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Introduction

Un groupe d’amis étudiants de l’Université de Stanford créant pour les parents d’enfants prématurés habitant en Inde, une couveuse coûtant 1 % de celle commercialisée par de grandes multinationales[1], des fabricants industriels de voitures ayant des chaines de valeur éclatées[2], et des plateformes à idées disponibles depuis n’importe quel ordinateur connecté à Internet[3] : voilà, des situations désormais courantes dans notre économie qui influencent la réalité des organisations actuelles. En effet, ce contexte mondialisé les amène à s’interroger quant au développement et au maintien de leur avance concurrentiel au moins pour quatre raisons : (1) une exacerbation de la concurrence, (2) l’émergence de nouveaux enjeux sociétaux et environnementaux, (3) l’accélération des évolutions technologiques et (4) la circulation plus rapide des personnes mais aussi des idées. Face à ces défis, les organisations ne peuvent plus se contenter d’innover, elles ont besoin de se renouveler, de se différencier sur leur marché, et, alors, de trouver, pour ensuite les implémenter, des idées créatives et ainsi survivre dans ce contexte. Et ces idées forment l’objet central du concept de créativité organisationnelle défini comme l’ensemble des activités de création, captation, sélection et implémentation d’idées nouvelles et utiles à l’organisation (Carrier et Gélinas, 2011).

Si la créativité est un concept étudié en sciences humaines et sociales (psychologie, géographie, philosophie, histoire, lettres…), force est de constater que les chercheurs en management stratégique restent encore timides à explorer ce concept, alors que de plus en plus d’organisations ont, de leur côté, mis la créativité au centre de leur stratégie. Cette préoccupation se traduit concrètement par de nouveaux dispositifs organisationnels favorisant la créativité dans les entreprises confrontées à un contexte mondialisé. Par exemple, Michelin s’appuie sur des « communautés créatives pilotées » pour développer sa stratégie environnementale dans un marché mondialisé (Chassagnon et Haned, 2013). Dans les industries culturelles et créatives comme le jeu vidéo ou le cirque, qui se définissent essentiellement par leur capacité à gérer des facteurs intangibles (esthétisme, imagination, art…), et où la créativité a toujours été un enjeu majeur, des entreprises d’envergure telles que Ubisoft ou le Cirque du Soleil, développent la créativité à tous les niveaux de l’organisation, tout en respectant des impératifs de nature financière et marchande (Massé et Paris, 2013; Cohendet et Simon, 2016). Comment ces entreprises parviennent-elles à développer et à maintenir leur avantage concurrentiel dans le contexte décrit plus haut ?

Pour répondre à cette question, les chercheurs en management stratégique inscrivent leurs réflexions, de plus en plus, dans le champ de la créativité en organisation, mais selon des approches spécifiques, en l’occurrence celle dite componentielle développée par Amabile (1988), celle interactionniste par Woodman et al. (1993), l’approche évolutionniste proposée par Ford (1996), ou encore celle selon le climat organisationnel avancée par Ekvall (1996). Les chercheurs ont également caractérisé la créativité au niveau de l’individu, du groupe, et de l’organisation (Amabile, 1988; Shalley et al., 2004). Toutes ces approches ont permis ainsi de définir les facteurs dispositionnels (traits de caractère, émotions, qualités de la personne) et situationnels (contexte interne de l’organisation et/ou du groupe de travail) favorables ou non à l’expression de cette créativité (Dominguez, 2013; Joo et al., 2013; Sarooghi et al., 2015). Toutefois, aussi riche que puisse être l’ensemble de ces travaux, nous constatons deux limites significatives. Premièrement, le concept de créativité organisationnelle s’est construit en partant systématiquement de l’individu, ce qui rend difficile, d’une part, son ancrage dans les dimensions organisationnelle et stratégique des entreprises et, d’autre part, son articulation aux différentes étapes des processus créatifs de groupes. Deuxièmement, dans ces approches, la créativité est souvent considérée comme la première phase de l’innovation, alors que la créativité au niveau organisationnel est susceptible de nourrir tout le processus d’innovation et même de renouveler l’organisation elle-même (Cohendet, Parmentier et Simon, 2017). Désormais, le sujet central des futurs travaux scientifiques en management stratégique, n’est plus de considérer la créativité organisationnelle comme l’agrégation d’individus créatifs, ni comme une étape circonscrite dans le temps et l’espace d’un processus d’innovation, il s’agit plutôt de comprendre et de caractériser la nature et le fonctionnement de la créativité organisationnelle, et ainsi d’accompagner les organisations confrontées à un contexte mondialisé de plus en plus concurrentiel, turbulent et sensible aux enjeux sociétaux. Dans la perspective de renforcer l’avantage concurrentiel et, tout simplement, de favoriser la survie des organisations, ces travaux doivent également révéler la dimension stratégique de la créativité organisationnelle.

Ces objectifs à l’esprit, cet article d’introduction a pour ambition de (1) contribuer aux débats relatifs à la créativité organisationnelle en management stratégique à partir en particulier des articles présents dans ce dossier thématique, et (2) proposer des implications de nature conceptuelle et, par-là, dresser un agenda pour de futures recherches. A cette fin, nous déroulerons notre propos en deux parties. La première partie approfondira les idées créatives comme étant à la base de toute réflexion sur la créativité organisationnelle, et la seconde interrogera le passage de ces idées aux capacités créatives des organisations. Pour conclure, nous reviendrons sur l’importance de continuer à mener des travaux en management stratégique de la créativité organisationnelle.

Partie 1 – La créativité organisationnelle : un enjeu de différenciation pour les organisations

Pour être différent de ses concurrents, une organisation a besoin d’une idée singulière. Que ce soit pour concevoir, fabriquer, distribuer, communiquer autrement, il est nécessaire qu’à un moment, l’organisation ait l’idée de faire autrement, mais également, l’idée en tant que telle. Et ce n’est pas une sine cure. En effet, si les idées créatives sont au coeur des réflexions menées sur la créativité organisationnelle, les travaux montrent bien l’importance de comprendre comment les idées émergent. Deux approches des idées sont considérées dans cette partie : selon les outils de créativité (ou comment peuvent-elles émerger ?) et selon la question des frontières de l’organisation (ou d’où peuvent-elles émerger ?).

Les idées créatives : des outils de créativité pensés pour créer de la différence

L’idée est au coeur du concept de créativité, mais reste encore un prédicat, peu explorée et peu définie dans les recherches conceptuelles sur la créativité. Les psychologues s’intéressent depuis longtemps à la génération des idées, et particulièrement aux contextes et outils favorisant la créativité aussi bien au niveau individuel (Amabile 1996) que collectif (Drazin et al. 1999). C’est pourquoi, pour comprendre comment la créativité organisationnelle permet de répondre à un enjeu de différenciation des organisations, nous proposons de définir l’idée par trois caractéristiques majeures. Premièrement, elle est issue d’une intention d’action; autrement dit, elle émerge en cas de résolution de problème, d’amélioration de situation, de recherche d’esthétisme… Les travaux de Osborn (1953), qui ont abouti à la conception du CPS (Creative Problem Solving), ou ceux de Amabile (1997), qui ont montré l’importance de la motivation dans le phénomène de la créativité, soulignent l’importance de prendre en compte cette intention d’action dans les études sur la créativité et dans la conception de méthodes de créativité. Deuxièmement, l’idée intègre un réseau de relation de connaissances existantes, tel qu’il est décrit dans le phénomène de la bissociation (Koestler, 1964) ou dans le modèle componentiel de Amabile (1988, 1996) dans lequel la connaissance dans le domaine joue un rôle majeur dans l’idéation. Troisièmement, l’idée, pour passer progressivement d’un énoncé vague à un concept élaboré, est souvent porteuse d’un réseau de relations d’individus qui vont progressivement l’enrichir pour la faire accepter par l’organisation et la société (Drazin et al., 1999; Ford, 1996). L’idée en créativité organisationnelle suppose alors une intention d’action de la part de l’organisation, un engagement dans l’action, un réseau de connaissances nouvelles à créer et / ou rendre disponibles, ainsi qu’un réseau d’acteurs internes, mais aussi externes à l’organisation.

Cette compréhension de ce qu’est une idée nous permet désormais de mieux apprécier le rôle joué par les méthodes et outils d’aide au développement de la créativité, qui sont nombreux. Il reste, cependant, des incertitudes quant à leur efficacité (Carrier et al., 2010), car la mesure de la créativité est par définition « située »; dit autrement, elle dépend du contexte et de l’environnement. Ceci étant dit, des recherches récentes sur la créativité ont proposé d’exploiter les outils spécifiques au champ de l’entrepreneuriat pour comprendre comme les idées émergent. Cette exploration semble pertinente, parce que l’idéation est une étape fondamentale du processus entrepreneurial (Tremblay 2014), et que la créativité peut être liée aussi au business model (et non pas uniquement au développement d’un nouveau produit ou service). Depuis plus récemment, ont été aussi explorés les outils issus de la démarche de Design Thinking développée par Brown (2010). Ces outils développent une approche pluridisciplinaire pour accroître la variété et le débat, ce qui est opportun en particulier dans un contexte mondialisé traversé par de nombreuses influences. Ils soutiennent la matérialisation rapide des nouvelles idées grâce, par exemple, au prototypage rapide. Ils valorisent la sérendipité comme source de créativité à accepter par les organisations; en d’autres termes, ils légitiment la découverte de manière inattendue et fortuite d’une idée.

En complément de ces résultats, il reste à comprendre comment des méthodes et des outils de créativité peuvent, rapidement et fréquemment, faire émerger, collecter et sélectionner une idée créative dans des contextes turbulents et concurrentiels, tout en s’assurant de l’existence d’un socle minimum de confiance et de compréhension commune des objectifs. En effet, peu de recherches ont étudié la vie des idées lors de sessions de créativité et dans les organisations. Le travail de Gillier, Buffart, Liger et Piat (2017), qui a consisté à observer le parcours des idées lors d’un concours d’innovation, vient ainsi combler, en partie, ce manque. Dans ce concours, une phase d’idéation en solo est suivie par une phase de speedstorming, une méthode qui permet de créer et partager des idées en duo durant cinq minutes avant de changer de partenaire. Cette recherche met en évidence que ce ne sont pas les idées les plus créatives qui ont été présentées et sélectionnées, et que ce sont les idées générées lors de la phase d’idéation en solo qui ont été sélectionnées de manière privilégiée. Cette recherche apporte deux enseignements : (1) prévoir des phases d’idéation en solo lors des sessions de créativité, et (2) prendre du temps lors de ces sessions. En effet, la méthode de speedstorming a contracté l’espace-temps de la mise en réseau de connaissances et de l’action créative. Cette méthode semble, toutefois, peu efficace, notamment pour sélectionner les idées plus créatives.

Cette dernière facette de la créativité organisationnelle est d’ailleurs peu questionnée dans la littérature, alors qu’elle est fondamentale et étroitement liée à la génération d’idées, qui, elle, est davantage abordée dans les recherches (Carrier et Szostak, 2014). Il existe, certes, de nombreuses méthodes pour évaluer les idées avec des critères multiples. Pourtant, les résultats de la recherche citée plus haut rappellent que ce n’est pas aussi évident, tout comme celle de Parmentier, Le Loarne-Lemaire et Belkhouja (2017). Ces chercheurs se sont intéressés à l’effet du genre sur la génération et la sélection des idées. Lors d’une session de créativité avec 463 étudiants d’école de management, trois groupes ont été formés pour générer des idées : des groupes mixtes, des groupes à prédominance d’hommes et des groupes à prédominance de femmes. Les idées ont été évaluées in visu par leurs pairs et en aveugle par un comité d’experts. L’analyse montre que le genre en tant que caractéristique du groupe n’a pas d’effet sur la qualité des idées générées. En revanche, quand les idées sont présentées de visu aux pairs, la constitution du groupe a un effet fort : les idées proposées par les groupes mixtes sont le moins bien évaluées et sélectionnées. Ces résultats rappellent qu’une réflexion est à mener sur la constitution du groupe au niveau du genre, en particulier quand il s’agit pour le groupe de défendre ses idées devant des évaluateurs pour obtenir les moyens de leur développement. Eu égard aux trois caractéristiques susmentionnées par rapport à ce qu’est une idée, il semble que la qualité du réseau d’acteurs semble être ici en jeu.

Les contributions de ces articles soulignent, en somme, l’importance de mobiliser des outils de créativité dans un espace-temps propice à l’émergence et la capture d’idées de valeur, favorable au maillage des connaissances entre des acteurs, qui ont à créer des relations entre eux. Ainsi, les chercheurs et dirigeants ont un intérêt commun à comprendre comment faire émerger et sélectionner « la bonne idée créative », qui sera à l’origine de la différenciation de l’avantage concurrentiel.

Les idées créatives, libres de parcours dans et en-dehors de l’organisation

Comprendre comment les idées créatives émergent et sont sélectionnées ne suffit pas, il importe également de comprendre d’où elles proviennent. Si, en soi, elles sont dites libres de parcours (car elles ne se protègent pas), il est tout de même nécessaire de favoriser ce parcours, notamment pour l’enrichir de connaissances et du réseau de relations d’individus. C’est ce que mettent en lumière les travaux sur la gestion des frontières internes et externes d’une organisation. En effet, les idées doivent traverser les frontières internes pour nourrir les processus de création et de changements organisationnels. Pour y parvenir, il peut être nécessaire de mettre en place des incitations à la créativité, ce qui s’avère être le cas de l’ambidextrie contextuelle pour gérer les activités d’exploitation et d’exploration (Brion et Mothe, 2017). Mais, il n’y a pas que des frontières fonctionnelles à dépasser, comme le montre le travail de Leclair (2017), il peut s’agir de frontières entre logiques créatives et économiques. Les acteurs créatifs doivent s’approprier cette frontière et en même temps la surmonter. Cette recherche identifie alors trois pratiques : le jeu avec le marché, la singularité cultivée et l’art de la fugue. Celles-ci leur permettent de combiner au quotidien leurs activités créatives et celles marchandes à travers le maintien d’un « trouble du créatif ».

Selon une perspective plus classique de l’ouverture des frontières, Chesbrough (2003) développe le courant de l’innovation ouverte consistant à ouvrir les processus de création et d’innovation à des contributeurs externes afin d’accéder à de nouvelles ressources. L’organisation peut, par exemple, utiliser des mécanismes de co-création de valeur avec des industriels (Pisano et Verganti, 2008) ou des communautés d’utilisateurs (Jeppesen et Frederiksen, 2006 ). La matérialisation du recueil des idées par l’intermédiaire des boîtes à outils ouvertes aux utilisateurs (Parmentier et Gandia, 2013) ont un fort impact sur la créativité des utilisateurs dans la co-création de produits et services, tout en soulevant la question des conditions nécessaires à ce « bricolage collectif » (Duymedjian et Rüling, 2010). Que ce soit en interne ou en externe, la position des individus dans les réseaux de relations et la nature des liens entre les individus jouent aussi un rôle important dans la créativité des individus (Perry-Smith, 2006) et des organisations (Hagardon et Sutton, 1997). Et ces réseaux en s’étendant aux territoires créatifs (Simon, 2009) permettent également à l’organisation de nourrir sa créativité interne (Dechamp et Szostak, 2016).

En revanche, les nouveaux espaces de création, tant physiques dans les tiers lieux (Fablab, espaces de coworking et hacking spaces) et les clusters, que virtuels dans les réseaux sociaux, les communautés de création et de marque en ligne, remettent en cause les frontières de l’entreprise et posent en même temps la question de leur nécessité pour l’émergence de solutions créatives. Ces espaces interrogent, plus précisément, les processus d’ouverture à mettre en place pour favoriser l’émergence d’idées de valeur pour l’entreprise et leur transformation en concepts innovants. Aubouin et Le Chaffotec (2017) analysent, dans ce sens, comment la créativité émerge dans ces nouveaux espaces, notamment lorsque ceux-ci s’inscrivent dans des organisations régies par des normes bureaucratiques et potentiellement en conflit avec les idéaux d’adhocratie créative caractérisant ces lieux (Carrier et Gélinas, 2011). Ainsi, ces nouveaux espaces de création ne permettent pas uniquement de générer des dynamiques d’innovation à travers la création de communautés de connaissances localisées, ils permettent aussi de mettre en place des processus créatifs impliquant des acteurs extérieurs à l’organisation, et par-là de développer un réseau de relations. Aubouin et Le Chaffotec (2017) montrent d’ailleurs, comment ces espaces peuvent contribuer à disséminer la capacité créative des acteurs : est alors mis en avant un mode de management qui questionne le cloisonnement et la hiérarchie des savoirs ainsi que les frontières entre les rôles traditionnels. Nous retenons que la capacité de dissémination et de transformation organisationnelle de ces nouveaux espaces créatifs dépend, premièrement, du rôle donné à l’usager en tant que contributeur ou co-constructeur, et, deuxièmement, du degré de l’intégration de ces espaces dans leurs organisations hôtes.

Cependant, un des paradoxes majeurs auxquels le management de ces espaces se doit de répondre, concerne la nécessité de favoriser une grande liberté d’expérimentation et d’exploration tout en veillant à l’alignement stratégique de ces activités avec l’entreprise. Mérindol et Versailles (2017) approfondissent ce sujet et interrogent la manière de mettre en relation et de transformer en idées nouvelles, les connaissances distantes les unes des autres et présentes dans ces espaces. En revisitant la notion de l’organisation sans frontière (boundaryless organization) selon Hirschhorn et Gilmore (1992), les auteurs explorent les modalités de création de la porosité et une plus grande fluidité des échanges entre l’espace de création, l’entreprise et ses partenaires dans le design de laboratoires d’innovation ouverte au sein d’organisations établies, ainsi que les modes de management à mettre en place, notamment pour trouver l’équilibre entre le contrôle et la liberté.

En substance, la compréhension de l’origine de l’idée couplée à celle des outils pour la faire émerger et la sélectionner, permet aux organisations de mieux appréhender le réseau de connaissances et le réseau de relations d’acteurs portant l’idée créative. Les travaux spécifiques à la créativité organisationnelle en management stratégique favorisent ainsi le développement et le maintien de l’avantage concurrentiel des organisations pour se différencier dans leur environnement. Cet enjeu de différenciation n’est pas, cependant, le seul enjeu auquel répond la créativité organisationnelle.

Partie 2 – La créativité organisationnelle comme réponse à l’enjeu de survie des organisations

L’avantage concurrentiel, socle du management stratégique pour se différencier, permet à l’organisation d’exister, voire de survivre face à une concurrence significative. Dans la lignée de Teece et al. (1997), nous considérons cet avantage comme le fruit de capacités dynamiques, qui permettent à l’organisation d’intégrer, de construire et de reconfigurer des compétences internes et externes pour répondre aux influences de l’environnement. Cette seconde partie aborde alors la créativité organisationnelle sous l’angle des capacités organisationnelles (Teece, 2007; Napier et Nilsson, 2006), en tant que capacités créatives, concept qui mérite encore, toutefois, des approfondissements conceptuels.

La survie des organisations passe par leurs capacités créatives

Si la créativité demande, en premier lieu, de la part des individus d’être capables de sortir des sentiers battus et de considérer des alternatives à des solutions « évidentes », et ainsi d’adopter une posture critique face à l’habitude et à la tradition, il importe, cependant, que, premièrement, l’organisation libère volontairement des ressources dédiées (humaines, financières, temporelles, spatiales…) et, deuxièmement, qu’elle accepte de voir ses routines perturbées, voire même qu’elle intègre la créativité dans ses routines (Cohendet et Simon, 2016). Dans l’hypothèse où l’organisation répond à ces exigences, surviennent alors des configurations paradoxales qui sont à gérer (Andriopoulos, 2003). Il peut s’agir, par exemple, de soutenir les passions des employés tout en atteignant des objectifs financiers, ou encore d’encourager les initiatives personnelles tout en maintenant une vision commune, ce qui peut s’avérer particulièrement complexe quand l’organisation est dans un environnement mondialisé où les différences, notamment, culturelles peuvent accroître les paradoxes.

Commet réussir à gérer ces configurations paradoxales sur la durée et face aux éventuelles perturbations de l’environnement ? Depuis Teece et al. (1997), les capacités dynamiques sont considérées comme une réponse à cela. Il s’agit donc ici d’aborder la créativité comme une capacité organisationnelle à part entière susceptible de nourrir les capacités dynamiques d’une organisation; dit autrement, la créativité organisationnelle devient une capacité créative (Teece, 2007; Napier et Nilsson, 2006). Ce concept est défini comme l’aptitude, à l’aide de processus et de routines, de générer, sélectionner et intégrer des idées et solutions nouvelles, appropriées, utiles et faisables pour améliorer, changer et renouveler les procédés et productions de l’organisation ainsi que l’organisation elle-même. Divers processus pourraient favoriser son développement tels que l’ouverture des frontières de l’organisation et des produits, l’équipement en compétences, méthodes et dispositifs pour réaliser les actes créatifs, la collecte des idées pour ramasser et formaliser les idées des membres d’une organisation, et la socialisation des idées favoriser leur enrichissement au fur et à mesure leur concrétisation. Ces processus, encore peu explorés, demandent de nouvelles recherches pour identifier les dispositifs organisationnels concrets qui les soutiennent.

Et c’est ce que ce dossier thématique propose, à travers trois contributions en particulier : elles montrent comment concrètement la créativité en tant que capacités organisationnelles se décline et spécifient le type d’organisations à mettre en place pour gérer les configurations paradoxales. Mérindol et Versailles (2017) analysent par exemple les laboratoires d’innovation ouverte pour caractériser les capacités hautement créatives et repérer les conditions de leur développement. Ils mettent en évidence un design organisationnel composé d’un lieu de travail ouvert et convivial, de la liberté d’exploration dans un cadre défini, d’une hiérarchie aplatie avec la présence de leaders transformationnels, de dispositifs spécifiques pour acquérir et articuler une grande variété de connaissances et la création d’une réserve d’idées sous forme de dessins, scénario d’usages et prototypes. Aubouin et Le Chaffotec (2017) aboutissent à des résultats proches dans leur étude sur des Open Labs dédiés à la santé. Ils pointent, en effet, l’importance de l’espace, notamment du développement de lieux hybrides, ouverts et souples, mais fortement intégrés à l’organisation, pour construire une capacité de l’organisation à mobiliser la créativité des usagers, et pour ainsi créer un réseau de relations de connaissances plus large. De son côté, Leclair (2017) souligne que les capacités créatives des organisations s’appuient sur des pratiques qui permettent aux organisations de dépasser les contraintes économiques, et, dès lors, de relâcher les ressources nécessaires à l’émergence, à la collecte, à la sélection et l’implémentation des idées créatives. Dans le secteur de la mode, ces pratiques peuvent devenir la base d’une capacité organisationnelle de gestion des configurations paradoxales, favorable à la préservation de la créativité, malgré des pratiques économiques qui tendent à évincer les pratiques les plus créatives et nouvelles.

Ces travaux pointent ainsi la nécessité pour une organisation qui souhaite développer des capacités (hautement) créatives d’agir en profondeur sur le design organisationnel, mais aussi de développer des compétences spécifiques au niveau des collaborateurs et managers. En somme, les capacités créatives se saisissent de l’intention d’action de faire autrement, renforcent le réseau de connaissances portées par des acteurs internes et externes à l’organisation, et, par-là même, le réseau de relations d’individus.

Vers l’identification de nouvelles dimensions des capacités créatives

Les travaux sur la créativité organisationnelle en tant que capacité organisationnelle n’en sont, toutefois qu’à leurs débuts. Et il reste encore bien des recherches à mener pour caractériser les capacités créatives, et les considérer comme des capacités organisationnelles à part entière. Nous proposons cinq directions pertinentes à investiguer.

Premièrement, si nous avons précédemment esquissé l’image d’une organisation développant des capacités créatives, nous comprenons en creux que pour qu’elle se dessine, il est nécessaire de renouveler les méthodes d’innovation. Et ce n’est pas si évident, comme le suggère un travail récent sur le crowdsourcing, un des dispositifs d’ouverture qui pourrait être favorable à la créativité organisationnelle (Ruiz, Brion et Parmentier, 2017). Il est, dès lors, nécessaire de bien comprendre comment accompagner les organisations qui sont dans un contexte mondialisé. Dans cette perspective, l’analyse d’entreprises internationales dans les industries culturelles et créatives pourrait proposer des éléments de réponse. Cohendet et Simon (2016) ont, par exemple, pu repérer comment le renouvellement des routines de gestion de projet ont permis à l’entreprise Ubisoft de préserver sa créativité organisationnelle. En outre, cela impose une analyse des processus de changement organisationnel, et ainsi des études de cas longitudinales.

Deuxièmement, ce dossier thématique met l’accent sur la créativité organisationnelle en tant que capacité organisationnelle à part entière, sous l’expression « capacités créatives ». Toutefois, la compréhension de leur construction et de leurs constituants mérite encore d’être approfondie. Il s’agit, notamment d’étudier (i) les facteurs organisationnels favorisant les routines créatives au niveau des individus et des groupes, et (ii) les processus organisationnels soutenant les processus créatifs à tous les niveaux de l’organisation. De plus, eu égard aux liens conceptuels existant entre les capacités d’absorption et les capacités dynamiques, il reste aussi à déterminer les relations existantes entre ces capacités-ci et les capacités créatives, et, en particulier, mieux comprendre comment elles se nourrissent les unes des autres.

Troisièmement, force est de reconnaître que les méthodes de créativité mobilisées lors des sessions de créativité et les systèmes de management des idées demeurent des outils intéressants mais ne prennent pas suffisamment en compte les processus globaux de soutien à la créativité dans une organisation. Et ce manque de connaissances est exacerbé par la mondialisation d’une économie de la connaissance hyperconnectée et massivement digitale qui favorise la mobilité des idées. En effet, la numérisation vue à travers le prisme de la mondialisation est devenue un enjeu majeur pour la créativité organisationnelle, que ce soit en lien avec, entre autres, la connexion aux communautés d’utilisateurs (Parmentier et Mangematin, 2014) ou encore la mise en place de plateforme de crowdsourcing (Garcia Martinez, 2015). D’autres études deviennent alors nécessaires pour déterminer les méthodes et outils qui sont les plus favorables à la créativité organisationnelle dans un tel contexte. Nous pensons en particulier aux recherches sur la créativité virtuelle grâce aux outils numériques qui pourraient enrichir notre compréhension des processus créatifs en soi et de leur déploiement opérationnel dans les organisations.

Quatrièmement, la question du mode de management associé aux capacités créatives des organisations demande encore d’être travaillé, notamment dans le cas des configurations organisationnelles désormais reconnues comme très favorables à ces capacités, à savoir l’ambidextrie. En effet, elle demande de gérer des paradoxes (Andriopoulos, 2003). Comment y parvenir ? Comment favoriser le développement des profils cognitifs des membres des équipes créatives dans un contexte qui allie à la fois la créativité et la performance ? Quel est le rôle des leaders ? Jusqu’à quel stade doit-il réellement diriger la création ? Quel degré d’autonomie doit-il laisser à son équipe ? Pour répondre à ces interrogations, il nous semble riche d’explorer le cas du développement des méthodes agiles dans l’industrie informatique (Açikgöz et Günsel, 2016) et de continuer à investiguer l’industrie du jeu vidéo (Parmentier et Picq, 2016).

Cinquièmement, nous constatons qu’il reste des difficultés méthodologiques dans les recherches sur la créativité organisationnelle concernant la collecte de données et le niveau d’analyse. Si les articles de ce dossier thématique embrassent ensemble des méthodes variées (quantitatives et qualitatives, quasi-expérimentation et études de cas), ils ne parviennent pas, toutefois, à retenir une analyse multi-niveau, ce qui pourtant serait nécessaire pour bien saisir l’essence de la créativité organisationnelle, en tant que capacité organisationnelle. Ce n’est pas nouveau : la quasi-majorité des articles en créativité organisationnelle rencontre cette même difficulté. Nous pensons alors qu’il existe un enjeu fort sur le plan du design de la recherche, à développer des méthodes de recherches multi-niveau. Par exemple, il pourrait s’agir de la modélisation hiérarchique linéaire (Arrègle, 2003) ou encore de la méthode Qualitative Comparative Analysis (Ragin, 1987), notamment avec ses extensions récentes multi-value QCA et Fuzzy-set QCA; ces outils puissants et solides sont mis à la disposition des chercheurs pour réduire la complexité organisationnelle en phénomène accessible à notre compréhension et ainsi rendre possible une analyse multi-niveau.

Conclusion

Face aux enjeux en management stratégique rencontrés par les organisations confrontées à un contexte mondialisé, ce dossier thématique développe l’idée que, pour y faire face, la créativité organisationnelle est une réponse performante pour développer un avantage concurrentiel, l’asseoir et le maintenir. Cette réponse dépend, en revanche, de trois grandes dimensions : le management des idées, la gestion des frontières de l’organisation, et le développement de capacités créatives spécifiques.

En résumé, les articles traitant du management des idées soulignent la difficulté pour les individus et les organisations à évaluer et sélectionner les meilleures idées. La méthode de créativité elle-même agit sur le partage et la co-création des idées, et la composition des groupes peut influencer l’évaluation des idées. Les recherches relatives à la gestion des frontières montrent que l’ouverture contrôlée des frontières dans des dispositifs organisationnels spécifiques et avec des modes de management adaptés aux créatifs, est une des conditions de la créativité organisationnelle. Quant aux articles sur les capacités créatives, ils suggèrent que l’organisation doit s’engager dans un processus de changement important tant au niveau du design organisationnel que des modes de management pour développer la créativité organisationnelle en tant que capacité organisationnelle. Ce changement est un renouvellement pour l’organisation; et il se base en partie sur du bricolage organisationnel, la constitution de communauté interne et externe, et la constitution de réserves d’idées (ou slack créatif).

Au travers ces articles, nous constatons ainsi que l’objet de la créativité organisationnelle est et demeure un enjeu pour les entreprises et qu’elle leur est accessible, à condition de s’engager sur la voie du changement. Cela les conduit à agir sur leur vision, leur structure organisationnelle, leurs processus organisationnels et leur mode de management des hommes et des femmes. En somme, comme le formule Pablo Picasso « L’action est la première marche vers le succès ».