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Dans la tradition westminstérienne, l’organisation publique implique une relation hiérarchique entre une fonction publique reconnue neutre et professionnelle (Cooper, 2015; Goodnow, 1900; Dawson, 1929; Hood, 2001; Furi, 2008; Heintzman, 2013) et des gouvernants politiques reconnus comme leaders et décideurs (Bowornwathana et Poochaoren, 2010). Les ministres sont appelés à rendre des comptes publiquement des effets du travail des fonctionnaires. Le sous-ministre est reconnu comme premier fonctionnaire, partant comme premier gestionnaire public de son ministère. Situés en position d’interface entre l’« appareil public » et les gouvernants politiques, les sous-ministres (SM) québécois et canadiens sont réputés être neutres politiquement et loyaux envers le gouvernement. En effet, tant au Québec qu’au Canada, les dispositions légales et éthiques prévoient que le sous-ministre exerce une gestion efficace de son ministère, qu’il fasse preuve de neutralité politique, de loyauté envers l’autorité constituée et qu’il exerce son devoir d’avis éclairé envers son ministre en matière de politiques publiques et sur « la gestion de tout son portefeuille. »[2][3][4]

Par ailleurs, Dans le Guide du ministre et du sous-ministre d’État (Gouvernement du Canada, 2011), on indique clairement les obligations du ministre (p. V et VI) :

L’une de vos tâches essentielles est de veiller à la gestion saine et entièrement intègre de votre ministère et de votre portefeuille en tenant compte scrupuleusement des devoirs, fonctions et pouvoirs particuliers que vous accordent la loi et les conventions. Pour cela, et pour tout le reste, votre sous-ministre demeure votre principale source de soutien au sein de la fonction publique. Vous devriez faire appel à cette dernière sans hésitation. Elle vous offre un soutien professionnel et impartial dans l’exercice de vos pouvoirs, devoirs et fonctions, notamment par l’intermédiaire des pouvoirs délégués. Parallèlement, vous devez veiller à ce que ni vous ni votre personnel ne cherche à faire sortir les fonctionnaires de leur rôle approprié et impartial. »

Ainsi, les textes légaux et pratiques concernant les ministres et les sous-ministres, stipulent clairement une séparation des rôles et responsabilités entre le politique et l’administratif. Néanmoins, à l’heure actuelle, on dénote une tendance à la ‘politisation’ de la fonction administrative, laquelle correspond à une volonté des cabinets politiques pour une meilleure réactivité politique de la part des SM et des fonctionnaires (Cooper, 2015; Visscher et Salomonsen, 2012; Bourgault et van Dorpe, 2013), de sorte à favoriser une information ou des décisions politiques rapides et éclairées. De fait, si la fonction de SM et les responsabilités afférentes font l’objet de textes légaux et administratifs, incluant un guide québécois sur le profil de compétences des SM (Secrétariat aux emplois supérieurs, 2014), tous concernent les tâches, compétences ou qualités d’un SM, mais aucun ne concerne les bonnes pratiques des SM à l’interface politico-administrative. Cette étude s’intéresse donc à surmonter cette dichotomie apparente entre le principe consacré de la séparation politico-administrative et la réalité qui implique de conjuguer les deux mondes. Nous nous sommes alors posé la question suivante.

Entre la tradition et l’obligation légale et éthique de neutralité politique des sous-ministres et une réactivité pour répondre aux volontés politiques, quelles sont les meilleures pratiques des sous-ministres et qui répondent aux enjeux politico-administratifs à cette interface tout en mettant le service public au coeur de la relation ?

La, ou les réponses à cette question revêtent à la fois une importance théorique et empirique. Sur le plan théorique, cette étude permettra une mise à l’épreuve des résultats de Baron (2007) et de Baron et Cayer (2010) sur la pensée post-conventionnelle des gestionnaires publics, et elle permettra une meilleure connaissance des caractéristiques de pratique des gestionnaires d’interface que sont les SM entre les mondes politiques et administratifs ou managériaux. Ce faisant, elle constitue une réponse au fait que si la littérature s’intéresse soit au principe de la séparation politico-administrative, soit à un phénomène de politisation de la fonction, le management stratégique à l’interface permet de conjuguer les deux mondes. Sur le plan empirique, elle permet de mieux comprendre les pratiques stratégiques jugées exemplaires pour les sous-ministres dont le rôle consiste à faire le pont entre les mondes politique et administratif. Sur le plan empirique, elle permettra de mieux comprendre les pratiques stratégiques jugées exemplaires pour les sous-ministres dont le rôle consiste à faire le pont entre les mondes politiques et administratif.

L’article se divise en cinq parties. La première effectue une revue de la littérature sur les relations politico-administratives mettant en lumière la mouvance de la fonction de sous-ministre entre une tradition d’expertise et de neutralité et une tendance contemporaine vers une réactivité politique plus grande de la fonction. Ces perspectives sont à la fois distinctes et reliées entre elles sur le plan des enjeux de la relation politico-administrative, mais dont la continuité fonctionnelle demeure floue. Pour tenter d’atténuer ce flou fonctionnel entre tradition et contemporanéité, la seconde partie introduit un cadre conceptuel puisant à la fois dans le champ de la psychologie de gestion et celui du management stratégique. Afin d’agir stratégiquement à l’interface de sorte à conjuguer les enjeux administratifs et les enjeux politiques pour une action publique qui tienne compte à la fois des volontés politiques et de la faisabilité légale et administrative, le SM peut exercer quatre types de pouvoir associés à une pensée de niveau stratégique chez les gestionnaires : statutaire, personnel, de leadership, et d’influence (inspiré de Cook-Greuter, 2004; Baron, 2007; Baron et Cayer, 2010).

La méthodologie, présentée en troisième partie, en est une d’analyse de cas. Nous présentons nos résultats en quatrième partie sous la forme d’un cadre de compréhension des meilleures pratiques des SM à l’interface politico-administrative, cadre réparti en quatre tableaux principaux présentant les quatre pivots de la relation politico-administrative.

Une discussion suit sur les implications pratiques et théoriques de nos résultats. Sur le plan pratique, le principe de séparation politico-administrative est vu comme principe démocratique essentiel, mais également comme zone grise, et qu’il importe de mieux connaître les meilleures pratiques à l’interface. Sur le plan théorique, nous avons ouvert une« boîte noire », celle de l’interface politico-administrative du rôle et du management stratégique afférent à la charge de sous-ministre en éclairant des pratiques de nature exemplaires quant à la conjugaison des volontés politiques et des solutions managériales. En psychologie de gestion, nous en arrivons à nuancer deux des quatre types de pouvoir dans la perspective développementale du gestionnaire. Cela nous amène à conclure également qu’il n’y aurait pas de new public service bargain dans la mesure où le SM est en mesure d’assurer les devoirs de sa charge dans les règles de l’art, ce qui implique un sens du management stratégique. De plus, nous proposons un cadre compréhensif et analytique et du management d’interface des gestionnaires publics, cadre pouvant être utilisé tant dans une perspective pratique que pour de futures recherches. En conclusion, les limites de la recherche sont exposées et des perspectives de recherche sont proposées.

Les relations politico-administratives en question

la tradition d’expertise, de neutralité et de loyauté

De tradition, les liens politico-administratifs renvoient au principe reconnu et admis de la séparation des pouvoirs politique et administratif (Svara, 2001, 2006; Sossin, 2005, 2006 cité par Heintzman, 2013; Peters, 2009; Heintzman, 2013). Une fonction publique professionnelle, neutre et intègre dont les premiers gestionnaires sont représentés par les sous-ministres dans les systèmes westministériens était garante des valeurs fondamentales d’équité, de rationalité et d’efficacité par une gestion basée sur les règles et les normes légales. Le rôle traditionnel des sous-ministres était d’assurer une continuité de l’action publique via l’appareil d’État tout en assurant les liens nécessaires avec le gouvernement du jour (Cooper, 2015) et cela avec loyauté et dans l’anonymat (Bourgault et Van Dorpe (2013).

Top civil servants, acting as mandates, relays, and leaders, link public service to the political system, and offer diverse contributions depending on their expected role (Aberbach et al., 1982) and professional identity.

Bourgault et Van Dorpe, 2013

Des avis non biaisés et francs dans l’optique du maintien des valeurs traditionnelles du service public (Cooper, 2015) étaient au coeur du travail des sous-ministres pour préparer les politiques ministérielles (Van Dorpe et Horton, 2011) et ceux-ci jouaient aussi le rôle anonyme de ‘Mrs. Fixits for their minister’ (Treakson, 1999 cité par Van Dorpe et Horton, 2011). En échange de services loyaux et compétents au gouvernement, le haut-fonctionnaire était sélectionné au mérite, avait la confiance du ministre et obtenait une permanence d’emploi (Hansen et al., 2012).

In terms of competency top civil servants were predominantly technical specialists when entering their careers, evolving gradually towards ‘statesmen in disguise’.

Bourgault et Van Dorpe, 2013, p. 54

Toutefois, avec le nouveau management public (NMP), le rôle de coordination politico-administrative se serait accru pour les sous-ministres dont les avis politiques seraient moins importants maintenant que le management nécessaire à la prestation des services publics (Hansen et al., 2012; Hindeghem et Van Dorpe, 2012, p. 13).

. … un new public service bargain ?

Le principe de la responsabilité ministérielle, afférent au système politique de type westminstérien, place les ministres aux premières loges des médias lorsque des ratés dans la gestion publique suscitent l’intérêt journalistique. S’ensuivrait une tendance vers la managérialisation du travail ministériel (Facal et Mazouz, 2013) créant parfois une confusion entre les rôles politiques et de gestion et mettant à mal le principe de la séparation du politique et de l’administratif (Svara, 1998, 2001, 2006; Aucoin, 2012).

Par ailleurs, la valorisation du modèle canadien et québécois d’une fonction publique professionnelle et neutre politiquement (Aucoin, 2006), apte à maintenir sa neutralité et n’ayant pas à subir l’intrusion du politique dans sa sphère d’action (Bourgault et Savoie, 2009), est une préoccupation qui va s’accentuant en gouvernance publique (Aucoin, 2012). On décèle néanmoins une pression à la politisation des hauts-fonctionnaires que d’aucuns souhaiteraient davantage au service de l’agenda gouvernemental (responsiveness to the government’s agenda) (Cooper, 2015).

From what we have learned, there is a need to recruit a new type of top official embracing several elements, observed in all cases : a decrease in law and technical expertise for the job; greater manager-leader competencies; a capacity to cope with the increasing role of the political center (accompanied by more administrative accountability); a greater sensitivity to governmental political agendas; a new role of policy advisor; a capacity to envision and cope government-wide; and a greater degree of attention paid to service delivery.

Bourgault et Van Dorpe, 2013, p. 63

Bourgault et Van Dorpe (2013, p. 52 et 59) voient cinq rôles que jouent les sous-ministres canadiens : leader-gestionnaire, bureaucrate (gardien de l’intérêt public face aux projets politiques, p. 59), professionnel, leader et aviseur politique, ce dernier rôle leur semblant le plus important. Visscher et Salomonsen (2012), ajoutent toutefois l’intervention des conseillers politiques en cabinet ministériel : les relations politico-administratives entre un ministre, ses conseillers politiques et son sous-ministre dépendent de différences fonctionnelles et du niveau de coopération ou de conflit entre les personnes. Pour eux, trois facteurs entrent en ligne de compte dans leur relation : les intérêts de chacun, les règles institutionnelles et leurs compétences respectives (p.71). Pour Hustedt et Salomonsen (2014, p. 748), la réactivité implique un plein accès du ministre à l’expertise et aux compétences des fonctionnaires. Toutefois, certains notent une résistance des SM à la politisation, vue comme la capacité à réaliser l’agenda gouvernemental plutôt qu’à assurer un service public qui tienne compte à la fois de l’agenda politique gouvernemental et du service public dans ce dernier cas (Cooper, 2015). On note également une politisation lorsque les conseils des sous-ministres sont filtrés par le conseiller politique en cabinet : l’avis du sous-ministre serait alors subordonné à celui du personnel en cabinet (Visscher et Salomonsen, 2012).

En fait, la notion de « politisation » revêt au moins deux significations : la première réfère à la conception institutionnelle de la fonction de sous-ministre avec sa volonté et sa capacité à exercer sa fonction de conseil auprès du gouvernement avec compétence, loyauté, et de manière neutre (Eichbaum & Shaw, 2008, Mulgan, 2007, et Saint-Martin, 2003, cités par Cooper, 2015, p. 3). Cette conception fait appel au sens politique du sous-ministre, à sa capacité à comprendre les enjeux politiques. La seconde signification du terme « politisation » réfère aux standards professionnels d’un poste administratif octroyé par contrat (Dahlström & Niklasson, 2003, et Page et Wright, 1999, cités dans Cooper, 2015, p. 3; Van Dorpe et Horton, 2011), ce qui impliquerait d’abord une loyauté envers le patron et qui annulerait le modèle traditionnel d’une carrière de sous-ministre (Van Dorpe et Horton, 2015).

Hustedt et Salomonsen (2014) nuancent le propos en précisant qu’il y a différentes conceptions de la politisation et qu’ils voient, quant à eux, trois mécanismes de politisation ayant pour but de renforcer la réactivité politique de la bureaucratie ministérielle : formel, fonctionnel et administratif. Le processus formel de politisation se fait via le recrutement de hauts fonctionnaires et du personnel politique. Demeure cependant la question de savoir si cela reflète l’adhésion partisane, une professionnalisation ou une personnalisation dans le choix du personnel politique (Mulgan, 2007, cité par Hustedt et Salomonsen, 2014, p. 749).

Le processus fonctionnel de politisation implique une division du travail entre le politique et l’administratif; le sous-ministre, sans nécessairement être partisan, démontre une compréhension des enjeux politiques : « … hence, the permanent civil service is required to have knowledge of ‘how the politics works’ to supplement their neutral competencies and to assist in navigating politcaly risky situations » (Hood et Lodge, 2006, p.102 cité par Hustedt et Salomonsen ( 2014, p.750). En complément, une meilleure compréhension de la perspective bureaucratique, notamment en termes de rôles, de tâches et de ce qui motive les fonctionnaires, pourrait aider les gouvernants dans la réalisation des réformes (Gains et John, 2010).

Le processus administratif de politisation réfère, quant à lui, à l’« intrusion » du personnel politique dans la sphère administrative soit en agissant comme intermédiaire entre le sous-ministre et le ministre, soit en teintant d’un aspect partisan les avis du sous-ministre (voir aussi Van Dorpe et Horton, 2011). Les résultats de la recherche de Hustedt et Salomonsen (2014) indiquent que le processus fonctionnel de politisation peut faire contrepoids au processus administratif de politisation. Par ailleurs, une formalisation du recrutement et des comportements attendus du personnel politique s’avèrerait une réponse institutionnelle aux critiques et une façon de protéger les valeurs bureaucratiques fondamentales de service public (id, p.761).

Dans plusieurs cas, le rôle des conseillers, politiques et autres, s’est accru suite à une augmentation des sources d’influence (électorale et médiatique), des besoins plus grands de coordination, de contrôle et de réactivité plus grande, et quant au sentiment de certitude sur la loyauté, voire parfois sur un engagement personnel envers les objectifs politiques (Connaughton, Sootla et Peters, 2008, et Peters, Rhodes et Wright, 2000, cités dans Connaughton, 2015). Certains y voient une intrusion institutionnelle qui met à mal le principe sacré de la séparation politico-administrative (Cooper, 2015), alors que d’autres y voient une tendance forte qui redéfinit le public service bargain (Bourgault et Van Dorpe, 2013; de Visscher et Salomonsen, 2012; Hondeghem, A.; K. Van Dorpe, 2012; Van Dorpe et Horton, 2011), et qui enlèverait plutôt le « déguisement » que ce principe constitue, en réalité (Van Dorpe et Horton, 2011).

En somme, ce qui ressort de la littérature, c’est que si ce principe de la séparation politico-administrative est largement reconnu comme nécessaire dans la lettre pour fonder une administration publique neutre et professionnelle (Goodnow, 1900; Dawson, 1929; Hood, 2001; Furi, 2008; Heintzman, 2013; Aucoin, 1990; Waterman, Rouse et Wright, 1998; Lynn, 2001, Peters, 2013), son application requiert de mieux jauger et définir les rapports d’interface entre le politique et l’administratif (Rosenbloom, 1983; Giauque et al., 2009; Kaufmann, 1969; Svara, 2001; Svara, 1998, 2001). Si la littérature dénote une tendance à une politisation de la fonction de sous-ministres pour plus de réactivité politique de l’appareil public ainsi qu’un mouvement de résistance institutionnelle en faveur de la neutralité de la fonction des SM, elle ne discute pas de la relation d’interface comme telle. La notion de « déguisement » qui opposerait une neutralité partisane à une compréhension politique de la part des SM, illustre une perspective dichotomique et une méconnaissance du rôle stratégique des SM à l’interface politico-administrative.

Le rôle stratégique des gestionnaires publics

. … une mise en contexte

Au Québec, comme ailleurs dans le monde, les fonctions publiques connaissent une période de décroissance accompagnée d’une volonté politique de revitalisation de l’action publique. Le contexte des finances publiques qualifié de difficile et une volonté de moderniser l’ « appareil public » militent en faveur de gestionnaires responsables (Bernard, 1992) et encore plus compétents (Maltais et Mazouz, 2004; Mazouz, 2008; Hur et al, 2011). Depuis une trentaine d’années, les gestionnaires publics sont davantage redevables de leur gestion (Bernard, 1992) et des résultats obtenus (Report of the National Performance Review, 1993; Mazouz, 2008; Maltais et Mazouz, 2004), cela allant désormais de pair avec l’obligation de gérer stratégiquement (Loi sur l’administration publique (LAP : L.R.Q. C. A-6.01). Les exigences en termes de résultats, dans le cadre de la Loi sur l’administration publique, combinées à une volonté de moderniser l’administration publique, invitent, sinon obligent, les gestionnaires publics à penser et à agir stratégiquement en regard du bien et de l’intérêt publics. Son rôle de gestionnaire d’interface fait du SM un stratège puisqu’il a à agir stratégiquement, c’est-à-dire à mettre en place ou à activer les moyens et ressources en fonction d’un objectif, et cela en complémentarité avec les autres acteurs, politiques et fonctionnaires, de son système d’action publique (Giauque et al., 2009) qui ont également leurs propres enjeux. Nous nous éloignons ici de la perspective hiérarchique traditionnelle où le politique décide et l’administratif exécute pour adopter celle, plus actuelle, où les acteurs politiques et administratifs sont complémentaires mais se doivent de respecter la zone de compétence et de responsabilité de chacun et où les valeurs professionnelles et d’intégrité des gestionnaires publics sont admises et respectées (Rosenbloom, 1983; Kernaghan, 2000, 2011; Denhardt et Campbel, 2006, Peters, 2013; Bartoli, 2008).

La pensée stratégique chez les gestionnaires

En prenant appui sur les travaux de Cook-Greuter (2004)[5] dans le domaine de la psychologie développementale, Baron (2007) et Baron et Cayer (2010) ont étudié la pensée stratégique des gestionnaires publics et ont caractérisé par la suite leurs stades de pensée de la façon suivante :

  • le stade pré-conventionnel, qui correspond davantage à un comportement opportuniste chez les gestionnaires motivés davantage par leurs besoins personnels (4,5 % de l’échantillon de Cook-Greuter);

  • le stade conventionnel, qui regroupe des gestionnaires centrés sur les normes, les procédures, l’efficacité du système organisationnel (77,5 %);

  • et le stade post-conventionnel qui regroupe des gestionnaires ayant une pensée stratégique (18,2 %) caractérisée notamment par une capacité à :

    • questionner les normes et façons de faire

    • (re)cadrer les situations

    • interagir pour une meilleure prise de conscience de la réalité

    • se transformer et transformer les autres

    • agir avec intégrité

    • avoir de la vision

    • pratiquer le leadership.

Leur étude montre qu’un gestionnaire stratège a atteint un stade post-conventionnel de son action managériale quand il est apte à exercer quatre formes de pouvoir qu’ils définissent comme suit :

Le pouvoir personnel renvoie « à la capacité et à la légitimité que l’on se reconnaît d’agir en fonction de ses besoins et non de prescriptions sociales tacites et/ou intériorisées » [volontarisme versus déterminisme] (Baron, 2007, p.110; voir aussi Goleman, 2004).

Le pouvoir lié au leadership renvoie à « la capacité à transformer les façons de voir, de penser et d’agir de son groupe pour qu’il s’adapte de façon créative aux défis qui lui échoient » (Baron, 2007, p.110; voir aussi Bass, 1985; Andersen, 2006; Paarlberg et Lavigna, 2010; Trottier et al., 2008; Wright et Pandey, 2009);

Le pouvoir statutaire, renvoie « à la capacité et à la légitimité d’agir pour atteindre des objectifs organisationnels prédéterminés » (Baron, 2007, p.110).

Le pouvoir d’influence[6], correspond à la fois au sens politique du sous-ministre, vu comme la « capacité à saisir les occasions de changement et à s’arrimer avec des acteurs influents pour veiller sur l’intégrité et le développement des systèmes » (Baron, 2007, p.111); il correspond également à son sens stratégique vu comme la capacité à comprendre tous les enjeux en présence et à diriger et coordonner des actions pour atteindre un objectif supérieur commun (voir aussi Mintzberg, 2003; Goleman, 2004; Weiss et Molinaro, 2005; Maxwell, 2007). Ainsi, son pouvoir d’influence ne se réduit pas au calcul politique mais cherche à satisfaire le bien commun (sens de l’État).

La conscience et la pratique adaptée de ces quatre types de pouvoir dénote une pensée post-conventionnelle en psychologie développementale de gestion et qui rend apte à un niveau stratégique de pensée et d’action.

La notion de meilleures pratiques

Dans la littérature, deux grandes approches caractérisent la notion de meilleures pratiques : l’approche normative et l’approche managériale. Dans l’approche normative, les meilleures pratiques font l’objet de lois (Edgar et Geare, 2007), de cadre de gestion (Melpomeni et al., 2013), ou encore de codes de conduite (Svensson et Wood, 2004). Cette approche réfère soit à des pratiques avérées comme étant les meilleures suite à leurs multiples expérimentations qui leur confèrent un caractère probant (cas des accréditations par les organismes d’agrément, par exemple) ou encore de pratiques qu’on souhaite standardiser (cas des codes éthiques et déontologiques ou encore de directives écrites qui servent de cadre de gestion).

La seconde approche est de nature managériale et implique des changements de comportements plutôt que des normes à respecter : des pratique d’embauche (Watson, 2004), de contrôle de gestion ou de collaboration (Blomgren et al., 2005; Wear, 2015), ou encore de pratiques de gestion pour attirer et retenir les personnes les plus compétentes (Lavigna, 2002), pour mentionner quelques exemples. Avec cette approche, il s’agit moins d’activités mécanistes parce que normées comme dans la première approche, mais de comportements qui font appel davantage à l’expérience, au jugement et aux compétences et capacités personnelles pour gérer des situations dynamiques. Cette dernière approche n’est pas arbitraire pour autant car elle n’empêche pas l’utilisation de règles ou de normes comme outils de travail; ce ne sont toutefois pas les normes qui dictent la conduite principale, mais les pratiques connues comme les meilleures en fonction d’une performance souhaitée. Autrement dit, un gestionnaire dispose d’une latitude en management (leadership, communication, conduite et gestion du changement, stratégie, etc.) bien que la plupart des activités opérationnelles puissent être normées. Nous retenons ici la notion de meilleures pratiques au sens managérial, laquelle correspond au sens donné par les répondants.

Le schéma suivant permet de résumer le cadre conceptuel proposé :

sChÉma 1

Les meilleures pratiques à l’interface politico-administrative

Les meilleures pratiques à l’interface politico-administrative

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Deux propositions de recherche découlent de ce cadre conceptuel : la première est qu’il est possible de déceler des meilleures pratiques des SM à l’interface politico-administrative, qui leur permettent de conjuguer la volonté politique et les solutions de gestion pour une perspective complémentaire et stratégique de l’action publique. La seconde est que, pour réaliser la première, le sous-ministre possède d’abord une pensée de niveau stratégique et, comme gestionnaire d’interface, pratique en les conjuguant les quatre types de pouvoirs capacitaires.

Méthodologie

Pour cette étude, nous avons utilisé une approche en théorisation inductive qui privilégie les études de cas tout en étant de type analytique (George et Bennett, 2005, p.240). Cette méthodologie sied particulièrement aux études exploratoires visant à identifier les composantes de base qui peuvent éventuellement expliquer, individuellement ou conjointement, une variable indépendante d’intérêt, en l’occurrence le comportement stratégique à l’interface politico-administrative. Ainsi, le choix de la théorisation inductive est conséquente du problème à l’étude, soit le rôle stratégique des SM comme gestionnaires d’interface dont l’expérience et la pratique sont encore peu connues et ne se prête pas, pour l’instant du moins, à d’éventuels test d’hypothèses mais davantage à une connaissance progressive par apprentissage via la médiation cognitive des répondants; ce faisant, et bien que l’analyse se base en partie sur des études sur la psychologie développementale des gestionnaires, le caractère exploratoire de l’étude se prête à une validité contextuelle et n’a pas de visée de certitude, mais de compréhension et d’utilité pratique (Locke, 2007; Lavigna, 2002).

L’analyse comparative de différents cas d’un phénomène peut permettre aux chercheurs de préciser les conditions qui accroîtraient la vraisemblance d’atteindre un résultat supposé (George et Bennett, 2005, p.242). Les patrons (patterns) mis en évidence peuvent alors constituer le point de départ implicite d’une théorie qui devra ensuite être mise à l’épreuve. C’est là en soi sa limite, car la théorisation par induction ne peut prétendre élargir les résultats de l’analyse initiale à un univers plus vaste sans maturation par des phases subséquentes d’études de cas en nombre plus important et comportant des variations de situations et contextes. (idem, p.243).

Nous avons effectué huit entretiens d’une durée totale de 20 heures avec des SM à la retraite. La majorité d’entre eux ont fait carrière dans la haute fonction publique québécoise sur plus de 20 ans, dans plusieurs ministères, et sous divers gouvernements. L’échantillon a été puisé dans une population de SM retraités mais dont quatre d’entre eux poursuivaient des activités de conseil auprès de la haute fonction publique québécoise. Ce choix d’ex-SM de carrière, toujours en lien avec la haute fonction publique via une pratique de conseil, nous donnait à la fois accès à une expérience passée et actuelle. Cette expérience, la diversité des engagements et la disponibilité ont été les principaux critères de sélection, les SM en exercice n’étant que très peu disponibles. Deux ex-ministres, qui poursuivaient des activités en marge de la gouvernance publique, se sont aussi montrés disponibles et ont accepté de participer à l’étude. L’expérience conjointe de ces ex-ministres totalise des responsabilités dans 16 ministères sur une période de 18 ans. Leur contribution nous a permis de recueillir un point de vue à l’extrémité politique de la lorgnette.

Les entrevues ont été orientées par des questions de départ portant sur les particularités des relations entre ministre et SM, les facteurs clés de succès et les difficultés, de même que sur la délimitation de la sphère de responsabilités et de compétences. Ce cadre semi-structuré a aussi permis la discussion de thèmes soulevés par les participants, en rapport avec la gestion d’interface des cabinets politiques, et d’exemples vécus pour les illustrer. L’échantillonnage thématique de cette phase comprend ainsi une trentaine de situations typiques ou d’événements relatés, où les répondants ont tenté d’agir de façon stratégique dans leurs rapports avec le ministre (Fitzgerald et Dopson, 2009).

Pour interpréter ces données, nous avons d’abord procédé à l’identification des cas de gestion d’enjeux d’interface dans chaque entrevue. Par la suite, nous avons classé ces situations jugées typiques par nos répondants en types de pouvoirs, explicites ou sous-jacents. Nous avons ensuite effectué une lecture transversale de ces situations par type de pouvoir, ce qui nous a aussi permis de percevoir des enjeux de gestion d’interface plus génériques auxquels les situations référaient. (Yin, 1994).

Les meilleures pratiques des sous-ministres à l’interface politico-administrative

Fait important à noter, tous nos répondants ont naturellement tenu compte à la fois du principe d’une administration neutre et soucieuse de l’intérêt public, et en même temps clairement réactive à toute volonté politique au sens de trouver des réponses ou des solutions aussi rapidement que possible, mais pas nécessairement en instantané.

Les meilleures pratiques à l’interface politico-administrative dépendent en premier lieu de l’exercice des quatre pouvoirs capacitaires et cela en fonction des enjeux d’interface à la jonction des dimensions politiques et administratives. Quatre pierres angulaires de la relation, comme autant d’enjeux à l’interface, se dégagent : (1) pour des résultats de l’action publique : camper la relation d’interface; (2) la séparation politico-administrative par la complémentarité des rôles : (se) respecter et (se) comprendre; (3) la pertinence de l’action publique : conjuguer les réalités actuelles et pour demain dans l’intérêt public; et (4) l’agilité et la faisabilité des décisions : élever et élargir la pensée pour agir.

Chacun des quatre tableaux suivants détaillent les résultats tout en les schématisant. À noter que dans chacun des tableaux, l’indépendance d’esprit, la force de caractère et une autonomie de pensée (pouvoir personnel ou ontologique) constituent une capacité fondamentale du sous-ministre qui la conjugue avec les autres pouvoirs capacitaires que sont le statut, le leadership et l’influence. À noter également que le tableau 2 met en relation le pouvoir personnel (ou ontologique) du ministre en lien avec celui du sous-ministre.

Pour des résultats de l’action publique : camper la relation d’interface

Au point de départ de la relation entre le ministre, le sous-ministre et les conseillers politiques, il importe de bien camper la relation d’interface en positionnant les rôles respectifs, en établissant une relation de confiance et en clarifiant le rôle du SM en matière d’avis éclairé (leadership ascendant) et en regard de la faisabilité administrative et managériale.

Sur le plan statutaire, le sous-ministre est reconnu comme le premier gestionnaire du ministère et sa zone de compétence touche à la fois le management de l’organisation fonctionnaire et la relation politico-administrative. La conjugaison de la volonté politique avec la faisabilité administrative est essentielle à l’atteinte de résultats. Cela fait de sa fonction un rouage stratégique qui fait appel à son sens du management, notamment par l’exercice d’un leadership descendant (obtenir des résultats) et ascendant (éclairer la décision).

Le premier rôle d’un sous-ministre est assez standard, soit le leadership que les élus attendent généralement de lui. C’est un leadership qui va de haut en bas, et qui signifie pour moi de « livrer la marchandise ». Les élus arrivent avec des orientations, avec des programmes, avec des impératifs, et on s’attend à ce que le sous-ministre traduise cela dans l’action. Il mobilise sa machine administrative derrière les orientations, objectifs, etc. Le sous-ministre est fondamentalement jugé sur son efficacité à livrer la marchandise. Mais je soutiens beaucoup que le sous-ministre a un second type de leadership qui, lui, va de bas en haut, et qu’il doit exercer selon les besoins ou les problématiques.

La notion de résultat est ici entendue comme ceux de l’action publique se situant à la jonction des volontés politiques et de la faisabilité légale ainsi que des capacités managériales et administratives de réalisation. Le leadership ascendant de la part du sous-ministre implique une compréhension simultanée des enjeux politiques, de la faisabilité légale et des capacités administratives et de gestion des fonctionnaires dans une démarche axée sur la solution de la part du sous-ministre. En d’autres termes, il possède et on lui reconnaît la capacité de comprendre les enjeux politiques et administratifs et de les conjuguer dans des solutions adaptées.

On ne peut pas demander à un nouvel élu, souvent parachuté dans des dossiers qu’il connaît plus ou moins bien, d’inventer tout seul les solutions. Il faut que quelqu’un à ses côté (le sous-ministre) lui en propose dans le respect de son pouvoir décisionnel. (…) Idéalement, il s’agit de lui présenter un éventail de choix. À mon avis, il faut présenter deux ou trois choix avec les avantages et les inconvénients de chacun, et aussi avoir analysé les réactions politiques que cela provoquera. Je pense qu’on doit aller jusque-là car, généralement, dans les ministères on connaît nos clientèles; on sait quelle réaction elles auront si on pose tel geste. Cela, il faut le dire au ministre. Dire l’heure juste à son ministre, pour moi c’est un absolu. On ne joue pas avec ça.

Pour des résultats de l’action publique à l’interface politico-administrative, les meilleures pratiques consisteraient donc à bien positionner les rôles respectifs, à instaurer une confiance mutuelle et à exercer un leadership descendant (envers les fonctionnaires) pour « faire arriver les choses » et un leadership ascendant (envers le ministre) pour une synergie politico-administrative.

La séparation politico-administrative par la complémentarité des rôles : (se) comprendre et (se) respecter

Dans le second tableau, la complémentarité des rôles de ministre et de sous-ministre est également une pierre angulaire de la relation politico-administrative. Pour ce faire, (se) respecter et (se) comprendre, implique une capacité ontologique du ministre et du sous-ministre aptes à reconnaître leur capacité et leur légitimité d’agir en fonction de leurs besoins pour assumer les responsabilités de leur charge respective. Cela implique en particulier pour le ministre de le faire tout en étant capable d’écouter tous les points de vue et, pour le sous-ministre, de faire preuve d’indépendance d’esprit, de force de caractère et d’une autonomie de pensée qui le place en position d’objectivité. Cette position objective constitue un atout stratégique pour le ministre car elle est garante d’avis éclairés et non complaisants, selon nos répondants.

Tableau 1

Pour des résultats de l’action publique : camper la relation d’interface

Pour des résultats de l’action publique : camper la relation d’interface

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À l’interface de la relation, le maintien de la séparation politico-administrative est fondamental et s’obtient par la complémentarité des rôles laquelle est propice à une synergie gagnante en regard de l’intérêt et du service public. Le principe de non-substitution implique que les rôles politiques et administratifs soient clairement délimités et que le ministre et le sous-ministre agissent chacun dans le respect de la zone de compétence et de responsabilités de l’autre sachant toutefois que le travail de l’un influence celui de l’autre. Les enjeux de loyauté du sous-ministre envers le ministre et le principe de non-substitution des rôles vont de pair.

La loyauté du sous-ministre implique le respect des prérogatives des deux sphères d’activités et se traduit par des avis objectifs et des conseils éclairés au ministre. Cela peut permettre en outre au ministre d’obtenir un avis complet et non complaisant, donc réaliste. L’enjeu, pour le sous-ministre, consiste à faire respecter à la fois sa capacité et sa légitimité d’agir en fonction d’objectifs qui soient réalistes sur le plan administratif et souhaitables politiquement.

À un moment donné, je dois désigner quelqu’un pour participer à une émission de ligne ouverte, où les politiques, prônées par le ministre étaient en discussion. Le chef de cabinet me dit « Qui délègues-tu ? » Je lui désigne la personne et il me répond : « Tu es fou, il ne pense pas comme nous autres ! Il est toujours en train d’obstiner le ministre. » Je lui réponds : « Je le connais : s’il ne pense pas comme toi, il va en discuter avec toi mais (le fera) en privé parce qu’il pense que c’est son rôle. Et c’est son rôle. Mais quand la décision est prise (politiquement parlant) et qu’il sort de la salle, il est capable de la défendre ». J’avais eu bien de la difficulté à convaincre le chef de cabinet de le laisser participer à cette émission de ligne ouverte, mais j’ai finalement réussi. Lorsque le jour de l’émission est arrivé, le chef de cabinet et moi avons écouté l’émission de radio. Il n’en revenait pas : « Désespoir ! Il fait bien cela ! ». Mais oui, c’est un fonctionnaire loyal qui défend les politiques de son ministre. J’ai connu plusieurs personnes de ce gabarit. Cela ne lui a pas nécessairement mérité une promotion, mais il a mérité la confiance.

La pertinence de l’action publique : conjuguer les réalités

La conciliation entre le programme politique et l’application des lois et règlements amène une rencontre des cultures politique et administrative (voir notamment Morin, 2011) qui peut impliquer certains (re)cadrages de la réalité et de la créativité, de sorte à obtenir une compréhension commune de la réalité de l’action publique qui soit pertinente à la fois politiquement et administrativement, cela n’impliquant pas une rigidité à tout crin de la dimension administrative.

Tableau 2

La séparation politico-administrative par la complémentarité des rôles : (se) respecter et (se) comprendre

La séparation politico-administrative par la complémentarité des rôles : (se) respecter et (se) comprendre

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Le sous-ministre est alors appelé à réfléchir à la fois dans la boîte et hors de la boîte (Baron, 2007; Baron et Cayer, 2010) pour conjuguer la visée politique avec la faisabilité administrative. Des situations problématiques surviennent concurremment et exigent des solutions rapides. Sur le plan politique, il faut agir, mais de l’autre côté, il faut aussi protéger l’intérêt supérieur commun et tenir compte de la faisabilité légale de la solution proposée. La créativité chez les sous-ministres est alors sollicitée pour trouver des solutions éclairées et pertinentes dans les deux sphères d’activités.

Parfois, ils (les fonctionnaires) sont réticents, …ils considèrent que la loi fonctionne très bien telle quelle. Alors là, nous autres (les sous-ministres) nous sommes bloqués (face aux demandes du ministre). Dans ce type de situation, je dis alors au ministre : « Laissez-moi un peu de temps pour voir comment on peut regarder ça et puis comment on pourrait l’ajuster. » Peut-être qu’on ne pourra pas faire tous les changements demandés, mais on pourra peut-être en faire un certain nombre. On revient ensuite dans le système et on met les gens à contribution. On va chercher ceux qui sont les plus créatifs, les plus imaginatifs.
(…)
La première chose qu’un sous-ministre doit faire quand il arrive en poste, c’est de faire le tour de toutes ses équipes. C’est certain qu’il doit faire le tour, à son arrivée comme à son départ. Pendant son mandat, il doit faire des réunions de cadres, de gestionnaires, au moins deux fois par année, pour les connaître, savoir comment ça se passe. Parce que le sous-ministre a besoin d’eux. Ce sont eux qui connaissent les équipes : savoir qui sera capable de faire telle chose, de changer tel truc, etc. Parfois, mes cadres me disaient : « Bien, laissez-moi une journée ou deux, je vais regarder ça avec mes deux, trois personnes les plus créatives, ils ont de l’imagination. Peut-être qu’on peut trouver une façon de faire. » Et c’est comme ça qu’on arrivait souvent avec une solution (qui réponde au souhait politique) et qui était viable pour la « machine ».

Tableau 3

La pertinence de l’action publique : trouver des solutions créatives aujourd’hui et pour demain dans l’intérêt public

La pertinence de l’action publique : trouver des solutions créatives aujourd’hui et pour demain dans l’intérêt public

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L’agilité et faisabilité des décisions : élever et élargir la pensée pour agir

Une connaissance des tenants et aboutissants politiques et administratifs visant à la fois l’agilité (politique) et la faisabilité (administrative) pour des décisions éclairées implique une élévation et un élargissement de la pensée à la fois chez les politiques et chez les administratifs. L’élévation et l’élargissement de la pensée, ou savoir voir globalement et agir localement ou agir localement dans une vision globale, fait partie du rôle du SM en tant que gestionnaire dont la position à l’interface favorise le développement de cette connaissance. Le souci électoral toujours présent chez les ministres et le gouvernement entre en ligne de compte dans la progression des dossiers sur le plan administratif. Les sens de la mission et de la vision (Lemay, 2008) impliquent néanmoins pour le sous-ministre de contrer une myopie possible (Levinthal et March, 1993). Une pression médiatique accrue, compte tenu, notamment, de la rapidité des flux d’informations via les média sociaux, accentue fortement ce risque de myopie (voir aussi à ce sujet Bourgault, 2006). Un sens fort de la mission et de la vision (avoir une direction via la planification stratégique de moyen et long terme), de même qu’une connaissance des tenants et aboutissants politiques et administratifs (pour garder ouvertes les possibilités d’action à court et moyen terme) et la pratique d’un management stratégique afférent apparaissent nécessaires dans cette circonstance.

Une fois, et cela de façon assez explicite, le ministre me dit carrément que ce qu’il trouvait extraordinaire chez les hauts fonctionnaires, c’était qu’ils avaient une vue d’ensemble, qu’ils étaient capable de proposer des orientations. À cause de sa formation professionnelle de base, ce ministre était une personne qui agissait dossier par dossier. II me disait : « Moi j’ai de la difficulté à m’élever à ce niveau de synthèse, de dire : « Voici les stratégies qu’il faudrait utiliser et voici les objectifs ». À ce moment-là, mon équipe et moi avons carrément suppléé (…) et nous avons amené le ministre à se doter d’une vision en lui fournissant les éléments nécessaires pour ce faire. On lui a donné une politique, et cela a été sa[7] politique. La façon dont on s’y est pris était très transparente : on voulait lui donner à la fois une connaissance des dossiers pour qu’il puisse évaluer les orientations qui fonctionnaient, ou non, celles qui convenaient au Québec et celles qui convenaient moins. Il a cheminé et tout cela s’est retrouvé dans un document et s’est traduit finalement par une annonce publique, devant un auditoire considérable. Dans un journal du lendemain, il y avait un éditorial disant : « Voici un discours d’homme d’État » (…) un ministre qui a de la vision. » Il était très heureux. Personne n’a su le rôle que nous, les fonctionnaires, avions joué.

S’il veut être un bon conseiller auprès du ministre, quel qu’il soit, le sous-ministre doit l’approcher avec des solutions. Et puis ces solutions doivent être conçues en fonction d’une recherche active de l’intérêt public, du bien commun. Pour moi, un vrai fonctionnaire de haut niveau se définit comme un gardien (…) sans faire d’auto-encensement, je dirais qu’il faut s’installer dans une perspective de bien public.

Les ministères et organismes assujettis à la Loi sur l’administration publique (L.R.Q., C. A-6.01) sont tenus de faire une planification stratégique organisationnelle, ce qui peut sembler être parfois en contradiction avec une attitude politique qui consiste plutôt à garder ouvertes les possibilités d’action. Toutefois, la gestion axée sur les résultats est afférente au plan stratégique organisationnel et entre dans un cadre de management stratégique où la créativité et l’adaptabilité trouvent aussi leur place dans les objectifs et cibles de moyen et de court terme respectivement, sachant que la vision se situe normalement dans un horizon de long terme. La pratique d’un management stratégique ayant comme pivots les sens de la mission et de la vision est vu comme garant stratégique d’agilité et de réactivité tout en assurant un sens de la continuité de l’action publique et/ou une logique de pertinence et de faisabilité de l’action publique.

Tableau 4

L’agilité et la faisabilité des décisions : élever et élargir la pensée pour agir

L’agilité et la faisabilité des décisions : élever et élargir la pensée pour agir

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Discussion

Au Québec et au Canada, la fonction de sous-ministre est clairement balisée sur les plans légal et éthique. Ce faisant, le principe de la séparation politico-administrative se trouve consacré et « apparaît indispensable pour le respect de l’intérêt général et du fonctionnement démocratique » (Bartoli, 2008, p. 81). Néanmoins, même si ces balises sont clairement établies de même qu’un profil de compétences et de qualités personnelles (Secrétariat aux emplois supérieurs, 2014), les pratiques des SM à l’interface politico-administrative étaient absentes de la littérature. Une tendance constatée à la managérialisation du travail de ministre et une politisation du travail des SM (voir entre autres Facal et Mazouz, 2013) nous a incité à examiner de plus près les pratiques jugées les meilleures à l’interface politico-administrative, cela du point de vue d’ex-sous-ministres de carrière et d’ex-ministres d’expérience. Cet article aura permis au moins deux contributions : (1) ouvrir la « boîte noire » de l’interface politico-administrative et de mieux comprendre les pierres angulaires, ou enjeux à l’interface politico-administratives, et les meilleures pratiques, au sens managérial, dans le travail sous-ministériel; (2) proposer un cadre de compréhension de la pratique des gestionnaires d’interface.

Ouvrir la « boîte noire » de l’interface politico-administrative

Pour ouvrir la « boîte noire » de l’interface politico-administrative, nous avons opté pour un cadre conceptuel psycho-managérial et en management stratégique de sorte à tenir compte à la fois de l’attitude (pensée stratégique) et du comportement stratégique (lié à ses pouvoirs capacitaires) du SM. La perspective est dite stratégique car le SM, dans sa pratique, a à conjuguer les intérêts des différents acteurs (ministres et fonctionnaires) de l’action publique avec ceux des destinataires (usagers, citoyens, etc.) dans les limites de ses attributions à l’interface politico-administrative dans le but de satisfaire un intérêt supérieur commun.

Nous avons formulé deux propositions au départ. La première était qu’il était possible de déceler les meilleures pratiques des SM à l’interface politico-administrative qui leur permettent de conjuguer la volonté politique et les solutions de gestion pour une perspective complémentaire et stratégique de l’action publique. La seconde était que, pour réaliser la première, le sous-ministre possède d’abord une pensée de niveau stratégique et, comme gestionnaire d’interface, pratique en les conjuguant les quatre types de pouvoirs capacitaires.

Nous avons également pris pour acquis que le principe de la séparation politico-administrative est nécessaire à la démocratie et aux valeurs d’intégrité, de non-partisannerie et d’équité, le tout étant d’ailleurs prescrits dans les Lois qui fondent l’administration publique québécoise et canadienne.

L’analyse nous amène à conclure à la pertinence de nos deux propositions. En effet, à l’interface de la relation politico-administrative, le sous-ministre le plus performant, au sens de sa capacité à remporter les enjeux d’interface en conjuguant les dimensions politiques et administratives dans l’intérêt public, fait preuve d’une pensée stratégique de type post-conventionnel : il est apte à se positionner comme le rouage essentiel et complémentaire entre les mondes politique et administratif. Il a une conscience stratégique du système politico-administratif et il sait exercer une prise de conscience interactive avec le ministre, ce qui entraîne un apprentissage collaboratif pour les deux acteurs (Gitsham et Page, 2014; Getha-Taylor, 2008; Andersonn, 2009) dans l’intérêt public. Sur le plan strictement opératoire, il exerce un niveau de pensée de type conventionnel mais au niveau du système d’action gouvernemental, il est à la fois un « conformiste » au sens des devoirs de sa charge, un « expert », et un « performateur » (Cook-Greuter, 2004), cela au sens où il saura « faire agir » ses fonctionnaires en fonction d’une performance stratégique de l’action publique. On peut parler d’un effet synergique lorsque la complémentarité des rôles politiques et administratifs est activée par le travail sous-ministériel.

Plu haut, nous avions mentionné que le principe de la responsabilité ministérielle du système politique westminstérien, conjugué avec une plus grande rapidité des média sociaux, entraînent des demandes médiatiques plus grandes ou plus fréquentes et exigent des réponses rapides. Nous avions ajouté que cela semblent entraîner, selon la littérature, une confusion plus grande entre les rôles politiques et administratifs des ministres et des sous-ministres, cela mettant à mal le principe légal et éthique sur le plan démocratique de la séparation politico-administrative. La réponse de nos répondants est qu’il existe, en pratique, une voie qui est celle du management stratégique (MS) de l’interface politico-administrative. Le caractère stratégique du travail du gestionnaire d’interface, politico-administrative dans ce cas-ci, vient du fait qu’il est appelé à faire preuve d’une capacité à « penser stratégiquement » en prenant en compte les enjeux, contraintes, défis et prérogatives des parties prenantes incluant le ministre et le gouvernement, les fonctionnaires de son ministère et les destinataires de l’action publique (usagers, citoyens, contribuables, bénéficiaires, etc.) dans l’intérêt public. Cela apparaît être au coeur du devoir de sa charge.

Pour faire, il faut être

Le profil de compétences des titulaires d’un emploi supérieur en situation de gestion (Secrétariat aux emplois supérieur, 2014, p. 7) identifie cinq grandes compétences :

  • « . le sens de l’État : capacité de s’engager au service de l’intérêt public;

  • le « politico-administratif » : capacité de soutenir le gouvernement en apportant l’éclairage nécessaire pour lui permettre de prendre les meilleures décisions;

  • le leadership : capacité d’énoncer une vision porteuse, d’orienter stratégiquement les actions et de susciter une adhésion forte et durable;

  • l’agilité et la prise de décision : capacité de prendre des décisions avec doigté, célérité et courage;

  • la gestion orientée vers la performance : capacité d’orienter et de mener l’organisation vers l’atteinte de ses objectifs et l’amélioration de sa performance. »

Il identifie également cinq qualités recherchées : acuité, écoute, diplomatie, résilience et humilité.

Nos résultats ajoutent à ce profil de compétences la pensée stratégique et quatre pouvoirs capacitaires, tels que définis par Baron (2007) dont la pratique consciente s’avère un facteur clé de succès dans la relation d’interface politico-administrative pour nos répondants. Toutefois, les résultats de notre recherche exploratoire nous ont amené à nuancer deux des quatre types de pouvoir tel que vus par Baron (2007) et Baron et Cayer (2010) : la capacité d’agir du sous-ministre n’est pas que statutaire : elle réside aussi dans la conscience de son espace d’action politico-administrative et sa capacité à faire se rencontrer les deux mondes dans le respect de leurs particularités et de leur complémentarité. Nous optons par ailleurs pour un pouvoir d’influence plutôt qu’un pouvoir politique du sous-ministre compte tenu d’un principe de non-substitution entre les sphères politique et administrative. C’est un savoir-faire unique qui fonde en grande partie son autorité de part et d’autre des deux mondes et qui ne se vérifie que par l’épreuve de l’action. Ainsi, il n’y aurait pas de new public service bargain dans la mesure où les sous-ministres sont en mesure d’assurer les devoirs de leur charge dans les règles de l’art.

Tableau 5

Principe fondant la relation

Principe fondant la relation

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Un cadre de compréhension de la pratique du gestionnaire d’interface

De plus, nous croyons que la structure de présentation des résultats peut constituer un cadre de compréhension du management d’interface. Nous proposons que les gestionnaires d’interface de tous niveaux puissent développer leurs pouvoirs capacitaires et de meilleures pratiques à l’interface, cela en identifiant les principales dimensions de la relation, les enjeux afférents, et en conjuguant le tout avec la pratique des pouvoirs capacitaires qui sont en jeu.

Ce cadre compréhensif du management d’interface pourrait notamment servir de base, par exemple, au développement personnel du gestionnaire d’interface en regard de la pensée stratégique et des pouvoirs capacitaires, en regard des processus de dotation-promotion ou encore pour des formation(s) complémentaire(s).

En conclusion, l’objectif initial de cette recherche était de mieux comprendre les pratiques considérées comme les meilleures par les sous-ministres face aux enjeux d’interface des relations politico-administratives. Bien que de nature exploratoire, la contribution de cette recherche est à la fois théorique et empirique. Comme suite aux travaux de Cook-Greuter (2004), de Baron (2007) et de Baron et Cayer (2010), elle participe à corroborer la connaissance en psychologie de gestion en regard de la perspective développementale de la pensée stratégique chez les gestionnaires par l’étude de la pensée stratégique chez les sous-ministres québécois de carrière. Ce faisant, elle contribue également à la connaissance en management stratégique par la mise au jour d’un cadre de compréhension de la gestion d’interface stratégique entre des acteurs publics dont l’action est complémentaire. Ce cadre peut servir à la fois comme outil pratique d’analyse pour les gestionnaires d’interface ou encore pour des professionnels qui assument une fonction d’interface, par exemple des courtiers de connaissances à l’interface des mondes scientifiques, de gestion et de pratiques souvent cliniques à l’heure actuelle, ou bien exécutives entre les mondes de la gouvernance et de la gestion, de sorte à mieux saisir les tenants et aboutissants stratégiques de leur position. Dans la foulée, il peut également servir de cadre conceptuel de recherche afin de poursuivre l’ouverture et l’éclairage du rôle stratégique de cette « boîte noire » du travail des gestionnaires et professionnels d’interface agissant à la jonction d’au moins deux mondes.

Bien entendu, le caractère exploratoire de la recherche et nous amène à proposer une nouvelle mise à l’épreuve des enjeux à l’interface politico-administrative, des niveaux de pensée et de leur logique d’action auprès de sous-ministres en exercice. Cela permettrait éventuellement de raffiner encore davantage un profil de compétences souhaitées chez les sous-ministres. Cela permettrait par ailleurs d’identifier les contraintes, les difficultés ou les ratés que rencontrent certains sous-ministres et, éventuellement, les apprentissages à faire pour faire progresser leur pratique. Des études chez d’autres gestionnaires publics d’interface, inter-organisationnels par exemple, ou dans différents contextes de gouvernance, pourraient être réalisées pour éprouver le cadre de gestion d’interface proposé et le raffiner au besoin.

Il serait également opportun de tenter de mieux comprendre la gestion des risques et des délais bureaucratiques dans un contexte de pression médiatique qui accélère le temps de réponse et qui pourrait inciter, par exemple, le personnel politique à intervenir en dehors de l’appareil gouvernemental pour obtenir les informations adéquates en temps voulu afin d’éclairer la prise de décision ministérielle et les réponses médiatisées. Cette question d’agilité mettant aux prises une réactivité politique souhaitée et une bureaucratie qu’on souhaite plus efficiente et plus performante peut s’inscrire et faire l’objet d’une réflexion plus approfondie dans la mouvance d’un nouveau management public vu comme ici sous l’angle du management stratégique.