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Cet ouvrage collectif, édité par Amélie Barras, François Dermange et Sarah Nicolet, s’adresse entre autres aux spécialistes des sciences sociales, de l’anthropologie, des sciences juridiques, des sciences de l’éducation et de la théologie qui s’intéressent plus particulièrement aux débats contemporains soulevés par le religieux et la sphère publique. Les contributions présentées ici se concentrent sur les pays occidentaux : Europe de l’Ouest et Amérique du Nord. Les auteurs ayant contribué à l’ouvrage axent leurs questionnements sur les droits et libertés fondamentaux, la portée de la liberté de religion, les transformations qui affectent les démocraties libérales, les lieux de la régulation, les dynamiques entre majorité et minorités, l’identité des acteurs sociaux mis en cause. Mentionnons également que plusieurs contributions à cet ouvrage se fondent sur des études de cas comparatives s’appuyant sur les appartenances nationales.

Dès l’introduction (« Réguler le religieux dans les sociétés libérales ? »), Barras et Nicolet soulignent l’importance des changements qui touchent le religieux depuis le 17e siècle. Les deux auteures relèvent trois questions qui guident l’ensemble des réflexions de l’ouvrage : Qui régule ? Qu’est-ce qui est régulé ? Et comment régule-t-on ? Elles indiquent que la fin du monopole étatique en matière de régulation du religieux implique l’apparition de nouveaux acteurs sociaux intéressés au religieux, notamment par le biais du marché économique. D’une part, le religieux est transformé par ces « nouvelles formes de régulation » (p. 13). D’autre part, les régulations elles-mêmes, en tant que procédures et politiques, sont influencées et transformées en fonction des exigences contextuelles qui s’observent d’un État à l’autre en ce qui a trait au pluralisme et à la diversité religieuse.

La première partie de l’ouvrage regroupe trois textes à propos de diverses approches théoriques en matière de régulation du religieux. Le chapitre 1, rédigé par Irene Becci et intitulé « La régulation de la pluralité religieuse contemporaine. Les institutions pénitentiaires entre sécurisation et spiritualisation », propose d’analyser les dynamiques de régulation du religieux dans les milieux pénitentiaires en Angleterre et en Suisse. L’aumônerie devient un des secteurs où le religieux s’exprime, mais il « arrive que, dans les établissements carcéraux, des acteurs religieux non liés à l’aumônerie soient appelés à répondre à des besoins religieux individuels ou que des pratiques religieuses soient autorisées en dehors des activités de l’aumônerie » (p. 33). Cela peut, par exemple, impliquer des règles adaptées pour le ramadan ; ces « zones grises » concernent également les manifestations du spirituel en milieu pénitentiaire. Becci observe deux tendances à propos de ces zones grises : la sécurisation en Angleterre et la dérégulation par la spiritualisation en Suisse. Le chapitre 2, « Régulation et sécurisation de l’islam en Suisse. Une limitation de l’intégration démocratique des musulmans ? », est une contribution de Matteo Gianni. L’auteur s’interroge à propos de la façon dont la régulation de l’islam en Suisse se manifeste et si cette régulation permet, notamment, l’intégration démocratique des musulmans. Selon lui, les processus de régulation étatique de l’islam en Suisse relèvent d’une forme de sécurisation, et ceci en fonction de la régulation de l’immigration et de l’intégration des musulmans aux « valeurs “suisses” » (p. 48). Cela va de pair avec une tendance à la régulation restrictive des pratiques liées à l’islam, alors que la régulation vise à discipliner et contrôler ces pratiques. Le chapitre 3, par Éléonore Lépinard, est intitulé « Juger/inclure/imaginer les minorités religieuses. La prise en compte de la subjectivité minoritaire dans l’exercice du jugement au Canada et en France ». Lépinard porte son analyse sur la prise en compte de la subjectivité minoritaire dans certains jugements des deux pays comparés. L’approche des tribunaux canadiens (common law) favorise la symétrie des points de vue (majoritaire et minoritaire) et s’intéresse aux faits concrètement, selon leurs contextes. En France, l’approche des tribunaux (celle du droit continental) constitue « l’application d’une règle générale édictée par le législateur et devant s’appliquer à un cas particulier » (p. 76), ce qui renforce les normes majoritaires. Cette analyse comparative des traditions juridiques permet de mieux comprendre comment les contextes façonnent les jugements en matière d’accommodements du religieux.

La seconde partie de l’ouvrage regroupe trois textes qui s’intéressent aux approches institutionnelles de régulation du religieux. Le chapitre 4, « Les réformes de l’enseignement religieux en Suisse. Une régulation ultramoderne du religieux ? », est une contribution d’Andrea Rota. L’auteur s’intéresse plus particulièrement à l’articulation entre le religieux dans l’espace public (à l’école) et les politiques de régulation du religieux dans les sociétés contemporaines. Vers 1990, les cantons suisses commencent à réformer leur enseignement du religieux : l’État y est appelé à jouer un plus grand rôle, notamment en ce qui concerne la gestion des cours ; le pluralisme religieux y est mieux intégré ; les cours sont dispensés à tous les élèves sans égard à leur appartenance. Ces tendances réformatrices sont observables dans le canton de Genève depuis 2011 et dans celui de Fribourg depuis 2005. Le religieux trouverait ainsi une forme de légitimité sociale à son expression dans les institutions étatiques. Le chapitre 5, coécrit par Elisa Banfi et Slim Bridji, s’intitule « L’interventionnisme social du religieux en Europe, entre ruptures et continuités ». Les auteurs y abordent la période 1945-1973 alors que l’État, par le biais de l’État providence, a adopté les causes défendues jusqu’alors par le monde ecclésial. L’interaction actuelle entre l’État et le religieux serait marquée davantage par une forme de retour et d’activisme du religieux. Le choc pétrolier de 1973, la transformation de la gestion de l’État social, la sédentarisation des travailleurs migrants contribuent à remettre à l’avant-plan social certains acteurs et groupes religieux. Cet interventionnisme religieux a été mesuré par les auteurs dans six pays européens (Italie, Allemagne, Pays-Bas, Royaume-Uni, France, Suisse), chaque pays présentant un modèle différent de régulation du religieux. Banfi et Bridji utilisent plus spécifiquement l’exemple des interventions sociales des associations musulmanes pour chacun des pays étudiés. Le chapitre 6, de Sylvie Guichard, pose son titre comme une question : « À quoi sert le droit à la liberté religieuse ? ». L’auteure souligne d’abord la « [r]emise en question du droit à la liberté religieuse aux États-Unis » (p. 126) et indique que la liberté religieuse y serait protégée par, notamment, la liberté d’expression et la liberté d’association. Elle s’intéresse ensuite au cas de la Suisse et montre que la liberté religieuse y recoupe aussi les autres droits fondamentaux, tout comme dans le cas des États-Unis. En distinguant les croyances et les pratiques religieuses, l’auteure montre que la façon dont est définie la liberté de religion, par les tribunaux entre autres, influence l’étendue et la valeur de son champ d’application.

La troisième partie de l’ouvrage présente un seul texte, « Voile, halal et burkini. Le tournant expressif identitaire du religieux dans le régime du marché ». Ce chapitre, le septième, est rédigé conjointement par François Gauthier et Diletta Guidi. Le passage du régime d’États-nations à un régime de marché explique l’émergence d’un « islam de marché » (d’après le titre d’un ouvrage de Patrick Haenni [2005]). L’esprit d’entreprise, le consumérisme et de nouveaux moyens de communication sont au nombre des facteurs qui propulsent de nouveaux « produits religieux » sur le marché, dont le voile, le halal et le burkini. Gauthier et Guidi analysent chacune de ces nouvelles pratiques musulmanes qui soulignent les mutations que l’islam a connues au cours des dernières années ainsi que les nouvelles configurations adoptées par la régulation du religieux dans un régime de marché.

La quatrième et dernière partie de l’ouvrage présente une synthèse, par Frank Peter, et une postface, par François Dermange. Dans sa synthèse, Peter évoque les trois questions posées en introduction avant de souligner « qu’une réponse adéquate à la question de savoir si les religions sont traitées de façon égalitaire doit s’ancrer dans une étude empirique de la construction et de la définition des catégories “religion” et “religieux” dans des contextes précis » (p. 173-174). Les processus de régulation politique exigent de définir les concepts “religieux” et “religion”, redéfinissant ainsi les frontières entre le religieux et le séculier (par exemple, dans le monde de l’éducation et dans les institutions pénitentiaires). Peter conclut sur une note à propos du jugement par les tribunaux de la liberté de religion et de la fonction du jugement dans l’expression des subjectivités des religions minoritaires. Dans sa postface, François Dermange indique que les textes de cet ouvrage, plutôt sociologiques, s’adressent à ces régulations comprises à même les transformations de l’État libéral telles que nous les observons aujourd’hui. Les questions religieuses se trouvent au centre des préoccupations démocratiques, passées et présentes : elles sont des questions fondamentales de justice, de droits et de libertés.

Soulignons doublement : d’une part, l’apport important de Barras, Dermange et Nicolet à la littérature scientifique socio-juridique actuelle ; d’autre part, l’excellente qualité des études regroupées dans cet ouvrage. Suivant cet intérêt à propos de l’interaction du religieux et de la sphère publique qui a cours depuis plusieurs années, nous pouvons dire que les interrogations que soulèvent les processus de négociation et de régulation du religieux dans les démocraties contemporaines ne sont point résolues une fois pour toutes. Car elles touchent à la mobilité internationale, à la globalisation des marchés économiques, à la reconnaissance identitaire et au vivre-ensemble dans un contexte de pluralisme religieux. Pas plus qu’elles ne sont vaines puisqu’elles demandent, mieux, elles exigent des acteurs sociaux de nouvelles façons de faire sens de leur expérience du religieux contemporain, qui se décline, comme nous pouvons le constater dans cet ouvrage, en complexité et en diversité.