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En 2016 et 2017, les revues de langue française se sont penchées sur des sujets aussi variés que les inégalités sexuelles, le sexe, les paradoxes de l’acteur, les publics, la liberté d’expression, le processus de création de Joël Pommerat et les photographies d’acteurs jusqu’au début du XXe siècle en France. Ces dossiers thématiques témoignent de la richesse de la réflexion sur le théâtre au cours des deux dernières années.

Les femmes mises de l’avant

Dans son éditorial du numéro 129 d’Alternatives théâtrales, Sylvie Martin-Lahmani souligne le fait que c’est parce qu’elles sont encore grandement désavantagées dans un monde où s’exerce la domination masculine qu’Alternatives théâtrales a choisi de dédier un numéro aux créatrices. Appuyant sa réflexion sur certains passages d’Une chambre à soi de Virginia Woolf, l’auteure énonce les trois axes de réflexion principaux du dossier : l’organisation au sein des entreprises artistiques et culturelles, le contexte inégalitaire de l’écriture et la représentation des corps féminins, principalement en France et en Belgique.

Le dossier s’ouvre sur la synthèse de la rencontre publique organisée par le Centre Wallonie-Bruxelles le 8 mars 2016, qui rassemblait des artistes, des intellectuels et des responsables d’institutions invités à réfléchir à la création au féminin. Les invités y abordent la place des femmes en tant que dramaturges, théoriciennes, actrices et spectatrices à l’époque moderne; les inégalités entre les hommes et les femmes dans le champ de la culture; les modèles de parité à suivre ailleurs en Europe (en Suède notamment); le rapport entre le genre et le féminisme ainsi que la nécessité de féminiser la terminologie afin d’augmenter les possibilités d’identification des femmes. Lucien Jedwab, ancien chef correcteur du journal Le Monde, dédie son texte « Les mots pour la dire » au traitement du féminin dans l’orthographe française. Selon lui, ce sont les mouvements des femmes pour défendre leurs droits, dans la mouvance de Mai 68, qui ont permis d’ébranler quelque peu l’archaïsme du vocabulaire pour trouver aux qualificatifs masculins des équivalents féminins. Dans un autre article, Fabienne Darge pousse encore plus loin la réflexion sur le vocabulaire, en déconstruisant l’idée que la pensée serait genrée. En se basant sur un entretien mené avec l’artiste Maëlle Poésy, elle déplore que les metteures en scène soient réduites au regard féminin de leur oeuvre plutôt qu’à leurs qualités esthétiques universelles. Par ailleurs, partant du constat que les émotions n’ont pas d’âge ni de sexe, elle ne voit aucune incohérence à faire jouer des rôles d’hommes par de grandes actrices, comme le font notamment Ivo van Hove ou Guy Cassiers. De leur côté, François Lecercle et Clotilde Thouret abordent la misogynie qui caractérise le discours « théâtrophobe » de l’Église dans l’histoire du théâtre européen, alors que les femmes – autant actrices que spectatrices – étaient régulièrement associées à la menace et à la transgression. Puis, Isabelle Dumont s’entretient avec la philosophe Vinciane Despret à propos de la place des femmes au sein de l’université. Elle explique que, de la même manière que bien des écrivaines cherchent à être reconnues pour leurs oeuvres plutôt que pour leur genre, les femmes scientifiques revendiquent la primauté de leur recherche sur leur sexe. C’est sur la création au féminin en Algérie que se penche ensuite Souria Grandi, qui remarque que, bien que la littérature féminine d’expression française soit en pleine expansion depuis une trentaine d’années, celle-ci demeure hors des frontières du territoire algérien. Elle mentionne deux occurrences de pièces écrites par des femmes et jouées en Algérie – Rouge l’aube d’Assia Djebbar (coécrite avec son ex-mari Walid Garn en 1969) et Le vaisseau des mélodies de Samia Abderrabou en 2003 –, alors que plusieurs dramaturges algériennes ont été montées à l’étranger. Antoine Laubin tente une réponse à l’artiste belge Anne-Cécile Vandalem, qui l’avait questionné trois ans plus tôt sur la manière d’amener des acteurs masculins de la scène bruxelloise à s’intéresser à la performance qu’elle préparait. À partir de réflexions tirées des théories de Judith Butler et de Luce Irigaray, Laubin interroge la nécessité de féminiser le langage avant d’aspirer à féminiser les rapports humains. Il se base sur les mises en scène déstabilisantes d’Angelica Liddell pour montrer l’inconfort que ressent encore le public devant des représentations féminines punk, voire radicales. De son côté, Marjorie Bertin se penche sur les mises en scène de Christiane Jathaly de What if they went to Moscou? – adaptation des Trois soeurs de Tchekhov – et de Julia – adaptation de Mademoiselle Julie de Strindberg – pour montrer comment la metteure en scène opère une refocalisation et une concentration des personnages féminins. Puis, Estelle Doudet et Martial Poirson s’entretiennent avec Christine Letailleur à propos de ses mises en scène des Liaisons dangereuses et de La philosophie dans le boudoir, deux oeuvres qui portent les stigmates de l’époque à laquelle elles ont été rédigées. Sabine Dacalor questionne Myriam Saduis à propos de son spectacle Amor Mundi inspiré de la philosophe Hannah Arendt, alors qu’Emmanuelle Favier se penche sur Nadia C. de Chloé Dabert, spectacle inspiré de la gymnaste Nadia Comaneci. Laurence Van Goethem propose, quant à elle, un portrait croisé de Ermanna Montanari, Emma Dante et Marta Cuscunà, trois artistes qui basent leur démarche créatrice sur leurs origines italiennes et qui accordent une grande place à la spiritualité et à la religion. De son côté, Christophe Triau s’intéresse au traitement de la nudité davantage exposée qu’exhibée de la danseuse Camille Mutel. Il souligne que le corps de l’interprète oscille entre sexualisation et indéfinition, à la fois érotique et corps-matière fait de peau et de muscles. En plus d’interroger la question du regard, les spectacles de Mutel instaurent selon lui un rapport particulier avec le public, qui se sent à la fois absorbé et intimidé par le corps de l’interprète présenté complètement nu. La question de la nudité est aussi abordée par Martial Poirson à partir du spectacle Bad Little Bubble B. de Laurent Bazin, qui présente cinq femmes nues dont l’image est subvertie pour perdre leur pouvoir d’excitation. Or, chez ce metteur en scène, le nu est un moyen de sensibiliser le public à la « pornification » de la société postmoderne et à l’« hyper-exploitation des désirs » grâce à des tableaux vivants parfois brutaux ou grinçants. Le fait que Bad Little Bubble B. présente l’aliénation féminine de manière désinhibée pose la question d’un possible postféminisme, qui permettrait un nouvel examen de la division entre sexe et genre dans la perspective queer. Le numéro de revue se clôt sur un dossier constitué d’analyses dédiées au travail de l’artiste Anne-Cécile Vandalem.

Ode au sexe et à l’érotisme

Avec le numéro 159 sur le sexe au théâtre, Sara Dion dirige son premier dossier thématique pour Jeu, en plus de se joindre officiellement au comité de rédaction de la revue. Avec ce numéro, elle cherche à faire état des différentes formes que trouve le sexe sur les scènes québécoises. En ouverture de numéro, quatre personnes se prêtent au jeu des « mises en bouche » en racontant un souvenir lié au sexe ou en émettant une réflexion sur le sujet. Michelle Chanonat rend compte de la disparition de la sexualité dans les spectacles de théâtre jeune public. Alexandre Cadieux, quant à lui, cherche à cerner la position compromettante à laquelle le critique professionnel est confronté lorsque certains spectacles l’émoustillent. Le théâtre d’objets est ensuite abordé par Ariane Brien-Legault, alors qu’elle explique les limites et les libertés que permet ce médium lorsqu’il est question de sujets sexuels. Puis, Nathalie Claude déplore la faible représentation du lesbianisme sur les scènes théâtrales québécoises, alors que l’on retrouve plusieurs figures lesbiennes fortes sur Internet, à la télévision et au cinéma. En miroir, dans le dernier article du dossier, Christian Saint-Pierre rend compte de la faible représentation de la sexualité gaie au théâtre dans le cadre d’un échange entre sept dramaturges homosexuels de la génération Y : Jean-Philippe Baril Guérard, Simon Boulerice, Éric Noël, David Paquet, Olivier Sylvestre, Sébastien David et Félix-Antoine Boutin. Alors que Laïma A. Gérald aborde les démarches artistiques de Nicolas Berzi, d’Andréane Leclerc et de la compagnie Carmagnole, qui font du désir et de la sexualité un des moteurs de leurs créations, Gilbert Turp part de son expérience personnelle de comédien pour réfléchir au sexe sous l’angle du jeu d’acteur. À partir d’un corpus de pièces de théâtre québécoises récentes, Sara Dion se penche également sur le sexe à dire, alors que le théâtre se présente comme le lieu par excellence du « sexe didascalique ». Si cette façon de traiter la sexualité est opérante pour un éventuel lecteur, c’est au metteur en scène que revient la tâche de rendre compte de ces indications qui sont de l’ordre de l’acte et du jeu physique. Nourrie par les réflexions d’Angela Konrad et d’Alice Ronfard, Solène Paré retrace le processus l’ayant menée à mettre en scène Quartett, de Heiner Müller. Dans son article, elle cherche à savoir comment enrichir la représentation d’un acte sexuel sur scène. Myriam Daguzan Bernier traite quant à elle des multiples occurrences littérales ou métaphoriques de la masturbation dans le théâtre contemporain. Elle remarque que dans Les morb(y)des, Todo el cielo sobre la tierra (El síndrome de Wendy), Eden Motel ou Plus (+) que toi, la masturbation dissimule une profonde solitude ou un mal de vivre, alors que c’est plutôt sur un mode ludique que les plaisirs autoérotiques sont abordés dans le iShow, qui utilise Chatroulette pour entrer en contact avec des inconnus sous les yeux du public. L’auteure critique le narcissisme de la société contemporaine où les représentations d’un « moi sexué, exhibé, génital ou masturbateur » abondent et où le « je » n’arrive à exister que par le regard de l’autre. À partir du spectacle Table rase, du collectif Chiennes dont elle fait partie, Catherine Chabot expose sa vision de la sexualité, qu’elle qualifie de « topographie des fentes ». À partir de discussions enregistrées, d’histoires autobiographiques et de recherche de théâtralité, le collectif a voulu créer une oeuvre artistique radicale. Partant du constat que la sexualité au théâtre se limite souvent à des représentations magnifiées, romancées ou pornographiques, la metteure en scène Brigitte Poupart a plutôt choisi de mettre de l’avant, dans Table rase, la banalité non spectaculaire de la sexualité comme sujet de conversation menant néanmoins à un drame psychologique.

Plein feu sur l’art de l’acteur

Le numéro 161 de la revue Jeu, dirigé par Gilbert Turp, est consacré aux paradoxes du comédien. Il rappelle que le paradoxe du comédien a été décrit de différentes manières depuis Shakespeare et Diderot, sans toutefois que la nature de ce paradoxe n’ait véritablement été éclaircie. Contrairement à Emmanuel Schwartz qui ne croit pas à cette notion, Turp considère que la blessure de l’acteur peut servir à nourrir certains rôles. Comme professeur, il remarque que plusieurs jeunes qui entrent au Conservatoire semblent vouloir le faire pour apprivoiser une faille en eux qui se dévoile en état de jeu. De son côté, Jean-Claude Côté explique que, selon lui, l’approche des actions physiques stanislavskienne est encore très pertinente pour jouer les textes contemporains, même les plus fragmentés. Il met en relief la multiplication des points de vue qui marque les écritures dramatiques éclatées, ce qui oblige l’acteur à s’adapter à différents rôles, allant jusqu’à prêter son corps à la parole de l’auteur ou du metteur en scène. Professeure depuis vingt-cinq ans au Conservatoire d’art dramatique de Montréal, où elle enseigne notamment le masque, Suzanne Lantagne explique pour sa part de quelle manière cet accessoire modifie l’énergie et le jeu d’un comédien. Selon elle, le masque peut servir de tremplin pour atteindre une plus grande réalité théâtrale, en plus de devenir une protection illusoire contre le regard paralysant de l’Autre. Elle souligne aussi que depuis l’arrivée de Louise Lapointe dans le corps professoral du Conservatoire, les étudiants conçoivent des masques moulés sur leur propre visage, permettant un rapport physique et un engagement plus personnel. La majeure partie du dossier permet à plusieurs comédiens de prendre la plume pour définir leur vision du métier. Guy Nadon insiste sur l’importance d’avoir une histoire pour arriver à raconter celles des autres. Pour lui, un acteur porte en lui son histoire personnelle, mais aussi celle de son pays et de son époque. Il revient sur sa première audition pour le rôle de Mona dans Aux yeux des hommes, devant André Brassard, puis il se remémore son entrée à l’École nationale et la découverte de maîtres à penser comme Jean-Claude Germain, André Pagé, Michelle Rossignol, Gaston Miron, Victor-Lévy Beaulieu ou Pierre Boucher. Il explique aussi les sentiments paradoxaux qu’implique le métier d’acteur : anxiété, découragement, insomnie, mais aussi plaisir et camaraderie. Violette Chauveau revient quant à elle sur le caractère salvateur qu’a eu le théâtre dans sa vie depuis son enfance, en passant par le Conservatoire, le Nouveau Théâtre Expérimental et le Théâtre du Peuple. Elle raconte comment la découverte du non-jeu de Robert Gravel a été déterminante, tout comme sa rencontre avec André Brassard. Alors que Sara Dion s’entretient avec Kathleen Fortin et Emmanuel Schwartz, Anne-Marie Cousineau rend compte de propos tenus par Gilbert Sicotte et Sophie Cadieux sur leur métier. Gilbert Sicotte savoure la possibilité comme acteur de jouer à être quelqu’un d’autre, tout en trouvant des points communs entre soi et le personnage à incarner. Il accorde un grand pouvoir à l’improvisation dans le développement du jeu de l’acteur, puisque cet exercice permet d’apprivoiser certaines émotions, attitudes et idées dont il n’a pas toujours conscience. Sophie Cadieux revient sur sa chance d’avoir pu donner corps à plusieurs reprises à la dramaturgie d’Evelyne de la Chenelière dans les mises en scène d’Alice Ronfard, ce qui a contribué à solidifier sa confiance et à s’attaquer à des projets comme la mise en scène de Tu iras la chercher de Guillaume Corbeil.

La société québécoise sous la loupe : publics et liberté d’expression

Dirigé par Raymond Bertin, le numéro 164 de la revue Jeu remet en question la composition, la place et le rôle du public dans les salles de théâtre. Le dossier s’ouvre sur quatre portraits de « superspectateurs », véritables passionnés qui participent chacun à leur manière à la richesse des publics de théâtre et de danse. Après avoir retracé une brève histoire du public et de la démocratisation de la culture depuis les années 1960, Véronique Hudon cherche à comprendre comment certaines oeuvres contemporaines complexifient les relations avec les spectateurs maintenant axées sur la liberté et la rencontre véritable. De son côté, Anne-Marie Cousineau traite de l’importance des professeurs de cégep dans le développement de l’intérêt des jeunes adultes pour le théâtre. Par des témoignages d’élèves et de collègues, elle démontre le caractère formateur de la sortie au théâtre pour la construction identitaire et citoyenne. Michelle Chanonat démontre l’importance et le soin accordés à l’accueil des jeunes spectateurs à la Maison Théâtre en s’entretenant avec des placiers et en retraçant leur parcours. Sara Dion avance que tout comme le manque de diversité observable sur les scènes, la composition du public est souvent « blanche » et très uniforme. Elle salue d’ailleurs les initiatives de théâtres comme Espace Libre ou Aux Écuries, qui démontrent un réel désir d’entrer en dialogue avec la population avoisinante et qui connaissent une belle diversification sur les plans générationnel, culturel, linguistique et social. Pascale Rafie rend compte d’un projet de médiation culturelle qu’elle a mené avec des femmes immigrantes, alors que celles-ci ont été transformées par des ateliers d’écriture leur ayant permis de faire entendre leur voix sur scène. À travers quelques cas évocateurs, comme Gala de Jérôme Bel ou Le grand continental de Sylvain Émard, Mélanie Carpentier illustre le changement qu’elle observe depuis quelques années dans le rapport entre le public et les danseurs. Plutôt que d’organiser leur langage chorégraphique autour de la virtuosité et de la souplesse, certains chorégraphes choisissent de prioriser l’authenticité et la rencontre avec l’autre. Cela fait en sorte de renouveler le public de manière étonnante. Finalement, Raymond Bertin salue l’audace de certaines initiatives de médiation culturelle de programmateurs, de créateurs et de spectateurs ayant permis de mieux apprécier les spectacles et à leur assurer un meilleur rayonnement. Hors dossier, Marie-Ève Milot et Marie-Claude St-Laurent signent le texte « Apprendre à compter » qui constitue le résultat d’une enquête menée par le collectif Femmes pour l’Équité en Théâtre entre 2011 et 2016 afin de recenser la présence des femmes à l’écriture et à la mise en scène dans les principaux théâtres francophones de Montréal et de Québec. En plus de l’accès limité des femmes au théâtre, les statistiques compilées démontrent le spectre des inégalités auxquelles font face la gent féminine : « notoriété restreinte, non-admissibilité à certains prix, difficulté à développer avec le public un dialogue à long terme, moyens de production réduits, situation socio-économique précaire, etc. »

Le numéro 165 marque le changement de rédacteur en chef de la revue Jeu en proposant un dossier codirigé par Christian Saint-Pierre et Raymond Bertin. Michel Vaïs ouvre le dossier en offrant un survol des événements marqués par la censure, au Québec comme à l’international. Ralph Elawani se penche plus précisément sur le cas de l’annulation de la tournée du spectacle Djihad suite à l’attentat contre une mosquée de Québec pour traiter plus globalement de la liberté d’expression des artistes voulant aborder la question de la radicalisation et du terrorisme chez les jeunes. À partir des spectacles Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu? et Fredy, Marilou Craft réfléchit à l’inégalité de l’accueil réservé par la société québécoise à la parole issue de la diversité. Puis, c’est à la parole des Autochtones que s’attache Josianne Dulong-Savignac par le biais d’un entretien avec Joséphine Bacon, Natasha Kanapé Fontaine et Émilie Monnet. Les trois femmes dénoncent le silence et l’invisibilité imposés aux peuples des Premières Nations. Catherine Voyer-Léger revient sur les statistiques quant à la présence de créatrices sur scène publiées dans le numéro 164 de la revue. Elle discute avec Brigitte Haentjens, Annick Lefebvre, Catherine Léger et Dominick Parenteau-Lebeuf de l’occultation de la parole des femmes sur les scènes québécoises. Raymond Bertin s’interroge quant à lui sur la difficulté de parler de sexe aux adolescents, alors que les enseignants et les parents chapeautent la sortie au théâtre. Émilie Martz-Kuhn réfléchit aux limites du théâtre documentaire en se basant sur 100% Montréal et Pôle Sud, deux spectacles qui mettent en scène des citoyens ordinaires. Finalement, les criminels ayant commis des actes violents (terrorisme, attentat, féminicide, génocide) captent l’attention de Julie-Michèle Morin. Celle-ci se demande si ces gestes odieux peuvent susciter des oeuvres théâtrales, voire produire un effet réparateur. Elle se questionne aussi sur la part de responsabilité de l’artiste lorsqu’il traite de tels sujets.

Le processus créatif atypique de Joël Pommerat

Le dossier du numéro 119 de la revue Registres, coordonné par Marie Vandenbussche-Cont et Raphaëlle Jolivet Pignon, est consacré au processus de création de l’auteur-metteur en scène Joël Pommerat. Il est le fruit de réflexions amorcées lors de journées d’étude sur les « nouveaux modes de production du [texte de] théâtre » organisées par le Groupe de recherche sur la poétique du drame moderne et contemporain. Dans un entretien, Joël Pommerat explique comment il réussit à échapper à un modèle de création conventionnel en déhiérarchisant les éléments qui constituent la théâtralité. Ainsi, la scénographie, le costume, le son et la lumière de ses spectacles sont envisagés avant même que commence son travail d’écriture. Pour lui, le théâtre se définit d’abord comme la présence humaine dans l’espace. Si le processus de création de Pommerat varie et évolue au fil du temps et des projets auxquels il s’attaque, il est néanmoins possible de dégager certains traits récurrents dans sa démarche : un matériau textuel peu élaboré en amont des répétitions, la scénographie comme source d’inspiration première de l’écriture et des comédiens-collaborateurs au service de la dramaturgie. Dans son article, Vandenbussche-Cont se penche d’ailleurs sur le rôle structurel de la scénographie dans les spectacles de Pommerat en analysant principalement la scène circulaire de Cercles / Fictions et la scène bifrontale de La réunification des deux Corées. Pour sa part, Christophe Triau aborde la place de l’écriture sonore chez Pommerat, puisque l’atmosphère sonore fait l’objet d’une importante recherche de musiques, de sons naturels et de textures brutes afin de favoriser l’immersion du spectateur dans la fiction et dans l’univers scénique. Les voix des acteurs sont aussi travaillées, notamment par un « dispositif d’implantation » qui permet aux comédiens d’adopter un jeu naturel sans projection de la voix, de rendre coïncidentes pour le spectateur les voix et leur localisation dans l’espace ou, au contraire, de marquer la dissociation et la discordance entre le sonore et le visuel. C’est justement ce tissage entre l’espace, l’image, le son, le temps, les corps et le texte qui fait la singularité des créations du dramaturge-metteur en scène. Jolivet Pignon s’attarde quant à elle au rôle de l’« acteur réinventé » exemplaire du théâtre de Pommerat. Chez lui, le comédien devient surface de projection, matériau actif de son écriture et pivot de la création, entre dramaturgie, jeu et écriture. Avec la création de la compagnie Louis Brouillard, en 1990, Pommerat se donne les moyens d’établir un compagnonnage artistique et administratif entre des collaborateurs qui constitueront le socle de son théâtre et de son identité artistique. Depuis 2003, Pommerat se donne le défi de créer un spectacle par année pendant quarante ans, chaque nouvelle production constituant une partie de ce grand oeuvre en devenir auquel les acteurs contribuent en s’imposant comme « archives vivantes » et comme palimpsestes des spectacles précédents. Le témoignage de Marion Boudier, dramaturge de Joël Pommerat, permet ensuite de découvrir le travail de l’auteur-metteur en scène de l’intérieur à partir de son spectacle Ça ira (1) Fin de Louis. Celle-ci met en évidence le double processus d’écriture-mise en scène de Pommerat qui implique un va-et-vient entre des moments de recherche, des expérimentations de plateau et un travail solitaire. Boudier aborde également l’importance de la place accordée aux archives dans Ça ira (1) Fin de Louis, qui a mené l’équipe de création à faire appel à un historien en plus d’effectuer une recherche préalable pour rassembler le plus de matériaux possibles (discours, procès-verbaux, correspondances, mémoires) afin de nourrir ce que Pommerat appelle la « dramaturgie des lieux ». Tous les collaborateurs artistiques sont ainsi amenés à participer à la préparation d’un « stock » d’images dans lequel piocher et retravailler en fonction des développements de l’écriture de plateau. Le dossier se clôt sur un important cahier photographique témoignant de la diversité de l’esthétique des spectacles de Joël Pommerat.

Histoire des débuts de la photographie d’acteurs en France

Dans le dossier qu’il dirige dans le numéro 20 de la revue Registres, Arnaud Rykner cherche à retracer l’histoire des photographies d’acteurs en France, des origines au début du XXe siècle. Pour commencer, Cyrielle Dodet rend compte de ses recherches « à l’oeil nu » dans les fonds de la Bibliothèque nationale de France et de la Théâtrothèque Gaston Baty, deux collections encore très peu exploitées par les chercheurs en études théâtrales et en études visuelles. À partir d’un procès suivant la diffusion de photographies post mortem de l’actrice Rachel ayant mené à une jurisprudence concernant la protection du droit à l’image, l’auteure aborde quelques enjeux de la photographie d’acteur entre 1839 et 1939. Dodet insiste sur la variété des collections, autant du point de vue de leur nature (tirages photographiques, planches contacts, diapositives, plaques de verre) que de leur archivage et de leur accessibilité. En plus des portraits d’acteurs en buste et en pied qui continuent à avoir la cote, les photographes du XIXe siècle cherchent à exposer la fabrique du théâtre en adoptant divers formats permettant d’être adaptés à des diffusions différentes. Les acteurs sont notamment photographiés dans les loges ou dans les coulisses, là où s’effectue la métamorphose de l’artiste qui se prépare à monter sur scène ou qui s’apprête à revenir à sa vie ordinaire. Anne Pellois analyse pour sa part les fonctions documentaires et fictionnelles des photographies du grand tragédien Mounet-Sully pour voir de quelle manière celles-ci témoignent du « monument de l’acteur de théâtre ». Le corpus d’analyse de l’auteure se limite donc aux portraits mis à disposition par la Bibliothèque nationale de France sur Gallica ainsi qu’à quelques revues illustrées. Pellois classe ainsi les photos en deux ensembles, celles qui témoignent du respectable bourgeois (« l’acteur à la ville ») et celles qui témoignent de la créature de scène (« l’acteur en son métier »). Or, les clichés les plus intéressants sont justement ceux qui s’écartent de cette classification, dans des espaces dits intermédiaires (la loge, la bibliothèque, la salle de répétition). Pellois détermine les fonctions de ces photographies selon trois critères : ce qui relève de la construction de l’image de soi, ce qui constitue le style et la manière de jouer de l’acteur et ce qui dépasse la singularité artistique de l’acteur et qui constitue l’historiographie fantasmée du théâtre et de l’homme moderne à l’ère du médium photographique. L’analyse des photos de Mounet-Sully montre que le travail de l’acteur dépasse le contexte de la scène, de même que le fait que la photographie accentue l’effet de maîtrise de l’artiste, dont seules les photos réussies seront amenées à être diffusées. Dans son texte dédié à Gabrielle Réjane, Romain Piana montre comment la comédienne reconduit certaines ambiguïtés érotiques du statut de l’actrice parisienne de la fin du XIXe siècle, notamment par une série de portraits de l’actrice dans le rôle de Lysistrata prise par Nadar. Réjane y apparaît en déshabillé, véritable maîtresse des tentations, et adopte des poses gracieuses et suggestives. De la même manière que les beautés de la Grèce antique s’exposaient aux regards du peuple, Réjane incarne le mythe de la demi-mondaine parisienne qui ne cesse d’être admirée par son public. Arnaud Rykner, lui, se penche sur la construction de l’image du clown Footit en artiste dans un collage de huit photographies paru dans la série « Paris s’amuse » de la revue Panorama en 1897. L’auteur décortique le subtil dispositif éditorial créé par cet assemblage d’images présentées comme faisant partie d’une même série pour en démontrer le caractère artificiel. Julien Botella se base quant à lui sur les photographies de Loïe Fuller prises par Harry C. Ellis en 1910 pour montrer comment s’effectue le passage d’une image d’art à ce qu’il qualifie d’imago naturalis. Si Loïe Fuller constitue une icône de la Belle Époque, la danseuse a toujours fait preuve d’une grande inventivité dans les dispositifs visuels qu’elle met en place ainsi que dans le contrôle scrupuleux qu’elle exerçait sur son image. Lorsqu’en 1910, Ellis capte la présence de l’artiste dans la plénitude de son domicile, le photographe participe à la marchandisation de l’image intime de l’artiste. Il subvertit les codes de la représentation par la présence corporelle d’un sujet libéré de sa fonction de modèle et par un refus de la pose, ce qui fait apparaître une corporalité plus diffuse. En raison de ce choix esthétique, l’image gagne en vie ce qu’elle perd en netteté, ce qui fait ressortir la dimension performative de la photographie. Ainsi, les photographies d’Ellis procèdent à un mouvement de singularisation qui tend à célébrer l’origine naturelle de la danse fullérienne et à refuser l’académisme au profit d’une tradition plus naturalisante.