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L’idéalisme anglais est souvent considéré comme une simple parenthèse au sein de la philosophie anglo-saxonne. On y voit le symptôme d’une crise passagère à laquelle la philosophie analytique et le pragmatisme mettront fin. Selon cette vision des choses, il ne resterait de l’idéalisme anglais plus rien à tirer. Pourtant les questions que pose l’idéalisme anglais à la philosophie anglo-saxonne n’ont pas reçu de réponses pleinement satisfaisantes dans les philosophies de Russell, Moore ou James. Il importe alors de revenir à Bradley, le principal représentant de l’idéalisme anglais, pour voir ce qu’il signifie en regard de la tradition dans laquelle il s’inscrit.

À défaut de pouvoir être exhaustif, nous nous centrons sur une des critiques de Bradley, à savoir la théorie de l’association d’idées, dont la portée eu égard à la tradition empiriste[1] — elle est un présupposé psychologique qui se trouve tant à la base de l’empirisme classique qu’au fondement de la philosophie analytique de Russell et du pragmatisme de James —, montre bien l’importance. Au premier abord, il n’y a rien dans cette théorie de bien choquant. On notera d’ailleurs que selon un de ses sens étymologiques, l’intelligence est une capacité à tisser des relations (inter-ligare). Pourquoi dès lors s’offusquer du fait que l’on associe les idées entre elles par des relations ?

Mais Bradley, contrairement à ce qu’une lecture rapide de ses écrits pourrait laisser penser, ne critique pas l’idée d’association en tant que telle[2], mais seulement le traitement qui en est donné dans la tradition dominante[3]. En gros, les empiristes, selon Bradley, présupposent des idées séparées qui seraient données dans la perception et des relations extérieures qui lieraient les idées entre elles. La conséquence est que les mécanismes de la pensée, les lois de la pensée, ne seraient pas a priori, mais seraient le fruit d’habitudes contractées au cours d’une expérience dans laquelle la succession coutumière entre des faits serait à l’origine de leur association, de la soi-disant causalité de certaines idées.

Ces lois de la pensée empirique, Bradley entend les déconstruire en montrant notamment qu’elles reposent sur deux présuppositions indémontrables et contreproductives : l’idée que les choses nous soient données dans les sens de façon atomistique et l’idée que les relations soient extérieures aux choses qu’elles lient. Ces deux présuppositions se retrouveraient dans l’ensemble de la tradition empiriste. On peut donc dire que la critique de Bradley, si elle fait mouche, remettrait en cause les fondations de l’empirisme anglo-saxon.

Par souci de clarté, nous nous focaliserons d’abord sur la critique de l’association d’idées, nous nous centrerons ensuite sur la question de la relation qui lui est liée. Nous montrerons alors que la critique de Bradley consiste à faire apparaître un « en deçà » à la philosophie empiriste, de sorte que sa critique est moins le rejet de la tradition anglo-saxonne que son intégration à un cadre conceptuel plus large qui fasse droit à ce que Hegel appelle l’idéalité du fini.

I. L’association d’idées dans la tradition qui s’échelonne de Hobbes aux contemporains de Bradley

Avant de passer à la critique bradleyenne proprement dite, il importe de voir plus en détail quelle est la portée de celle-ci. En bref, la critique de la théorie de l’association d’idées peut-elle valoir pour l’ensemble de la tradition empiriste issue de la philosophie anglo-saxonne moderne ou ne vaut-elle que pour quelques avatars de l’empirisme chez des auteurs contemporains de Bradley comme Alexander Bain ou William James ?

Si l’on parcourt la tradition anglo-saxonne, on peut retrouver dans la philosophie de Hobbes des préfigurations de la théorie moderne de l’association d’idées[4]. Dans son Léviathan (1651), Hobbes ne s’interroge pas seulement sur le politique, mais aussi sur l’homme et sa pensée. C’est dans ce cadre qu’il se demande comment l’on passe d’une pensée à une autre. On notera qu’il y a une hésitation de Hobbes quant à savoir si l’enchaînement concerne des images (ainsi que le mentionne le titre du chapitre 3 de son Léviathan) ou des pensées ainsi que l’indique l’argumentaire de son texte. Loin de trancher la question, Hobbes semble assimiler pensée et images. S’il manque à cet égard de discernement critique, on ne peut toutefois que saluer le fait qu’il essaye de trouver, derrière la succession apparemment contingente des idées, des lois qui l’expliqueraient à même l’expérience. Il considère à cet égard que, si l’expérience nous a présenté la succession de deux choses, celle-ci a tendance à se reproduire dans la pensée.

Puisque nous n’imaginons que ce dont nous avons eu précédemment la sensation, en totalité ou en partie, aussi, nous ne passons pas de l’image d’une chose à celle d’une autre chose si un même passage ne s’est pas déjà produit sous nos sens[5].

Cette tendance pour une séquence à se répéter dans le psychisme, si elle lie les pensées, n’en est pas pour autant explicite. C’est d’ailleurs ce caractère inconscient de l’enchaînement d’idées que Locke va développer en lui donnant son titre canonique d’« association d’idées ». Celle-ci est l’objet du chapitre 33 qui clôture — à partir de la quatrième édition de 1700 — le livre II de son Essai sur l’entendement humain. Locke y développe l’idée que les aléas de notre éducation déterminent certaines associations dont nous n’avons plus conscience.

Beaucoup d’enfants attribuent aux livres, occasions des corrections qu’ils subissaient, la responsabilité des douleurs endurées à l’école ; aussi joignent-ils ces idées au point que tout livre devient objet d’aversion, et jamais ils ne seront réconciliés dans la suite avec l’étude et les livres ; la lecture devient pour eux une torture, alors qu’elle aurait pu être le grand plaisir de leur vie[6].

Chez Locke, l’association d’idées est moins considérée comme ce à travers quoi se construit notre pensée que comme une structure révélant certains traits de notre nature non consciente. Suivant notre éducation, on associe tout aussi naturellement le livre à la punition que le nombre au chiffre. La première relation est contingente, la seconde a, au contraire, quelque chose d’essentiel. Pourtant, ces associations paraissent l’une comme l’autre nécessaires. Locke note à ce propos que les choses extravagantes dans les raisonnements d’autrui nous sautent aux yeux, mais que, dans nos raisonnements, cela est moins évident. Il récuse ainsi l’introspection comme méthode de connaissance. Si l’on n’est pas au clair avec soi-même, c’est principalement à cause d’une liaison fautive des idées. À côté de la « liaison naturelle » des choses entre elles, le psychisme impose certaines associations qui se font passer indûment pour des liaisons naturelles[7]. Notre éducation et certaines circonstances de vie nous conduiraient à associer certaines idées de façon à ce que l’association au départ contingente nous apparaisse comme nécessaire. Observé chez autrui, le caractère contingent de telles associations d’idées, pour peu qu’on ne les partage pas, paraîtrait évident. Mais chez soi, il échapperait à toute analyse introspective.

Si la tendance du psychisme humain à faire d’une conjonction empirique une loi générique se retrouve chez Berkeley[8], de sorte que l’idée empiriste d’association d’idées s’y trouve implicitement, c’est avec le Traité sur la nature humaine de Hume paru en 1739 que l’association d’idées se formule en lois spécifiques. Hume, en ce qui concerne l’association d’idées, va ainsi plus loin que ses prédécesseurs Hobbes et Locke, en essayant de formuler de façon exhaustive les différents mécanismes d’association entre les idées. Il ne cesse d’ailleurs d’insister sur l’importance de celle-ci, véritable « ciment[9] » de la pensée et sur l’originalité de ses avancées en la matière, comme en témoigne la formule suivante de son Enquête sur l’entendement humain (1758) :

Aucun philosophe, à ce que je trouve, n’a tenté d’énumérer ou de classer tous les principes d’association : sujet qui, pourtant, semble digne de curiosité. Pour moi, il me paraît qu’il y a seulement trois principes de connexion entre des idées, à savoir ressemblance, contiguïté dans le temps ou dans l’espace, et relation de cause à effet[10].

Hume ne théorise pas seulement les lois d’associations d’idées, il en étend l’efficace à l’ensemble de la vie psychique doublant d’ailleurs l’association d’idées d’une association de passions dans le livre II de son Traité. Avec Hume, l’associationnisme domine le monde de l’entendement naturel.

Tout en continuant à faire de l’associationnisme le principe explicatif de l’entendement d’un point de vue empiriste, les philosophes qui, après Hume, s’essayent à théoriser le psychisme humain, tendent à en réduire les principes. Il faut dire que la présentation génétique d’un triple principe associatif chez Hume rendait sa philosophie difficilement axiomatisable. Les tenants de l’école empiriste tendent dès lors à simplifier la complexité de l’empirisme humien en ce qui regarde le nombre des lois d’associations. Ainsi, David Hartley et James Mill[11], qui, comme le note William James dans ses Principles of Psychology, vont faire de l’associationnisme une véritable école de pensée, réduisent l’association à un principe : la contiguïté. Toute association d’idées se base ainsi sur l’habitude contractée de percevoir deux faits se succédant ou apparaissant en même temps.

Mais si certaines relations résultant de l’habitude d’une succession répétée semblent in fine pouvoir être réduites à la contiguïté, la loi de ressemblance semble irréductible à l’idée d’une contiguïté, de sorte qu’elle devait nécessairement ressurgir. À l’époque de Bradley, Alexander Bain et John Stuart Mill considèrent ainsi qu’il faut ajouter à la contiguïté, la similarité. Dans le détail de sa critique, c’est essentiellement à ces deux derniers penseurs que se réfère dès lors Bradley, mais dans la mesure où ceux-ci relèvent d’une idée plus générale d’un mécanisme associatif, il n’est pas rare que la portée des propos de Bradley déborde la cible de ses contemporains pour porter sur l’idée humienne d’un entendement se fondant entièrement sur l’association d’idées, idée que faute d’un empirisme conséquent ou d’un empirisme suffisamment développé Hobbes, Locke ou Berkeley n’auraient pas été en mesure de formuler. Il faut ainsi noter que Hume, qui représente, par-delà les polémiques avec ses contemporains ou prédécesseurs directs, la cible de Bradley, était présenté par Thomas Hill Green — qui, outre le fait d’avoir été un des maîtres de Bradley à Oxford, était avec T.H. Grose l’éditeur des oeuvres complètes du philosophe écossais — comme celui qui avait tiré la vérité conséquente de l’empirisme — l’impossibilité de toute connaissance qui se restreindrait à des donnés sensibles — et posé le problème auquel le kantisme répondra[12].

Le fait que Bradley traite à de nombreuses reprises de l’association d’idées[13] atteste que pour lui, il s’agit d’une théorie dont la réfutation est capitale à la fois pour asseoir ses idées et à la fois, plus pragmatiquement, pour combattre une École jugée pernicieuse, qui s’est imposée en Angleterre, attestant d’une certaine séduction à laquelle Bradley ne s’attarde guère mais qu’il entend déconstruire par son art consommé de la polémique. Pour le dire en deux mots, l’efficace de la théorie associationniste est qu’elle offre, comme le montre Ribot[14], une vision unie de la connaissance qui, contre toute théorie des facultés (théorie qui, à la suite de Condillac, présente le psychisme comme le résultat de l’action de facultés disjointes), ne nous offre plus seulement une classification, mais nous délivre ce qui semble être une explication de la genèse de nos pensées. Il reste que pour Bradley cette explication échoue à opérer la connexion d’une genèse subjective à une nécessité objective et systématique. Elle concerne l’apparence, mais pas la réalité des idées, laquelle doit, bien plutôt, se comprendre à partir du processus d’idéalisation qui anime la première partie de la philosophie de l’esprit subjectif de Hegel[15].

II. La critique hégélienne de l’association d’idées

Bradley est prêt à reconnaître que la théorie de l’association d’idées telle qu’elle est développée avant lui permet de penser la liaison des phénomènes mentaux. Mais, si elle vaut pour la psychologie, elle ne peut prétendre fonder la métaphysique, elle ne peut prétendre légiférer sur ce qu’est le réel et sa connaissance. Elle rend compte de ce qui apparaît pour l’âme humaine, mais pas des relations objectives entre les concepts[16]. Hume reconnaît certes des relations philosophiques à côté des lois d’association d’idées, mais ce qui, pour lui, donne de la force à une relation, ce qui fait de simples idées (ideas) une impression (feeling) à même de déterminer un agir, est à chercher du côté de la croyance (belief), laquelle repose entièrement sur une association empirique, l’expérience stable d’une conjonction répétée entre deux faits. Ce faisant, Hume réduit toute apparence de nécessité à une croyance fondée sur l’habitude et par là ouvre la voie d’une psychologie de la connaissance qui prendrait la place de la traditionnelle métaphysique. C’est sur la régularité des faits et non sur la règle d’une norme idéelle que repose la connaissance issue de l’expérience.

Bradley ne peut se satisfaire d’une telle orientation. C’est pourquoi, il attaque les lois de la psychologie associationniste afin de montrer qu’elles échouent à valoir pour un principe explicatif quelconque. Pour cela, il s’inspire de Hegel[17]. Cela peut paraître étonnant dans la mesure où Hegel semble, de par son inscription dans la tradition idéaliste allemande, extérieur aux débats sur l’associationnisme. Il reste que, si l’on analyse les choses de plus près, la réalité est plus complexe. Il y a ainsi une forte influence de la philosophie anglo-saxonne sur les idéalistes allemands, à commencer par Kant, qui — faut-il le rappeler ? — dédie la seconde édition de sa Critique de la raison pure à Bacon et considère dans ses Prolégomènes que Hume l’a sorti de son sommeil dogmatique.

Si chez Hegel cette influence est peut-être plus discrète, il n’en reste pas moins que prenant position dans les débats de son temps, Hegel se confronte aux partisans de l’associationnisme anglais. En effet, l’association d’idées se dissémine en Allemagne, où certains penseurs comme Bardili[18] en ont fait, à la suite de Hartley et de Mill, le fondement même de la raison. Une telle théorie est alors sévèrement critiquée par Hegel. Dans le paragraphe 455 de son Encyclopédie, Hegel dit ainsi que l’association d’idées n’associe pas des idées et n’est pas un principe[19]. À première vue, cette critique semble pour le moins radicale. Pourtant, à bien y regarder, ce que Hegel vise, ce n’est pas l’idée d’un mécanisme associatif oeuvrant dans le psychisme humain[20], mais l’idée que l’association concernerait des idées et que les lois qui en sont données auraient un caractère normatif absolu.

Le fait que le mécanisme d’association se décline de façon multiple (ressemblance, causalité, etc.) compromet pour Hegel sa prétention à légiférer de façon ultime les processus mentaux. En effet, le mécanisme associatif ne subsumerait pas le divers sous une unité nécessaire, mais multiplierait les possibilités de liaison au gré des circonstances et du principe associatif suivi, rendant contingente toute synthèse.

Par ailleurs, ce que décrit l’association des idées, c’est, pour Hegel, une association d’images, il s’agit de la reproduction d’images au contact d’une réalité dont on abstrait tel ou tel caractère. L’évocation d’images dans l’imagination se distingue de la liaison de pensées ou d’idées dans un raisonnement. Elle fait fond sur l’universalisation de la mémoire intériorisante et présuppose une faculté d’universalisation qui est ce qui corrèle une chose présente dont je me forme une image (une caractéristique) à une chose passée dont j’ai le souvenir sous la forme d’une image. L’association a besoin d’une image intégrative qui corrèle les perceptions particulières, mais elle échoue à l’exprimer hors contexte. Pour l’exprimer in absentia, elle a besoin de se détacher de ce qu’elle évoque, ce que le signe permet, pour en réfléchir la signification. On passe alors de l’imagination reproductrice, à l’imagination productrice de signes et, de là, à la mémoire et à la pensée.

Il reste qu’à défaut d’être une pensée liant des idées, l’association n’en présuppose pas moins un mécanisme d’universalisation et d’abstraction de l’existant particulier. En sous-estimant ce processus d’universalisation de la mémoire intériorisante, Hume, récipiendaire d’une tradition empiriste qui veut nier toute implication du sujet dans la production de la pensée, est, selon Hegel, obligé de transférer aux objets finis la raison de leur association. Il parle alors d’une « force d’attraction[21] ». Mais ce faisant, il fait des images remémorées des existants singuliers et non le résultat universalisé d’une abstraction de ces existants[22]. Il matérialise le psychisme, il en fait, comme l’avancera Bosanquet, « un simple principe relevant du corporel[23] ».

À la suite de Hegel, Bradley considère que les lois de l’associationnisme sont dépourvues de scientificité au sens où elles ne nous donnent aucune nécessité objective. Loin d’unifier le divers, les lois d’association rendent multiple et contingent un même principe d’association. Le fait que l’on se tourne vers telle loi plutôt que vers telle autre n’est pas expliqué. Pour Bradley, il faut réduire les lois d’association à une seule loi si on veut leur donner une légitimité dans le domaine qu’elles se proposent d’étudier. Il réduit alors à la suite de Hamilton les lois d’association à un principe, la rédintégration.

Il considère par ailleurs que le statut des termes de l’association doit être revu. Sans reprendre l’aspect hégélien de la critique selon laquelle ce qui est lié relève de l’image et non du signe, il insiste sur le fait que l’association a lieu entre deux universels, qui sont le résultat d’un processus qui les a abstraits d’existants particuliers. À la différence de Hegel, il ne s’agit toutefois pas de reproduire à l’occasion d’une perception sensible l’image intériorisée d’une chose, mais le contexte intériorisé auquel la qualité que j’abstrais de ma perception présente a été associée par le passé. Bradley emprunte alors à Hamilton le terme de rédintégration, mais l’emprunt est surtout nominal tant le cadre de la philosophie de l’un diffère de celui de l’autre.

Mais avant d’en venir à ce concept de rédintégration, il importe de statuer sur la référence de Bradley à Hegel. Ce que Bradley emprunte à Hegel c’est l’idée que les perceptions ne sont que des propriétés abstraites d’une chose, qui, loin de valoir pour des existants singuliers, ne sont que des contenus idéels qui présupposent une réalité unie sur la base de laquelle elles peuvent être corrélées par ce que l’on appelle des « associations d’idées ». La perception et l’association d’idées présupposent ainsi le feeling, dont Bradley emprunte la conception à Hegel[24]. Celui-ci se donne comme un vague continuum de contenus transitoires qui ne sont encore fixés par aucun terme générique. Ainsi, quand James félicite Bradley d’avoir défendu contre l’atomisme des sense-data l’idée d’un flux sensible, ce dernier réagit en disant qu’il n’a fait qu’emprunter cette idée à Hegel[25].

Dans le premier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel montre ainsi que l’on ne commence pas avec des percepts définis, mais avec un sentiment indéfini de l’individuel. C’est sur la base de ce vague continuum qui constitue l’être de l’expérience qu’un objet se détache et est associé à un autre.

Chez Hegel, l’association d’images fait fond sur l’intériorisation de la mémoire qui universalise. D’autre part, elle n’est pas encore la pensée, elle doit être réfléchie, ce que le passage des images (qui ne sont encore que des signaux) aux signes permet. Le rôle intermédiaire de l’association d’images dans le développement de l’imagination fait que l’on peut insister sur ce qu’elle présuppose ou sur ce qu’elle n’expose pas encore. Dans le cadre de la reprise par Bradley du motif hégélien, il s’agit de revenir, derrière tout jugement et toute nomination qui lui est liée, à l’inférence. La critique de Bradley va ainsi dans le sens d’un oubli de ce qui est présupposé, plutôt que dans le sens d’une incapacité à exposer la trame de la pensée.

L’argument est une critique générale de l’induction qui, dans la tradition empiriste, se baserait sur une généralisation à partir de particuliers. La psychologie associationniste lierait ainsi des particuliers ensemble. Contre cela, Bradley entend montrer qu’elle présuppose l’universel d’une idéalisation. Il se sert alors de Hegel pour montrer que l’association présuppose l’activité de la mémoire intériorisante, mais il ne suit pas le fil hégélien en faisant suivre la production des signes de l’imagination reproductrice. Sa démarche est plutôt régressive, il s’agit de déconstruire l’association en montrant ce qu’elle présuppose, plutôt que de montrer comment elle est dépassée par la pensée discursive.

III. L’appropriation du concept de rédintégration par Bradley

Le concept de rédintégration est un concept forgé par le philosophe écossais Hamilton. Il signifie chez ce dernier la répétition d’une situation entière à partir de la récurrence de l’un de ses éléments — on trouvera, selon nous, dans la madeleine de Proust une illustration de cette idée. Bradley reprend explicitement le concept de rédintégration à Hamilton et le définit comme suit :

N’importe quelle partie d’un état mental simple tend, si reproduit, à restaurer le reste ; ou tout élément tend à reproduire les éléments avec lesquels il a formé un état mental. Cela peut être appelé la loi de rédintégration. Nous empruntons ce nom à Sir W. Hamilton (Reid, p. 897), n’ayant rien trouvé d’autre qui puisse convenir[26].

À partir du moment où on considère que le sens d’un élément particulier dépend de son contexte[27], la récurrence d’un élément ne rappelle pas un autre élément mais un contexte entier. En cela, Bradley suit Hamilton, mais il s’en distingue en insistant de façon originale sur le caractère idéel de l’élément qui conduit à la reproduction et le caractère idéel de celle-ci. Ce n’est pas une situation concrète qui nous fait revivre une autre situation concrète, mais l’idée abstraite d’une situation concrète qui nous rappelle une même idée extraite d’une situation concrète dont l’existence est distincte de la situation qui lance le mouvement d’association. Pour comprendre plus précisément ce qu’il en est chez Bradley, il faut se référer à ses Principles of Logic. Pour Bradley, chaque chose se compose d’un that, le fait qu’elle soit, et d’un what, ce qu’elle est[28]. Ce que, dans ce cadre, l’association d’idées relie, ce n’est pas deux that, mais deux what. Elle n’associe pas deux faits, mais deux contenus idéels abstraits d’existants singuliers. Il y a une identité entre deux contenus idéaux à partir de situations existantes particulières, plutôt qu’une relation externe entre deux particuliers.

La contiguïté énonce une conjonction entre existences. La rédintégration énonce une connexion entre universels, qui comme tels n’existent pas. Ce qui opère dans le premier cas, c’est une relation externe entre des individus. Ce qui agit dans le second cas, c’est une identité idéale au sein d’individus. Le premier traite du that, le second du what. Le premier unit des faits, le second de simples contenus[29].

Dans l’association d’idées envisagée comme rédintégration, certaines idées abstraites sont extraites de la situation présente qui sont identiques à d’autres idées abstraites de la situation passée[30]. Dans le cas de Proust, on dira que ce qui fait renaître Combray de la tasse de thé, c’est l’idéalisation de la situation concrète : abstraire de la situation existante une idée à teneur générale — tremper sa madeleine dans le thé — et dériver de cette idée le contexte idéalisé d’une situation particulière passée auquel se rattache cette idée. C’est dans la mesure où je considère le fait de tremper une madeleine comme exprimant un certain mode de vie que la situation de Combray revient. Par ailleurs, celle-ci, dans l’optique de Bradley, ne revient pas telle qu’elle a été ; elle revient idéalisée, c’est-à-dire que certains détails auront été gommés au bénéfice de certaines idées plus générales. Pour lui les sensations particulières sont éphémères, elles ne peuvent revenir qu’idéalisées comme un esprit, un what, abstrait d’une existence particulière et corporelle[31].

La cible de Bradley est ainsi le fait de croire que l’expérience commence avec des particularités décontextualisées que l’association d’idées lierait. Pour lui, l’expérience commence par du général et l’association « tient seulement entre des universels[32] ». On ne lie pas des faits singularisés dans l’existence, mais des contenus idéels. Il est question d’une « connexion de contenus et non d’une conjonction d’existences[33] ».

IV. La critique bradleyenne de l’association d’idées en vigueur en son temps

Si Bradley critique l’extériorité lockéenne des relations et l’atomisme psychologique de Hume, sa cible en ce qui regarde l’association d’idées est plutôt ses contemporains : Alexander Bain et John Stuart Mill. Ces derniers n’auraient toutefois fait que donner une expression conséquente de l’associationnisme traversant la philosophie empiriste anglaise. Avant d’analyser et de déconstruire dans un chapitre de ses Principles of Logic (1883) les deux lois d’association auxquelles Alexander Bain et John Stuart Mill réduisent les lois d’association, il s’en prend ainsi au cadre plus général de l’associationnisme et à Hume en particulier. Il fait remarquer à cet égard que, si l’association d’idées se contente d’énoncer une conjonction d’idées, elle n’explique rien. Constater une conjonction, ce n’est pas encore expliquer une connexion[34]. En bref, loin de nous mettre sur la voie d’une connaissance sûre, la théorie de l’association d’idées semble nous renvoyer au hasard et menace de faire reposer le raisonnement sur une conjonction contingente, dont la répétition n’engage en rien la nécessité.

Que l’on perçoive certaines associations d’idées qui soient, en apparence, dues au hasard ne doit pas être érigé en loi générale de la pensée. Vouloir faire de cette conjonction entre des éléments supposés distincts une loi qui expliquerait le mécanisme de la connaissance ne peut nous conduire qu’à une impasse. En effet, la perception de faits distincts, comme le montre Hume[35], conduit à un « atomisme psychologique[36] » qui rend tout jugement synthétique impossible et, par là, compromet toute connaissance. Mais pour Bradley, cet atomisme ne fait qu’attester l’ignorance d’un niveau infraperceptif, celui d’un sentiment (feeling) qui contrairement à celui de Hume n’est pas une suite de sensations distinctes mais un flux de sensations indistinctes[37]. Pour Bradley, l’atomisme de Hume est ainsi un « atomisme dogmatique[38] », il méconnaît le fait que la dissociation à partir d’un tout précède toujours l’association d’idées particulières[39].

L’hypothèse d’un primat de la totalité ne semble certes pas pouvoir être prouvée plus aisément que celle de l’atomisme psychologique, mais elle a, selon Bradley, l’avantage de rendre une explication plausible de la liaison d’idées que l’atomisme ne fait que constater et dont il interdit toute explication non contingente dans la mesure où il en fait l’expression d’une simple conjonction entre faits. Pour Bradley, la conjonction n’est pas une explication, c’est bien plutôt le constat d’une connexion inexpliquée.

Dans ce qui suit, on va toutefois voir que Bradley ne se contente pas d’une critique générale de l’associationnisme, il entend réfuter ses différentes lois, du moins celles qui se sont imposées à son époque, la loi de contiguïté et la loi de similarité.

1. La loi de contiguïté

La loi de contiguïté, dans la formulation canonique de Hartley, se formule comme suit :

Toute sensation A, B, C, etc., en étant associée à une autre, un nombre suffisant de fois, acquiert une puissance envers les idées correspondantes a, b, c, etc., de sorte que n’importe laquelle des sensations A, ressentie seule, est à même de susciter dans l’esprit, b, c, etc., les idées du reste[40].

Cette loi repose sur la fréquence arbitraire d’une conjonction, elle est de l’ordre du factuel et non de l’ordre d’un normatif a priori. Une façon de déconstruire l’argument serait de s’interroger sur la nécessité relative au fait d’être cantonné au domaine des faits. Pour Bradley, les « faits » ne sont pas donnés comme tels, ils sont le résultat d’une abstraction à partir d’un contexte sensible. Cette abstraction les inscrit dans le domaine de la signification. Dans celui-ci, ils ne se maintiennent pas dans un horizon fixe ; leur sens évolue au fil de l’expérience. Il y a donc un en deçà et un au-delà des faits qui enjoint à ne pas considérer les faits comme la base indéfectible de toute expérience et de toute recherche en vue de former celle-ci. Or, en faisant de l’association d’idées le résultat d’une conjonction de faits, le principe de contiguïté s’inscrit dans une perspective phénoméniste naïve qui fait du « fait » l’instance ultime, méconnaissant le fait que celui-ci est toujours fait et défait au gré de l’expérience. Par ailleurs, cette explication psychologisante qui nous fait sortir de la métaphysique au profit d’une histoire naturelle de l’entendement est incapable de se soutenir elle-même. Ainsi, le fait qu’empiriquement une idée (ou plutôt une sensation) se soit trouvée contiguë à une autre ne peut servir de base à une répétition que pour autant qu’une similarité entre l’état de conscience actuel et un autre état de conscience soit éprouvée et cela ne se peut qu’à partir d’une idée qui serait abstraite des deux états de conscience et qui leur serait commune.

Ainsi, si j’associe le soleil à l’idée de chaleur éprouvée sur ma peau, le fait d’éprouver une chaleur similaire à celle du soleil sur ma peau va me rappeler l’idée du soleil. Ce n’est donc pas la chaleur qui appelle en moi l’idée de soleil, c’est l’abstraction de l’idée de chaleur d’un état de conscience complexe qui rappelle en moi l’idée de soleil associée au contenu d’un état de conscience antérieur. L’association nécessite, outre la répétition, un processus d’idéalisation que la théorie de la contiguïté ne détaille pas. L’insuffisance de la loi de contiguïté à expliquer de par elle-même l’association est d’ailleurs pointée à l’époque de Bradley par les partisans mêmes de la théorie associationniste, qui, faute d’indiquer les processus d’idéalisation à l’oeuvre, notent que le principe de contiguïté doit se compléter par un principe de similarité. Commentant l’ouvrage emblématique de son père, John Stuart Mill montre ainsi que la loi de contiguïté pointe vers la loi de similarité.

Il y a ainsi une loi d’association antérieure à, et présupposée par, la loi de contiguïté : à savoir qu’une sensation tend à rappeler ce qui est appelé une idée d’elle-même, c’est la remémoration d’une sensation similaire, pour peu qu’elle ait déjà été objet d’expérience. […] Il y a, dès lors, une suggestion par ressemblance — un rappel de l’idée de sensation passée par la présence d’une sensation semblable — ce qui non seulement ne dépend pas de l’association par contiguïté, mais est elle-même le fondement dont l’association par contiguïté a besoin pour opérer[41].

Alexander Bain montre, quant à lui, que la loi de contiguïté et celle de similarité se présupposent l’une l’autre. Selon lui, « il ne peut y avoir de contiguïté sans similarité et de similarité sans contiguïté[42] ».

2. La loi de similarité

Si, tout en refusant de prendre en compte le processus d’idéalisation à l’oeuvre dans l’association de deux contenus, on admet que la loi de contiguïté se fonde sur celle de similarité, on ne fait que tomber de Charybde en Scylla pour Bradley, car la similarité présuppose la contiguïté. La similarité implique que l’élément passé soit actuellement coprésent.

La similarité est une relation. Mais c’est une relation qui, à strictement parler, n’existe pas à moins que les deux termes ne soient présents à l’esprit. Des choses peuvent sans doute être les mêmes à certains égards bien que personne ne les voit ; mais elles ne peuvent, au propre, ressembler l’une à l’autre sans traduire l’impression de ressemblance, et elles ne peuvent traduire celle-ci à moins qu’elles ne soient toutes deux présentes à l’esprit[43].

Il y a là un cercle vicieux. La loi de similarité est censée expliquer la coprésence des termes, mais elle présuppose le fait que les termes soient coprésents. Pour Bain et Wilson, Bradley confond ici la similarité comme résultat d’un jugement et la similarité comme oeuvrant dans l’association[44]. Je peux en effet tirer de la comparaison de deux termes une similarité entre eux. Hume faisait d’ailleurs de la ressemblance une relation philosophique, mais il considérait qu’elle pouvait aussi être une relation naturelle. Mais c’est là ce que Bradley conteste sans d’ailleurs prendre la peine de répondre à Bain[45]. Pour Bradley, il ne peut y avoir d’association par similarité que sur fond d’un existant dont on abstrait une caractéristique universelle. Le principe liant est alors la rédintégration[46] et non la similarité. Pour la similarité, la contiguïté n’est qu’une abstraction du principe associatif qu’est la rédintégration. Elle masque le processus universel à l’oeuvre en faisant croire à une liaison entre existants particuliers. Elle présuppose que la réalité psychique puisse être décomposée en faits simples. Or, pour Bradley, de tels faits « simples » ne peuvent exister.

Qu’une présentation actuelle puisse être simple, cela est impossible. Même si elle n’avait pas de caractère interne, elle serait qualifiée par les relations de son environnement[47].

En conclusion, les lois de l’association telles qu’elles sont exprimées par la psychologie associationniste relèvent de l’impression subjective, de l’apparence[48], mais ne résistent pas à une analyse approfondie des présupposés qu’elles mettent en oeuvre. En montrant que l’association d’idées est une association entre deux contenus généraux abstraits d’une situation concrète, la théorie de Bradley permet un développement idéal de l’expérience. En effet, si une association qui valait jusqu’alors ne vaut plus, cela n’est pas dû au simple fait subjectif que j’aurais changé mon ordre de référence factuelle, cela est dû au fait que l’universel (qu’est la réalité) — sur la base duquel l’association entre deux caractéristiques apparaît — est mieux compris[49] et que l’association apparaît comme dépendant d’autres conditions. La nature conditionnelle de l’association se révèle alors.

L’associationnisme apparaît comme la tentative désespérée de lier ensemble ce qu’on a absolument disjoint. On ne peut lier ensemble des éléments radicalement séparés sans présupposer entre eux une communauté d’appartenance[50]. Contre l’arbitraire de lois qui dépendraient seulement de l’expérience subjective et contingente du sujet, Bradley défend l’idée de pensée objective. Il nous indique ainsi que la caractéristique principale de la pensée est l’objectivité et que celle-ci signifie un contrôle exercé par l’objet[51]. La conséquence de cette objectivité de la pensée est sa normativité[52]. C’est la compréhension du réel qui explique l’association et c’est en fonction de cette compréhension que l’association se laisse déterminer. Plus la compréhension du réel derrière l’association est importante, plus l’association sera signifiante.

On peut s’en tenir au domaine de ce qui nous apparaît dans l’expérience immédiate, mais alors on ne peut rien dire de ce qui est réellement, on s’en tient au domaine de l’idiosyncrasie. Pour le philosophe, il faut distinguer la cause factuelle provoquant la reproduction de son fondement essentiel, la mémoire, dont l’activité est idéalisante[53]. La première peut être contingente et subjective, la seconde est objective, elle organise les donnés de l’expérience en un tout unifié qui tend à dépasser l’instanciation subjective de l’expérience immédiate. Il s’agit alors de considérer comment l’association de deux idées, fût-elle machinale, met en oeuvre une logicité de type objective. Il s’agit alors de s’interroger sur le statut des associations d’un point de vue logique.

V. Les relations comme apparences

Locke présentait la relation comme une oeuvre de l’esprit (mind). Par cela, il entendait montrer que le fait que les éléments nous apparaissent liés ne tenait pas à la nature des objets perçus mais était notre fait. Ce caractère qui traverse l’empirisme anglais et est repris par Kant, digne héritier de cette tradition, est au centre de l’idéalisme que Green entend importer en Angleterre. Dans son important article « Can There be a Natural Science of Man ? », il montre clairement que toute pensée est relationnelle[54] et que la relation est le fait de l’esprit humain.

Bradley ne remet pas en cause une telle ligne de pensée, mais il la problématise. Pour Bradley, les relations, considérées comme notre fait, ont un statut externe. Elles ne sont pas fondées sur la nature des termes en relation, mais sur le sujet qui les lie de façon contingente. Pour une telle conception, que Russell qualifiera de « monadique[55] », si on supprime un terme d’une relation, la relation cesse, mais le terme restant n’en est pas affecté. Les termes sont comme des monades qui conservent leur intégrité dans la relation, ce n’est dès lors que d’un point de vue extérieur que la relation apparaît. Une telle vision de la relation, que l’on peut comparer aux rapports qu’entretiennent les monades entre elles chez Leibniz, domine la philosophie empiriste.

Ainsi Locke, dans un exemple particulièrement mal choisi, considère que si un père perd son enfant, il n’en demeure pas moins le père de cet enfant perdu[56]. Certes, sa paternité n’est pas remise en cause, mais dans la mesure où ce père-ci ne se réduit pas à cette qualité formelle là ; ce père-ci est affecté par la perte de cet enfant-là. On sent ici les limites d’une considération monadique des relations qui ne considère pas l’horizon signifiant d’une relation. Ces limites tiennent à ce que l’articulation du that, le fait existentiel et du what, le contenu essentiel, n’a pas été suffisamment réfléchie dans la pensée empiriste de la relation. Que le terme existe indépendamment de la relation est une chose, mais qu’il soit ce qu’il est indépendamment de la relation en est une autre. Or la signification de la relation n’est pas de faire exister des termes pour Bradley, mais de définir ce que sont ceux-ci[57].

Définir ce qu’est une chose par une autre ne peut se faire que si l’on présuppose que les termes ne sont pas sans porte ni fenêtre. Pour Bradley, les termes émanent ainsi toujours d’un contexte plus large qui rend possible la relation[58]. Ainsi, pour Bradley, un père et un enfant ont une commune appartenance à une famille. Si celle-ci est modifiée (par la perte d’un membre), la substance concrète de l’individu « père », qui repose, entre autres, sur une identification idéelle à sa famille, va être affectée. L’identification à un tout concret (ou, du moins, à l’idée que l’on s’en fait) est ce qui pour Bradley rend possible la relation[59]. S’il est vrai que le fait de supprimer un terme dans une relation ne modifie pas directement le terme restant, mais seulement son environnement (ou, du moins, son contexte relationnel), dans la mesure où cet environnement n’est pas contingent, mais définitoire, toute modification agit en fin de compte sur le ou les termes restants. Certes, si le terme restant est abstrait, il ne sera pas directement affecté par la perte, mais son champ définitoire le sera, ne fût-ce que dans la mesure où un prédicat ne pourra plus lui être attribué. Ce n’est qu’en faisant fi de cette totalité idéelle dont les termes et les relations qui les lient sont inférés que les relations apparaissent comme extérieures et contingentes. Mais cette extériorité n’est pour Bradley que le résultat de l’abstraction du tout concret duquel les termes sont inférés.

Pour Bradley, la tradition empiriste présuppose l’abstraction sans la poser, ce faisant elle ne pose pas ses présuppositions et restreint son domaine de signification à une science relative et conditionnelle. Si les termes sont considérés comme des entités indépendantes et autosuffisantes, il n’y a pas à remonter par-delà les termes, par-delà les faits, pour montrer qu’ils sont en fait le résultat d’un processus d’abstraction d’une totalité englobante. L’unité est alors ce que l’on essaye d’atteindre par la relation, mais que l’on ne peut atteindre dès lors que l’on considère les termes comme des monades et les relations comme étant extérieures à celles-ci. Il y a ainsi que le montre Bradley, dans Appearance and Reality, une régression infinie dans le fait de considérer les relations comme quelque chose de délié des propriétés qu’elles lient. Si les relations sont comme un « terme » entre les « termes », alors il nous faut expliquer la liaison de la « relation » aux termes qu’elle lie et ainsi de suite[60]. La construction analytique pour Bradley n’annule pas la division originaire du réel, mais la réplique à l’infini.

On pourrait se demander à cet égard si Bradley dans sa critique des relations extérieures ne substantifie pas la relation pour rejeter plus aisément la théorie. C’est là un point pertinent de la critique que Russell adresse à Bradley. Si l’on suit Russell, rien ne nous oblige à considérer que la relation entre les termes relève d’un statut similaire aux termes, on pourrait ainsi considérer la relation comme une fonction. L’argumentaire de Bradley contre la relation externe qui ne distingue d’ailleurs pas les différents types possibles de relation, mais entend valoir ad hominem pour toute relation, apparaît ainsi discutable, mais cela ne doit pas occulter une critique plus profonde : le fait que des termes indépendants de toute relation soient une abstraction.

À cette critique de l’atomisme qui caractérise tant la tradition empiriste de la psychologie associationniste que la logique russellienne, Bradley ajoute que des relations sans termes ne veulent rien dire. Il est sans doute excessif de réduire à néant une relation sans termes. Mais derrière l’exagération d’un emportement polémique, pointe une vérité intéressante que les détracteurs de Bradley, les pionniers de la philosophie analytiques (Russell et Moore) méconnaissent. Ce qui se fait voir, c’est que la relation est idéelle au sens où son sens déborde toute définition de sa fonction. En d’autres termes, le sens d’une relation est empractique[61], il ne se définit pleinement que dans sa mise en contexte. Ce sont en effet les termes replacés dans leur contexte qui connotent la relation.

Ainsi, pour peu que l’on connaisse le contexte, Hermann Kafka est le père de Franz ne fait pas intervenir le même type de relation que Jean-Jacques Rousseau est le père de 5 enfants. Les relations ne disent ce qu’il en est d’elles-mêmes que pour autant qu’elles se laissent informer par leurs termes, lesquels dépendent d’un contexte dont l’extension maximale n’est autre que l’absolue réalité.

Il y a une infinie régression du sens, le sens des relations dépendant d’autres relations. Mais cette infinie régression n’est pas celle que Bradley décrit dans la partie consacrée aux apparences de son maître ouvrage[62]. La régression infinie ne tient pas ici dans la nécessité d’expliquer le lien d’une relation externe à ses termes, mais tient à la nécessité de déterminer le sens de l’ensemble relationnel par rapport à un contexte qui soit le plus intégratif possible. C’est l’abstraction de la réalité dont le jugement est en quelque façon inféré et non l’externalité de la relation prise comme référence qui appelle une régression infinie. Bradley dit ainsi que tout jugement est conditionnel, car il dépend de conditions qu’il n’énonce pas[63].

Pour mettre fin à cette régression infinie, il faut postuler un tout idéal, un absolu, dont les relations seraient une détermination partielle. Il faut prendre conscience du caractère « auto-transcendant » de tout jugement qui lie des idées. Un jugement ne se détermine pleinement que si les termes qui en lui sont déterminants sont par ailleurs déterminés. Mais comme cette détermination infinie n’est pas possible dans l’immédiateté du jugement, il faut considérer que le jugement ne réfère pas seulement au réel, mais énonce un idéal, quelque chose dont le sens doit se réaliser dans une détermination ultérieure.

Ce n’est que si l’on se cantonne au chapitre sur les relations qu’il semble que le caractère idéal du jugement est expliqué par Bradley en termes de contradiction, sans qu’il apparaisse que celles-ci sont les apparences d’une incomplétude. La démarche bradleyenne est en fait rétorsive dans la première partie d’Appearance and Reality. Il considère que le jugement n’exprime qu’une idée[64] et s’amuse à nous montrer les inconséquences qui consistent à l’analyser, à faire de ses parties — les termes et la relation — des unités autonomes de sens. Ainsi la relation extraite de l’ensemble relationnel, de « la machinerie des termes et des relations », apparaît contradictoire sitôt qu’on veut en faire le sujet d’une réflexion métalinguistique qui morcelle l’unité de la pensée en termes et relations.

Bradley, plutôt que de développer d’emblée l’idéalité de tout jugement, nous montre dans un premier temps les difficultés à penser la relation des termes et des relations. Il montre ainsi que la relation doit à la fois être externe aux termes sinon elle ne relie rien, mais elle doit leur être liée sinon elle ne relie pas. Elle dépend des termes et ceux-ci dépendent de la relation note Bradley[65]. Elle doit tout à la fois maintenir la pluralité des termes et en faire une unité. La relation est donc paradoxale. Ce paradoxe tient, pour Bradley, au fait qu’elle est une apparence. Elle est le fruit d’une pensée (d’entendement) qui abstrait des termes d’une réalité englobante et les lie comme si ces termes indépendants étaient des réels en soi. Les relations sont alors comme l’expression d’un « point de vue contingent (zufällige Ansicht)[66] » qui lie les réels sans que cela ne change quelque chose pour eux. Mais c’est là, pour Bradley, qui vise clairement Herbart, absolutiser des termes qui ne sont que les résultats d’une abstraction. Or des termes sans commune mesure ne peuvent être liés.

En bref, les phénomènes sont des abstractions légitimes, mais ils ne sont pas des réels discrets. […] Et s’ils étaient simplement discrets en et pour eux-mêmes, alors je déclarerais que le problème n’aurait pas de remède possible. L’idée d’un soi ou d’un Ego joignant ensemble de l’extérieur les éléments atomistiques et les attachant ensemble d’une manière miraculeuse non impliquée par leur nature propre est plutôt indéfendable. Ce serait l’addition d’un [élément] discret de plus au chaos des [réels] discrets, et cela les laisserait tous discrets. L’idée selon laquelle quelque chose puisse être transformé de l’extérieur en quelque chose d’autre, que ce soit par un Ego ou par Dieu tout-puissant, paraît tout à fait irrationnelle[67].

Si la liaison entre le jugement et le fait existant auquel il réfère est externe, alors le monde construit double le monde réel. Comme le notait déjà Bradley dans Appearance and Reality, « cette distinction tracée entre le fait et notre manière de le considérer ne fait que redoubler la confusion initiale[68] ». On se retrouve face à ce que Hegel, reprenant le titre d’une pièce de Tieck, fustigeait sous le terme de « monde renversé », dans un chapitre de sa Phénoménologie. L’idée plus globale de la Phénoménologie est d’ailleurs assez proche ici. Le phénoménisme, s’il est valable en psychologie, doit, pour Bradley, se transformer en phénoménologie[69], c’est-à-dire que ce qui apparaît à l’esprit doit être considéré comme une apparence dont il faut rendre compte du caractère contradictoire, ce que l’on ne peut faire qu’à partir de la totalité postulée que serait la réalité. Le matérialisme qui fait de la matière un quelque chose indépendamment de notre manière de le connaître est clairement critiqué par Bradley[70] qui, sur ce point, rejoint l’immatérialisme de Berkeley. Mais sa position ne se réduit pas pour autant à un phénoménisme dans la mesure où le réel ne se réduit pas à ses apparences, mais indique, à travers le caractère contradictoire de celles-ci, ce en quoi il peut et doit consister.

La genèse empirique de la relation dans la psychologie associationniste est déconstruite par Bradley qui reconstruit la relation non pas à partir de donnés isolés, mais à partir de l’illusion d’un donné isolé, de l’illusion d’une qualité première qui serait comme une idée simple[71] ; de sorte que sa critique ne consiste pas à substituer sa philosophie à l’empirisme, mais à en faire une sorte de « métacritique », qui fait du caractère illusoire du fondement de l’empirisme, le fondement d’un système phénoménologique. Les illusions de l’empirisme sont ainsi les apparences à travers lesquelles Bradley essaye de faire transparaître l’absolu qu’est le réel pris en sa totalité.

En poursuivant l’idée de construire une théorie à même d’expliquer le réel et de la sorte de nous prémunir de l’erreur et de l’illusion, Bradley s’inscrit dans les préoccupations de la tradition empiriste, en particulier en ce qui regarde le concept d’illusion. Celle-ci n’est plus le fait du diable[72] ou d’un quelconque « malin génie », elle est désenchantée à l’instar du monde des sciences modernes. Elle est désormais le fait d’un mauvais usage de l’entendement. Il s’agit dès lors, à l’instar de Bacon qui ouvre la tradition empiriste, de combattre les idoles de l’esprit (idola mentis).

En cela, Bradley reprend pleinement l’héritage critique de la philosophie empiriste au même titre que Kant, qui peut se lire dans la continuité de l’empirisme dont il reprend certains problèmes qu’il entend solutionner. Le détour par les influences allemandes est donc moins une fuite hors de la tradition empiriste qu’une entreprise visant à réformer certains de ses fondements contredisant l’expérience.

Ainsi, c’est en regard du critère empiriste de l’expérience que Bradley remet en cause la distinction entre qualité première et qualité seconde qui charpente l’oeuvre de Locke[73]. Bradley montre à cet égard, et c’est là le point de départ d’Appearance and Reality, que les qualités premières ne sont pas simples, mais toujours déjà en relation. La distinction entre qualité première et seconde tombe alors à l’eau. Toute qualité présuppose une relation. Il n’y a donc pas de fait donné dont on peut partir, tout fait est toujours dépendant d’un ensemble relationnel. Mais, comme la relation ne peut se définir indépendamment des termes qu’elle lie, on est conduit au cercle vicieux suivant lequel les relations dépendent des termes et les termes, des relations. On ne peut sortir de ce cercle qu’en assignant à ce qui constitue « la machinerie des termes et des relations[74] » le statut d’apparence.

À l’instar de l’apparence transcendantale chez Kant[75], l’apparence est ici inévitable[76] pour Bradley. On ne peut lui substituer un savoir du réel, mais on peut désamorcer les illusions qui en découlent en circonscrivant la vérité d’une qualité à l’ensemble et au degré d’harmonisation des relations qu’elle prend en compte. On est alors conduit à faire de la vérité une question d’extension et de compréhension. Plus une chose sera vraie, moins elle devra être modifiée pour valoir comme système englobant tout, y compris la relation du sujet connaissant au réel[77].

Conclusion

L’association d’idées se répand à la suite de Hume dans le monde anglo-saxon. Si, avec Hartley, Mill et Bain, ses lois varient, la centralité de l’association d’idées eu égard aux théories empiristes de la connaissance n’en demeure pas moindre. Quand Bradley, le chef de file de l’idéalisme anglais, soucieux de régler les problèmes dans lesquels la philosophie de l’Angleterre victorienne serait empêtrée, s’attaque à la tradition empiriste, il fait de la critique de l’associationnisme un thème majeur. Il considère à cet égard que Hume commet une double erreur, celle de croire que les idées sont des donnés particuliers et que ceux-ci se lient de façon externe[78]. C’est ainsi l’atomisme psychologique et l’externalité des relations que Bradley critique.

La philosophie de Bradley, loin d’être une parenthèse idéaliste dans la philosophie anglo-saxonne, peut ainsi se lire comme une tentative de déconstruction de ce sur quoi repose l’empirisme — un atomisme de la perception et une conception externaliste des relations[79]. Dans la mesure où la théorie associationniste britannique donne implicitement un statut principiel à ces deux dimensions, elle retient l’attention de Bradley. Celui-ci ne critique pas seulement la théorie de l’association d’idées, il la reconstruit à travers une conception « rédintégrative » de l’association qui emprunte ses fondements à la philosophie hégélienne de l’esprit subjectif.

Le terme de déconstruction, que forge Derrida, correspond bien à mon sens à ce que Bradley tente de faire. Il cherche en effet l’impensé de l’empirisme, ce sur quoi repose sa pensée et montre que si l’on change la teneur de l’expérience immédiate, que l’on substitue un fond uni à l’atomisme présupposé par la théorie empiriste de l’association d’idées, on obtient un système qui se configure différemment. Bradley montre ainsi que les éléments composant la théorie de l’association ne se comprennent que par rapport à un tout senti qui les précède et les sous-tend.

La mémoire intériorise les différents états de ce flux sous la forme de totalités idéalisées, lesquelles sont reproduites à l’occasion de la caractérisation d’un tout senti. L’universalisation qui résulte de l’idéalisation constitue le cadre et les marges de la tradition empiriste que Bradley entend poursuivre à sa façon en l’ouvrant à l’apport de l’idéalisme.

La tradition empiriste ferait de l’univers fragmenté de la pensée relationnelle le point de départ, elle ne pourrait construire aucun tout viable, car elle reposerait sans le savoir sur la destruction d’une totalité initiale, la totalité sentie. En montrant que les pensées relationnelles sont les apparences d’une totalité initiale, en déconstruisant la prétention à l’absoluité de jugements partiels, Bradley contribue à repenser la totalité perdue. À défaut de pouvoir la construire par une méthode dialectique à la façon d’un Hegel, il en indique du moins l’horizon. Il fonde de la sorte un holisme sémantique et tend vers l’établissement d’un monisme. Celui-ci, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’est pas un « monisme facile et bon marché[80] », mais un monisme normatif, dont la fonction est négative. S’il refuse l’autosuffisance de termes indépendants[81] et montre le problème de toute prédication finie[82], Bradley ne montre pas pour autant comment leur unité doit être pensée[83]. À ce titre Bradley prend ses distances par rapport à la « conscience parfaite » que nous donnerait le système hégélien. Il se situe quelque part entre Hegel et Kant[84].

Son positionnement permet de déconstruire une métaphysique qui se base sur un atomisme et une conception externaliste des relations. Une telle conception semble correspondre à l’empirisme de Locke, mais celui-ci ne traite qu’incidemment le thème de l’association d’idées. Faut-il dès lors considérer que la question de l’association est une cible boiteuse ?

La centralité de l’association d’idées n’apparaît qu’avec Hume, mais le but de celui-ci n’est pas de construire la connaissance sur la base d’idées qu’il s’agirait de lier extérieurement. Hume considère plutôt que les idées ne sont pas données telles quelles, mais qu’elles sont dérivées de l’impression sensible, de sorte que l’association d’idées est moins le moyen d’une construction par des relations externes d’ensembles signifiants qu’une théorie critique, visant à montrer que l’association n’est que le fruit contingent d’une connexion répétée entre des idées elles-mêmes dérivées d’impressions sensibles. C’est dans le champ d’une analyse régressive et critique, plutôt que dans celui d’une axiomatique constructive que s’inscrit la théorie humienne de l’association d’idées. Hume, même s’il sous-estime probablement les difficultés liées au passage de l’impression sensible aux idées, problème qui est au centre de la philosophie bradleyenne, ne déduit pas la causalité de l’association d’idées, il ne fait que l’expliquer à partir de celle-ci. Il reste ainsi cantonné au domaine d’une psychologie critique et se garde de fonder à partir de ses principes une métaphysique, métaphysique qui conduirait aux travers que Bradley dénonce et que, dans sa critique ad hominem, il associe à tort tant à Hume qu’aux autres représentants de l’école empiriste.

Peut-on se contenter d’un tel non-lieu ? Si l’aspect métaphysique affleure dans les analyses de Bradley, elles n’en résument toutefois pas la teneur. Il nous faut ici faire valoir que, pour Bradley, indépendamment de leur apport à ce qui relève d’un raisonnement valide d’un point de vue logique ou de ce qu’il en est de la réalité d’un point de vue métaphysique, les lois d’association d’idées telles qu’on les retrouve dans l’école empiriste échoueraient d’un point de vue psychologique. Sans envisager la question d’un fondement ultime, le but de la psychologie — expliquer ce que sont des états mentaux et comment ils se succèdent — ne peut être relevé en partant d’un fondement atomistique. L’explication empiriste de l’associationnisme est donc inopérante pour le but qu’elle se donne, donner une explication du passage d’une idée à une autre.

Bradley s’accorde avec l’idée générale d’une conception phénoméniste du psychisme, le fait que d’un point de vue psychologique, on soit confronté à une suite de phénomènes qui constituent autant d’états mentaux. Mais, contre la psychologie analytique, il pense que cette succession se fait sur le fond d’un continuum d’expérience. Hegel, en pensant un universel sous-jacent aux propriétés perçues, aurait fourni le nerf de la critique de Bradley, à savoir le fait que l’association tient entre universels et non entre particuliers. Le défaut de la psychologie de son temps est de croire que dans l’association, il s’agit de lier des propriétés entre elles sans recourir à une chose, un continuum d’expérience, qui les corrèle. Au niveau de la psychologie, un tel fondement ne peut être prouvé absolument, mais il doit être opérant. À défaut d’être prouvé, il est ce sans quoi on ne peut expliquer le psychisme[85].