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Associer « Créativité » et « Globalisation » est un défi et une nécessité auxquels s’attache l’ouvrage édité par Marcus Wagner, Jaume Valls-Pasola et Thierry Burger-Helmchen, « The Global Management of Creativity » ( Routledge, London, 2017). Défi car la créativité est un processus micro-fondé, intrinsèquement contextuel; et la globalisation un phénomène macroéconomique et systémique par essence. Nécessité car transformer une idée en innovation passe par la création d’une nouvelle proposition de valeur, probablement sur des marchés globaux et par ailleurs la diversité d’un monde intégré inspire l’émergence de ces idées.

Cet ouvrage est le résultat d’une collaboration de recherche entre trois unités de recherche : le Bureau d’Economie Théorique et Appliquée (BETA, UMR 7522 – Université de Strasbourg, Université de Lorraine, CNRS) à Strasbourg (France), la chaire « Entrepreneurship » de l’Université de Barcelone, et la chaire « Management, Innovation and International Business » de l’Université d’Augsbourg; cette dernière ayant notamment organisée le séminaire qui a permis la réalisation de ces travaux. L’ouvrage se compose d’un ensemble de neuf chapitres dont l’assemblage riche et cohérent offre une diversité de réponses aux défis d’un management global ou globalisé de la créativité.

Il existe plusieurs grilles de lecture de ces chapitres : entre celles proposées par les éditeurs eux-mêmes : binaire – avec d’une part 5 chapitres sur innovation et créativité, et d’autre part 4 sur le rapport entre culture et créativité; quaternaire – entre ambidextrie, espaces, culture créative et innovation ouverte.

Pour notre part, nous préférons une grille particulière, car derrière une structure assez convenue, il existe une « proposition de valeur » originale de la combinaison de chapitres proposée par cet ouvrage, en filigrane mais pourtant structurante.

Le chapitre 1, « How and when does open innovation affect creativity ? » de E. Schenk, C. Guittard et J. Pénin, pose un premier décor : celui du caractère global (et sans frontière) des processus créatifs et d’innovation – l’ouverture du processus d’innovation comme un facteur structurant de la créativité. Les auteurs font une distinction entre une innovation ouverte comme un simple processus d’allocation des ressources (pour partager – et réduire – coûts et risques), et une innovation ouverte comme processus de co-création de connaissances. Par des études de cas habilement choisis, cette distinction devient particulièrement convaincante.

Les chapitres 2 et 3 sont plus risqués : ils proposent deux cadres d’analyse (« framework ») – l’un pour le management de la co-création des process créatifs globaux, l’autre pour le management de la créativité en utilisant comme outil l’ « intelligence culturelle ». Le premier de ces cadres analytiques, développé par T. Rayna et L. Striukova, s’articule autour de deux dimensions de la co-création : du côté des inputs, les rôles des entreprises et des consommateurs sont soit intégrés soit différenciés; et du coté des outputs, les marchés sont soit de masse ou soit personnalisés. Ce schéma, simple, permet de présenter et d’analyser quatre cas de processus de co-création (Hasbro, Lego, Digits2Widgets, Digital Forming) et d’en préciser les défis en matière de propriété intellectuelle, et de motivation et d’incitation ainsi que de coûts de gestion. M. Rocas et E. Garcià s’attachent, en revanche à construire un cadre analytique permettant d’appréhender la créativité dans un contexte global par la définition des dimensions multiples de l’intelligence culturelle, notamment celles élaborées par Van Dyne et al. (2012). Cette construction rend intelligible les traits communs de la créativité au niveau aussi bien des individus (traits personnels, motivation, langage) que des organisations (leadership, multidisciplinarité des équipes…).

Les deux chapitres suivants inscrivent les processus créatifs dans un espace : celui de l’industrie pour le chapitre 4, de C. Mehouachi, D. Grandadam, P. Cohendet et L. Simon, « Creative capabilities and the regenerative power of creative industries : local and global ingredients »; celui de la cité pour le chapitre 5, de J. Vidaechea et M. Pareja-Eastaway, « Outlining spaces for the emergence and fertilization of creativity : the case of audiovisual festivals in Barcelona ». C. Mehouachi et al., malgré la localisation du cas « Ubisoft » à Montréal, parviennent en fait à régénérer le concept d’« industrie » localisant la créativité collective au niveau de l’industrie et non plus nécessairement d’un territoire. Ils peuvent ainsi construire un cadre analytique des capacités créatives industrielles; dont les ingrédients sont essentiellement deux « middleground » - l’un local, l’autre global. J. Vidaechea et M. Pareja-Eastaway, s’appuyant en partie sur cette approche, définissent, eux, pour une ville (Barcelone) et un domaine d’activités (audio-visuel), un modèle U+3i et sa batterie d’indicateurs pour en apprécier l’importance et les caractéristiques; particulièrement sa créativité. Utilisant deux points de vue différents et deux cas spécifiques, les auteurs de ces deux chapitres proposent en fait un cadre analytique cohérent qui va de l’expression des concepts (parfois revisités comme l’industrie) à sa « mesure ».

Mais la créativité est aussi et surtout un processus individuel; inscrit dans les cultures et les comportements. E. E. Lehmann et N. Seitz dans le chapitre 6 « Creativity and entrepreneurship : culture, subculture and new venture creation » insistent sur le rôle des cultures ou de la culture pour le développement d’un environnement propice à l’entrepreneuriat. Elles influencent les perceptions des opportunités et des risques, elles façonnent les visions et l’ouverture aux idées et modifient l’acceptabilité de la nouveauté. Partant d’une revue des approches de l’entreneurship en sciences économiques (et notamment de Schumpeter 1947), JA. Héraud et E. Muller proposent dans le chapitre 7 « Creativity management : Causation, effectuation and will » de compléter la théorie de l’innovation par l’intégration de l’idée de créativité dans les processus cognitifs qui composent l’innovation. Pour cela, ils analysent comment la créativité contribue à l’innovation : par trois de ses dimensions – la nouveauté, la pertinence et la volonté. L’analyse de la créativité, qu’ils proposent à l’aide de la théorie de l’effectuation de l’entrepreneurship, autorise une ré-interpretation de l’effectuation comme une attitude créative de l’entrepreneur. Les auteurs peuvent ensuite appliquer leur cadre d’analyse à différents niveaux d’analyse : de la décision individuels (“business angels”) aux politiques régionales d’innovation.

Finalement les deux derniers chapitres correspondent à deux études de cas très riches et intéressantes, utilisant des méthodes très différentes mais qui illustrent de manière très appropriée les discussions développées dans les chapitres précédents. Le chapitre 8 de A. Avadikyan et M. Müller « Management of creativity in a large-scale research facility » porte sur le cas d’une infrastructure de recherche, un synchrotron. Cas original qui permet de mettre en évidence comment l’organisation interne et l’implication des communautés externes contribuent au développement d’une plateforme commune. Le chapitre 9, de M. Wagner et W. Zidorn « Ambidexterity as a means of managing creativity globally », par une approche économétrique, analyse lui les stratégies d’exploration et d’exploitation dans l’industrie de biotechnologie. Ils considèrent notamment les proportions souhaitables pour la performance de ces deux activités de nature très différente, toutes les deux nécessaires pour la survie des entreprises. Même si l’approche de ce chapitre diffère énormément des chapitres précédents, il démontre lui aussi que la créativité, ou l’exploration, doit s’intégrer dans les organisations parmi les activités routinières pour contribuer à la performance.

Cet ouvrage, in fine, propose pratiquement autant de cadres analytiques que de chapitres. Il est la démonstration claire que la créativité et son management global sont comme une boule à facettes, qui renvoi autant d’images et de couleurs qu’il y a d’approches. L’ouvrage en fait joue également, et c’est parfois déroutant, sur une ambiguïté entre la globalité résultant de l’ouverture des processus d’innovation (« open innovation »), et rendant nécessaire une approche « globale » du management; et le caractère « globalisé » des processus d’innovation eux-mêmes, induisant la richesse et la complexité de la créativité par la diversité culturelle des acteurs impliqués.

Pour toutes ces raisons, la lecture de ces chapitres, pris dans leur ensemble ou individuellement, est d’un grand intérêt; source d’inspirations pour le lecteur qu’il soit chercheur ou praticien.