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Les dernières décennies ont été marquées par un fort développement de l’actionnariat salarié (AS) dans le monde, sous l’effet de pressions institutionnelles globales (Poutsma et al., 2012). Encadré et encouragé de diverses manières par les pouvoirs publics européens, tout comme la participation financière en général, l’AS existe sous des formes sensiblement différentes (Matiaske, Fietze, 2016). Il est ainsi particulièrement répandu en France avec 3,5 millions d’actionnaires salariés (soit le tiers des actionnaires salariés européens), principalement sous la forme d’un AS diffus, et au Royaume-Uni (2,4 millions d’actionnaires salariés) où l’AS est stimulé par le fort développement des entreprises contrôlées par leurs salariés (Employee Owned Companies) depuis 2010 (EFES-FEAS, 2015)[1]. L’importance de l’AS en France justifie l’intérêt d’étudier le cas français.

Même si les enjeux de la participation financière en termes de gestion des ressources humaines et de gouvernance sont pressentis depuis longtemps et reconnus dans la littérature (Adams, Sumner, 1905; Kruse et al., 2010; Kaarsemaker et al., 2010), ils restent relativement peu étudiés, tout particulièrement en France. Un premier volet de travaux concernant l’AS s’intéresse à ses déterminants : âge, taille de l’entreprise, secteur d’activité, intensité capitalistique, influence syndicale… (pour une revue de la littérature voir Pendleton et al., 2003; Floquet et al., 2014). Un autre pan privilégié de la littérature s’est attaché à étudier les liens entre AS et performance des entreprises, tant économique que financière. Ces analyses économétriques, réalisées souvent en coupe transversale, aboutissent à des résultats mitigés et souffrent la plupart de problèmes de causalité (Blasi et al., 1996; Caramelli, 2011).

Rares sont les travaux qui s’intéressent aux effets de l’AS en termes de gouvernance d’entreprise. Pourtant la question est fondamentale (Pendleton, 2001; Kaarsemaker et al., 2010) car, en principe, l’AS donne des droits supplémentaires aux salariés : un droit à une part des profits dégagés par l’entreprise, un accès à l’information ainsi qu’un droit de contrôle (Rousseau, Shperling, 2003). De ce fait, il serait amené à modifier les frontières de l’entreprise (Rousseau, Shperling, 2003; Gates, 1998), introduisant une forme de « démocratie économique » (Kaarsemaker et al., 2010). La gouvernance se définit dans une perspective classique (gouvernance actionnariale) comme l’ensemble des mécanismes permettant de sécuriser l’investissement financier des actionnaires (Charreaux, 2012). L’enjeu de ces mécanismes est de résoudre un problème d’agence actionnaire (principal) – dirigeant (agent) en réduisant l’asymétrie d’information défavorable au principal et en améliorant les dispositifs de contrôle des décisions et des actions des dirigeants. Cette définition de la gouvernance disciplinaire peut être élargie aux différentes parties prenantes de l’entreprise, dont les salariés (Charreaux, Desbrières, 1998). Le système de gouvernance devient un système d’arbitrage entre les intérêts de ces différentes parties prenantes, dont les enjeux sont toujours l’information et le contrôle des actions et décisions du dirigeant. En devenant actionnaires, les salariés sont alors doublement concernés et impliqués dans la gouvernance disciplinaire de l’entreprise, avec un enjeu d’information et de participation aux décisions dans une optique de contrôle. Plus récemment, l’intérêt s’est porté sur la dimension cognitive de la gouvernance, comme système d’échange et de création de ressources cognitives, permettant un meilleur potentiel de création de valeur (approche Resource Based-View). Le système de gouvernance n’est plus uniquement un système de contrôle de la décision mais devient un système de construction de la décision par l’apprentissage et l’innovation (Lazonick, O’Sullivan, 2000). Les enjeux des relations entre actionnaires et dirigeants, voire entre parties prenantes et dirigeant, s’inscrivent alors dans une dynamique productive au coeur de laquelle se trouvent, là encore, l’information et la participation aux décisions des acteurs concernés. Comme le soulignent Hollandts et Guedri (2008, p.40), « dans le contexte français, les salariés peuvent détenir une capacité d’influence réelle dans la prise de décision en fonction : 1) du pourcentage de capital détenu collectivement; 2) de leur représentation possible au gouvernement d’entreprise (conseil d’administration ou de surveillance) »[2]. Malgré des enjeux théoriques bien identifiés, les études empiriques restent peu nombreuses en la matière. Si un certain nombre de travaux considèrent les effets de l’AS sur la performance, peu s’intéressent à ces deux variables essentielles de la gouvernance, l’information et la participation des salariés aux décisions stratégiques, que l’AS est supposé favoriser. Tel est précisément l’objet de notre étude, qui vise à tester les effets de l’AS sur la diffusion d’information aux salariés et leur participation aux décisions stratégiques.

Les apports de cette recherche sont de quatre ordres. Tout d’abord, elle apporte des éléments de réponses empiriques à un débat resté largement théorique. Par ailleurs, les liens de causalité dans la littérature sur l’AS sont insuffisamment testés et demandent à être éclaircis (Caramelli, 2011). On peut se demander si ce sont certaines caractéristiques de gouvernance qui favorisent la mise en place de l’AS ou si c’est l’AS qui induit des changements dans les pratiques de gouvernance. Un apport est donc également méthodologique car nous proposons, à partir d’une méthode d’appariement par les scores de propension, de tester si l’AS est la cause de comportements différents des entreprises en matière de diffusion d’information et de participation aux décisions. En troisième lieu, cet article présente l’originalité de considérer non seulement les entreprises cotées – principalement étudiées dans la littérature en raison de l’accès plus facile à l’information (Perraudin et al., 2013; Desbrières, 2002) – mais aussi les entreprises non cotées, qui elles aussi pratiquent l’AS, et de comparer les résultats en fonction de cette dimension. On peut s’attendre à des résultats sensiblement différents dans la mesure où l’AS dans les entreprises non cotées relève davantage d’un acte managérial fort en raison d’effets normatifs et mimétiques moindres que pour les entreprises cotées dont les pratiques sociales sont évaluées et valorisées et où la logique de protection du capital face à des prises de participation hostiles est sans doute plus prégnante (Guery, Stévenot, 2014). Un quatrième apport tient à l’observation des évolutions chronologiques : nous mobilisons en effet les deux dernières versions (2004-2005 et 2010-2011) de l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprises) menée par la DARES (Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et Statistiques, ministère du Travail), qui offre un échantillon de plusieurs milliers d’observations, représentatif du tissu économique français. Cela permet de voir une potentielle évolution des résultats marquée par un effet crise mais aussi par l’évolution de la réglementation durant la période.

La première partie de cet article présente les fondements théoriques des effets de l’AS sur la participation des salariés, en termes de diffusion d’information et de participation de ceux-ci aux décisions stratégiques, dans une perspective de gouvernance d’entreprise (partie 1). Après avoir présenté l’opérationnalisation des variables et la méthodologie de la recherche (partie 2), nous présenterons les résultats (partie 3). Il ressort de l’étude que l’AS a des effets limités et contrastés sur la diffusion d’informations aux salariés et la participation aux décisions stratégiques. Le fait d’être coté ou non en bourse et le contexte économique et réglementaire sont des variables déterminantes des enjeux de l’AS sur ces éléments de gouvernance. On observe plus précisément sur la période récente des résultats en miroir selon que les entreprises sont cotées ou non : une influence sur la diffusion d’information mais pas sur la participation aux décisions dans les entreprises non cotées et une influence sur la participation aux décisions mais par sur la diffusion d’informations dans les entreprises cotées. Les résultats mettent en évidence par ailleurs une évolution dans les pratiques des entreprises entre 2004-2005 et 2010-2011. Des éléments d’analyse et d’explication sont avancés.

Actionnariat salarié, information et participation des salariés aux décisions stratégiques : les fondements théoriques et empiriques d’enjeux en termes de gouvernance

La participation des salariés, contrainte ou condition pour une « bonne gouvernance » ?

On distingue deux argumentaires distincts pour justifier l’AS et envisager ses enjeux en termes d’informations aux salariés et de participation de leur part aux décisions stratégiques, selon qu’ils s’inscrivent dans une vision actionnariale ou partenariale de la gouvernance.

Une participation des salariés liée à l’AS vue comme une contrainte à minimiser

Le premier argumentaire s’appuie sur l’analyse classique des relations d’agence qui lient actionnaires, dirigeants et salariés (Jensen, Meckling, 1976; Charreaux, 2012). La séparation entre les fonctions de décision (déléguée aux dirigeants par les actionnaires) et de mise en oeuvre (confiée aux salariés) pose problème et est a priori conflictuelle dans la mesure où les intérêts des parties ne sont pas nécessairement les mêmes, en particulier entre les actionnaires et les salariés. En raison du caractère incomplet des contrats qui empêche de prévoir toutes les situations pouvant survenir et en raison de l’impossibilité, pour un coût acceptable, de pouvoir contrôler parfaitement le comportement du salarié (Williamson, 1979), des systèmes incitatifs sont mis en place pour encourager les salariés à agir spontanément dans le sens des dirigeants et, au-delà, de ses actionnaires. Les incitations financières constituent un mécanisme privilégié d’alignement des intérêts. Le fait de faire des salariés des actionnaires de l’entreprise apparaît dans cette perspective comme un moyen particulièrement efficace en ce sens que, selon un levier ici essentiellement extrinsèque de motivation, cela tend à aligner spontanément les intérêts des salariés sur ceux des actionnaires. L’AS aurait pour finalité de réduire les conflits d’intérêts entre actionnaires et salariés et de limiter les coûts d’agence même si cela suppose un partage de la rente. Dans cette perspective actionnariale de la gouvernance, les implications de l’ouverture du capital aux salariés en termes de diffusion d’information et de participation à la décision sont secondaires et tout au plus vues comme des contraintes, de nature à limiter l’intérêt de l’AS, car génératrices de coûts, en raison notamment des difficultés de coordination de ces différents acteurs (Hansmann, 1996). L’efficacité de l’AS pour aligner les intérêts des salariés sur ceux des actionnaires est par ailleurs discutée, dans la mesure où leur portefeuille est moins diversifié que celui des autres actionnaires ce qui rend leur perception du risque différente (d’Art, 1992).

La participation des salariés liée à l’AS vue comme une condition nécessaire à une gouvernance partenariale efficace

L’approche partenariale de la gouvernance se distingue de la précédente en ce qu’elle considère que l’entreprise doit prendre en compte non seulement les intérêts des actionnaires mais aussi ceux des différentes parties prenantes (banques, partenaires commerciaux, société et bien sûr salariés) à la fois comme objectifs et comme contraintes; la gouvernance de l’entreprise devient alors un système d’arbitrage entre ces intérêts potentiellement divergents (Charreaux, Desbrières, 1998). Freeman (1984) remarque que les actionnaires ne sont pas les seuls à prendre des risques en engageant des ressources dans l’entreprise, et que les salariés encourent des risques parfois bien plus grands que les actionnaires en raison de la diversification limitée de leur investissement; les salariés engagent ainsi leur capital humain dans l’entreprise dans laquelle ils travaillent. Un autre argument de Freeman (1984), moins normatif, consiste à observer que l’efficacité du contrôle par les actionnaires est de toute évidence limitée au regard des scandales récurrents. Sans remettre en question la vision disciplinaire de la gouvernance, cette lecture milite pour l’extension du modèle à d’autres parties prenantes que les seuls actionnaires et pour une vision élargie du contrôle et des objectifs. Ceci justifie un droit au partage des profits de l’entreprise et à une participation au capital, associés à un accès à l’information plus important et à une participation aux décisions stratégiques effective.

Blair (1999) va plus loin en renversant la relation d’agence actionnaires-salariés. Partant du constat partagé de l’incomplétude des contrats, elle considère que les salariés peuvent craindre l’opportunisme de l’employeur qui détient de fait la plupart des droits de contrôle résiduels (Grossman, Hart, 1986) et qui a une grande latitude pour décider et organiser le travail dans l’entreprise. Face à l’aversion au risque et la crainte d’un mécanisme de hold-up, l’employeur doit alors donner aux salariés, en guise de gage, un certain nombre de droits, droit au partage de la rente et droit de contrôle sur l’employeur. Dans cette optique, l’AS est vu comme une solution permettant de limiter le risque d’opportunisme de l’employeur vis-à-vis des salariés et pour l’employeur une condition pour préserver et optimiser son investissement dans un capital humain spécifique (Blair, 1999). La diffusion accrue d’information aux salariés et leur participation plus importante aux décisions stratégiques ne sont pas seulement des implications secondaires ou des contraintes à minimiser mais bien des conditions même d’efficacité de l’AS. Ceci va dans le sens des travaux qui tendent à montrer que les effets positifs de l’AS sur les attitudes et les comportements dépendent des droits de participation des salariés (Klein, 1987; Dube, Freeman, 2010) ou encore des travaux qui expliquent la faiblesse relative des effets incitatifs des dispositifs de partage des profits par l’absence d’implication en termes de participation effective des salariés associée à ceux-ci (Fitzroy, Kraft, 1987; Lawler, 1990; Bijeire, Igalens, 1998; Hollandts, Guedri, 2008).

Selon que l’on se place dans la première perspective ou dans la seconde, la participation des salariés au travers d’un accès à l’information plus important et d’une implication plus grande dans la décision stratégique est donc vue soit comme une contrainte à minimiser soit comme une condition fondamentale et nécessaire à l’AS. Dans les deux cas, tester les effets de l’AS sur ces dimensions de la gouvernance permet d’apprécier indirectement l’importance relative de ces coûts ou de ces conditions d’efficacité, qui déterminent les enjeux de l’AS. Cette question est d’autant plus intéressante qu’elle est très peu étudiée d’un point de vue empirique dans la littérature, bien que le besoin de l’intégrer soit largement souligné (Blasi et al., 1996).

Des enjeux de l’AS sur l’information des salariés et leur participation aux décisions stratégiques peu étudiés dans la littérature

L’information, que l’on sait au coeur des relations de pouvoir entre individus et entre groupes au sein des organisations (Crozier, Friedberg, 1977), apparaît comme un premier enjeu de l’AS. Particulièrement importante pour les salariés qui en ont besoin d’une manière générale (Craig, Hussey, 1982), elle constitue aussi, dans le cas de l’AS, une condition majeure pour exercer un certain contrôle et pouvoir exercer une participation éclairée aux décisions. Concernant la participation aux décisions stratégiques, très peu de travaux se sont intéressés aux effets de l’AS à ce niveau, la plupart privilégiant les effets en termes de participation aux décisions plus opérationnelles, que l’on retrouve sous le terme d’« involvement » dans la littérature anglo-saxonne (Marchington et al., 1992). Ces travaux (Pendleton, Robinson, 2010; Guery, 2015), considèrent les liens entre AS et les pratiques d’involvement en termes de réunions d’équipes, de cercles de qualité, de boîtes à idée ou encore de groupe d’expression, et observent pour la plupart une complémentarité entre AS et ces pratiques de participation opérationnelle des salariés.

Les travaux sont moins nombreux en ce qui concerne les effets en termes de décision stratégique, c’est-à-dire qui relève de la direction de l’entreprise et engage les ressources de l’entreprise à plus long terme. Les travaux de Hollandts et Guedri (2008) s’inscrivent parmi les rares dans cette perspective de gouvernance en relevant le rôle modérateur de la présence de salariés au conseil d’administration sur le lien entre AS et performance de l’entreprise. Les auteurs soulignent l’importance du contexte réglementaire en l’occurrence français. Par exemple, le fait de nommer ou de faire élire un administrateur représentant les actionnaires salariés était laissé à la discrétion de l’entreprise jusqu’à la loi de 2006 (article 32 de la loi n° 2006-1770) qui introduit, pour les sociétés cotées, une obligation de nommer ou de faire élire un représentant des actionnaires salariés quand ils détiennent au moins 3 % du capital de l’entreprise. Ces spécificités réglementaires sont de nature à influencer sensiblement les effets de l’AS sur la diffusion d’information et la participation des salariés aux décisions stratégiques. On retrouve dans cette réglementation une variable clé qui tient à la cotation en bourse de l’entreprise. L’étude de Rebérioux (2003) constate ainsi une différence significative en termes de transparence (liée à la diffusion d’information aux salariés et de participation de ceux-ci aux processus décisionnels) selon que l’entreprise est cotée ou non, même si les résultats de Perraudin et al. (2013) sont plus contrastés. Le sens de cette influence est discuté. Une première approche considère que les entreprises cotées auraient des routines de diffusion d’information aux actionnaires qu’elles appliqueraient aux représentants de salariés (Whittington, 2008). L’approche alternative considère que, si la cotation en bourse accroît la diffusion d’information, elle n’améliore pas la qualité du dialogue social; l’accroissement de l’information à destination des marchés financiers se ferait au détriment de l’information des salariés (Rebérioux, 2003; Perraudin et al., 2009). Dans les deux cas, la cotation en bourse apparaît comme une variable déterminante de la diffusion d’information aux salariés et plus largement de la relation entre gouvernance actionnariale et gouvernance partenariale (Aglietta, Rebérioux, 2004). Bova et al. (2015) considèrent quant à eux que l’AS dans les sociétés cotées a un impact sur la diffusion d’information à l’ensemble des parties prenantes, non seulement aux salariés eux-mêmes. Les salariés actionnaires, petits porteurs, ont en effet des besoins d’information assez comparables à ceux d’autres investisseurs personnes physiques pour lesquelles les entreprises cotées ont une politique d’information spécifique. Malgré des analyses différentes, ces résultats nous invitent à distinguer le cas des entreprises cotées qui pratiquent l’AS des entreprises non cotées qui pratiquent l’AS. L’effet de l’AS serait faible dans les entreprises cotées dans la mesure où la pratique de diffusion d’informations aux actionnaires et aux petits porteurs en particulier correspondrait déjà à une routine acquise du fait de la réglementation, des besoins en informations des marchés et d’un mimétisme entre entreprises. Dans la mesure où, dans les entreprises non cotées, l’AS relèverait davantage d’une décision managériale forte et que les pressions coercitives (réglementation) et normatives y sont moins fortes, on peut s’attendre à des effets de l’AS sur la participation des salariés aux décisions stratégiques plus forts et discriminants dans ces entreprises que dans celles qui sont cotées.

Nous rejoignons ici l’institutionnalisme économique de Commons (Commons, 1934; Bazzoli, Kirat, 2008), qualifié de pragmatique, selon lequel les dispositifs de relations industrielles seraient d’autant plus efficaces qu’ils reposeraient sur l’appropriation, la participation et plus généralement sur la volonté des acteurs (direction, salariés ou leurs représentants), à partir d’un cadre institutionnel et réglementaire incitatif plutôt que par rapport à un cadre juridique strict et imposé.

Ces réflexions théoriques et la revue de la littérature existante nous amènent à formuler les hypothèses suivantes :

  • H1. L’actionnariat salarié favorise la diffusion d’informations aux salariés

  • H2. L’actionnariat salarié favorise la participation des salariés aux décisions stratégiques

  • H3. L’actionnariat salarié a plus d’influence sur la diffusion d’informations aux salariés dans les entreprises non cotées

  • H4. L’actionnariat salarié a plus d’influence sur la participation aux décisions des salariés dans les entreprises non cotées

Une méthodologie de recherche originale  pour appréhender la causalité

L’information quant à l’existence d’un AS dans les entreprises non cotées est très difficile d’accès, ce qui a pour conséquence que les études relatives à l’AS se concentrent souvent sur les entreprises cotées, délaissant toute une partie des entreprises qui ont recours à ce dispositif (Desbrières, 2002). Nous avons par conséquent pris le parti de mobiliser les données de l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprises) menée par la DARES (Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et Statistiques, ministère du Travail) qui, si elle n’est pas spécifiquement axée sur notre problématique, permet de couvrir tant le champ des entreprises cotées que celui des non cotées. Afin de dépasser les limites des méthodes économétriques classiquement utilisées sur des données en coupe (biais de sélection, mise en évidence de relations entre variables plus que de liens de causalité), des méthodes d’appariement par les scores de propension ont été mobilisées.

Données et opérationnalisation des principales variables

Les données utilisées proviennent des deux dernières enquêtes REPONSE (2004-2005 et 2010-2011). La diffusion de l’AS étant grandissante en France depuis le début des années 2000 (Lowitzsch, Hashi, 2014), mobiliser ces deux enquêtes permet également d’évaluer si les pratiques d’information et de prise de décision évoluent indépendamment ou non de l’existence d’un AS. L’analyse sur ces deux vagues d’enquête permet de situer les phénomènes observés avant et après la crise de la fin des années 2000. Selon Lewis et al. (1984), la diffusion d’information aux salariés est liée au contexte économique général. En particulier, la diffusion d’information serait plus forte en période de crise et qui plus est dans les entreprises touchées par la crise.

Les échantillons pour les deux périodes ont été limités aux établissements relevant d’entreprises susceptibles de disposer d’un AS. Ont ainsi été exclus de l’échantillon les établissements relevant du secteur public et ceux pour lesquels les salariés sont la principale catégorie d’actionnaires (cas des SCOP -Sociétés coopératives et participatives- qui représentent une forme particulière de détention du capital par les salariés). Afin d’assurer la comparabilité des résultats, l’échantillon 2010-2011 a également été limité aux établissements de 20 salariés et plus, qui constituent la base d’échantillon de l’enquête 2004-2005. Au final, l’échantillon 2004-2005 comporte 2 199 observations, l’échantillon 2010-2011 comportant quant à lui 2 420 observations[3].

La première variable d’importance pour cette étude est celle qui reflète l’AS. Dans les questionnaires, il est demandé au représentant de la direction si les salariés détiennent une part du capital de l’entreprise. Quoi qu’imparfaite, notamment du fait qu’elle se limite à constater l’existence d’un dispositif d’AS sans indiquer la part du capital de l’entreprise détenue par les salariés, cette variable a été valablement utilisée dans des études antérieures tant dans le contexte français (Waxin 2011; Guery, Pendleton, 2014) que britannique mobilisant alors l’enquête WERS (Sengupta et al., 2007; Pendleton, Robinson, 2010).

Nous cherchons à étudier si l’AS implique de la part des dirigeants, une plus grande diffusion d’informations en direction des salariés, tout particulièrement en ce qui concerne les informations touchant aux dimensions stratégiques de l’activité de l’entreprise. Les représentants de la direction sont ainsi interrogés quant à la diffusion d’information régulière à l’ensemble des salariés sur un certain nombre de thèmes qui peuvent être classés en trois catégories, en fonction de leur distance au quotidien des salariés :

  • la stratégie et les orientations de l’entreprise, ainsi que sa situation économique, sont des informations éloignées du quotidien des salariés, faisant traditionnellement partie des informations nécessaires au travail des dirigeants (Mintzberg, 1989) plus qu’à celui des autres catégories de salariés. Si à travers l’actionnariat une plus grande participation des salariés est recherchée, alors le partage de ces informations relevant de la sphère stratégique de l’entreprise semble être d’importance.

  • les perspectives d’évolution de l’emploi et d’évolution des salaires concernent beaucoup plus directement les salariés, mais elles demeurent éloignées des situations quotidiennes de travail. Comparativement aux informations de niveau stratégique évoquées précédemment, nous les qualifions d’informations de niveau intermédiaire.

  • Enfin, les informations relatives aux possibilités de formation ainsi qu’aux perspectives de changements technologiques ou organisationnels renvoient aux situations concrètes de travail des salariés ( informations de niveau opérationnel).

Trois variables dichotomiques reflètent une communication régulière de la direction envers l’ensemble des salariés sur tous les thèmes de niveau stratégique, intermédiaire, et opérationnel.

Nous cherchons également à analyser si le fait de disposer d’un AS se traduit par une plus grande participation des salariés aux prises de décision stratégique. Nous rappelons que nous ne nous intéressons pas ici aux effets en termes d’involvement. A l’instar de ce qu’a fait Rebérioux (2003), nous proposons de prendre comme proxi la variable correspondant à cette question posée aux salariés : « En cas de tension ou de difficulté dans l’entreprise, que se passe-t-il le plus souvent ? ». Il importe pour nous d’appréhender la participation aux décisions véritablement stratégiques, à des moments critiques de la vie de l’entreprise, bien plus que de considérer une participation en général, « quand tout va bien », qui ne « coûte » pas beaucoup à l’entreprise car elle ne soulève pas de problème particulier. C’est en cas de difficultés, par exemple en situation de restructuration, que la question de la participation des salariés aux décisions se pose véritablement. Deux modalités de réponse, opérationnalisées sous forme de variables dichotomiques, renseignent sur la volonté ou non de la direction d’intégrer les salariés dans les processus décisionnels : 1) la direction décide seule des décisions qui lui semblent les mieux adaptées, 2) la direction consulte les salariés ou leurs représentants pour trouver des solutions en commun. L’alternative à ces deux modalités est que la direction ne prend pas de décision particulière.

Le choix des variables de contrôle de l’étude est particulièrement important car il détermine les facteurs pris en compte pour le pairage réalisé dans le cadre de la méthode d’appariement par les scores de propension (détaillée ci-après). Il convient de considérer les variables ayant à la fois une influence sur les pratiques d’AS et sur les pratiques de diffusion d’information aux salariés et de participation aux décisions. L’âge et la taille de l’entreprise ressortent comme des variables déterminantes. En effet, concernant la participation financière, un certain recul est nécessaire pour la mise en oeuvre d’un dispositif d’épargne salariale (Floquet et al., 2014). La taille de l’entreprise est également un facteur déterminant à la fois de l’AS et des pratiques d’informations et de participation des salariés en raison des obligations réglementaires (seuil de participation légale obligatoire au-delà de 50 salariés en France, obligations d’information et de négociation au comité d’entreprise au-delà de 50 salariés ou encore d’un bilan social au-delà de 300 salariés). On constate par ailleurs que plus l’entreprise est grande, plus ses pratiques de participation financières sont développées et diversifiées (Floquet et al., 2014). Le secteur d’activité est également déterminant : l’intensité capitalistique et le type de technologie conditionnent notamment le niveau de qualification de la main d’oeuvre et l’importance stratégique de fidéliser et d’inciter les salariés et d’une manière générale des investissements en capital humain (Pendleton et al., 2003). A cela s’ajoutent des influences mimétiques entre les entreprises concurrentes d’un même secteur. La situation économique de l’entreprise est déterminante de la mise en place de l’AS, qui va se développer plutôt en période de croissance (Floquet et al., 2014) ainsi que de la diffusion d’informations aux salariés selon l’idée que cette diffusion dépend de la nature de cette information (bonne ou mauvaise nouvelle) (Darrough, 1993). Comme cela a été développé précédemment, la structure de propriété et la cotation en bourse sont également déterminantes de la diffusion d’informations aux salariés et de leurs participations aux décisions (Rebérioux, 2003; Perraudin et al., 2013) ainsi que de la pratique d’AS, souvent présenté comme une stratégie d’enracinement dans les entreprises cotées, où les enjeux sont le contrôle de l’entreprise face aux menaces d’offres publiques d’achat hostiles notamment (Hollandts, Guedri, 2008). De plus, on observe un isomorphisme sur le marché boursier concernant ce type de pratique. Il existe par ailleurs des liens ténus entre les pratiques de participation financière aux résultats et la pratique de diffusion d’information aux salariés. Ainsi, Bougen (1989) montre que la mise en place d’un intéressement financier suit une logique managériale identique à la diffusion d’information aux salariés. Enfin, la présence syndicale peut également avoir un impact sur la mise en place de l’AS (Pendleton et al, 2003). Peccei et al. (2008) expliquent quant à eux que la présence syndicale peut être associée à une plus grande diffusion d’information aux salariés, par obligation ou pour tenter de l’influencer; à l’inverse, la diffusion d’information peut faire craindre à la direction de devenir otage des syndicats (McBarnett et al. 1993).

L’analyse de causalité grâce à l’appariement par les scores de propension

D’un point de vue méthodologique, nous avons cherché à aller au-delà des méthodes qui permettent de mettre en évidence des relations entre variables (de type régressions logistiques compte tenu de la nature de nos variables expliquées) pour nous approcher d’une analyse en termes de liens de causalité (Rubin, 1974). Compte tenu du fait que les données utilisées sont issues de deux enquêtes en coupe (2004-2005 et 2010-2011) et ne sont par conséquent pas des données de panel, nous avons eu recours à des méthodes d’appariement, initiées par Rosenbaum et Rubin (1983) et fréquemment utilisées dans les études médicales ou économiques, afin d’estimer les effets d’un traitement dans le cadre d’études non-expérimentales (Caliendo, Kopeinig, 2008). Ici le « traitement » est le fait de disposer d’un AS et les conséquences attendues sont en termes de diffusion d’information et de prise de décision). Cette technique consiste à associer à chaque individu traité (ici, chaque établissement disposant d’un AS) un individu non traité (un établissement sans AS) dont les caractéristiques sont similaires à celles de l’individu traité. Rosenbaum et Rubin (1983) proposent de ne pas réaliser les appariements à partir des caractéristiques elles-mêmes (car les appariements deviennent quasiment impossibles si l’on prend en compte plus de trois ou quatre caractéristiques), mais de le faire sur la base d’un score de propension. Ce dernier correspond à la probabilité, pour un individu présentant certaines caractéristiques, d’être exposé au traitement et est généralement estimé par le biais d’un modèle logistique. Il s’agit dans le cas qui nous intéresse de modéliser la probabilité d’être doté d’un AS. Il est alors possible, pour chaque individu traité, de l’apparier à un ou plusieurs individus ne recevant pas le traitement mais ayant un score de propension proche, puis de déterminer l’effet moyen du traitement sur les individus traités.

Dans une première étape, l’estimation du score de propension est faite par le biais d’une régression logistique compte tenu de la nature dichotomique de la variable (disposer d’un AS / ne pas en disposer). Le modèle inclut donc comme variable dépendante la variable dichotomique reflétant la présence d’un AS, et comme variables indépendantes les caractéristiques de l’établissement et de l’entreprise à laquelle il appartient, à partir des déterminants identifiés dans le paragraphe précédent (annexe 1). L’étape suivante revient à réaliser l’appariement. Plusieurs méthodes ont été proposées dans la littérature de manière à constituer le groupe de comparaison (voir Smith, Todd, 2005; Caliendo, Kopeinig, 2008, pour une présentation plus détaillée de ces méthodes). En plus d’une estimation par les plus proches voisins, nous retenons l’estimation avec noyaux (kernel matching) dont les résultats peuvent être considérés comme plus fiables (Frölich, 2007). Deux types de noyaux sont ici utilisés, aboutissant à deux estimations différentes (Gaussian Kernel et Epanechnikov Kernel). Dans un troisième temps s’opère la comparaison des établissements appariés, pour chacune des variables expliquées qui nous intéressent. Cela permet de calculer l’effet moyen du traitement sur les individus traités (Average Treatment effect on the Treated (ATT)). Pour un certain nombre de raisons (Caliendo, Kopeinig, 2008), tester la significativité de cet effet n’est pas chose aisée. Ce problème est résolu en utilisant la méthode préconisée par Abadie (2004) pour les estimations par les plus proches voisins, et par un bootstrap (Lechner, 2002) pour les estimations par noyau.

Résultats

Un aperçu des statistiques descriptives sur notre échantillon (annexe 2) confirme que l’AS est beaucoup plus fréquent au sein des établissements appartenant à des entreprises cotées (45,4 % de ces établissements en 2010-2011) qu’il ne l’est dans les cas où l’entreprise n’est pas cotée (15,8 %), confirmant en cela le peu d’informations disponibles sur le sujet (Fondact, 2014). Au-delà des différences en termes de diffusion de l’AS, les résultats mettent également en évidence des divergences quant aux pratiques d’information et de prise de décision.

Un effet sur la diffusion d’informations de niveau stratégique concentré sur les entreprises non cotées

Les statistiques descriptives et tests d’égalité de moyenne (Annexe 3) conduisent à un premier constat global, portant sur l’ensemble de l’échantillon, qui est celui de l’amélioration générale de la diffusion d’information envers les salariés. En effet, que les informations considérées soient de niveau stratégique, intermédiaire ou opérationnel, la proportion d’établissements ayant diffusé ces informations a largement augmenté. Ceci s’explique probablement par l’évolution de la réglementation évoquée précédemment, visant essentiellement les entreprises cotées, en particulier l’application progressive de la loi sur les Nouvelles Régulations Economiques intégrant des obligations en matière d’information RSE, accompagnée d’une évolution des normes. Le développement des technologies de l’information peut aussi avoir facilité la diffusion de ces informations au sein des entreprises et à l’extérieur de l’entreprise. De plus, on peut penser que la crise de la fin des années 2000 a fait naître une demande d’information et de transparence à laquelle les entreprises auraient répondu. Les différences entre les entreprises cotées et les non cotées sont substantielles, puisque les premières communiquent beaucoup plus en direction de leurs salariés que ne le font les secondes.

Sur la base d’un test d’égalité de moyennes, des différences sont très clairement significatives, sur l’échantillon global, entre les entreprises qui disposent d’un AS et les autres. Ainsi, quel que soit le thème de communication, la proportion d’entreprises qui communique envers l’ensemble des salariés est toujours plus élevée parmi celles qui disposent d’un AS, et ce aussi bien pour 2004-2005 que pour 2010-2011. Si l’on s’intéresse aux sous-échantillons, des différences apparaissent toutefois entre entreprises cotées et entreprises non cotées. En 2004-2005, les entreprises cotées disposant d’un AS communiquent plus envers leurs salariés que les entreprises cotées sans AS, principalement en ce qui concerne les informations de niveau stratégique et intermédiaire. Ces différences ne sont plus significatives, ou moins significatives, en 2010-2011. En effet, si les établissements couverts par l’AS ont intensifié leur communication, entre les deux périodes, les autres l’ont plus intensifiée encore, ce qui réduit la différence entre les uns et les autres. En ce qui concerne les entreprises non cotées, la situation relative des deux périodes est inverse. En 2004-2005, aucune différence n’est ainsi significative en ce qui concerne la diffusion d’informations, qu’elles soient de niveau stratégique, intermédiaire ou opérationnel, entre les établissements disposant d’un AS et les autres; des différences significatives apparaissent seulement en 2010-2011.

Les résultats obtenus sur l’échantillon global avec les tests d’égalité de moyenne mettant en évidence des différences en matière de diffusion d’informations aux salariés selon que l’entreprise pratique l’AS ou non sont à relativiser dès lors que l’on introduit dans les modèles statistiques les variables de contrôle. En effet, l’analyse de l’échantillon global ne montre pas d’effet de l’AS sur les pratiques de diffusion d’information des entreprises en direction de leurs salariés, à l’exception en 2004-2005 des informations de niveau intermédiaire (rémunération et emploi) (Annexe 4). L’hypothèse H1 ne peut donc être validée. Toutefois, lorsque l’on distingue les sous-échantillons des entreprises cotées et non cotées, des effets de l’AS ressortent de manière différente. Pour les entreprises non cotées, de manière significative, c’est la diffusion d’information de niveau stratégique qui est favorablement affectée par la présence d’un AS, sur la période 2010-2011. Pour les entreprises cotées, l’effet porte plutôt sur les informations de niveau intermédiaire (2004-2005) et, dans une moindre mesure, de niveau opérationnel (2010-2011). L’hypothèse H3 est donc partiellement validée. Ce résultat peut s’expliquer par le fait que l’information stratégique est en 2010-2011 une routine dans les entreprises cotées, qui diffusent largement ces informations en interne comme en externe (auprès des actionnaires, petits porteurs notamment) de telle sorte que pratiquer l’AS ou non ne soit pas discriminant (Bova et al., 20015). En 2010-2011, la communication sur l’emploi et les rémunérations serait devenue généralisée à l’ensemble des entreprises cotées – plus seulement celles disposant d’un AS – ce qui peut s’expliquer par un effet crise, par rapport à la situation de 2004-2005. La pratique de diffusion d’informations stratégiques est en revanche beaucoup moins systématique et répandue dans les entreprises non cotées; l’existence d’un AS a alors un effet déterminant sur la diffusion de ce type d’information, avec peut-être là aussi un effet crise. La pratique de l’AS dans les entreprises non cotées aurait suscité des attentes de la part des salariés et une nécessité pour la direction d’accroître la diffusion d’informations sur la situation stratégique et économique de l’entreprise, par rapport à la situation d’avant la crise (2004-2005) où l’AS n’avait pas d’effet sur la diffusion d’informations envers les salariés.

Un effet de l’actionnariat salarié sur les modes de prise de décision différent entre entreprises cotées et non cotées

Concernant l’ensemble de l’échantillon en 2004-2005, la proportion de salariés qui estime que la direction décide seule est à peu près similaire à celle qui estime que la direction associe les salariés ou leurs représentants à la réflexion en cas de difficultés (Annexe 5). La situation évolue légèrement en 2010-2011, avec un léger recul des décisions unilatérales. Les différences sont par contre fortes entre les entreprises cotées et les entreprises non cotées (Annexe 5). Dans ces dernières, la direction prend plus fréquemment les décisions seule que dans les entreprises cotées, et les pratiques de consultation des salariés ou de leurs représentants y sont moins fréquentes. La différence ne s’estompe que légèrement entre les deux périodes.

Les tests d’égalité de moyenne montrent sur l’ensemble de l’échantillon, en 2010-2011, des différences très significatives dans le sens de décisions unilatérales moins fréquentes en présence d’AS et d’une plus grande consultation des salariés qu’en absence d’AS. Ces différences étaient moindres, voire inexistantes, en 2004-2005. Cette évolution traduit un recul des décisions unilatérales dans les entreprises avec AS, ainsi qu’une diminution de la consultation dans les entreprises ne disposant pas d’AS. La situation des entreprises cotées est par ailleurs différente de celles non cotées : les différences significatives selon qu’il y ait AS ou non sont uniquement le fait des entreprises cotées.

Les constats réalisés sur la base des statistiques descriptives se retrouvent dans l’analyse des effets de l’AS par le biais de l’appariement par les scores de propension (Annexe 6). Ainsi, concernant la période 2004-2005, on ne constate pas d’effet, ou des effets très faiblement significatifs de l’AS sur les modes de prise de décision. Des effets se constatent à l’inverse pour la période 2010-2011, mettant ainsi en évidence une évolution des pratiques des entreprises entre les deux périodes. L’hypothèse H2 est donc validée pour cette période récente. C’est au niveau des établissements appartenant à des entreprises cotées que se concentre cette influence de l’AS, qui est par ailleurs très significative. L’hypothèse H4 n’est par conséquent pas validée puisque, contrairement aux anticipations, un effet significatif de l’AS s’observe au niveau des entreprises cotées et non pas des non cotées. Ainsi, à caractéristiques d’établissement comparables, s’agissant des première, l’AS s’accompagne d’un moindre sentiment des salariés de prise de décision unilatérale de la part de la direction (environ 8 points de moins) et à l’inverse d’un sentiment plus fréquent d’association des salariés aux prises de décisions (environ 10 points de plus). L’AS n’a par contre aucune incidence sur les modes de prise de décision dans les entreprises non cotées.

Discussion et conclusion

L’étude empirique réalisée ici montre qu’il existe des effets de l’AS sur la gouvernance des entreprises en termes de diffusion d’information aux salariés et de participation aux décisions stratégiques précisément en contexte de difficultés rencontrées par l’entreprise. Si l’analyse sur des tests de comparaison de moyenne laisse penser que des différences significatives importantes existent selon que les entreprises pratiquent ou non l’AS, l’introduction de variables de contrôle dans un modèle permettant de considérer des liens de causalité nous invite à la nuance. En effet, sur l’échantillon global, les effets mesurés par la méthode d’appariement par les scores de propension sont moindres que ce à quoi nous pouvions nous attendre : pas d’effet sur la diffusion d’information aux salariés et la participation aux décisions en 2004-2005; pas d’effet sur la diffusion d’information aux salariés mais un effet dans le sens d’une participation accrue aux décisions en 2010-11. L’AS, à lui seul, n’a finalement que peu d’effet sur ces éléments supposés déterminants de la gouvernance des entreprises. Dans une perspective actionnariale classique qui envisage l’information aux salariés actionnaires et leurs participations aux décisions comme des coûts supplémentaires (Hansmann, 1996), ces coûts associés à l’AS ne seraient pas si élevés; du point de vue des approches en termes de gouvernance partenariale (Freeman, 1984) et de capital humain (Blair, 1999), qui considèrent les effets en termes d’information et de participation des salariés aux décisions comme des conditions à l’efficacité de l’AS, nos résultats montreraient les limites de l’AS en France.

Pour approfondir et mieux comprendre les effets de l’AS, il faut considérer deux variables majeures : la cotation en bourse et le contexte économique et réglementaire. Un apport principal de cette étude est de montrer que les effets de l’AS en termes d’informations et de participation des salariés aux décisions sont fortement liés à ces éléments de contexte structurel et conjoncturel. Notre étude appuie ainsi fortement d’autres travaux menés sur la participation financière (Pendleton et al., 2003; Floquet et al., 2014) ou sur la diffusion d’information aux salariés et leur participation aux décisions stratégiques (Rebérioux, 2003; Perraudin, et al., 2013) qui soulignent l’importance de la cotation en bourse tout particulièrement. On observe par ailleurs des différences dans les résultats en fonction des époques –les résultats pour 2004-2005 étant sensiblement différents de ceux pour 2010-2011–, allant dans le sens d’une évolution des pratiques et des effets de l’AS sur les pratiques de participation des salariés, avec certainement un effet crise, qui infléchit les attentes des salariés actionnaires et les réponses des entreprises, en termes d’informations et de participation aux décisions, de manière distincte selon que l’entreprise est cotée ou non. Ces résultats étayent les approches contingentes et configurationnelles de la GRH (Delery, Doty, 1996) et de la participation financière en particulier (Balkin, Gomez-Mejia, 1987; Floquet et al., 2014) opposées à une approche universaliste selon laquelle l’AS favoriserait l’implication plus grande des salariés quel que soit le contexte.

Plus précisément, notre étude aboutit sur la période récente (2010-11) à des résultats en miroir selon que les entreprises sont cotées ou non (figure 1). Dans les entreprises cotées, l’AS va dans le sens de prises de décisions qui associent plus les salariés ou leurs représentants alors qu’il n’affecte pas les modes de prises de décision dans le cas dans les entreprises non cotées. En revanche, dans les entreprises non cotées, l’AS entraine une diffusion plus importante d’informations à caractère stratégique, alors que ce n’est pas le cas dans les entreprises cotées.

FIGURE 1

Des résultats en miroir selon la cotation en Bourse

Des résultats en miroir selon la cotation en Bourse

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On note, par ailleurs, une évolution des pratiques en matière d’AS mais aussi de diffusion d’information en cinq ans. En 2004-2005, l’AS n’avait pas d’effet sur la diffusion d’informations aux salariés et leur participation aux décisions dans les entreprises non cotées. Les enjeux en termes de gouvernance semblaient ainsi limités. En 2010-2011, l’effet sur la diffusion d’informations stratégiques aux salariés devient significatif et positif dans les entreprises non cotées. Dans les entreprises cotées, l’enjeu devient la participation des salariés aux décisions en situation de difficulté, l’AS favorisant l’implication des salariés. Plusieurs explications peuvent être avancées. Concernant les entreprises cotées, la diffusion d’information aux salariés s’est intensifiée, et ce de manière plus importante dans les entreprises sans AS qu’avec AS, opérant entre 2005 et 2010 une sorte de rattrapage, qui explique que des différences significatives en matière de diffusion d’information aux salariés sur la première période se réduisent ensuite. Ainsi, sans doute en raison des évolutions réglementaires depuis 2006 sur la représentation des salariés dans les entreprises cotées, et des pressions normatives et mimétiques dans un contexte de gouvernance d’entreprise sensibilisée aux dimensions de responsabilité sociale, on observe dans les entreprises cotées un alignement des pratiques en matière de diffusion d’information aux salariés (Poutsma et al., 2012), qui ne dépend plus des pratiques d’AS. Ce constat est par ailleurs porteur de sens en termes de gouvernance d’entreprise, au regard en particulier des propositions de Blair (1999) : dans les entreprises cotées, ce n’est plus tant le fait d’être actionnaire que le fait d’être salarié de l’entreprise qui légitime un droit à l’information. L’enjeu, en 2010-2011, de l’AS n’est plus tant la diffusion d’informations aux salariés dans les entreprises cotées que leur participation aux décisions en contexte de difficulté. On peut y voir une étape de progression dans la gouvernance des entreprises cotées : si la diffusion d’information à l’ensemble des salariés tend à devenir une pratique largement généralisée au sein des entreprises cotées, l’AS confèrerait quand même aux salariés des possibilités supérieures d’intervention au niveau de la gouvernance des entreprises, que le seul statut de salarié ne permet pas. On peut aussi y voir un effet crise : celle-ci aurait généré des attentes supplémentaires de la part des salariés actionnaires auxquelles auraient répondu les directions, voire aurait modifié la perception de la gouvernance, dans le sens d’une gouvernance davantage participative, dans les entreprises cotées.

La diffusion d’information aux salariés et plus encore leur association aux décisions stratégiques dans les entreprises non cotées sont moins développées que dans les entreprises cotées, du fait certainement de la réglementation et d’une culture en matière de responsabilité sociale généralement moins diffusée. Si l’AS s’est considérablement développé ces dernières années dans ces entreprises, on note ce que l’on peut voir comme un effet décalé par rapport aux entreprises cotées : il favorise une première ouverture en matière de gouvernance par la plus grande diffusion d’information mais ne modifie pas (encore ?) les modes de prise de décision. Un effet crise peut être vu aussi ici générant des attentes des salariés actionnaires en termes d’informations et une amorce de changement de gouvernance dans les entreprises non cotées. Les résultats sont en ce sens cohérents avec une perspective évolutionniste (Nelson, Winter, 1982) qui met en évidence que les organisations adoptent plus rapidement les pratiques qui modifient peu leurs routines organisationnelles (cas de la diffusion d’information) que celles qui engendrent des changements plus radicaux (cas de l’association des salariés ou de leurs représentants aux prises de décision).

Au final, les effets de l’AS sur la diffusion de l’information aux salariés et leur participation aux décisions stratégiques suivraient un mouvement progressif, par étapes, de normalisation touchant d’abord les entreprises cotées puis, avec un certain décalage, les entreprises non cotées, concernant d’abord la diffusion d’information puis ensuite la participation aux décisions stratégiques, traduisant potentiellement une évolution du modèle même de gouvernance, plus classique et conforme à la vision actionnariale au début puis évoluant par la suite vers un modèle davantage partenarial.

Cette étude réalise des apports principalement méthodologiques, empiriques et théoriques (les résultats éclairant des débats théoriques sur les enjeux de l’AS ainsi que sur les approches universalistes, contingentes et configurationnelles), mais aussi managériaux. En ce sens, cette étude permet aux responsables de la mise en oeuvre de l’AS de se situer par rapport aux pratiques des entreprises françaises dans une logique de benchmark, importante en matière de politique de rémunération et de participation financière tout particulièrement (Floquet et al., 2014; Poutsma et al., 2012).

Plusieurs limites à cette étude doivent cependant être notées; elles constituent des voies d’amélioration pour des travaux ultérieurs. Malgré la richesse de la base de données mobilisée, elle ne permet de pas préciser les résultats en fonction de la part que représente l’AS dans le capital de l’entreprise, ni le pourcentage de salariés effectivement actionnaires. On peut supposer pourtant que ces variables affectent les résultats (Kaarsemaker et al., 2010) et qu’un AS étendu, en termes de part du capital et de diffusion auprès des salariés, a des effets plus importants sur la diffusion d’information et sur la participation des salariés aux décisions. On peut se demander si au-delà de certains seuils pour l’une et l’autre de ces dimensions, les résultats changent, reflétant des modes de gouvernance différents.

Un autre prolongement à cette étude serait d’observer les liens entre AS et performance organisationnelle, en considérant la diffusion d’information aux salariés et leur participation aux décisions stratégiques comme variables modératrices. Cette étude permettrait de savoir si la diffusion d’information aux salariés et leur participation aux décisions stratégiques constituent des contraintes et des coûts pour la performance des entreprises conformément à une approche classique de la gouvernance actionnariale (Hansmann, 1986) ou au contraire sont des conditions d’efficacité de l’AS de nature à influencer positivement les attitudes et les comportements au travail et in fine la performance de l’entreprise (Blair, 1999). Une telle étude permettrait de répondre à la question que se posent les dirigeants qui est de savoir si les bénéfices qu’ils espèrent retirer de la mise en place de l’AS dépasseront les inconvénients qu’ils peuvent percevoir à un partage des droits de contrôle avec les salariés.