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Du postmoderne au posthumain

En 1979, Jean-François Lyotard théorise l’homme postmoderne par rapport au progrès scientifique. Selon sa thèse, ce progrès a été bouleversé après les transformations discursives qui ont affecté les règles du jeu de la science, de la littérature et des arts. Il considère que dans la culture et la société contemporaines, les grands récits ont perdu leur légitimité en raison de l’essor des techniques et des technologies nouvelles. Or, Lyotard identifie les tendances de la science postmoderne comme une recherche de nouvelles modalités du langage. Cette recherche est provoquée par les problèmes de communication de la cybernétique, des ordinateurs et des compatibilités entre langages-machines (Lyotard, 1979 : 12). Ainsi, avec l’hégémonie de l’informatique, l’homme n’est pas uniquement témoin de changements radicaux sur la scène sociétale, mais éprouve également des bouleversements au sein de sa propre nature. La portée et l’impact des langages-machines dans l’optique postmoderne redéfinissent les limites et les conditions dans lesquelles l’homme se trouve, ouvrant ainsi le champ à sa dématérialisation. Le développement de l’inhumain s’impose comme le paradigme opératoire de la recrudescence de l’intelligence artificielle. L’homme recule. La place accordée aux technosciences est de plus en plus grande, elles qui ont de moins en moins besoin de leur maître vivant. Dès lors, Lyotard affirme :

On peut retirer de cet éclatement une impression pessimiste : nul ne parle toutes ces langues, elles n’ont pas de métalangue universelle, le projet du système-sujet est un échec, celui de l’émancipation n’a rien à faire avec la science, on est plongés dans le positivisme de telle ou telle connaissance particulière, les savants sont devenus des scientifiques, les tâches de recherche démultipliées sont devenues des tâches parcellaires que nul ne domine; et de son côté la philosophie spéculative ou humaniste n’a plus qu’à résigner ses fonctions de légitimation

(ibid. : 69).

Vingt ans plus tard, la perspective postmoderne de Lyotard est reprise, et mise à l’épreuve dans l’optique du posthumanisme. En 1999, le théoricien allemand Peter Sloterdijk introduit ce concept dans son ouvrage intitulé Règles pour le parc humain[1]. Par le vocable « posthumanisme », il comprend le développement des technosciences qui envisagent « de nouvelles bases à la coexistence des êtres humains » (Sloterdijk, 2000 : 16). La réflexion de Sloterdijk s’inscrit dans une critique et un dépassement de l’humanisme. Cependant, il n’en offre pas une définition précise et se contente plutôt de citer de façon fragmentaire différents chercheurs qui ont travaillé sur la même problématique. En effet, le terme « posthumanisme » n’est mentionné que deux fois dans son ouvrage, sans un cadre théorique qui pourrait nous servir afin de mieux rendre compte de son usage théorique (ibid. : 16 et 25).

Pour d’autres chercheurs, dont Jean-Michel Besnier, spécialiste de la philosophie posthumaniste, ce concept relève de l’idée de la reconstruction de l’homme comme tel, portée par des sciences et par des technologies. Au regard de cet examen, le posthumanisme tente de s’imposer comme un programme pour la réalisation matérielle de « l’homme nouveau » (Besnier, 2009 : 91) ainsi que de « l’humanité élargie » (ibid. : 119). Sous ces termes sont réunies toutes les techniques matérielles d’augmentation ou d’amélioration de l’homme, qui lui permettent le dépassement de ses performances physiques et mentales. En ce sens, certains aspects de la condition humaine comme le vieillissement, le handicap, la maladie, ou – selon la perspective la plus radicale – la mort peuvent être diminués ou éliminés : « L’homme nouveau visé ne serait plus seulement l’homme qui pense et vit en rupture avec les traditions, mais un être dont le comportement, l’humeur, et les facultés pourraient être techniquement modifiés, au point de brouiller l’identité qu’on lui prêtait jusqu’à présent » (ibid. : 57-58).

Suivant ces indications, et en résumant à l’extrême, on est tenté d’interpréter le concept du posthumanisme en continuité avec la tradition postmoderne. De fait, les deux courants de pensée expriment l’ambition d’interroger le rapport entre l’humain et l’impact de technologies nouvelles. Sur le plan théorique, on ne constate pas une rupture – ni un changement de paradigme –, mais plutôt la continuité de la logique née dans les années 1970. Ainsi, le posthumanisme ne serait rien d’autre qu’une dynamique provenant de la prolifération des traits caractéristiques du postmodernisme. À la fois un concept et le stade subséquent sur le plan de l’évolution de l’espèce humaine, le posthumanisme évoque également la disparition de l’homme au profit de la robotique, qui se substituerait positivement à lui. À cet égard, sur le terrain technoscientifique, les développements de l’informatique, de l’électronique et de la robotique ont pu contribuer à réactiver la thématique de la « fin de l’homme ».

Les nouvelles technologies et le spectacle vivant

La raison pour laquelle le concept du posthumanisme paraît utile pour le travail de recherche en spectacle vivant est qu’à partir des années 2000, dans les pratiques théâtrales, on constate un nouveau tournant : la mise à l’écart complète de l’acteur[2]. La théorisation de cette forme théâtrale est en circulation dans les milieux académiques. Comme le rappelle Jean-Marc Larrue, « il existe en effet des spectacles sans aucun acteur vivant sur scène […] où toutes les présences scéniques sont médiatisées par des technologies de reproduction du son et de l’image » (Larrue, 2016 : 228). Entre le posthumanisme et ces tendances artistiques, une mise en rapport semble possible. On considère que les spectacles joués sans acteurs convergent avec le paradigme posthumain, inscrivant ainsi une nouvelle lignée esthétique dans le paysage théâtral contemporain. La disparition de l’homme sur le plateau apparaît comme un phénomène esthétique ayant le même contenu et la même continuité technologique que les spéculations posthumanistes. Plus précisément, les enjeux artistiques actuels dans le domaine théâtral réinterrogent la présence corporelle de l’acteur au point où les pièces sont jouées sans présence physique sur le plateau. Malgré cette pratique, le spectacle ne relève pas moins du théâtre. Pour illustrer ce propos, nous allons présenter quelques exemples qui incorporent cette approche esthétique. Il s’agira, pour le sujet qui nous intéresse, d’évoquer et d’analyser des travaux des metteurs en scène Heiner Goebbels, Ryoji Ikeda, Romeo Castellucci, Bill Vorn, Noemi Schipfer et Takami Nakamoto. Assurément, ils ne sont pas les seuls qui travaillent sur la coprésence de la machine et de l’humain sur le plateau. D’autres créateurs tels que Zaven Paré, Aurélia Ivan, Amit Drori ou Oriza Hirata expriment également cette volonté esthétique. Ainsi, il faudrait prendre en considération que les spectacles choisis pour ce texte ne présentent qu’une facette des propositions scéniques questionnant la figure du posthumain. Le choix de notre corpus repose sur le fait que les artistes en question inventent et produisent des dispositifs sur le plateau d’une complexité particulière (environnement numérique, corps machiniste). Cette complexité semble être plus accentuée et permet donc d’exposer pertinemment comment la dynamique posthumaniste opère sur le plan esthétique.

Du côté européen, Heiner Goebbels crée Stifters Dinge (2007), une oeuvre qui comporte cinq pianos qui jouent automatiquement pendant le spectacle, sans pianistes. Il s’agit d’une installation scénique sans aucun acteur, sans aucun texte préalable. On aperçoit l’imaginaire pur qui, selon Goebbels, invite avant tout le public à entrer dans un monde qui va interroger l’interaction entre l’homme et la machine. Cette installation-performance, conçue dans la logique d’un environnement immersif, met les sonorités et la musique au premier plan. Goebbels considère que les personnages principaux dans cette création sont la lumière, les images, les bruits, les sons, les voix, le vent, le brouillard, l’eau et la glace, et que l’action dramatique consiste en choses et en matières qui « parlent d’elles-mêmes » ( Théâtre Vidy-Lausanne, 2007 : 3).

L’esthétique de l’artiste Ryoji Ikeda, très proche de celle de Heiner Goebbels, explore les limites de l’univers numérique, mêlant la diffusion sonore et les projections vidéo sur le plateau. Il s’agit de spectacles sans aucun acteur de chair, où le son et les images jouent le rôle principal dans la construction de l’imaginaire. Dans son installation scénique Transfinite (2011), les spectateurs sont, d’une part, directement confrontés à des ultrasons à haute fréquence et, d’autre part, aux images, nuages de points et cascades de barres en succession qui suivent des signaux sonores.

Lorsque Romeo Castellucci met en scène Le sacre du printemps (2015) à Paris, il procède, tout comme les autres artistes précédemment cités, à une mise en cause radicale : la disparition du corps humain du plateau et le passage vers le dialogue entre homme et machine. En effet, ce spectacle est joué sans aucun acteur. Il comprend le système de quarante machines complexes (des mini-bétonnières, des épandeurs, etc.) pilotées par ordinateur. Glissant sur de grands rails, ces appareils pulsent de la poudre blanche sur le rythme du Sacre du printemps, ballet d’Igor Stravinsky. Les jets sont suivis par les clignotements des lumières rouges des robots accrochés sur la même structure métallique. Lorsque les robots sont en mouvement, envoyant de la poussière vers le rideau plastique séparant le plateau et le public, le spectacle ressemble à une chorégraphie technologique; la poudre et les machines créent conjointement un effet d’harmonie sur le plateau. Une fois les derniers jets terminés, le rideau transparent tombe et du texte apparaît sur l’immense toile. Le spectateur apprend alors que la poussière était de la cendre d’os, issue de soixante-quinze bovins. Ensuite, le texte détaille les procédés de production dans les abattoirs, ainsi que le contenu chimique des os d’animaux. Les projections sont suivies par un bruit assourdissant. En effet, cette création de Castellucci appelle une reconfiguration de la dualité absence / présence. La réalité scénique dans Le sacre du printemps est revendiquée à titre d’expérience technique et non de représentation. Elle explore le fonctionnement de la machine, entièrement transposée au domaine de la corporalité. Autrement dit, le corps de la machine est substitué au corps de l’acteur organique.

Du côté montréalais, le spectacle Inferno, joué à l’Usine C en 2017, attire particulièrement notre attention en ce qui concerne le concept de posthumanisme. Présenté dans le cadre du festival Elektra, il s’agit d’une création commune de Bill Vorn[3] et Louis-Philippe Demers[4]. Désigné par les deux artistes comme « performance robotique » (Vorn, 2015), ce spectacle joue sur la question de la coprésence entre le public et le spectaculaire de façon complexe. Dans le foyer du théâtre Usine C, les hôtes distribuent des numéros à chaque spectateur. Lorsqu’on entre dans la salle, dans une obscurité presque totale, on remarque vingt-quatre exosquelettes robotisés accrochés sur une structure métallique au plafond. Les têtes des robots sont baissées et nous apercevons les clignotements incandescents des lumières rouges de leurs casques. Ensuite, quand le public est rassemblé dans la salle, la voix automatisée d’un robot choisit les numéros et invite vingt-quatre personnes à sortir. Des instructions et des consignes leur sont données avant le début du spectacle. Puis, une fois rentrés dans la salle, les spectateurs sélectionnés reçoivent tous un appareil qui est installé sur leur corps (figure 1); un premier geste esthétique qui introduit le posthumanisme par l’extension de l’organisme vivant.

Inferno s’ouvre sur une séquence longue d’une durée d’environ vingt minutes. Les spectateurs forment un cercle. Ils sont assis au bord du plateau tandis que les robots / humains sont au centre. Le paysage sonore enveloppe l’espace, donnant une impression onirique. Nous pouvons percevoir des sons de la nature : des ondes, de l’eau qui coule, différents animaux. Du côté gauche du plateau, Vorn et Demers sont à la console numérique pour diriger les robots ainsi que le son pendant le déroulement du spectacle. Nous entendons des explosions accompagnées de flèches éblouissantes résonner dans la salle; les cyborgs commencent à danser au rythme de la musique électronique. Les participants peuvent bouger leurs jambes et leurs pieds, tandis que les autres mouvements sont sous l’emprise de la machine. Le spectateur-performeur crée l’action dramatique, mais ses gestes sont prédéterminés par le metteur en scène. Ainsi, une fois sous contrôle exogène, le public (désormais devenu performeur) prend une part active dans la construction du fil narratif de la performance. Au fur et à mesure qu’Inferno se déroule, le rythme change de manière importante. Le spectateur a l’impression que l’immersion est complète. Même si chaque scène présente une nouvelle situation, un autre univers technique, tout semble lié dans une harmonie spécifique propre au spectacle. Les robots sur scène présentent une cohésion particulière. Leurs mouvements sont exactement les mêmes, dirigés par le metteur en scène. L’espace théâtral – désormais devenu le champ des manifestations technoscientifiques – est quant à lui un lieu unique où se déroule la fusion de deux entités distinctes. Cet aspect immersif du spectacle est souligné par ses créateurs  :

Notre approche est différente cette fois-ci. Quand on travaille sur une installation, même si la distance est plus grande que lors d’une performance entre l’homme et la machine, l’intention est de les fusionner. Avec Inferno, on rapproche l’expérience le plus près de l’humain

(Vorn, cité dans Cloutier, 2016).

Ce qui est établi ici, c’est la fusion du corps humain avec la machine comme vecteur principal et porteur du sens du spectacle. Le cyborg (de l’expression « cybernetic organism[5] ») caractérise traditionnellement le couplage de l’organisme vivant avec l’artificiel. Dans le cas d’Inferno, il désigne par ailleurs une extension de l’être vivant par la prothèse. Cette extension érode préalablement l’identité du spectateur, offrant un contenu nouveau aux notions d’intégrité et d’altérité. Le spectateur-performeur se trouve désormais dans une logique posthumaine; son identité corporelle est transformée par le recours à ces technologies robotiques, brouillant ainsi la frontière entre le vivant et la machine. Cependant, dans Inferno, cette logique se profile comme l’intervention d’une technique dans l’action humaine volontaire, technique contrôlée et dirigée par deux hommes se situant à quelques pas des participants. Autrement dit, cette identité nouvelle accordée aux performeurs est prise en charge par une dynamique qui met en question l’autonomie du sujet. Sa liberté de créer, de bouger, de produire un effet scénique est instrumentalisée, voire manipulée par les variations induites par les créateurs de cette performance robotique. Le performeur, usager de la prothèse robotique, exploite des technologies nouvelles pour produire l’imaginaire sur le plateau. L’usager, ce faisant, s’inscrit dans une logique qui restreint son autonomie de façon irréversible pour la durée du spectacle. En d’autres termes, tout ce qui sert à construire délibérément la spécificité humaine – le libre mouvement, le fait de se déplacer, de toucher, etc. – est soumis dans Inferno à la domination exercée par une tierce personne. Ainsi, le paradigme posthumain dans cette création se manifeste comme un modèle qui restreint l’autonomie des performeurs à l’action des metteurs en scène.

Par ailleurs, l’exemple qui est peut-être le plus emblématique de la disparition sur scène est celui du collectif Nonotak. Créé en 2011, Nonotak est un projet artistique de l’illustratrice Noemi Schipfer et du musicien Takami Nakamoto. Au début de l’année 2013, ce duo franco-japonais commence à développer des installations scéniques présentant un environnement immersif, onirique et hypnotique, et il se donne pour but d’impliquer le public dans la totalité du spectacle. Tirant parti de la pratique de Nakamoto dans le domaine du son ainsi que de l’expérience de Schipfer en arts plastiques, Nonotak a pu, jusqu’à présent, monter une trentaine de spectacles différents. Parmi eux, mentionnons Isotopes (2013), Late Speculation (2013), Silhouettes (2014) ou, plus récemment, Versus (2016). Ces deux dernières années, leur travail a également été exposé dans de nombreuses galeries et autres institutions culturelles comme le Tokyo Grand Hyatt Hotel, l’Opéra de Lyon ou bien le Bâtiment d’art contemporain de Genève. L’approche esthétique de Nonotak consiste en une recherche de possibilités d’exploration de l’espace par l’univers numérique, afin de générer des effets de présence en mettant en place des dispositifs technoscientifiques. Ces intentions sont clairement exposées dans un entretien que les deux artistes ont accordé en 2016 :

On ne sait pas si on arrive [à hypnotiser le public,] mais c’est notre but de départ, oui. On retrouve cette idée d’hypnose dans le fait qu’on dématérialise un espace en lui donnant du mouvement. Le spectateur ne sait plus si c’est l’installation qui bouge ou bien les visuels. Cette confusion fait appel aux rêves, d’où le nom de « Daydream » (rêverie en français). On tente de supprimer la frontière entre le virtuel et le réel, en amenant le spectateur dans un univers onirique. On a parfois l’impression qu’un couloir se dessine, puis il se dématérialise en tunnel. On cherche à faire perdre les repères visuels et sensoriels du spectateur, le tout est accentué avec une musique spécifique à l’installation

(Schipfer et Nakamoto, cités dans Stereolux, 2016).

La particularité de leur geste théâtral tient au fait que les spectacles sont joués sans acteurs. Si la disparition du corps organique sur scène s’opère au profit d’une série d’images virtuelles – et des sonorités qui les accompagnent –, les installations de Nonotak jouent sur les rapports entre illusion et réalité. Pour illustrer ce propos, on peut se référer au dernier spectacle du collectif.

Présenté le 9 février 2016 à Société des arts technologiques à Montréal, Versus (figure 2) est fondé sur la simulation numérique et sur les bruits ambiants retransmettant les sons d’environnement enregistrés au préalable, c’est-à-dire que les projections, le bruit, les sonorités et la musique diffusés par les haut-parleurs constituent l’axe narratif principal de cette installation. Les images et les sons sont déclenchés en temps réel. Le spectacle dure environ trente minutes. Durant la présentation, le public peut se promener librement dans la salle et peut également entrer ou sortir quand il le souhaite. L’espace scénique est entièrement couvert par des projections numériques qui se succèdent. Par des jeux de lumière et des effets stroboscopiques très puissants, des images géométriques abstraites sont reflétées partout dans la salle. Elles sont agencées sur le plateau comme des couches imaginaires qui construisent un espace fictionnel. Ce mouvement d’images correspond exactement au rythme du son enregistré. Or, les projections sont accompagnées et portées par des sonorités assourdissantes qui spatialisent l’environnement, tout en créant un effet de présence intense. Autrement dit, l’environnement auditif – les bruits, les échos, les explosions, les flux sonores – joue sur l’impression de proximité avec la dimension physique. Ce dispositif audiovisuel est si immédiat et si efficace que le spectateur-promeneur a l’impression que la source sonore provient de partout, alors que l’espace scénique forme une relation intime avec l’univers auditif. Ainsi, l’effet esthétique[6] de ce spectacle repose sur l’idée que l’univers numérique spatialisant l’environnement ainsi que les sonorités qui suivent les images numériques ont leur propre trajectoire dans la construction atmosphérique du lieu théâtral. Plus précisément, les parcours auditifs et visuels, parfaitement synchronisés, possèdent leur début et leur fin. Ils se révèlent dans un rythme exact, qui varie tout au long de la présentation. Au début du spectacle, le paysage sonore et les plans spatiaux[7] ne sont marqués ni par de grandes oscillations ni par des éclatements soudains. Ils ont plutôt une configuration stable, voire contemplative. Au fur et à mesure que le temps passe, le paysage se reconfigure et s’intensifie pour s’achever dans les images numériques et dans une tonalité sonore extrêmement forte.

Figure 1

Une spectatrice d’Inferno portant l’une des vingt-quatre armatures robotisées. Stereolux, Nantes, avril 2015.

Photographie de Magalie Fonteneau

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Figure 2

Une spectatrice dans l’installation de Versus. Société des arts technologiques, Montréal, février 2016.

Photographie de Nonotak Studio

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Ce que révèlent ces premières observations, c’est l’importance accordée à la saisie sensorielle dans l’expérience théâtrale. Le public ne prend pas conscience du dispositif dans lequel il se trouve immergé. Ce dispositif et son effet sensoriel de submersion bouleversent la perception esthétique. Ne pouvant pas éprouver séparément l’image vue et le son entendu, le public est obligé de les intégrer comme une médiation technologique commune, ce qui affecte son mécanisme d’attention. Or, son expérience se situe à la fois dans l’immersion numérique vécue et dans l’univers fictif convoqué par le biais des dispositifs technologiques. En outre, l’expérience esthétique s’opère en l’absence d’un sujet, car désormais le « corps » virtuel est substitué au corps physique du comédien. Elle s’inscrit dans une perspective de la disparition, autrement dit d’une absence qui se manifeste comme une réalité immatérielle. Par ailleurs, la disparition dans Versus se situe dans l’optique du spectaculaire pur, elle ne passe pas par un ordre dramaturgique conventionnel. La réalité scénique de ce spectacle n’est pas conçue selon un texte préétabli, selon un récit dramatique, des personnages et la mise en scène qui en découlerait[8]. Elle se profile plutôt à partir d’un dialogue immatériel provoquant des impressions, des sensations, des émotions. Ce dialogue numérique se compose de plusieurs segments qui, tout en formant un ensemble unique ou en décrivant une progression, ne sont nullement narratifs au sens traditionnel du terme[9].

Dans une perspective plus large, et sous un autre angle esthétique, le spectacle de Nonotak interroge le rapport entre le réel et l’imaginaire. Face aux images numériques constituant un environnement virtuel, le mécanisme scénographique est modifié en profondeur par rapport à la conception théâtrale traditionnelle. Dans ce sens, il devient très difficile de distinguer le réel de l’univers fictionnel théâtral. Par la mise en jeu du temps de l’action, de la densité des signes et de la superposition technique, le rapport du public à la réalité de l’oeuvre artistique comme telle est altéré. Les dispositifs, tout comme les interfaces intronisées, ne cessent de renouveler la dynamique entre l’espace, le temps et le spectaculaire. Ainsi, les frontières entre illusion et réalité se brouillent, forçant le spectateur à entrer dans un nouveau jeu qui est multidimensionnel. Or, ce jeu n’est rien d’autre qu’une errance conduite par l’acte numérique qui expose un espace fictionnel comme seul objet, seule potentialité dramaturgique, seule réalité théâtrale. L’ancrage du spectateur dans l’instantanéité du moment ainsi que dans la simultanéité des dispositifs produit un effet de syncrétisme de l’actuel et du virtuel, du passé et du futur, du réel et de l’imaginaire. Ainsi, l’immersion dans Versus est complète. L’expérience imaginaire du public n’est ni créée ni provoquée par le spectacle. Elle est intégrée au continuum fictionnel présenté sur scène. De fait, le public et le spectaculaire forment une cohésion dans l’espace intermédiaire. L’émotion vécue dans ce spectacle implique à la fois la perception transmise par les dispositifs scéniques et l’imaginaire incorporé dans l’instantanéité esthétique.

Vers une nouvelle affirmation théâtrale

Les exemples et les théories précédemment abordés nous conduisent à conclure par trois observations. Premièrement, les années 2000 s’affirment comme une période marquée par des transformations majeures du corps de l’acteur vivant sur scène[10]. Par l’impact des technologies nouvelles et par l’absence de l’être vivant de la scène, la nature du théâtre même se redéfinit. Quelle que soit la modalité de substitution du comédien – par une machine (Castellucci), par un espace numérique (Nonotak) ou par un environnement immersif (Ikeda), l’identité du théâtre est confrontée à une nouvelle réalité. Face à de telles pratiques scéniques, peut-on encore parler du théâtre en tant que spectacle « vivant »? Longtemps considéré comme le lieu emblématique de la « présence », le théâtre d’aujourd’hui se distancie fortement de cette conception. Cependant, cette problématique peut être renversée. En effet, les termes de la dualité absence / présence ne sont pas si opposés. Ils appartiennent plutôt aux deux pôles d’un même continuum qui passe par des médiations technologiques. En d’autres mots, la mise en jeu de la disparition et de l’apparition sur le plateau permet de rendre visible une image projetée dans l’espace, d’entendre un son enregistré et de les percevoir comme une présence sur scène. Ainsi, la fabrication de présences et d’êtres artificiels donnant l’illusion du vivant reconfigure la logique interne du théâtre[11], tout en proposant une évolution de ses caractéristiques fondamentales, telle que la présence de l’acteur vivant.

Deuxièmement, l’idée de la disparition de l’acteur n’est pas du tout nouvelle pour l’histoire du théâtre. En effet, le théâtre a toujours été sujet à des atteintes visant l’acteur organique, bien avant qu’ait eu lieu sa disparition concrète. Il suffit de rappeler, de façon très schématique, les discours et les pratiques de certains avant-gardistes de la première moitié du XXe siècle. La théorie qu’ils ont développée de la présence de l’acteur en scène a laissé une trace considérable. Par exemple, le concept de la « sur-marionnette » d’Edward Gordon Craig (1998 : 44), envisagé avant tout comme le refus de l’illusion réaliste, ouvrait également le champ à la critique du corps du comédien sur le plateau. Ensuite, la figure du « double », telle qu’elle était thématisée par Antonin Artaud, a poussé à l’extrême la déconstruction du corps du comédien. Même si la théorie et la pratique d’Artaud et de Craig ne visaient pas à écarter complètement le comédien, mais plutôt à recontextualiser son corps, leurs recherches ont profondément influencé les tendances à la disparition que nous connaissons aujourd’hui. Ce qu’Artaud envisageait, c’était une nouvelle identité corporelle, éloignée du principe du personnage et des aires de représentation. En outre, on peut se référer à sa conception du théâtre de la cruauté, qui cherchait à instaurer la scène comme le lieu d’une expérience. En effet, cette approche pourrait être qualifiée de « pré-immersive », car son premier manifeste exprime une volonté de substituer à la scène et la salle un espace unique, sans frontières. Dans Le théâtre et son double, on peut lire :

Nous supprimons la scène et la salle qui sont remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d’aucune sorte, et qui deviendra le théâtre même de l’action. Une communication directe sera rétablie entre le spectateur et le spectacle, entre l’acteur et le spectateur, du fait que le spectateur placé au milieu de l’action est enveloppé et sillonné par elle. Cet enveloppement provient de la configuration même de la salle

(Artaud, 1978 : 93).

Cette idée d’Artaud est l’élément primordial de l’immersion dans les installations scéniques contemporaines. Tous les exemples théâtraux précédemment évoqués insistent sur cette conception spatiale permettant à l’action scénique de se déployer dans tous les sens. Ce phénomène est particulièrement marqué dans les spectacles Inferno et Versus, car la scène et la scénographie sont conçues selon un dispositif bifrontal. Ce dernier contribue, de diverses manières, à ce que les spectateurs assistent à une sorte de cérémonie, en se regardant au travers de l’action scénique. Dès lors, le public s’inscrit dans un espace dramatique qui opère un effet de cohésion. Or, dans ces cas particuliers, le public n’est plus uniquement le témoin d’une représentation théâtrale, mais devient également un partenaire dans la construction du spectaculaire, sous le regard d’autres spectateurs. C’est précisément au travers du jeu voir / être vu que se constitue le code esthétique dans les installations scéniques susmentionnées.

En dernier lieu, il nous semble important de souligner que les spectacles de la disparition occupent une place de plus en plus considérable sur les scènes européennes et nord-américaines. La question de la disparition abordée dans une perspective posthumanisme ouvre, comme nous l’avons vu dans les exemples précédemment analysés, des perspectives tout à fait innovantes sur le paysage théâtral actuel. Si le passage du dramatique au postdramatique marque un changement radical dans la fabrique du théâtre et dans la conception que nous en avons, c’est peu de chose par rapport à la déferlante posthumaniste qui est en train de balayer la scène. Les projets artistiques se multiplient et leur complexité ainsi que le degré d’hybridation avec les autres arts les rendent souvent très difficiles à comprendre. Face à cet essor, le domaine des études théâtrales est en manque d’une somme critique qui permettrait l’organisation conceptuelle de cette forme contemporaine. En l’absence de théories relatives à cette question, une légitimation artistique plus globale n’est pas possible. Les ouvrages existants qui englobent cette esthétique sont très peu nombreux[12]. Souvent sur le mode illustratif et mettant de l’avant le côté descriptif des spectacles, ils n’offrent pas un cadre théorique général permettant d’aboutir à la production d’un concept opératoire (comme ce fut le cas, par exemple, avec Hans-Thies Lehmann et son célèbre ouvrage Le théâtre postdramatique à la fin des années 1990[13]). Cela étant, le contexte théorique actuel est dans une situation paradoxale : la critique qui va a contrario de ces tendances théâtrales[14] est plus forte que la théorie supposée les regrouper et les thématiser. La multiplication des spectacles sans acteurs vivants et toutes les autres manifestations scéniques du posthumain entraînent un élargissement rapide et inévitable du débat. En ce sens, il semble important d’élaborer des grilles d’analyse offrant un cadre d’intelligibilité à l’intérieur du champ de l’intermédialité théâtrale. Si ce cadre semble nécessaire, c’est, d’une part, pour produire une organisation conceptuelle et argumentative des spectacles de la disparition et, d’autre part, pour affronter le discours académique existant qui s’oppose à la technologisation de la présence scénique.