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L’affirmation, la conservation et la transmission culturelle sont devenues des préoccupations constantes pour les Premières Nations du Québec, et au cours de la dernière décennie les initiatives et les réussites de prise en charge de leur propre expression culturelle se multiplient à grande vitesse. Dans cet esprit, le projet de recherche Design et Culture matérielle (DCM) a, entre autres objectifs, celui de participer au renouvellement d’une culture créative, inscrite dans le contexte contemporain, en lien avec la tradition et les savoirs ancestraux favorisant l’expression culturelle signifiante. À plus long terme, ce projet vise à favoriser la prise en charge du développement culturel local par les communautés dans le contexte mondial de globalisation, notamment par l’innovation et la concertation. Depuis le début de cette recherche, en 1995, des ateliers de création en design[2] réunissant des artisans autochtones ont été développés dans le but de favoriser la valorisation personnelle et la transmission culturelle. Dans le cadre spécifique de ce projet, une formation d’une période de douze semaines a permis à des artisans de Uashat mak Mani-Utenam, communauté innue située sur la Côte-Nord à proximité de Sept-Îles, au Québec, de créer des produits de design inspirés de leurs savoir-faire traditionnels. Par la suite, ces produits ont été présentés au sein d’expositions conçues par les artisans et rendues publiques à l’aide d’affiches et de cartons d’invitation, aussi conçus par eux. Dans le cadre de notre participation à titre d’assistants de recherche, l’un de nos mandats était de veiller à la production de ces divers documents graphiques servant à la diffusion des événements liés au projet dans la communauté. Au cours de cet exercice, nous en sommes venus à interroger notre propre positionnement en tant que designers graphiques, à savoir « comment pouvons-nous concevoir des graphismes culturellement signifiants sans utiliser ou s’approprier les codes et référents culturels de l’Autre ? »

La prémisse du projet de formation était fondée sur l’hypothèse suivante : en concevant une affiche invitant la communauté à venir visiter l’exposition des travaux réalisés par ses pairs et par lui-même, le créateur transmet à la fois sa propre expression, mais également celle de sa collectivité. Cette double expression favorise ainsi l’identification des gens de la communauté et les incite plus efficacement à venir constater les résultats des ateliers et de la recherche. Dans ce contexte et dans le but d’atteindre un public issu d’une communauté culturelle précise, il serait opportun que le concepteur provienne de cette même communauté. C’est donc dans cet esprit que nous avons conçu un programme de formation spécifique afin d’initier des artisans aux bases du graphisme. Notre travail consistait donc à développer une méthodologie qui allait permettre aux participants de créer et de produire eux-mêmes les supports promotionnels des expositions, dans un objectif de communication mais aussi d’empowerment (Calvès 2009).

Le groupe DCM base ses recherches sur la valorisation et la transmission culturelle qui positionnent le participant dans son histoire tout en le projetant vers le futur, comme le souligne Appadurai (2004 : 59) :

Pourquoi la culture est-elle importante ? Élargissons cette question en nous demandant pourquoi elle est importante pour le développement et pour la réduction de la pauvreté. Ce qui à la fois concentre et approfondit la question. La réponse est que c’est par la culture que les idées d’avenir, aussi bien que celles à propos du passé, sont intégrées et nourries.

Appadurai 2004 : 59, traduit par Élisabeth Kaine

Cette note de recherche analyse les différentes interactions émergeant d’une formation appliquée en design graphique et visant à favoriser l’apprentissage et l’appropriation de ce processus créatif par des artisans autochtones dans le but de favoriser leur expression culturelle. Pour ce faire, nous étudions ici plus spécifiquement le cheminement de Jeanne-Mance Ambroise, une artisane innue de Uashat mak Mani-Utenam. L’exercice a été réalisé avec un groupe de onze artisans, mais c’est par l’observation du développement créatif de cette artisane que nous évaluerons dans ce contexte le niveau d’autonomisation atteint à travers le processus de création d’outils de communication graphique. Notamment, nous étudions ici les activités de formation, les diverses approches pédagogiques employées et le parcours de l’artisane pendant et à la suite de divers ateliers graphiques. La démarche de Jeanne-Mance Ambroise témoigne d’un cheminement représentatif et exemplaire quant à l’appropriation et à l’autonomisation dans le processus de création d’affiches. Nous présentons par ailleurs le dispositif de formation déployé, accompagné de commentaires de Jeanne-Mance en regard de sa production, lesquels ont été recueillis lors d’entrevues semi-dirigées (Savoie-Zajc 2009) à la suite du processus de formation.

Depuis l’avènement du taylorisme[3] (Pouget 1998), le « service graphique » consiste essentiellement en ce qu’un professionnel du design graphique détermine la meilleure façon de répondre au besoin formulé par un client, avec comme principal objectif l’optimisation des rendements de production et de ventes. Dans ce modèle, peu d’attention est portée à l’expression du client puisqu’il est considéré comme inapproprié que ce dernier puisse exprimer sa propre vision à travers son propre langage esthétique. Dans le cadre de ce projet de recherche, la logique est tout autre puisque le but même de répondre à l’objectif d’empowerment des individus conduit impérativement à ce que les participants s’expriment et se reconnaissent dans le produit graphique créé, afin de devenir maîtres de leur propre représentation. Dans ce contexte d’autoreprésentation (De La Rocha-Mille 2000), « le “médiateur-développeur” pratique l’assistance, mais pas l’assistanat » (ibid. : 167) : « […] il vise l’autonomie et non la dépendance des habitants, il favorise les processus d’apprentissage » (Montfort et Varine 1995 : 83).

Les avantages de l’autoreprésentation

Rappelons d’abord que cette démarche a été mise sur pied en 2005 dans le contexte d’un projet de muséologie communautaire (De La Rocha-Mille 2000 ; Varine 2005), domaine qui en était encore à ses premières initiatives au Québec. La nouvelle muséologie change le rapport aux objets et leur mise en exposition, les méthodes de travail tenant davantage compte du visiteur (Bergeron, Arsenault et Provencher St-Pierre 2015). Elle est un « laboratoire permanent de recherche et d’expérimentation en vue d’une utilisation du patrimoine comme capital culturel, social et économique des communautés et des territoires » (Varine 2007 : 10). Plus largement, la muséologie est une discipline qui implique plusieurs volets autant scientifiques que techniques (Rivière 1989). Cette discipline comporte gestion, recherche, conservation, classement et mise en valeur des objets, des oeuvres ou du patrimoine (collections). Elle comprend aussi un volet d’éducation impliquant la création de scénarios et d’activités d’animation. La muséologie va de pair avec la muséographie. Celle-ci se définit par l’ensemble des moyens techniques permettant l’expression et la communication des contenus, incluant, entre autres, la conception graphique, le design de l’espace et le design du mobilier (Gob et Drouguet 2014 ; Kreis et al. 2012 ; Rivière 1989).

Les musées autochtones, souvent sous-financés (Abastado 2018) et n’ayant pas accès aux ressources professionnelles au sein de leur communauté, se tournent vers des firmes spécialisées externes. Par ailleurs, les expositions présentées semblent avoir souvent déçu les membres des communautés. Faisant peu de sens pour la population locale, elles allaient à l’encontre de la vocation même de tout musée communautaire : celle d’être le lieu privilégié de transmission culturelle et de rassemblement au sein de la communauté. Souvent, les concepts proposés par ces bureaux externes véhiculaient des archétypes folkloriques et des stéréotypes figés dans le temps. Aujourd’hui il y a un intérêt grandissant pour une approche communautaire axée sur l’autoreprésentation et l’affirmation culturelle des institutions muséales autochtones. Il devient donc essentiel de former des passeurs culturels autochtones (Zakhartchouk 1999) ayant des compétences en muséographie et en design puisque « […] chacun est un créateur potentiel, à partir de son patrimoine personnel et du patrimoine commun qu’il détient avec les autres membres de sa communauté » (Varine 2003 : 33). Cette vocation sociale implique une transformation radicale de la philosophie sous-tendant la production d’expositions. Cette approche de muséologie communautaire est apparue dans les années soixante grâce à l’avènement des écomusées qui visaient à valoriser le patrimoine matériel et immatériel d’un territoire et de sa population et à favoriser une réappropriation culturelle de la part de ses acteurs. Selon Varine (2007), l’appellation « écomusée » est devenue imprécise à cause de la multiplication de musées qui disent promouvoir un développement local qui n’en est pas toujours un. Pour cet auteur il serait préférable, dans le cas d’une réelle approche en développement du patrimoine culturel commun, d’évoquer la « nouvelle muséologie » ou encore la « muséologie communautaire », qu’il définit en ces termes :

[…] le musée communautaire, dans sa forme la plus novatrice, ne suit pas une procédure, mais, comme on l’a dit ; il est la co-construction, dans la communauté et sur son territoire, par les membres de la communauté et les personnes plus ou moins qualifiées qui les aident, d’un instrument de développement à partir d’un patrimoine global identifié par ses détenteurs eux-mêmes.

Varine 2005

Cette nouvelle orientation muséologique est difficile à mettre sur pied et, comme le souligne Gendreau (2006 : 37) :

[…] on constate une difficulté, voire même une incapacité réelle des musées à appliquer cette approche communautaire. Leurs administrations fragiles et leurs situations financières précaires entravent de fait la mission réelle de ces institutions. Ces difficultés s’expliquent également par un manque de sensibilisation vis-à-vis cette approche ainsi que par le refus de prendre ce virage communautaire.

La démarche adoptée dans le cadre de notre mandat, en 2005, se fonde en plusieurs points sur l’approche communautaire telle que décrite précédemment. La volonté de faire participer des membres locaux a motivé le développement de méthodologies spécifiques cherchant à favoriser le développement local.

L’atelier de conception d’affiches : contexte et programme de formation

L’affiche est un moyen de communication efficace et reconnu comme étant présent dans la culture visuelle depuis des siècles. L’affiche permet de communiquer des informations, mais elle offre aussi un espace d’expression personnelle et culturelle. En tant que vecteur de diffusion important, l’affiche est en partie responsable de la participation de la communauté aux événements du projet. Il s’agit d’un indicateur important de réussite en contexte de muséologie communautaire voulant faire du musée un lieu d’intérêt et de réflexion pour la population locale. En favorisant l’expression des artisans et en les accompagnant pour qu’ils puissent eux-mêmes présenter à la communauté locale le projet et ses résultats, nous répondions à l’objectif global de la recherche vers un degré maximum de prise en charge provenant des acteurs du milieu.

Ainsi, dans le cadre de la formation offerte, nous voulions évaluer les apprentissages réalisés et le degré d’atteinte d’autonomie des participants. Pour ce faire il était important de considérer : 1) les activités préalables ayant favorisé l’apprentissage de notions de création et de design ; 2) les interactions et les résultats concrets des formations ; de même que 3) les créations survenues à la suite des formations en design graphique. La méthodologie ici décrite a été développée sur une durée de trois ans, soit de 2005 à 2007, période au cours de laquelle plusieurs ateliers de formation, de deux ou trois jours chacun, ont été offerts. Chacun de ces ateliers s’intégrait aux activités globales du projet DCM. Ils étaient donc en lien soit avec « Les ateliers de création en design de produits », soit avec le volet « Nouvelle muséologie autochtone » (NMA)[4].

Les formations : l’attitude et l’aptitude

Les artisans participant à l’atelier graphique avaient au préalable été initiés au processus global de design. Au terme d’un atelier de douze semaines, plusieurs produits de design originaux, alliant modernité et tradition, avaient été conçus et des activités de diffusion développées, dont une exposition.

Organisation des ateliers de formation en design graphique au sein du projet Design et Culture matérielle (DCM)

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Jeanne-Mance Ambroise, une des artisanes participant à l’atelier de formation, pratique l’artisanat depuis de nombreuses années. Elle a appris la couture, la broderie et le perlage très jeune et de façon autodidacte en observant sa grand-mère. Elle est très discrète et observe beaucoup, très autonome dans son travail. Jeanne-Mance fait régulièrement de la peinture, du dessin et de la sculpture. Elle fabrique également des objets artisanaux décoratifs, des gants, des mitaines, des mocassins, des vestes, des manteaux, des sacs et des bijoux. Toute cette production lui assure une certaine rémunération, mais pas sur une base régulière. Elle s’intéresse également à la vie en territoire ; sur une période de sept ans, elle y a passé la majeure partie de son temps avec ses beaux-parents, de qui elle a appris le mode de vie traditionnel. Encore aujourd’hui, elle pratique la petite chasse et le travail des fourrures avec une amie de la communauté.

Formation 1 : Initiation à la création graphique

L’objectif spécifique de la première formation en design graphique était de définir avec les artisans les grands axes culturels les représentant le mieux et de créer un concept d’affiche présentant leurs oeuvres sur la base de ces axes. La première journée de l’initiation au graphisme était divisée en trois ateliers. Le premier atelier visait la création d’une affiche en groupe, selon une commande imposée. Le formateur agissait en tant que client, et les artisans devaient s’entendre afin de lui présenter un concept d’affiche. Au cours de cet exercice, le formateur assurait la direction du projet afin de concentrer les apprentissages autour des moyens couramment utilisés en création graphique, notamment le remue-méninges en groupe et l’illustration succincte de concepts en dessin. Ce premier atelier s’est terminé par une introduction des outils de production graphique tels que l’ordinateur, l’appareil photo, le numériseur et l’imprimante. Le deuxième atelier était directement arrimé à la culture innue. À partir d’un exercice de remue-méninges en groupe, les artisans étaient invités à faire des associations d’idées à partir de trois thèmes choisis parmi les principales valeurs innues identifiées par le groupe de réflexion Mémoires du Territoire[5]. Ici, les artisans assumaient à la fois les rôles de concepteurs et de clients. Le formateur s’assurait la participation de tous et rendait compte des résultats du remue-méninges en écrivant des mots-clés sur un grand tableau. Au terme de ce second exercice, chaque artisan était invité à choisir quelques termes issus de ce processus et à dessiner un concept s’en inspirant. Finalement, un troisième atelier reprenait cette technique et les principaux thèmes caractérisant la culture innue, mais cette fois, l’artisan devait travailler seul du début à la fin et présenter au groupe son concept d’affiche. Si le processus de remue-méninges a bien fonctionné, les participants faisant facilement des associations de concepts, la représentation graphique s’est quant à elle principalement limitée à une illustration figurative. Par exemple, le teueikan était dessiné en reproduisant le réel plutôt qu’en exprimant certaines de ses caractéristiques ou valeurs symboliques par la métaphore ou autres stratégies créatives.

La seconde journée avait pour objectif d’amener les artisans à exprimer un élément de leur culture par l’affiche tout en s’éloignant le plus possible des stéréotypes. Des affiches contemporaines ont été présentées au groupe. Celles-ci avaient été choisies parce qu’elles exprimaient une idée à partir de concepts graphiques forts, tout en s’éloignant de la présentation littérale et narrative d’un concept. L’exercice proposé consistait à dessiner une plume en prenant soin de ne pas dessiner la plume en tant que telle, mais bien d’évoquer l’idée de la plume. La plume étant un élément hautement symbolique dans les cultures autochtones, les liens conceptuels devaient être plus faciles à faire. Cet exercice fut néanmoins très difficile à réaliser pour l’ensemble des participants. Les résultats se sont avérés peu satisfaisants en regard de l’objectif visé, les participants ayant éprouvé beaucoup de difficultés à se détacher des images préconçues dans le laps de temps qui leur était imparti, soit une journée. De fait, il est compréhensible que cet exercice soit jugé très difficile par les participants, car, tel que le décrit Kaine (2009 : 404),

[p]lusieurs stratégies pédagogiques doivent être utilisées avant d’arriver à la création d’un produit qui soit novateur en regard de la pratique habituelle de l’artisan et transmetteur de son expérience. Il ne s’agit pas seulement de passer la commande […] ; il faut surtout donner les outils aux participants pour qu’ils puissent répondre à cette commande en contournant le recours aux images stéréotypées qu’ils ont longtemps pratiqué. Depuis la fin du xixe siècle, une imposante imagerie romantique de l’Indien a envahi l’univers de la culture visuelle populaire par l’intermédiaire du cinéma, de la bande dessinée et des produits touristiques […]. Ces signes visuels ont grandement pollué l’univers symbolique des artistes et artisans autochtones qui, de tout temps, ont grandement participé à la transmission culturelle en concevant des objets capables de communiquer des informations sur leur culture d’origine à travers l’espace et le temps.

Nous avions sous-estimé cette force négative des stéréotypes dans notre pédagogie. De plus, nos premières approches pédagogiques ne tenaient pas compte de modes conceptuels, créatifs et d’acquisition de connaissances de notre groupe de créateurs innus.

Le mode de connaissance des chasseurs-cueilleurs […] est global plutôt que linéaire, et leurs décisions sont prises à la lumière d’expériences acquises et non de théories et de formules. […] Le « concept » de processus cognitif eurocanadien représente, bien plus que ne le fait l’image mentale caractéristique du mode de connaissance cri, un degré plus poussé de généralisation ou d’abstraction, qui s’exerce sur une ou plusieurs impressions.

Murdoch 1983 : 120

Jeanne-Mance en était alors à sa première expérience avec le design graphique. Bien qu’intéressée et curieuse d’apprendre cette nouvelle technique, elle ne savait pas vraiment en quoi consistait le travail graphique. Elle s’est d’ailleurs demandé comment elle pourrait en venir à créer une affiche en voyant les exemples présentés dans l’atelier. Faisant régulièrement du dessin, elle se sentait plus à l’aise avec l’exercice du dessin. Éprouvant quelques difficultés avec les mots et l’écriture, elle s’est davantage intéressée à l’esquisse. Jeanne-Mance a particulièrement apprécié le travail en groupe parce qu’il lui a permis de travailler en complémentarité avec les autres tout en utilisant ses forces, d’une part, et parce que le déroulement de l’atelier laissait place à une bonne ambiance de travail, d’autre part. Selon elle, l’atelier de groupe favorisait les interactions et les échanges entre les artisans, même lors des exercices individuels ; il est à noter que, tout au long de cet exercice, elle était une référence pour les autres. Elle a préféré faire plusieurs croquis plutôt que de partir d’idées écrites tel que demandé lors de l’exercice de remue-méninges. Toutefois, elle avoue que l’exercice de dessin était malgré tout difficile.

Production graphique 1 : Une carte d’invitation

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La première production graphique consistait à concevoir et réaliser un dépliant invitant la communauté à venir voir les créations de mi-projet. À cette étape, des notions de communication s’ajoutaient à l’idée de représentation collective et de création. Le rôle du formateur se limitait à celui d’exécutant. Les trois artisanes participant à cet atelier, dont Jeanne-Mance, devaient développer un concept, choisir les images pouvant l’exprimer et composer un texte. Ensemble, elles ont choisi d’utiliser l’image d’un oeil, et Jeanne-Mance a proposé de photographier le sien. Jeanne-Mance préfère nettement travailler avec des éléments visuels comme le dessin ou la photographie, comme dans ce cas-ci. En parlant du résultat, elle dira :

J’étais fière. Je ne pensais jamais faire une affiche de même. Les gens disaient : « C’est toi qui a fait ça ? » Je leur répondais : « C’est l’fun à faire. Mais ce n’est pas moi qui ai écrit les noms par exemple. Moi, c’est juste mettre des affaires comme les photos, les objets, placer les affaires. »

Production graphique 2 : Une affiche d’exposition

La seconde production graphique avait pour objectif de créer l’affiche de l’exposition clôturant les ateliers de création d’objets et dans laquelle chaque artisan devait présenter la production qu’il avait réalisée au cours de l’atelier.

Trois artisanes ont participé à la création de l’affiche, soit les mêmes ayant travaillé à la conception du dépliant de mi-projet. Le point de départ étant le titre de l’exposition : La flamme de la culture innue est toujours vivante / Eshku pashteu innu-aitun, les trois artisanes ont commencé par discuter du choix des éléments visuels à utiliser ainsi que de leur mise en scène et en espace. Prenant la forme de brèves réponses et justifications à des questions posées par le formateur, cette première étape a permis l’élaboration du contenu des informations ainsi que de son « design ».

Jeanne-Mance avait commencé par dessiner un feu au centre de la feuille. Après quelques essais de forme et de couleur, et comme le temps était compté, le formateur a proposé l’utilisation d’une photographie. Les artisanes ont pu consulter une banque d’images que le formateur a mises à leur disposition et en retenir une. Le formateur a ensuite transféré le travail de composition sur l’ordinateur. Néanmoins, pour répondre plus précisément à leur concept visuel initial, les artisanes ont décidé d’y ajouter d’autres éléments graphiques, qu’elles ont créés à la peinture acrylique. Par exemple, l’idée des empreintes de pieds, symbolisant la marche de l’Innu et proposée par un participant lors d’un exercice précédent, a été reprise par les artisanes et intégrée en peinture à l’affiche. Après une validation par les artisanes, l’affiche renumérisée a été imprimée en plusieurs copies. Jeanne-Mance ne reconnaît pas particulièrement sa touche personnelle dans le résultat imprimé : « Ça s’est fait en équipe. C’est tout le monde en même temps aussi. » Et quand on lui demande si elle aurait fait l’affiche autrement, elle répond par l’affirmative : « Avec le dessin, on avait de la misère. Mais probablement qu’avec plus de temps, on y serait arrivé. Le mieux c’est de la faire nous autres mêmes. C’est ça le mieux. »

Afin d’évaluer la part de reconnaissance culturelle et participative des artisanes dans cette affiche, une discussion a été amorcée dans le cadre d’un colloque organisé par l’équipe DCM. Il s’agissait de déterminer si les artisanes ayant participé à la conception de cette affiche s’y reconnaissaient de façon générale et si elles y reconnaissaient leur travail de même que leur langage artistique. Par ailleurs, afin d’évaluer quels étaient les impacts visuels et le degré d’identification de la communauté, les membres de la communauté assistant au colloque ont été invités à commenter l’affiche. Le constat fut, de façon probante, que l’utilisation de l’infographie crée une distance entre l’artisan et l’affiche, tout comme entre l’affiche et le public cible. L’utilisation de l’ordinateur est considérée comme un point de rupture où les repères culturels et artistiques associés aux artisans s’amenuisent au point de se perdre.

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Formation 2 : Conception et réalisation d’une affiche

Afin de remédier à la distance qui s’est manifestement créée entre l’artisan et l’affiche et où celui-ci, à un certain moment, perd le contrôle de la création au profit de l’infographiste, un second atelier de formation a été conçu. Quatre étapes balisaient l’atelier. La première étape avait pour objectifs, d’une part, de présenter les principes de base de la composition graphique et textuelle et, d’autre part, de mettre en valeur l’affiche faite à la main afin de démystifier la création graphique qui avait été axée auparavant sur l’utilisation des technologies informatiques. Les affiches qui ont été présentées à titre d’exemples étaient donc toutes des productions mettant en évidence le savoir-faire manuel et qui utilisaient des éléments graphiques tels que des dessins faits à la main, des compositions d’objets photographiés, des éléments extraits de la nature, des lettrages de journaux ou encore des autocollants de type « lettraset ». La seconde étape visait à encourager l’expression personnelle des participants. Pour ce faire, le formateur montrait plusieurs techniques de réalisation d’affiches axées sur le fait-main ainsi que diverses façons d’y intégrer le texte. La troisième étape consistait en un exercice collectif de création d’affiches. Il s’agissait ici de mettre en application les techniques de remue-méninges, de la création d’éléments graphiques, de la composition, de l’intégration de texte et enfin de la fixation du concept complété par la prise de photographie. Au cours de cet atelier de groupe, le formateur demeurait en retrait du projet de conception proprement dit, tout en restant disponible afin de répondre aux questions d’ordre technique. La quatrième et dernière étape a permis une rétroaction sous forme de discussion et de questionnement en regard des divers éléments de l’affiche. Le formateur a profité de cette occasion pour rappeler de nouveau quelques notions de base de l’affiche et ce, essentiellement en regard de la composition et de l’intégration du texte. Au terme de ce second atelier, il a été possible de constater un accroissement marqué de la participation des artisans dans le processus de création, dans la mesure où celui-ci était plus adapté à leurs aptitudes techniques.

Jeanne-Mance avait suivi une formation en photographie numérique avant de participer à cette seconde formation. Cela lui a permis de mieux percevoir, au moment de la création, des éléments visuels qui seraient susceptibles d’être inclus dans une affiche faite à la main. Lors de la présentation des exemples d’affiches utilisant divers éléments pouvant faire l’objet d’un montage à la main, tels que des petits objets ou des éléments de la nature, ou encore utilisant les médiums du dessin ou de la peinture, elle a pensé que faire une affiche de ce genre n’était pas très difficile : « La première fois, c’est sûr que je ne croyais pas en faire une comme ça. Mais quand j’ai vu les autres, je me suis dit que ce n’était pas trop difficile d’en faire des comme ça. » Puis, lors de l’activité de création de groupe, Jeanne-Mance a expérimenté divers médiums avec de la peinture et des feuilles de plantes fraîchement cueillies. Elle était plutôt discrète au sein du groupe. Elle proposait des éléments graphiques de sa conception pouvant s’intégrer au montage. Les membres du groupe acceptaient bien ses idées, lui reconnaissant une habileté au dessin et à la peinture et, par le fait même, une certaine compétence esthétique.

Production graphique 3 : Un exercice individuel de conception et de réalisation graphique

L’activité suivante consistait à créer individuellement une affiche annonçant l’exposition du travail effectué dans le cadre de la formation en inventaire participatif.

Cette production devait intégrer un texte descriptif, un titre, des dates d’exposition et de vernissage à l’intérieur d’une composition visuelle au choix, mais pertinente en regard du contenu. Chacun s’est donc installé en retrait à l’endroit de son choix dans un lieu près de la nature où il avait accès à plusieurs matériaux de composition. Des appareils photo et des imprimantes étaient à leur disposition. Une assistance technique était assurée par le formateur.

Les affiches produites dans le cadre de cet atelier ont pu être photographiées par les participants, puisqu’ils avaient été initiés auparavant aux technologies numériques et aux procédures de transfert de données. Cet exercice avait pour but de numériser les productions afin de pouvoir les faire imprimer en plusieurs copies.

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L’application de cette nouvelle méthode de travail adaptée aux compétences acquises des artisans recherche la lisibilité et la qualité de la composition en regard de l’intégration des textes. En effet, les affiches qui ont été produites dans ce cadre intègrent encore difficilement les textes, ce qui porte atteinte à l’esthétique et à l’objectif de communication des affiches. Malgré cela la création individuelle d’une affiche faite à la main a été un exercice apprécié par Jeanne-Mance. Elle a abordé son affiche comme une oeuvre de la même façon qu’elle l’aurait fait pour un dessin ou une peinture. S’inspirant du titre de l’exercice, Re-voir le territoire, elle a créé, avec du vinyle autocollant, des morceaux de papier découpés et des dessins, un demi-visage faisant référence à un territoire avec des représentations de cours d’eau et des feuilles d’arbre. Encore une fois, pour elle c’est le texte qui a été le plus difficile. C’est du reste ce par quoi elle a terminé. Elle a fait plusieurs essais, mais aucun n’a été satisfaisant à ses yeux. Elle a finalement décidé de prendre directement la feuille de commande et de l’intégrer comme telle à son travail de création. Pendant toute la durée de cet atelier, Jeanne-Mance est demeurée très concentrée sur son travail. Elle n’avait pas besoin d’aide ni des conseils du formateur ; elle était confiante en la qualité du travail qu’elle effectuait. De fait, on remarque qu’elle était très à l’aise avec le travail de l’affiche : d’une part, elle se faisait confiance et, d’autre part, les autres artisans lui reconnaissaient également cette habileté en recherchant son approbation pour certains détails de leur propre travail. Son attitude tout au long de l’atelier reflétait cette assurance. Toujours discrète, elle allait d’une personne à l’autre pour regarder le travail de chacun et se permettait même à l’occasion de faire des commentaires ou des suggestions. Jeanne-Mance affirme qu’elle a aimé cet atelier. Elle mentionne d’ailleurs que c’est de cette affiche qu’elle est le plus fière. Elle l’a faite entièrement seule, et celle-ci reflète bien son langage plastique personnel ; ces deux points expliquent pourquoi Jeanne-Mance se reconnaît parfaitement dans cette affiche.

Production graphique 4 : Création d’une affiche hors du cadre de formation

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Quelques mois après la deuxième formation, le groupe de travail de l’inventaire participatif devait préparer une exposition afin de présenter leur travail de collecte de données dans la communauté. Il fallait produire une affiche annonçant l’exposition au centre commercial de Uashat. Deux artisanes ont été choisies par le groupe pour ce faire. Ici, aucun formateur expérimenté en design graphique n’était avec elles. Les deux artisanes ont donc dû se fier uniquement à la feuille aide-mémoire qui leur avait été donnée à la fin de la dernière formation. Avec la coordonnatrice du projet de l’inventaire participatif, elles ont discuté du concept général de l’affiche et des procédures qui devraient être entreprises. Le temps imparti pour produire cette affiche étant très court, elles ont opté pour travailler à partir d’une photographie qu’elles ont elles-mêmes réalisée. Le texte, préalablement écrit à l’ordinateur, a été intégré par le biais d’une photocopie couleur, tel que dans la formation précédente. Elles ont également créé un carton d’invitation.

Jeanne-Mance était encore au centre de cette production. Elle explique par le peu de temps qu’elles avaient avant la tenue de l’événement le choix d’une photographie comme fond d’affiche au lieu d’une composition à la main. Selon elle, il aurait fallu plusieurs semaines pour une affiche entièrement faite à la main. Elle mentionne que c’est long, mais qu’elle aime voir ses idées se concrétiser tranquillement par le croquis et le dessin. Pour cette affiche, comme elles n’ont pas procédé par dessin, il a été plus difficile pour elles d’inventer un concept graphique. Elles se sont finalement laissé inspirer par une oeuvre en exposition sur un mur du musée : la représentation d’un teueikan sur une peau, augmentée d’interventions à la peinture créées par Lucien Jourdain, un artiste de la communauté. Cette oeuvre leur semblait représentative des couleurs et du langage innus, et la photographie d’un détail de celle-ci servirait d’image de fond pour l’affiche. Puis, elles ont imprimé sur acétate un texte composé sur ordinateur par la coordonnatrice du projet de l’inventaire participatif, et procédé au montage de l’affiche en intégrant le texte et les logos sur la photographie imprimée. Cette technique leur paraissait être la plus rapide et la plus simple, surtout en ce qui concerne l’intégration du texte. L’affiche a été créée en une seule journée. À cette étape de cheminement, Jeanne-Mance s’est sentie plus à l’aise de travailler en équipe et plus en confiance.

Production graphique 5 : Inversion des rôles

En 2007, à la suite d’une session de formation en muséologie et en muséographie d’une durée de douze semaines, le groupe d’artisans devait préparer une exposition thématique sur la culture innue. Dans le contexte de ce travail, tous avaient une responsabilité spécifique, et trois artisanes ont eu le mandat de produire l’affiche. Elles ont fait appel aux designers graphiques présents sur place, afin de pouvoir consulter leur banque de photographies numériques. Elles ont sélectionné une image qui exprimait bien leur idée de départ. À celle-ci se sont ajoutées d’autres photographies qu’elles ont faites elles-mêmes. À leur demande, les designers ont imprimé ces nouvelles images. À ces photos, elles ont intégré le texte à la main. Ce travail de montage accompli, elles ont assisté au transfert infographique de leur concept. Quelques petits détails en relation au contenu du texte de l’affiche ont été modifiés par le graphiste. Cependant, toutes les modifications ont été proposées au préalable aux conceptrices, et toutes les corrections ont été effectuées avec l’approbation générale.

Par rapport aux productions précédentes, l’équipe des artisanes a fait preuve d’une grande autonomie. Le designer n’a été sollicité que pour de l’aide technique, et toutes les demandes d’accès aux technologies infographiques ont été faites par les artisanes. Ce constat d’autonomisation nous permet d’affirmer que les artisanes comprennent les étapes de production de l’affiche et qu’elles sont réceptives à l’apprentissage de nouveaux outils plus complexes à leurs yeux.

Dans le cadre de cette production, Jeanne-Mance a travaillé avec deux autres artisanes qui n’avaient suivi aucune formation en design graphique auparavant ; elle était donc l’experte au sein de ce groupe. Elle dit avoir été à l’aise dans ce rôle. Jeanne-Mance leur a transmis son savoir-faire pour la production d’affiches. Les autres artisanes étaient intéressées et ont aimé apprendre comment faire. Elles lui ont fait confiance et ont aussi participé en apportant leurs idées. Comme pour la plupart des productions précédentes, elles se sont d’abord inspirées du titre pour créer le concept visuel. Le titre étant « Le chemin des générations », elles ont cherché une image montrant le territoire que leurs ancêtres avaient emprunté, soit la rivière. Elles ont par la suite réalisé un montage sur papier avec l’image et le texte, lequel a ensuite été transposé à l’ordinateur par le graphiste. Jeanne-Mance souligne qu’elle aurait préféré tout faire elle-même, car cela aurait été plus valorisant. Lorsqu’elle regarde le produit imprimé, elle dit se reconnaître davantage dans une affiche faite à la main que dans un produit infographique.

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En regard de la totalité de ses productions graphiques, Jeanne-Mance signale certains éléments qui lui sont plus personnels, par exemple la présence du territoire ou de certaines couleurs en particulier. On retrouve également quelques éléments de son langage plastique personnel disséminé dans les autres productions.

Depuis la fin de ces ateliers, Jeanne-Mance n’a pas eu d’autres occasions de répéter l’expérience. Cependant, elle se dit très intéressée à continuer et aimerait créer d’autres affiches. C’est ainsi que, si des demandes de créations graphiques venaient à lui être proposées dans un cadre autre que celui du projet DCM, elle se croit capable d’accepter. Elle procéderait alors par dessin et montage manuel et peut-être travaillerait-elle la broderie et le perlage, qu’elle photographierait par la suite. En ce qui a trait au texte, même si elle dit ne pas avoir une belle calligraphie, elle ferait des essais. Elle expérimenterait également à l’ordinateur et proposerait les deux versions. Elle prendrait tout le temps nécessaire pour réaliser une affiche dont elle serait satisfaite.

Analyse et conclusion

Un concept nouveau et déstabilisant : la pré-production (après la formation 1)

Le processus d’idéation (Kavanagh, Roberge et Spérano 2013) et la représentation métaphorique (Détrie 2000) se sont avérés être des processus très difficiles pour les participants. Le niveau d’abstraction demandé par les différents exercices était difficile à comprendre pour eux. Il est important de prendre ici en considération leurs cheminements particuliers, celui où le travail de l’artisan bascule tranquillement vers celui de l’artiste et où le processus de conception préparatoire s’amplifie alors que la conception, en spontanéité avec le geste, s’atténue et bouscule la manière de faire. Car « aussitôt que l’artisan devient individuel et détaché de sa tradition, il se trouve sur le même pied que l’artiste » (Frolet 1986 : 134). Ainsi cette phase de conception préparatoire imposée par la méthode traditionnelle du designer graphique les a beaucoup déstabilisés et ils étaient incapables au départ d’en comprendre la nécessité. On peut cependant remarquer l’appropriation de ce concept par Jeanne-Mance faisant suite aux divers exercices de création, particulièrement quand elle utilise le dessin pour créer une ébauche. Il faut toutefois noter que l’écriture et le travail avec les mots ne sont pas des outils adéquats pour tous. Certains ont plus de facilité à développer leurs idées par le dessin ou d’autres habiletés manuelles que par l’écriture. Cela peut s’expliquer en grande partie par le fait que le français est pour eux une langue seconde et que plusieurs des participants n’écrivent que très peu, toutes langues confondues. De plus, la langue innue étant de tradition orale, elle n’est reflétée dans l’écrit que depuis très récemment, ce qui explique en partie pourquoi la plupart des artisans éprouvaient de la difficulté lors des exercices qui requéraient la composition d’un texte. Dans le cas de Jeanne-Mance Ambroise, on remarque qu’elle a pallié cette difficulté en utilisant le dessin, une de ses forces. D’abord utilisé par réflexe, le dessin est devenu sa méthode de conception : « Quand je fais un croquis, je ne sais pas vers quoi je m’en vais, mais j’avance vers ça (l’affiche) ». Le dessin est efficace dans le cadre d’une création individuelle. Cependant, comme plusieurs affiches ont dû se faire en équipe, c’est à travers des discussions que les concepts graphiques ont finalement pris forme. On remarque également que l’oralité n’a pas atteint le même niveau de réflexion et d’expression créatrice que le dessin. Il faut aussi prendre en considération les caractéristiques propres au travail de groupe qui influent sur le rythme et les pratiques individuelles de création. Aussi, les participants ont eu plus de facilité à exprimer leurs idées seuls et dans l’action physique que lors des discussions de groupe et les activités d’écriture. C’est pourquoi le concept visuel établi par Jeanne-Mance pour son affiche personnelle atteint un niveau d’expression et d’abstraction supérieur à celui des affiches créées en groupe. Cela laisse transparaître que l’expression de la pensée est, pour Jeanne-Mance, plus efficace lorsqu’elle passe par l’action manuelle.

Le choc des disciplines

Ces différents ateliers et formations ont permis la rencontre de deux principaux types d’acteurs : des designers graphiques issus d’une formation universitaire, d’une part, et des artisans autochtones initiés à leur art par une transmission intergénérationnelle des savoirs et des savoir-faire traditionnels, d’autre part. Au fil de cette expérience, une transformation des méthodologies s’est opérée autant dans l’acte de formation que dans l’approche même du médium graphique, laissant place à un programme et une façon de faire adaptés à ce contexte. Le premier réflexe des designers graphiques s’est traduit par l’utilisation de logiciels de travail graphique avec lesquels ils oeuvrent au quotidien. Cette approche était la plus évidente à leurs yeux et ils pensaient pouvoir créer facilement une dynamique créatrice grâce à l’utilisation de cette technologie. Cependant, dès qu’ils ont constaté que la technologie infographique créait une distance entre l’artisan et l’affiche, les designers ont apporté des ajustements majeurs au processus.

Plusieurs considérations ont été alors retenues, notamment en regard du contexte et des objectifs de la formation. Afin de valoriser les participants par leur création, de permettre un apprentissage et une autonomisation du procédé de création d’affiches, il était essentiel de considérer le profil des participants. Selon les observations faites pendant et après les formations et les productions, il était évident que le travail à l’ordinateur ne pouvait être effectué par les participants. Tous les artisans participant aux ateliers étaient très performants dans leurs savoir-faire respectifs et ils avaient un grand potentiel de création. Si l’apprentissage à l’infographie par ordinateur peut effectivement s’avérer bénéfique pour la création d’affiches, le temps qui était imparti pour ce projet était trop court pour pouvoir assurer une formation complète des artisans dans ce domaine. Ainsi lors du premier atelier, le niveau de collaboration atteint entre l’artisan et le designer n’a pas permis l’expression personnelle et culturelle initialement escomptée. Le peu de temps consacré à la phase d’idéation par le croquis avant de passer à la création infographique pourrait expliquer ce hiatus. Cela a eu comme conséquence de créer une double mise à distance de l’artisan vis-à-vis de son affiche, d’abord au niveau du processus de création, mais aussi du manque de reconnaissance de son langage artistique personnel dans le résultat.

La rencontre des savoirs

A priori, il semble évident que toute pédagogie mise en oeuvre au sein d’une formation pratique en contexte local doive puiser dans les façons de faire artisanales et artistiques habituelles afin de favoriser la compréhension et la participation tout en considérant les modes d’apprentissages et de connaissances qui s’opèrent culturellement différemment (Murdoch 1983). Comme Jeanne-Mance le mentionne, elle ne se croyait pas capable de créer une infographie. Cependant, après le retour à l’origine de la création graphique, c’est-à-dire avant l’utilisation de l’ordinateur, tout lui semblait facile. Les outils pédagogiques mis en oeuvre au cours de cette formation étaient : 1) la présentation d’exemples de créations graphiques semblables au produit final visé, 2) l’utilisation de médiums et d’outils manuels de travail et 3) l’encouragement des artisans à faire appel à leurs savoirs et savoir-faire personnels. Ce choix s’est avéré être un facteur stratégique favorable à l’apprentissage et au développement créatif des artisans.

L’approche du projet DCM a permis d’adapter le processus de transmission du savoir en création graphique. En favorisant une écoute constante de la part du formateur vis-à-vis l’évolution de l’artisan, cette approche a permis d’observer plusieurs facteurs de développement : 1) l’écoute des commentaires énoncés au cours du processus, 2) l’observation des comportements de motivation et d’aisance créative et 3) les éléments réussis et les difficultés apparentes dans le processus et dans le résultat. La souplesse et l’humilité du formateur designer sont des attitudes essentielles pour le succès de cette démarche. Cette approche pédagogique favorise l’échange entre les participants (designers/artisans), chacun d’entre eux se retrouvant engagé dans un processus de co-apprentissage de savoirs et de savoir-faire, dans une dynamique de relation interculturelle et intergénérationnelle.

Efficacité – productivité

Au cours du cheminement de l’artisan vers l’autonomisation, une lacune de la nouvelle méthodologie de création graphique est apparue à l’étape de la rédaction, de la composition et de l’intégration des textes dans la création d’affiches. Si l’approche manuelle apparaît comme un élément majeur dans la capacité d’expression personnelle et culturelle ainsi que pour l’autonomisation de l’artisan, une faiblesse persiste pour ce qui est de l’affiche en tant que médium de communication. Les ateliers de création ont tous été réalisés dans un horizon temporel restreint, et ce contexte n’a pas permis aux parties prenantes de développer des méthodes efficaces pour l’intégration des textes sur l’affiche. La rédaction et la composition d’un texte représentent aussi un défi important pour la plupart des artisans, étant donné leur faible niveau de scolarisation. Cette phase de composition de l’affiche leur demandait beaucoup plus de recherches et d’efforts. Or, les techniques proposées dans les exercices se sont avérées soit trop complexes, soit trop longues, ou encore demandaient un investissement personnel dans l’acte d’écriture, au point où cet exercice a engendré des difficultés, voire des malaises.

Plusieurs se sont tournés vers une intégration peu esthétique, proposant des concepts peu satisfaisants en termes de lisibilité, au point de mettre en péril l’objectif communicationnel de l’affiche. L’importance du contexte temporel de la formation ne doit pas être sous-estimée, et il conviendra de mettre l’accent sur la maîtrise de la discipline (ici le graphisme) aux dépens du respect d’un échéancier temporel. À plusieurs occasions, lors des entretiens, Jeanne-Mance a mentionné cette difficulté du temps alloué à la conception graphique. Interrogée ici sur les choix techniques de la production 4 :

Ça, on a [fait cela] parce qu’on voulait aller vite […] savoir c’est quoi qu’on va mettre […], bon, on a choisi de prendre une photo. C’est plus vite. On avait très peu de temps. En équipe, on a décidé cela pour que ça aille plus vite. J’aurais pu dessiner. Mais je n’aurais pas eu le temps. Quand tu dessines, ça prend du temps. Plusieurs feuilles de dessins. Ça a pris une journée environ, mettre le texte et tout… en dessin, peut-être un mois, mettre les mots et tout là.

L’apprentissage, un pas vers l’autonomie

Malgré les difficultés mentionnées ci-dessus, il est possible de constater, d’un point de vue global, l’acquisition effective du processus de création d’une affiche. L’extrait suivant démontre l’intérêt pour la composition de l’affiche, ainsi que pour la recherche de l’équilibre entre l’image et le texte, prouvant ainsi la connaissance de diverses notions de design graphique : « On a d’abord posé le texte à la main avec des morceaux de papier, on a essayé une façon, ça ne marchait pas, et on a essayé d’autres façons, pour que ça marche aussi avec l’image, on a cherché où le mettre comme il faut. » L’expérimentation et l’autonomie démontrée lors de certaines productions étayent également ce constat. La mise à l’épreuve des connaissances de l’artisane, l’inclusion de sa connaissance dans l’action, la création d’un contexte de valorisation et de responsabilisation sont autant de balises évidentes vers l’autonomisation d’une personne.

Le cheminement de Jeanne-Mance Ambroise est particulier, étant donné son intérêt et ses habiletés manuelles en dessin. Au fil des exercices, elle s’est constamment démarquée du groupe. Toutefois, elle n’est pas la seule à avoir apprécié ces ateliers et à y avoir excellé ; on remarque que les participants qui avaient un intérêt particulier pour le travail en deux dimensions ont eu plus de facilité avec le processus proposé. Si on ne peut généraliser à partir de cet échantillon, il serait toutefois possible d’en dégager un profil de participant potentiellement plus performant.

La co-création et la formation aidant l’Autre à mieux s’affirmer et à se représenter se réalisent dans l’esprit même des nouvelles démarches communautaires et participatives en muséologie. La présente expérience s’inscrit dans ce changement de paradigme où l’expression culturelle prend sa source dans de nouvelles valeurs et porte la voix de ceux qui ont plus que jamais quelque chose à nous transmettre.