu’ils désirent transmettre, et les moyens créatifs, exposition, film, site, livres, pour les diffuser. Cet inventaire est mobile, ouvert, il est toujours à réinventer : « Il se pratique de diverses manières, généralement de façon informelle, par des visites, des promenades, des expositions, des spectacles, des veillées, des réunions de groupe de voisinage. Il ne supprime pas l’utilité de l’inventaire scientifique, mais il apporte des informations nécessaires à la décision stratégique en matière de développement ». (Varine 2004 : 104)

Le partenariat a mis en relief, certes, la spécificité de l’approche méthodologique de DCM/BRV mais il lui a apporté un éclairage différent en ouvrant la perspective ethnographique, historique et politique des collègues du LISA et CTI et en adhérant à la perspective critique, analytique et décolonisatrice des partenaires autochtones. En retour, Paula Morgado, du LISA, étant elle-même cinéaste, a pu apprécier et évaluer que la création en soi, sans que l’on soit anthropologue, s’avère un sérieux levier de développement des individus et des communautés et que la recherche-action ouvre des voies de participation collaborative inusitées. Inês Ladeira, directrice du CTI, perçoit et voit dans les expositions réalisées par DCM/BRV un modèle de transmission culturelle à explorer avec les communautés guaranies, mais les budgets alloués ne leur permettent pas de telles productions. Il est ici important de souligner, comme l’écrit Coelho de Souza (2007), que les sociétés autochtones ont leurs propres formes pour essentialiser ce que l’on nomme (et qu’ils nomment) « la culture » et qu’une véritable concertation consiste à saisir la spécificité et l’ampleur de cette essentialisation.

Les sociétés autochtones, somme toute, ont leurs propres manières d’objectiver ce que nous, nous appelons la culture et qui se représente sous des concepts de propriété, de créativité, de transmission du savoir, qui peuvent être traduits dans notre vocabulaire économique, juridique, et qui le sont aussi souvent dans la pratique, dans l’interaction de ces communautés autochtones avec la « société environnante ». Cependant, bon nombre de difficultés se posent dans ces interactions – la façon d’appliquer les notions d’auteur ou les critères d’originalité/innovation liés à des créations qui reposent pour les sociétés autochtones sur un « patrimoine commun » ? Que faire quand, d’autre part, ce « patrimoine commun » est perçu différemment et qu’il est contradictoirement revendiqué par des petits groupes à l’intérieur d’une communauté ? Qui représente (ou plutôt constitue) la communauté (la famille, le village, le peuple) ? – tel est le résultat de réelles différences obscurcies par des traductions hâtives qui complexifient la négociation implicite dans tous les échanges culturels. Il convient à l’anthropologie de contribuer à élucider ces différences.

Coelho de Souza 2007 : 13

Les sujets pour les chercheurs, fussent-ils individuels ou collectifs, se constituent en tant que détenteurs d’un objet, matériel ou immatériel, et c’est par l’action de faire des choses, d’établir des relations que se définit une identité, que se constitue un « collectif » : les sujets se relient les uns aux autres socialement en faisant circuler ces objets entre eux. En d’autres mots, nous faisons des choses (culture), qui définissent notre identité, et à travers celles-ci des relations sont établies (la société). Pour les autochtones, il s’agit d’une autre logique d’être au monde : les sujets sont constitués en tant que tels par la circulation des objets, et leur position dans la société ne dépend pas de la propriété de ces biens mais grâce aux positions que chacun occupe dans les rapports sociaux particuliers établis à travers la circulation de ces éléments. Comme le dit Coelho de Souza, « [l]es “choses” préexistent, et les “individus” et les “collectifs” qui les possèdent à un moment donné sont l’effet de relations spécifiques et particularisées par cette circulation » (2007 : 14) .

Regards croisés : les films et le colloque-rencontre

Cette circulation dont parle Coelho de Souza et son apport en termes de culture, voire d’expérience esthétique, nous aide à mieux saisir cet espace conceptuel et perceptif entre création et médiation exploré lors du projet de films Regards croisés et le colloque-rencontre du même titre qui a suivi. Comme nous l’avons mentionné plus haut, notre projet de partenariat a favorisé une interaction continuelle entre l’action et la réflexion, entre la pratique et la théorie. Les films et le colloque-rencontre répondent en miroir à cet objectif.

Chaque participant doit se questionner sur deux plans : être à la fois autochtone et être cinéaste. Comment l’artiste autochtone est-il aussi un médiateur culturel ? Le concept d’art-médiation qui appelle la rencontre défie, tel que le souligne l’anthropologue Coelho de Souza, cette idée de l’art comme une « appropriation », donc d’une « propriétarisation » qui diffère nettement de l’appropriation amérindienne où les objets sont moins des enregistrements passifs d’un sujet que les « objectifications » personnifiées de leurs relations.

Un des grands objectifs de cet échange coopératif entre les trois cinéastes guaranis et les deux cinéastes innus est d’ordre interculturel, une rencontre Nord-Sud. Les échanges ont eu lieu dans deux communautés autochtones différentes, Ekuanitshit, au Québec, et Ko’enju dans l’État de Rio Grande do Sul, au Brésil. Être sur le territoire de l’Autre s’est avéré la matière sociale et personnelle de base de ces films.

Le premier tournage a eu lieu les deux premières semaines d’août 2015 à Ekuanitshit (Mingan), communauté innue du nord-est du Québec. Les deux premiers jours, les cinéastes ont assisté au festival de musique autochtone Innu Nikamu et au grand repas traditionnel Makusham à Maliotenam. Ils ont aussi participé à la cérémonie de la tente suante. Le chef de la communauté d’Ekuanitshit, Jean-Charles Pietacho, et la conseillère Sylvie Basile ont accueilli l’équipe de cinéastes. Plusieurs activités de même type ont été tenues dans les deux communautés afin de faire un parallèle entre les deux cultures. La Maison de la culture d’Ekuanitshit a servi de lieu de rassemblement et aussi de tournage : les femmes porteuses du savoir des plantes médicinales y ont tenu un atelier d’information et de formation. Étant donné l’importance du thème du territoire, plusieurs jours de tournage se sont tenus à la Pourvoirie Mingan avec un guide spécialiste des méthodes traditionnelles de la pêche, de la chasse, de la vie en forêt. Le contraste entre la vie traditionnelle en territoire et la vie moderne dans les réserves autochtones du Canada a été le principal objet des discussions et des observations et entretiens filmés.

Le deuxième tournage, en communauté guaranie, a eu lieu les deux dernières semaines de novembre 2015 principalement à Tekoa Ko’enju de São Miguel das Missões au sud-est du Brésil près des frontières de l’Argentine. Toute l’équipe a vécu à l’intérieur du village, vivant au rythme des activités de ses habitants. L’emphase était mise sur l’importance historique de l’occupation du territoire et de l’influence des missions jésuites. Ariel Kuaray Ortega, jeune leader du village, est fortement engagé dans les revendications culturelles et territoriales des Guaranis tout en étant très conscient des réalités nationales et internationales. L’équipe a assisté à des réunions communautaires dans la conciliation de certains problèmes du village, à des manifestations culturelles telle la danse xondaro et à la vie éducative du village grâce à l’enseignante Patricia Yxa Py Ferreira. Les cinéastes ont aussi visité la famille d’Ariel Kuaray Ortega à Tamanduá, village guarani à la frontière argentino-brésilienne. Ils ont pu rencontrer son grand-père qui leur a raconté l’histoire de la culture mbyá guaranie.

Waubnasse Simon-Bobiwash, Mendy Bossum-Launière et Patricia Yxa Py Ferreira en tournage à Ekuanitshit

Waubnasse Simon-Bobiwash, Mendy Bossum-Launière et Patricia Yxa Py Ferreira en tournage à Ekuanitshit
© La Boîte Rouge VIF

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La vie relationnelle a pris le dessus sur l’acte de filmer. Les cinéastes guaranis ont certes apprécié les rencontres et les activités culturelles à Ekuanitshit, mais ils auraient souhaité vivre de plus près la vie dans la communauté. Un écart culturel entre la vie à l’intérieur des communautés autochtones du Nord et de celles du Sud s’est visiblement exprimé. Il serait plus exact de parler d’écart matériel même si les cinéastes guaranis et innus se sont reconnus dans leurs valeurs communes de spiritualité, de respect du territoire et d’affirmation identitaire.

Une première version de ces films a été projetée en octobre 2016 lors de la rencontre-colloque intitulée Regards croisés au département d’anthropologie et au LISA de l’Université de São Paulo. Ces rencontres internationales ont permis de revenir sur notre expérience de partenariat et de l’ouvrir à d’autres expériences de cinéma autochtone. Dès le départ, nous avons favorisé une grande participation de cinéastes autochtones à titre de communicateurs. Ces rencontres consistaient en un échange théorie-pratique entre des cinéastes autochtones de différentes nations : Kayapos, Guaranis et Kuikuros du Brésil et Innus du Québec, ainsi que des chercheurs universitaires autochtones et allochtones, des étudiants universitaires en art et en anthropologie. Vingt courts métrages furent présentés et ont éclairé les interventions lors des quatre tables-rondes : « Transdisciplinarité : anthropologie, art et cinéma », « Cinéma autochtone : médiation et politique », « Esthétique et discours audiovisuel des cinéastes autochtones », « Regards croisés Innus-Guaranis : expériences et échanges cinématographiques ».

Rencontre avec le grand-père de Ariel Kuaray Ortega à Tamanduá

Rencontre avec le grand-père de Ariel Kuaray Ortega à Tamanduá
© La Boîte Rouge VIF

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L’organisation de ces rencontres-colloques Regards croisés entre partenaires autochtones et partenaires scientifiques s’est avérée nécessaire à la réflexion sur notre partenariat à la condition de l’ouvrir à des cinéastes autochtones à titre de communicateurs. Michèle Therrien témoigne de cet enjeu théorie-pratique à propos des partenariats avec les communautés autochtones :

Un tel travail ne saurait se limiter aux seules pratiques de terrain. Pour aboutir, il lui faut aussi se préoccuper de ce qui se passe dans les colloques, dans les rencontres-débats, c’est-à-dire dans les espaces le plus souvent réservés à la seule communauté scientifique. Jusqu’à présent, peu a été fait dans ce domaine. Les Autochtones et les chercheurs ont été habitués à se contenter d’une co-présence compte tenu des difficultés rencontrées par la mise en place d’un langage commun satisfaisant. Car ce sont bien les questions de la qualité de la parole, de l’éthique et du sens à accorder aux résultats de la recherche qui sont posées.

Therrien 2007 : 155

Ces rencontres ont suscité un intérêt certain. Trois autres articles d’étudiants brésiliens en anthropologie, deux doctorants et un détenteur d’une maîtrise, paraissent dans ce numéro et prolongent nos réflexions (lire les textes d’Ana Estrela, de Lucas Keese et d’André Lopes). De plus, Gesto, Imagem, Som. Revista de Antropologia, de l’Université de São Paulo, a publié dans son dernier numéro (vol. 3, no 1, 2018 : https://www.revistas.usp.br/gis) le dossier intitulé Regards croisés, composé de quatre articles et d’un essai audiovisuel sur les thèmes des rencontres-colloques. La transmission culturelle, le cinéma, la production partagée, la médiation, la politique et l’interdisciplinarité font partie des thèmes abordés dans ces textes qui incitent à réfléchir sur les voies contemporaines tracées par les communautés autochtones et sur le rôle de l’anthropologie.

Une conclusion en mouvement

En introduction nous avons souligné que le désir de développement d’un partenariat sous-tend à la fois cette idée de rassembler les différentes forces et spécificités des partenaires, d’exprimer ensemble des objectifs à redéfinir et d’équilibrer des relations qui peuvent à tout instant changer. Le partenariat travaille en tension entre plusieurs pôles mouvants, et les incertitudes sont souvent liées à des innovations dans les nouvelles approches participatives. Le mouvement est-il le propre d’une recherche-action ? Les chercheurs McNiff, Lomax et Whitehead ont tracé en 1996 un modèle de recherche-action reflétant ce mouvement (voir fig.).

Le modèle n’indique pas d’étapes précises à l’intérieur des cycles. Il offre toutefois au chercheur-acteur la possibilité de modifier sa démarche en tout temps pour s’adapter à la rétroaction reçue. Ce modèle laisse aussi place à l’apparition de sous-processus qui peuvent se développer et se dérouler parallèlement au processus principal planifié par le chercheur. (Dolbec et Clément 2011 : 196)

Modèle de recherche-action selon McNiff, Lomax et Whitehead (1996)

Modèle de recherche-action selon McNiff, Lomax et Whitehead (1996)

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Ce mouvement, nous le voyons, n’est pas linéaire, ni hiérarchisé, ni catégorisé. C’est dans cette mouvance qu’a navigué le développement de notre partenariat. Il y a les moments d’approche : le moment des premières rencontres en concertation, les premières rencontres de notre partenariat et l’étape cruciale du démarrage. Comment on commence et comment on finit ? Notre partenariat a connu un aller-retour continu de rétroaction, il a aussi connu des reculs progressifs, des retraits sporadiques, là où l’engagement s’atténue. L’expérience cinématographique et les rencontres-colloques ont servi en quelque sorte de sage clôture. Ces mouvements en termes de sciences cognitives bottom-up, du bas vers le haut, ont permis aux participants cinéastes de définir les thèmes et objectifs des films Regards croisés comme il se fait lors d’un inventaire participatif où le projet en gestation démontre la très grande mobilité et la mouvance de la recherche-action.

Le mouvement bottom-up est aussi suivi de mouvements latéraux où l’on marche côte à côte dans la recherche et la démarche du projet. « La recherche collaborative menée avec les Premières Nations cries nous montre qu’un projet de création de destination touristique autochtone peut se faire entièrement en mode participatif. [...]. Les décisions prises ont plus de chances d’être mises en oeuvre que dans un projet conduit par un chercheur en mode «expert» et dans une démarche ascendante (top down) », écrivent Blangy, McGinley et Lemelin (2010 : 78).

Marcher côte à côte, c’est aussi chercher, dit le spécialiste en développement communautaire Hugues de Varine, archéologue, historien, muséologue. L’ethnologue Sarah Pink (2006) avec son approche du walking video fait plus qu’enregistrer et observer, elle suit et perçoit les mouvements des protagonistes qui traduisent une expérience sensorielle riche de connaissances. Laplantine (2007) définit l’approche terrain en ethnographie comme une expérience du sensible, et nous avons alors pu percevoir que l’approche relationnelle entre Innus et Guaranis était privilégiée durant le tournage des films. C’est de ce regard mutuel que se sont notamment nourris les films innus et guaranis de Regards croisés. Comme dans l’art, qui naît d’un geste, un mouvement de recul, un autre geste, le travail de partenariat par la création en esthétique et en anthropologie du sensible présuppose un travail qui avance à petits pas à la fois sur le terrain et dans une pratique engagée. La recherche-action, a écrit André Morin (1985 : 34), est en dialogue constant avec la réalité. Et le réel, n’est-ce pas ce qui résiste, insiste, existe et parfois se donne (Leclaire 1971 : 11).