Corps de l’article

Le contexte économique contemporain, qualifié d’économie de la connaissance et de la créativité (Hatchuel et al., 2002; Foray, 2009; Amin et Cohendet, 2004; Burger-Helmchen, 2013), fait émerger au sein des entreprises une nouvelle classe de projet : les projets d’exploration. Des travaux tentent depuis quelques années de mieux apprécier les caractéristiques et les logiques de fonctionnement de ce type de projet (Midler, 1996; Hatchuel et al., 2002; Garel et Rosier, 2008; Lenfle, 2008; Garel et Lièvre, 2010; Aubry, Lièvre, 2011). Leurs résultats mettent en évidence d’une part que les projets d’exploration échappent à la logique classique des projets et, d’autre part, qu’ils sont fondés sur une dynamique d’apprentissage. Comme le démontre Lenfle (2008), ce sont des projets où ni les objectifs, ni les moyens ne sont vraiment spécifiés à l’avance. L’enjeu est de les construire progressivement, durant leur développement, en s’engageant dans un processus d’expansion des connaissances. C’est une logique d’exploration qui prévaut. Au contraire, les projets classiques de développement respectent une logique d’exploitation : ils poursuivent un objectif définissable ex-ante, suivent un planning de coordination qui optimise partiellement les critères de coût, de délai et de qualité et sont constitués d’acteurs hétérogènes concentrés sur leurs compétences respectives. Il s’agit alors de distribuer ces compétences durant le projet, sans pour autant chercher à développer de nouvelles connaissances et compétences individuelles et collectives. Or, cette question de l’apprentissage autour du projet devient centrale pour le fonctionnement des équipes dans une logique d’exploration puisqu’il s’agit d’engager un processus d’expansion des connaissances. Nous proposons d’analyser ce type de projet à partir de la théorie de l’apprentissage situé (Lave et Wenger, 1991; Wenger, 1998) entendue comme une théorie sociale de l’apprentissage en situation. En nous appuyant sur le courant de recherche initié par Amin et Roberts (2008), qui démontre que l’apprentissage situé permet d’affiner notre compréhension des différentes configurations sociales des communautés de pratique (comme par exemple les équipes projets créatives), nous posons la question de recherche suivante : quels enseignements théoriques et empiriques pouvons-nous dégager de l’étude du fonctionnement d’une équipe projet d’exploration à travers le prisme d’une théorie sociale de l’apprentissage ?

Le terrain d’étude est une simulation d’exploration martienne dans le désert de l’Utah (USA), constituant un projet à part entière, relatif à la phase préparatoire de la première mission habitée sur la planète Mars. La simulation est abordée comme une situation d’apprentissage. L’objectif est de produire une connaissance cumulative de ces simulations en vue d’améliorer les chances de réussite d’une mission sur Mars. Un équipage de six personnes a été sélectionné par la Mars Society en décembre 2011 afin d’effectuer une « rotation » de quinze jours en 2012. L’étude de cas porte plus particulièrement sur la constitution et le fonctionnement de l’équipage, depuis la phase de préparation jusqu’à la fin de la mission.

Le reste de l’article est organisé comme suit : la première partie expose le cadre théorique, mettant en évidence l’importance de la question de l’apprentissage collectif pour rendre intelligible le déroulement d’un projet d’exploration; elle mobilise pour ce faire la théorie sociale de l’apprentissage (Wenger, 1998). La deuxième partie présente le dispositif méthodologique, de type ethnographique, et le terrain. La troisième partie raconte l’histoire de la mission, en pointant la dynamique de structuration de l’équipe projet et son caractère communautaire. La dernière partie discute les résultats théoriques et empiriques de l’étude, démontrant la pertinence d’une lecture des projets d’exploration en termes de théorie sociale de l’apprentissage.

Projet d’exploration et apprentissage situé

Dans un premier temps, nous revenons sur la caractérisation des projets d’exploration et montrons qu’ils nécessitent un processus d’apprentissage collectif à l’écart des connaissances antérieures des acteurs. Dans un deuxième temps, après avoir rappelé ce qu’est une théorie de l’apprentissage situé, nous justifions le choix de cette théorie pour analyser les projets d’exploration, alors même qu’elle est classiquement associée à la notion de communauté de pratique.

L’expansion des connaissances dans les projets d’exploration

Clarifions tout d’abord la notion de projet d’exploration. Cette nouvelle classe de projet émerge dans le contexte d’une économie de la connaissance et de la créativité (Hatchuel et al., 2002; Foray, 2009; Amin et Cohendet, 2004; Burger-Helmchen, 2013) qui impose un régime d’innovation intensive aux entreprises. Afin de tenir leur positionnement concurrentiel, les entreprises sont dans l’obligation de faire preuve d’une certaine intensité créative en termes d’offres de nouveaux produits, mais également d’innovations de rupture par rapport à leurs technologies et marchés habituels (Le Masson et al., 2006). Les entreprises doivent alors développer un nouveau type de projet, les projets d’exploration, qui se distinguent de façon radicale des projets classiques (Charue-duboc et al., 2010; Lenfle et Midler, 2003; Le Masson et al., 2006; Garel et Rosier, 2008) dans la mesure où l’exploration ne se réduit pas à une démarche de recherche et développement. La logique d’exploration doit faire l’objet d’investigations approfondies sur les plans théorique et empirique. Les travaux pionniers de March (1991) ont ouvert un champ de réflexion autour de la notion d’exploration en la distinguant de celle d’exploitation : « Exploration includes things understood in terms like research, variation, risk-taking, experimentation, play, flexibility, discovery, innovation. Exploitation includes things like improvement, choice, production, efficiency, implementation, execution » (1991, p. 71). Contrairement à la notion d’exploitation, l’exploration est liée à l’expérimentation, à la recherche de nouvelles alternatives plutôt qu’à l’amélioration de compétences ou de technologies disponibles. Les auteurs cités investissent des pratiques d’explorations récurrentes mises en oeuvre dans des entreprises qui ont produit depuis longtemps et de façon régulière des innovations. Le cas Tefal, étudié par l’Ecole des Mines de Paris, est emblématique de ce type de travaux ayant conduit au modèle C-K (Le Masson et al., 2006). En se fondant sur les travaux d’Hatchuel (2002), Garel et Rosier (2008) proposent une définition de la démarche d’exploration, la considérant comme : « un processus collectif intentionnel qui vise, à partir d’un concept pour lequel aucune technologie et aucune valeur n’existe précisément, à définir une « chose » (matérielle ou virtuelle) qui est, ex ante, partiellement inconnue et qui sera spécifiée avec des « choses » qui sont connues ou découvertes durant le processus d’exploration lui-même » (Garel et Rosier, 2008, p. 142). Les situations d’exploration offrent ainsi une perspective de recherche, en se distinguant des critères de performance d’un projet classique. Par exemple, Lenfle (2008) et Lenfle et al. (2016), en étudiant des projets « extrêmes » tel que le projet Manhattan qui a conduit à la construction de la bombe atomique pendant la seconde guerre mondiale, ont entrepris une caractérisation du projet d’exploration et montré les tensions entre une logique de projet classique et ce type de projet. Ils situent le projet d’exploration à l’interface du management de projet et du management de l’innovation. Il s’agit de projets pour lesquels ni l’objectif à atteindre, ni les moyens d’y parvenir ne peuvent être clairement définis au départ, les exposant ainsi à de fortes incertitudes. L’enjeu est ici d’explorer le potentiel d’une idée nouvelle dans ses différentes dimensions. Il faut alors produire des connaissances. Enfin, le programme de recherche engagé dans les années 2000 par Lièvre sur le management des projets en environnement extrême, en particulier les projets d’expédition polaire, dégage des règles du jeu managérial pertinentes pour ce type de situation (Aubry et al., 2010; Garel et Lièvre, 2010; Aubry et Lièvre, 2011; Lièvre, 2016). Les auteurs considèrent qu’une expédition polaire renvoie aux modalités d’un projet définies par Midler (1996) selon lesquelles « il ne s’agit plus de piloter un système balistique mais d’animer un apprentissage collectif » (p. 204) et qu’il est nécessaire de les analyser pour comprendre la logique d’exploration (Garel et Lièvre, 2010).

Les managers confrontés aux projets d’exploration font face à des situations de gestion « extrêmes ». Une situation extrême degestion présente trois caractéristiques. Elle est évolutive, incertaine et risquée (Lièvre, 2005; 2007; Godé, 2016; Godé et al., 2016; Lièvre, 2016). Son caractère évolutif est lié à un phénomène de rupture par rapport à une situation habituelle. Il indique une discontinuité ou un « écart » entre les situations antérieure, actuelle et future. L’incertitude désigne la possibilité toujours ouverte qu’un événement imprévisible se produise sans que l’on puisse l’anticiper. Enfin, le risque renvoie à l’idée que l’on ne peut pas écarter l’émergence d’un évènement non souhaité et que celui-ci cause des dommages à une situation. Ces dommages peuvent être physiques, médiatiques, symboliques, financiers, juridiques, matériels, etc. Des ruptures radicalement imprévisibles et risquées se manifestent en situations extrêmes et imposent aux acteurs d’inventer une manière de faire in situ en rupture avec leurs connaissances antérieures. Il y a nécessité d’apprendre en situation, de faire preuve de créativité au sens de Lubart et Sternberg (1995), à savoir d’inventer quelque chose de nouveau qui soit adapté au contexte de la situation.

Ces différents travaux convergent sur le fait d’accorder une place importante à l’inconnu. En effet dans ce type de projet « personne ne sait exactement ce que l’on a besoin d’apprendre » (Engeström et Sannino, 2010, p. 3). Cet apprentissage expansif émerge dans des situations de transformation du travail qui sont relatives aux perturbations issues de l’intensification du changement. De son côté, Roberts (2013) évoque la rapidité des évolutions et la brutalité des changements qui sont à chaque fois inédites et plongent les équipes projet dans l’inconnu. Ainsi, dans l’apprentissage expansif, l’équipe projet se confronte à un « objet fuyant » à « quelque chose qui n’est pas encore là » (Engeström et Sannino, 2010, p. 2) en concevant une action collective radicalement nouvelle.

Certaines contributions ont montré l’importance du processus d’expansion des connaissances dans le développement des projets d’innovation. Tout d’abord Nonaka (1994) formalise, à travers le modèle SECI, le processus de création et de conversion des connaissances dans les projets portés par des entreprises japonaises innovantes. L’objectif ambitieux de ce modèle est de rendre compte de la créativité organisationnelle, de l’apprentissage, de l’innovation et du changement au sein des projets et, plus largement, de l’organisation (Nonaka et Von Krog, 2009). Nonaka y fait cependant peu cas des théories de l’apprentissage (Jorna, 2008). Ensuite, les travaux de Midler (1996) étudient l’histoire de la Twingo chez Renault, révélant la combinaison de deux logiques tout au long du projet : l’expansion des connaissances et la flexibilité. L’auteur se fonde sur les travaux d’Argyris et Schön (1996) pour rendre compte du processus d’expansion des connaissances en distinguant deux types d’apprentissage, en simple boucle ou en double boucle. Un troisième programme de recherche est développé par Hatchuel et al. (2002) autour du processus d’expansion des connaissances dans les projets innovants. Distinguant le registre des concepts de celui des connaissances, les auteurs modélisent le raisonnement de conception innovante (le modèle C/K) en opérant des liaisons entre les deux registres. Si le modèle C/K ne se fonde pas explicitement sur des théories de l’apprentissage, des travaux soulignent la dimension cognitive de ce type de raisonnement (Agogué et Le Masson, 2015).

A la lumière de ces différentes contributions, le processus d’expansion des connaissances apparait comme une entrée fondamentale dans la dynamique des projets d’innovation et des recherches sont réalisées pour lier ces travaux avec la question de l’apprentissage. Nous posons comme une nécessité d’investir le processus d’expansion des connaissances dans les projets d’exploration en le fondant sur une théorie de l’apprentissage. C’est ce que nous proposons de faire dans cet article en mobilisant la théorie de l’apprentissage situé, développée par Wenger (1998).

Vers une théorie sociale de l’apprentissage dans les projets d’exploration

Cet article propose de mobiliser une théorie sociale de l’apprentissage pour rendre compte du fonctionnement d’un projet d’exploration. La notion d’apprentissage situé est développée par Lave et Wenger (1991) puis Wenger (1998), qui l’adossent à la communauté de pratique. Les auteurs proposent une nouvelle manière d’appréhender la question de l’apprentissage. Ils la nomment « apprentissage situé » afin d’insister sur le fait que les processus d’apprentissage « découle d’une propriété de participation périphérique légitime considérée globalement comme l’activité d’un groupe participant à une même pratique » (Lave et Wenger, 1991). Lave et Wenger (1991) étudient ainsi l’apprentissage des sages-femmes Maya du Yucatan, des tailleurs au Libéria, des timoniers dans l’U.S. Navy, des bouchers dans des supermarchés aux Etats-Unis et des alcooliques anonymes. Sur cette base, ils développent l’argument suivant : l’apprentissage est un processus de participation à des groupes sociaux, des communautés de pratique. Au départ « périphérique et légitime », il se renforce progressivement dans l’engagement et la complexité.

L’ouvrage de 1991 approfondit cependant peu la notion de communauté de pratique; il s’agit davantage d’une notion qui permet d’éclairer le contexte dans lequel les apprentissages s’opèrent. Il faut attendre sa contribution de 1998, à partir du cas d’une entreprise américaine d’assurance maladie, pour que Wenger conceptualise une configuration sociale qu’il nomme « communauté de pratique ». Des personnes appartenant à la même entreprise, exerçant le même métier, construisent au fil du temps une communauté de pratique fondée sur des liens interpersonnels, ayant un caractère informel et auto-organisé et qui non seulement permet de résoudre les problèmes de travail au quotidien, mais également de prendre en charge l’apprentissage des nouveaux arrivants.

Si cette communauté obtient des résultats aussi performants en matière d’apprentissage, c’est parce qu’elle articule spontanément la pratique d’une activité à des processus d’appartenance à une communauté, de construction identitaire et de construction de sens. C’est l’articulation de ces différents processus qui rend possible l’apprentissage. Ceci constitue les fondements d’une théorie sociale de l’apprentissage situé.

Le point de départ de la communauté de pratique est un processus de construction de sens qui articule participation et réification. La participation spécifie la nature de l’engagement d’un membre de la communauté tandis que la réification représente la production d’un artefact permettant de cristalliser et développer cet engagement. L’articulation n’est rendue possible que parce qu’elle fait sens pour les acteurs. La structuration de la communauté repose ainsi sur l’articulation du sens, de la participation et de la réification. C’est à partir de cette articulation que peuvent se construire les trois composants de la communauté : a) un engagement mutuel des acteurs, à travers la construction de normes sociales d’interaction, b) une entreprise commune qui fonde l’objectif collectif que la communauté s’est assignée et c) un répertoire partagé de ressources communes : le langage, les routines, les artefacts, les histoires de guerre (Wenger, 1998, p. 81-93).

Ainsi, l’ouvrage de 1998 démontre l’existence d’un adossement entre une configuration sociale, la communauté de pratique, et une théorie de l’apprentissage situé. Wenger construit cette configuration en distinction de l’équipe projet. Mais le type de projet évoqué est un projet de développement, et non un projet d’innovation nécessitant des apprentissages collectifs. Une partie de la littérature va reprendre cette distinction entre équipe projet et communauté de pratique, mais ce sont toujours les projets de développement qui sont visés (Cohendet, et al., 2003; Lindkvist, 2005). Comme le montrent Scarbrough et Swan (2008) les projets de développement sont des « groupes disparates qui sont associés ou séparés en fonction de tâches spécifiées » (p. 153) et dont les modalités de fonctionnement reposent sur un effort de coordination. Les projets innovants nécessitent quant à eux de l’apprentissage collectif et une structuration communautaire justifiant de mobiliser une théorie de l’apprentissage situé.

Il ne s’agit alors plus de considérer la communauté de pratique comme une structure sociale isolée et abstraite mais comme un processus de structuration, inscrit dans le déroulement chronologique d’un projet et renforçant les relations entre apprentissage, identité, groupe et pratiques sociales. C’est également la thèse d’Amin et Roberts (2008) proposant de disjoindre la configuration sociale mise en avant par Wenger (1998) d’une théorie sociale de l’apprentissage pouvant rendre compte d’autres types de configurations sociales apprenantes, comme par exemple les équipes projet créatives. Amin et Roberts (2008) décrivent quatre familles de communautés de pratique reposant sur le socle de l’apprentissage situé, c’est-à-dire structurées autours des trois composants d’une communauté de pratique : engagement réciproque, entreprise commune et ressources partagées. La communauté de pratique identifiée par Wenger en 1998 est dite professionnelle. La communauté de pratique correspondant à un projet innovant est dite épistémique ou créative. Elle renvoie à un certain nombre d’attributs en matière d’activités, de types de connaissance, d’interactions sociales, de temporalités, de liens sociaux, d’innovation et de dynamique organisationnelle (Amin et Roberts, 2008, p. 357). Chanal (2000) avait déjà révélé les points de convergence entre la communauté de pratique et les projets d’innovation. L’auteur soulignait alors les possibilités d’enrichissement d’une lecture du fonctionnement d’une équipe projet du point de vue de la théorie de la communauté de pratique.

Il nous paraît ainsi fondé de construire une grille d’analyse basée sur une théorie sociale de l’apprentissage pour étudier le fonctionnement d’une équipe projet d’exploration dont la qualité des résultats est nécessairement associée à un processus d’apprentissage collectif.

A partir de l’étude de cas d’un projet de simulation d’exploration martienne, nous soulevons la question du fonctionnement de l’équipe projet en mobilisant une théorie sociale de l’apprentissage. Peut-on rendre compte du développement du projet à partir d’une dynamique de structuration, c’est-à-dire de l’articulation du sens, de la participation et de la réification ? Peut-on identifier au sein de cette équipe projet les trois dimensions qui font d’une structure sociale une communauté : engagement réciproque, entreprise commune et ressources partagées ?

Présentation du terrain et méthodologie

Une mission de simulation d’exploration martienne

Cet article est issu d’une thèse en sciences de gestion préparée au Centre de Recherche de l’Armée de l’air à Salon de Provence. C’est en 2010 que la possibilité d’accéder au terrain de l’exploration spatiale a émergé dans le cadre d’une collaboration entre l’Agence Spatiale Européenne (ESA), l’Écoles des Officiers de l’Armée de l’air (EOAA) et la Mars Society. La Mars Society est une organisation indépendante dont le but est « de favoriser l’exploration et l’implantation humaine sur la planète Mars »[1]. Son projet scientifique et technique est de contribuer à la préparation d’une mission spatiale habitée sur Mars. Ce projet se structure autour d’un réseau de chercheurs travaillant sur l’exploration spatiale et la réalisation de simulations dans le désert de l’Utah (USA). La Mars Society organise chaque année la sélection des équipages participant aux simulations. Nous lui adressons une candidature pour participer à une mission en septembre 2011. Après une rencontre avec Robert Zubrin, président de la Mars Society, nous permettant d’exposer le projet de recherche validé par l’Armée de l’air, la proposition est sélectionnée. Nous participerons à une mission de quinze jours en 2012. Au départ, l’équipage ne dispose pas d’un objectif précis permettant d’orienter la mission. Il s’agit, comme pour les autres équipages de simulation, de vivre en autonomie, de mettre en oeuvre des projets scientifiques individuels et de participer à une étude sur la nourriture de l’Université de Cornell. La Mars Society défini cependant la station comme un « laboratoire pour apprendre à vivre et à travailler ensemble sur une autre planète ». La station s’inscrit donc dans un projet d’apprentissage collectif qui ne se réduit pas aux seules dimensions scientifiques et techniques.

L’équipage dans lequel l’un des auteurs a été sélectionné est composé de six membres. Un rôle fonctionnel est attribué à chacun d’entre eux, comme par exemple « ingénieur de bord » ou « responsable de la santé et de la sécurité ». Deux membres d’équipage ont un statut hiérarchique : le chef de mission (Commander) et le second (Executive Officer). L’auteur qui a participé à la mission est désigné second par la chef de mission pendant la phase de préparation. Tous les membres d’équipage sont porteurs d’un projet scientifique ou technique relevant de disciplines différentes.

Tableau 1

L'équipage de simulation d'une mission d'exploration martienne

L'équipage de simulation d'une mission d'exploration martienne

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La station est un habitat cylindrique de deux étages et de huit mètres de diamètre, reposant sur deux trains d’atterrissage. En tant que « Station de Recherche Analogue », elle est similaire à un module que l’on pourrait envoyer sur Mars et est située géographiquement dans un lieu présentant des caractéristiques environnementales, par exemple géologiques et esthétiques, analogues à celles de cette planète. Ce sont des éléments clés de la simulation : faire « comme si » la station et son équipage étaient sur Mars. Cette analogie se poursuit au niveau des « règles » de conduite sur le site pour ne pas « casser » la simulation. Par exemple, une sortie extra véhiculaire nécessite de rester cinq minutes dans un sas pour gérer le changement de pression.

Le déroulement de la mission est supervisé en termes de contrôle et de soutien des activités quotidiennes par une équipe analogue au centre de contrôle d’une mission spatiale, que l’on appelle le mission support. Elle est composée de douze personnes parmi lesquelles : un directeur, un responsable de la station, un responsable de la recherche scientifique, un médecin, un responsable des liaisons de communication, un responsable de l’ingénierie, un responsable des médias. Ce sont les personnes référentes pour chaque aspect de la mission. Le mission support est le destinataire de rapports journaliers envoyés par chaque membre d’équipage sur l’ensemble des activités en lien avec leurs fonctions dans la station, mais également sur des activités communes comme la préparation des repas ou les sorties.

Une ethnographie organisationnelle d’un projet d’exploration

Cet article adopte une démarche d’ethnographie organisationnelle (Van Maanen, 2011) pour vivre, observer et décrire un projet d’exploration. Ce parti pris méthodologique présente l’intérêt de rendre visibles des pratiques et artefacts de la vie quotidienne qui contribuent à produire l’activité collective plutôt que de l’aborder à partir de structures sociales préalables. Ces pratiques et ces artefacts ne sont pas évidents à première vue. Nous ne les voyons pas, en partie parce que nous les avons sous les yeux, alors qu’ils sont constitutifs de cette activité. Il s’agit alors comme l’indique Garfinkel (1967) de « rendre visibles des scènes banales » (p. 67). L’ethnographie organisationnelle désigne ainsi « un processus de recherche impliquant des méthodes de terrain qui rendent compte de l’extraordinaire dans l’ordinaire à partir d’une sensibilité particulière aux processus de création de sens le plus souvent dissimulés ou cachés » (Yanow et al., 2012).

Un premier travail d’écriture, issu de l’observation des pratiques et des artefacts ainsi que de l’engagement de l’un des auteurs dans la situation, est le principal matériau d’un travail de « réécriture » orienté par la problématique de la recherche (Humphreys et Watson, 2009; Van Maanen, 1988; 2011). C’est ce dernier travail de réécriture, dans un style narratif et descriptif, qui donne du sens aux matériaux collectés pendant la mission. Ainsi, l’ethnographie organisationnelle est appropriée pour décrire un projet d’exploration, telle une simulation d’exploration spatiale, afin de rendre compte des pratiques stables ou émergentes (Gherardi, 2012) qui sont sources d’enseignements théoriques et empiriques. Dans cet article, l’enquête ethnographique porte sur la manière dont se structure l’équipe projet d’exploration et développe une capacité d’apprentissage en situation.

Nous avons mis en oeuvre les « trois règles d’engagement » du travail ethnographique, proposées par Van Maanen (2011) :

  • Un travail de terrain (fiedlwork) : c’est l’engagement à plein temps du chercheur dans une situation à laquelle il participe activement. Il s’agit, comme le souligne Van Maanen (1988), de « vivre avec et comme ceux que l’on étudie » (p. 2), de partager la même histoire, d’être confronté aux mêmes problèmes. Le travail de terrain offre un « monde social » vis à vis duquel l’ethnographe est souvent novice et qu’il doit apprendre à pratiquer (Van Maanen, 2011, p. 220). Cette première règle d’engagement n’est pas vierge de présupposés théoriques, que le chercheur cherche à mettre à l’épreuve pour faire émerger de nouveaux objets.

  • Un travail théorique (headwork) : c’est le travail conceptuel qui permet de structurer le travail empirique. La théorie est guidée par des problèmes éprouvés par le collectif étudié. Il ne s’agit pas de construire une théorie sur la base des données collectées mais d’orienter l’usage de la théorie en fonction des problèmes rencontrés.

  • Un travail d’écriture (textwork) : la validité du travail ethnographique repose sur un travail d’écriture, qui n’est pas seulement relatif aux contenus mais aussi à des styles de description. L’écriture ne vise pas à restituer un compte rendu neutre et factuel qui serait orienté par l’analyse (Van Maanen, 2011, p. 226) mais correspond à un parti pris descriptif. Le style « réaliste » de description utilisé dans cet article a été choisi pour se tenir au plus près des pratiques ordinaires communes aux membres de la mission, plutôt que des expériences vécues individuelles, qui renvoient à d’autres modalités de description. La validité tient davantage ici à la cohérence d’un compte rendu associant un parti pris descriptif, des présupposés théoriques de la recherche, et l’engagement du chercheur impliqué dans la simulation.

Un projet de simulation d’exploration spatiale

L’histoire de cette mission peut être décrite comme une situation évolutive, incertaine et risquée. Différentes étapes peuvent être mises en lumière pour la présenter.

La préparation de la mission

La constitution de l’équipe et la planification de la mission

Dans la phase de préparation, durant quatre mois, sous l’impulsion de la chef de mission, les projets scientifiques sont des outils de planification de la mission et de coordination de l’équipage. Chaque membre d’équipage propose un projet de recherche scientifique qui sera mis en oeuvre pendant la mission. Certains membres d’équipage se connaissent déjà, d’autres pas. Flora est la chef de mission. Suite au désistement d’un membre d’équipage, elle recrute un ami : Matteo. Elle propose à Emmanuel de prendre le rôle de second, alors que Matteo sollicite ce rôle auprès du chef de mission. Emmanuel accepte et du même coup tient le rôle convoité par Matteo. En tant que second, il demande à la chef de mission et au reste de l’équipage de réfléchir à la construction d’un objectif commun, nécessaire à ses yeux au bon déroulement de la mission. Pour Flora c’est impossible, car les projets scientifiques divergent trop les uns des autres. Sous son impulsion, la préparation de la mission est essentiellement construite autour de la planification du matériel nécessaire à la mise en oeuvre des projets scientifiques. Ce premier objectif, considéré comme l’unique objectif de la mission par la majorité des membres de l’équipage, évoluera dès les premiers jours de la simulation.

Les connaissances mobilisées pendant la préparation de la mission reposent essentiellement sur des savoirs académiques antérieurs et sur l’anticipation de la réalisation des objectifs scientifiques propres à chacun des membres d’équipage pendant la mission. Les membres d’équipage rédigent des « mini Cv » qui sont mis en ligne et mettent l’accent sur les projets de recherche et sur les parcours académiques. Dans ces présentations, les activités extrascientifiques non relatives à l’exploration spatiale n’apparaissent pas.

Les projets scientifiques contribuent à exprimer la pluralité des attentes des membres de l’équipage. Ils ne représentent pas une pratique partagée par les membres d’équipage, mais renvoient à des trajectoires individuelles, des histoires et des attentes différentes, qui font sens pour chacun des acteurs.

Si dans la phase de préparation, les projets scientifiques donnent une certaine orientation à la mission, ils ne permettent cependant pas d’exprimer ce qui rassemble les membres d’un équipage ou ce qui les fait appartenir à une mission commune. L’activité des membres de la mission ne peut se réduire à leurs pratiques scientifiques. L’histoire de la réalisation d’un patch de mission illustre la difficulté d’identifier un objectif commun en se fondant uniquement sur les pratiques scientifiques hétérogènes des membres d’équipage.

La construction du patch de mission

L’équipage réalise un patch de mission, comme le veut la tradition de l’exploration spatiale. Il s’agit généralement d’un morceau de tissu qui représente le but de la mission et sur lequel apparaissent les noms et les nationalités des membres d’équipage. Le patch est un artefact culturel de la tradition de l’exploration spatiale, non un choix propre à l’équipage. Il a pour vocation de symboliser le sens d’une mission, de rappeler la diversité éventuelle des membres de l’équipage, qu’il s’agisse de la nationalité ou des différents projets effectués pendant la mission. La réalisation du patch par l’équipage manifeste à la fois la difficulté à identifier cet objectif et une faible mobilisation dans sa réalisation.

Pendant la phase de préparation, la chef de mission nous informe que nous « sommes censés réaliser le patch de la mission de l’équipage 116 ». Elle demande si certains ont des compétences en graphisme, et si quelqu’un souhaite « se porter volontaire » pour le réaliser. Les réponses des membres à ce message portent sur tous les points, sauf celui du patch de mission. L’histoire du patch commence ainsi par l’absence d’engagement de l’équipage autour de sa réalisation. Après plusieurs semaines de silence autour du patch, la chef de mission relance l’équipage en avant dernier point d’un long message sur l’organisation de la mission : « pas encore d’idées sur comment réaliser le patch ? Je peux suggérer quelque chose comme un « marsaunaute » proche d’un bioréacteur ou enterré dans les sous-sols d’un laboratoire biologique/cyanobactériel ». Le second ne comprend pas cette référence scientifique, ni l’image que la chef de mission souhaite faire apparaître. Aucune réponse de l’équipage. Quelque temps plus tard Steeve, ingénieur de bord et astrophysicien, se propose de réaliser le patch, car il a « un peu de temps » : « je pensais à une sorte de design qui combine le marsaunaute et un laboratoire biologique […] ainsi que l’expérimentation astronomique que j’espère pouvoir réaliser. Si vous avez des idées les gars, je pourrais ajouter d’autres concepts ». Le message de Steeve va lancer concrètement la réalisation du patch, qui ne mobilise cependant toujours pas l’ensemble de l’équipage. Steeve évoque des « concepts » dont on peut penser qu’ils peuvent illustrer nos projets respectifs. Dans ce souci de réification du sens de la mission, la chef de mission envoie un message qui nous suggère de partager des esquisses et de faire des propositions de modifications. Elle propose à l’un de ses amis qui a des compétences en graphisme de l’aider. En attendant, elle nous transmet des photos des patchs des missions précédentes auxquelles elle a participé pour donner quelques idées.

Le second considère que la réalisation du patch est une bonne occasion pour exprimer l’objectif commun de l’équipage. Steeve propose une couronne de laurier parce qu’elle « englobe toutes les dimensions de nos expériences et en même temps signifie la pacification et l’unité dans l’exploration ». En accord avec Steeve, le second propose une image de boussole exprimant l’idée d’exploration et les différentes « polarités de nos recherches en plaçant un symbole à chaque pôle pour chaque discipline scientifique : les différentes « orientations » pendant la mission ».

Le patch n’a pas fait l’objet d’un investissement important de la part de l’équipage. Il ne sera pas non plus imprimé sur les vêtements ou les combinaisons comme les équipages antérieurs avaient coutume de le faire pendant leurs rotations. De fait, le patch ne sera plus jamais évoqué ou utilisé pendant la mission, jusqu’au dernier jour où un membre d’équipage le colle à l’intérieur de la station avant de la quitter. Il fait désormais partie d’un ensemble d’inscriptions et de vignettes marquant le passage des anciens équipages.

Le déroulement de la simulation

L’arrivée dans la station

L’arrivée sur le site de la simulation est un moment de découverte pour les membres d’équipage, à l’exception de la chef de mission qui a l’expérience de deux missions antérieures. Les caractéristiques géologiques et esthétiques du désert de l’Utah semblent très proches d’un paysage martien. Les roches et le sable de couleurs rouge, orange et ocre, donnent l’impression d’un lieu qui n’est pas celui de la vie ordinaire sur terre. La découverte de la station offre néanmoins un contraste avec son environnement extérieur. Il s’agit d’une station qui a l’apparence d’une capsule spatiale, mais qui de toute évidence n’en n’est pas une. Elle est vétuste, souvent bricolée, et son fonctionnement est loin d’être automatisé.

Les deux premiers jours sont donc dédiés à l’acclimatation avec l’environnement et à la découverte de la station. L’équipage n’est pas encore en situation de simulation qui ne commence qu’au début du troisième jour. En dehors du fonctionnement de la station, de l’apprentissage des règles de la simulation, les membres d’équipage se préoccupent du bon déroulement de leurs projets scientifiques. Les membres d’équipage expriment des doutes à l’égard de ce qu’ils sont censés faire en dehors de leurs projets scientifiques. Alors que la chef de mission ne trouve pas pertinent d’élaborer un objectif commun en dehors des activités scientifiques, elle demande au mission support si des « plans sont prévus » pendant la mission. Rien n’est prévu par la Mars Society. Comment donner du sens aux « temps morts » entre les moments dédiés à la réalisation des projets scientifiques ?

La première semaine

Dès le début de la simulation, les conditions de vie sont difficiles. La station est vétuste et mal isolée sur le plan thermique. Il y a beaucoup de vent et le sable entre à l’intérieur. Dans de telles conditions, les « détails » de la vie quotidienne comptent. Au bout de trois jours, l’équipage est confronté à une situation qu’il n’avait pas anticipée dans la phase de préparation : apprendre à vivre ensemble au quotidien, en situation de confinement où il n’y a pas de frontières entre la vie collective et la vie privée et intime. L’équipage est également en situation d’interdépendance forte. L’impossibilité de s’isoler est une contrainte difficile à vivre pour certains membres d’équipage. La présence d’une caméra de surveillance dans la station rend la vie quotidienne publiquement observable. Les conduites de simulation au sein de la mission reposent obligatoirement sur l’entraide et la collaboration, comme c’est par exemple le cas lors de la préparation des sorties en dehors de la station. L’interdépendance est aussi liée à la formalisation quotidienne de l’activité qui oblige à l’envoi de rapports journaliers sur l’ensemble des activités scientifiques et non scientifiques de la mission.

Des tensions éclatent au sein de l’équipage. La répartition des rôles et leurs contenus ne font pas consensus. Les fonctions évoluent en cours de route mais rapidement cette redistribution informelle pose des problèmes de planification et de coordination des sorties d’exploration martienne. La situation se stabilise lorsque des fonctions fixes sont attribuées uniquement au contrôle du fonctionnement de la station. Ensuite, la question de la construction d’un objectif commun est loin de faire l’unanimité. Si le second est préoccupé par ce qu’il considère au départ comme un impératif, il en va tout autrement pour le reste de l’équipage. Le second se rend compte finalement que cette nécessité ne vaut que pour lui. Enfin, depuis le début de la mission, la pratique managériale de la chef de mission est énigmatique pour les membres d’équipage. Pendant la mission, face à des situations « classiques », la pratique managériale de Flora fait l’objet de discussions au sein de l’équipage. Il s’agit par exemple d’une situation de coordination ambiguë lors de sorties en dehors de la station, d’une situation d’anticipation d’un risque mal mesuré avec l’enlisement d’un « quad » sur un sentier hors-piste, et d’une situation d’arbitrage peu explicite face à un conflit. La pratique managériale semble disparaître dans le cours des pratiques ordinaires. La chef de mission se questionne à l’égard du contenu associé à la pratique managériale. Elle demande au mission support ce qu’elle est censée faire, qui lui répond « rien d’autre que ce que vous êtes censée faire ». Elle pose également la question au second car elle pense qu’il a des compétences concernant les « questions humaines » alors que ses compétences concernent davantage la biologie.

L’équipage se rend rapidement compte que le quotidien au sein de la station revêt une importance cruciale pour la mission. Pourtant, la chef de mission, préoccupée par son projet scientifique, n’aborde que très rarement les détails de la vie ordinaire, alors que le reste de l’équipage considère que ces détails sont essentiels pour vivre ensemble pendant quinze jours en situation de confinement. Cette organisation de la vie quotidienne est d’abord prise en charge par Sarah, la responsable de la santé et de la sécurité, qui propose par exemple un roulement des tâches domestiques : le ménage et la cuisine. Durant la première semaine une ambiance studieuse règne au sein de l’équipage. Une bonne partie des journées est consacrée à la réalisation des projets scientifiques. A aucun moment la chef de mission impose son « style » de mission : la science. Un autre style de mission émerge : l’exploration, en partie sous l’impulsion du second et d’un autre membre de l’équipage. Ces deux styles coexistent sans provoquer de conflits mais reposent sur des visions radicalement différentes de la mission. En revanche, l’absence d’arbitrage de la part de la chef de mission pose beaucoup plus de difficultés à l’équipage.

La deuxième semaine

Pendant la deuxième semaine, les conflits disparaissent peu à peu, laissant place à des situations de vie collective plus conviviales, en particulier autour des repas, des moments de détente et d’échanges plus sereins et informels. Le collectif se « retrouve » autour des activités domestiques comme les repas, le ménage, la cuisine, les séances matinales de gymnastique. Du pain fait maison, des pizzas, des oeufs au bacon, des tartines de beurre de cacahouète, font partie des plats que l’équipage a l’autorisation de préparer dans le cadre d’une « étude sur la nourriture » de l’Université de Cornell. Cette étude prévoit d’alterner des jours sans préparation alimentaire avec de la nourriture lyophilisée peu savoureuse et des jours de préparation de plats ordinaires mais plus goûteux. Ces « cooking days » sont synonymes de convivialité pour l’équipage : les repas sont meilleurs et les membres partagent des moments sympathiques aussi bien pendant la préparation des plats que pendant leur dégustation ensemble autour de la table. Lorsque Sarah décide un jour de préparer du pain pour l’ensemble de l’équipage, ce n’est pas seulement la possibilité de manger un aliment plus plaisant qui compte le plus. C’est également le soin porté à la vie quotidienne d’un collectif confronté à sa vulnérabilité. Les échanges de l’équipage autour de la nourriture lyophilisée non préparée et imposée par l’étude sur la nourriture font place à l’ironie qui se transforme rapidement en anecdote pendant la rédaction des « rapports du cuisinier ».

Les séances de gymnastique matinales sont également des activités domestiques qui contribuent au bien-être de l’équipage. Avec l’effort, ce sont aussi des moments de rire voire de jeu qui sont partagés. Les postures souvent « ridicules » transforment un exercice physique proposé par la chef de mission en un moment de détente et de distraction dans un contexte qui a plutôt tendance à renforcer la monotonie.

Le ménage, la propreté de la station et l’hygiène corporelle ont permis de transformer un ensemble de contraintes en un travail d’organisation et d’agencement de la vie ordinaire. La propreté est la première priorité de Sarah, lors de son arrivée dans la station. C’est elle qui propose un roulement des tâches ménagères et d’autres activités domestiques. En effet, la station est très poussiéreuse, beaucoup de membres d’équipage se plaignent. L’un d’entre eux est victime d’une crise d’allergie à la fin de la mission. Le ménage est aussi une priorité pour l’équipage. Vivre à six en situation de confinement implique rigueur dans le rangement quotidien des affaires personnelles qui se trouvent au même endroit que les objets domestiques, ustensiles, livres, procédures, etc. Enfin l’hygiène répond avant tout à une contrainte : seule une douche tous les trois jours est autorisée. En situation de promiscuité et de confinement, il n’est pas souhaitable d’imposer aux autres un manque d’hygiène. L’usage de lingettes est privilégié pour apprendre à vivre sur Mars.

A la fin de la deuxième semaine Matteo, l’ami du chef de mission, ne participe plus à la vie collective et domestique. Nuits et jours, il reste dans sa couchette à « écrire du code » dans le cadre de son projet informatique. Un membre d’équipage dit qu’il ne fait simplement « plus partie de la mission ». Il quitte la station le dernier jour et part seul dans le désert. Traditionnellement le repas de clôture de la simulation est un moment collectif partagé dans un restaurant proche de la station. L’équipage est affamé et décide d’aller manger sans savoir où se trouve Matteo.

Après la mission, certains membres resteront en contact en raison de liens d’amitiés, mais il n’y aura aucun échange autour de la mission. Le rapport final de mission transmis à la Mars Society concerne le résumé détaillé des expériences scientifiques et techniques qui ont été mises en oeuvre. Cette description ethnographique nous permet de disposer d’une source de connaissances concernant d’autres aspects, plus particulièrement sur l’apprentissage en situation et le déroulement de la vie collective.

Nous considérons que le projet de simulation de la vie sur Mars représente une situation extrême de gestion. Comme l’illustre le tableau 2, elle est en effet simultanément marquée par l’évolutivité, l’incertitude et le risque, représentant respectivement la nature des changements auxquels sont confrontés les membres de l’équipage, leur caractère imprévisible et leurs impacts (Godé, 2016).

Tableau 2

La mission de simulation d’exploration martienne : une situation extrême de gestion

La mission de simulation d’exploration martienne : une situation extrême de gestion

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Discussion et conclusion

Cet article posait la question suivante : quels enseignements théoriques et empiriques pouvons-nous dégager de l’étude du fonctionnement d’une équipe projet d’exploration à travers le prisme d’une théorie sociale de l’apprentissage ? Nous avons concentré notre attention sur la dynamique de structuration du collectif à travers l’articulation de la construction de sens, la participation et la réification alimentant les trois composants de la communauté. Nous proposons d’abord de revenir sur la structuration de l’équipe projet à partir de notre enquête de terrain, pour ensuite en dégager les implications théoriques et managériales.

La dynamique de structuration de l’équipe projet

Dans la phase de préparation, la mission est essentiellement orientée sur la coordination de l’équipage en vue de développer des projets scientifiques individuels. La tentative du second de définir un objectif commun en dehors des projets scientifiques n’est pas comprise par la chef de mission. Pour elle, les objectifs individuels sont suffisamment clairs pour définir un objectif de mission : faire de la science dans une situation analogue à l’exploration martienne. Il n’y a pas, de son point de vue, d’autres objectifs à concevoir, ou à imaginer. Pourtant l’équipage fait rapidement face à l’inconnu. Dès le début de la simulation, se pose la question de ce qu’il s’agit d’apprendre : sur quelles pratiques l’équipage s’engage-t-il à apprendre collectivement en situation ? Au premier plan, se trouvent les pratiques quotidiennes et domestiques. Pour l’équipage confronté à des situations de rupture, la vie quotidienne doit faire l’objet d’un apprentissage. Nous revenons sur la dynamique de structuration sociale de l’équipage en comparant plus particulièrement l’élaboration du patch de mission et la vie domestique.

La première étape est celle d’une réification non opérante du patch de mission pendant la phase de préparation. La réalisation du patch manifeste l’équivocité associée au sens figé de la mission fondée sur des objectifs scientifiques individuels. Le patch est un patchwork de symboles exprimant des engagements individuels et ne parvient pas à prendre en charge la construction collective du sens. Le patch représente la multiplicité des origines, des pratiques et des objectifs scientifiques des acteurs. Mais l’effort obstiné du second à représenter l’unité du sens dans cette diversité se solde par un échec. Celui-ci ne sera pas arboré sur les tenues de l’équipage. L’enjeu n’est pas tant la réalisation matérielle du patch, que l’absence de participation active de l’équipage dans la construction de sens qui aurait pu lui être associée. Sans la participation, la réification est vide de sens. De son côté la réification à elle seule ne peut combler un déficit d’engagement. La réalisation du patch, imposée par la Mars Society et relayée par la chef de mission, est cependant une amorce de la dynamique de structuration démontrant que la construction de sens ne va pas de soi au sein de l’équipage et ne peut se réduire au simple fait de combiner des projets scientifiques.

La deuxième étape est celle de l’engagement minimal de l’équipage dans une entreprise commune. Au moment de leur sélection et dans la phase de préparation, les membres d’équipage incarnent des projets individuels de recherche. Pendant la première semaine de la simulation, chacun est mobilisé par des préoccupations personnelles en matière d’acculturation et de projet scientifique. L’enjeu consiste à adapter les projets à la situation de simulation, de veiller au bon fonctionnement de l’instrumentation scientifique, et à envisager certaines collaborations pour faciliter leur réalisation. Il y a cependant engagement minimal dans une entreprise commune car le sens de la mission n’est imposé ni par la Mars Society, ni par la chef de mission. Le sens est négocié par les participants pendant la mission. L’intention de départ orientée vers la science par le chef de mission n’empêche pas l’émergence d’un engagement commun pendant la mission.

De ce point de vue, la pratique managériale énigmatique de la chef de mission ne renvoie pas à une forme de désistement, mais plutôt à la recherche d’une synergie avec le rythme propre à l’émergence d’une communauté. C’est aussi la raison pour laquelle le style de mission incarné par la chef de mission n’est pas imposé à l’ensemble de l’équipage. Par exemple, les échanges autour des rapports décrivant l’activité quotidienne ont permis de réifier le sens de cette pluralité d’engagements dans une entreprise commune. Les membres d’équipage ne se contentent pas de décrire des faits relatifs au déroulement de la mission. Ils échangent entre eux autour de ce qu’il est important de souligner dans ces faits et de communiquer au mission support. L’ironie sur la différence de saveur entre les plats imposés et les plats préparés par l’équipage est par exemple une anecdote partagée et rappelée pendant la rédaction des rapports du cuisinier. Mais cet engagement commun n’a rien d’anecdotique.

La troisième étape manifeste la nécessité d’un engagement mutuel autour de la vie domestique. Ce travail est d’abord pris en charge par Sarah qui décide de faire du pain maison et propose une règle de répartition des tâches qui fait sens pour les acteurs. Cet engagement d’abord individuel va faire l’objet d’un engagement mutuel qui deviendra une norme d’interaction au sein de l’équipage. Le pain réifie la construction du sens qui se manifeste moins par sa fabrication en tant que telle que par l’importance qu’il incarne pour les membres d’équipage. L’importance des activités et des artefacts domestiques reposent moins sur un accord préalable que sur l’émergence d’un « rythme » propre au collectif dont l’exception peut devenir discriminante, en particulier pour Matteo qui n’entre plus dans cette forme d’engagement mutuel.

La dynamique de structuration sociale de cette équipe projet d’exploration est laborieuse. Mais la construction du sens n’est pas un objectif préalable qu’il s’agirait d’établir pour le collectif. Elle se traduit par l’échec d’un artefact culturel traditionnel dans la phase de préparation et la réussite des pratiques domestiques pendant la simulation. L’entreprise commune est difficile à discerner durant la première semaine, alors qu’elle trouve son sens en termes de participation et de réification durant la deuxième semaine. L’analyse du cas de l’équipe de simulation d’exploration martienne nous permet ainsi d’affiner notre compréhension des dynamiques de structuration (sens, participation, réification) permettant de développer un apprentissage nécessaire dans un projet d’exploration.

Implications théoriques

La théorie sociale de l’apprentissage permet de rendre compte du fonctionnement d’une équipe projet d’exploration. Comme l’illustre l’analyse du cas, les problèmes que rencontre le projet dans son développement renvoient à des questions liées à la dynamique de la structuration du collectif du point de vue d’une théorie sociale de l’apprentissage. L’étude de cas révèle une dynamique progressive de création de l’équipe projet d’exploration émergeant à partir de la structuration d’une communauté. L’absence de réification et de participation autour du sens du projet est un problème auquel est confronté l’équipage. C’est la raison pour laquelle la construction du sens devient rapidement, pour les acteurs, un impératif pour le développement du projet.

Wenger (1998) souligne que la participation et la réification se complètent mutuellement et « s’exprime[ent] dans des projets qui exigent un certain degré de continuité de sens » (p. 69). La préparation de la mission illustre les difficultés à articuler ces deux aspects. La réalisation du patch, comme dispositif de réification, ne peut à lui seul prendre en charge la construction du sens. Il ne peut se substituer à la participation des membres d’équipage dans la négociation du sens. La complémentarité, dont Wenger rappelle qu’elle est toujours spécifique à un contexte particulier, se produira durant la deuxième semaine de la simulation autour des pratiques et des artefacts domestiques.

L’engagement mutuel est selon Wenger la caractéristique la plus distinctive d’une communauté de pratique (Wenger, 1998, p. 84). L’hétérogénéité des attentes individuelles n’est pas incompatible avec l’élaboration d’un engagement mutuel autour de ces activités. L’engagement mutuel à son tour n’équivaut pas nécessairement à une réduction de la diversité des acteurs : « L’engagement mutuel n’entraîne pas l’homogénéité, il crée toutefois des liens entre les gens qui peuvent avoir encore plus d’impact que certaines affinités » (Wenger, 1998, p. 85). Les relations préalables, entre la chef de mission et Matteo par exemple, ne sont plus efficaces face à l’engagement de l’équipage autour des activités domestiques. Cet engagement est mutuel en ce qu’il traduit l’effort de construire des relations en situation qui ne sont pas imposées de l’extérieur, qui n’ont pas d’histoire en dehors de la mission et qui sont compatibles avec l’enchevêtrement des attentes des membres d’équipage, et des différents motifs qui les amènent à participer à la mission.

Les ressemblances et différences entre une équipe projet d’innovation et une communauté de pratique, soulignées par Chanal (2000), sont pertinentes dans notre cas. En effet, dans le cadre du projet d’exploration (i) l’engagement ne peut se faire sur un temps long (ii) la réification du sens du projet ne peut éliminer les tensions ou les ambiguïtés associées aux différents rôles pendant la simulation, en particulier celui du chef de mission et (iii) la construction d’un répertoire partagé se confronte à l’impératif d’opérationnalité au sein de l’équipe projet. Mais la théorie sociale de l’apprentissage met en évidence les tensions qui animent l’équipe projet, cherchant à concilier ou à équilibrer des forces en opposition. Les tensions concernent par exemple l’articulation du sens du projet scientifique et technique de la mission et la construction de sens relié à un objet qui ne préexiste pas à la mission : « vivre et travailler ensemble ». Elles s’expriment aussi dans la confrontation de temporalités différentes en termes d’apprentissage : entre un temps court dans un projet classique et un temps long dans une communauté classique. Dans le projet d’exploration, cette tension prend la forme d’un impératif : l’émergence rapide de routines organisationnelles participant à la structuration sociale de l’équipe projet.

De ce point de vue, la perspective de Lindkvist (2005) maintenant une opposition irréductible entre équipe projet et communauté de pratique présente selon nous une limite importante. Cette opposition ne tient pas compte de la théorie sociale de l’apprentissage, et le type de projet discuté Lindkvist apparait comme un projet de développement classique et non comme un projet d’exploration. Nous rejoignons davantage ici la « communauté épistémique créative » d’Amin et Roberts (2008, p. 362) qui (i) rassemble au départ des trajectoires individuelles hétérogènes (ii) en situation de rupture avec leurs connaissances habituelles (iii) assumant une certaine forme d’ambiguïté en dehors des actions encadrées et planifiées (iv) tout en recherchant à surmonter les « dissonances cognitives » entre les acteurs. Ces caractéristiques sont éloignées d’une définition archétypale d’une communauté classique, mais elles ne sont pas incompatibles avec une théorie sociale de l’apprentissage (Wenger, 1998) dans les projets d’exploration.

Implications managériales

L’étude d’un projet d’exploration fait émerger des implications managériales à l’égard des modalités de pilotage d’un projet d’exploration. Ces modalités sont très différentes des principes de coordination centrés sur une répartition des rôles en fonction des compétences et de la conception d’un planning de réalisation. La question du collectif est prépondérante et devient une lourde mission pour le chef de projet. Au-delà de l’objectif affiché du projet, une investigation des attentes des différents co-équipiers doit être entreprise pour saisir ce qui peut faire sens dans la construction du projet chemin faisant. Comment rendre compatibles ces différentes attentes ? Ceci pose des problèmes en aval de la mission. C’est la question du recrutement des co-équipiers en fonction de leurs attentes. En situation, le chef de projet doit être attentif aux engagements des individus au sein du collectif et les encourager. Il s’agit aussi de participer à la réification de l’engagement. Une réification qui doit faire sens elle aussi. Comme nous l’avons vu pour le patch de mission qui est apparu pour les acteurs comme quelque chose d’imposé de l’extérieur et qui de fait n’a pas contribué à la construction d’une communauté. Ce qui ne veut pas dire que pour un autre groupe la réalisation de ce patch de mission n’aurait pas pu être une source de socialisation. C’est à partir de cette construction du sens que peut s’engager une dynamique de structuration, source des possibilités d’invention, d’adaptation et d’apprentissage du collectif en situation. Il s’agit de passer d’une vision du travail ensemble au vivre ensemble. Dans un projet d’exploration, le travail ensemble est le produit du vivre ensemble. Ainsi, une attention particulière doit être portée par le chef de projet à la question du vivre ensemble. Il doit par exemple prendre en compte à leur juste mesure des taches secondaires par rapport à la réalisation de la mission mais qui relèvent d’une pratique commune propre à créer du sens. Le cas étudié montre comment les séances de gymnastique matinales, les activités domestiques et la préparation des repas peuvent être sources de construction de sens. Mais le chef de projet ne peut rien décréter. Le rôle du chef de projet dans ce registre est le rôle du jardinier évoqué par Wenger et al., (2002), il ne peut que préparer un terrain propice à l’émergence de cette dynamique de la structuration. Il peut l’accompagner, l’encourager mais pas la décréter. Dans ces situations, le chef de projet est également un équipier dans la mesure où il participe, comme les autres, d’un groupe social en émergence. Les dispositifs de socialisation dans les projets d’exploration n’impliquent pas la disparition de la pratique managériale du chef de mission. La forme communautaire n’est pas incompatible avec la pratique managériale du chef de projet. Mais celle-ci repose davantage sur un équilibre entre la présence et l’absence. Des travaux ont par exemple mis en évidence le retrait d’un chef de projet lors de missions d’hivernage dans une station en antarctique pendant les moments de partage d’une routine sociale : l’apéritif (Weiss, 2007). Le chef de projet est à la fois celui qui pilote le projet d’une manière classique mais aussi celui qui « jardine » : qui prépare le terrain et l’accompagne pour qu’émerge une dynamique de structuration.

En conclusion, la théorie sociale de l’apprentissage est pertinente pour appréhender le fonctionnement d’un projet d’exploration en investissant les dynamiques de structuration d’une communauté. Ceci permet de dégager des repères pour piloter un projet d’exploration : construire du sens pour provoquer un engagement des acteurs, trouver une réification à cet engagement pour activer un cercle vertueux de développement du projet. La dynamique de la structuration participe de la construction des différents registres de la communauté, garants d’une dynamique d’apprentissage de l’équipe projet en situation. Il reste à entreprendre d’autres investigations empiriques pour éprouver cette grille de lecture en choisissant des cas contrastés de projet d’exploration en matière d’échec et de réussite.