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Introduction

Un champ « flou », aux théories qui « manquent d’évidence »

Dans les années 1910 en France, l'urbanisme émergeait comme un champ à la fois professionnel et scientifique, nourri par les approches hygiénistes, le regard des ingénieurs et les pratiques d'enquête sociale (Choay, 1965). Cependant, l’urbanisme, puis l’aménagement du territoire, ne se structurent comme champ universitaire qu’au cours des années 1970 et 1980, avec la multiplication des formations en urbanisme et aménagement, la création de l’Association pour la promotion de l’enseignement et de la recherche en aménagement et urbanisme (APERAU) (1985) et l’ouverture d’une section Aménagement de l'espace, Urbanisme au Conseil National des Universités (1992).

Le champ s’est construit selon une trajectoire complexe et sur des bases hétérogènes[1], mais sa structuration institutionnelle progressive et la mise en place de dispositifs de certification ont contribué à l’organiser et à homogénéiser les formations aussi bien que les pratiques opérationnelles et de recherche, en France comme ailleurs. Si ses contours apparaissent encore comme « flous », que son « autonomie » est discutée (Merlin et Choay, 2015) et qu’il reste souvent confondu avec d’autres disciplines telles que la géographie ou l’architecture, la communauté universitaire et scientifique s’est progressivement accordée sur plusieurs points permettant de définir l’aménagement et l’urbanisme en tant que champ spécifique. Ainsi, la définition retenue par la section du CNU[2] caractérise la démarche de l’aménagement et de l’urbanisme comme étant interdisciplinaire, mobilisant une perspective spatialisée et ayant pour principal objet l’organisation des activités humaines dans l’espace. L’aménagement et l’urbanisme diffèrent principalement par l’échelle d’intervention, l’aménagement dépassant le terrain urbain. Ils impliquent la construction de savoirs de manière « théorique et critique d’une part, concrète ou opérationnelle d'autre part » et proposent donc à la fois de produire des connaissances pour organiser les activités humaines et sur la façon dont cette organisation est réalisée.

Cette articulation entre deux types de production de connaissances aboutit à des tensions, sensibles dès le début du XXème siècle, « entre polarité disciplinaire et interdisciplinaire, entre sciences de l’action et sciences de l’espace, entre distance réflexive et plongée vers l’action, approche théorique et opérationnelle… » (Scherrer, 2013, p. 230). Si ce positionnement a permis à l’urbanisme et à l’aménagement de s’affirmer dans le monde universitaire comme dans le monde professionnel, il conduit néanmoins à interroger l’unité et l’« autonomie » du champ par rapport à l’ensemble des travaux de sciences humaines et sociales portant sur la ville (Scherrer, 2013, p. 223). L’urbanisme et l’aménagement partagent certes ces difficultés épistémologiques avec d’autres champs, mais celles-ci paraissent toutefois renforcées par leur jeunesse institutionnelle, leurs bases interdisciplinaires et leur rapport singulier à l’action opérationnelle (Scherrer, 2010). L’aménagement et l’urbanisme apparaissent en effet tantôt comme des « sciences », tantôt comme des « pratiques », tantôt comme des « techniques ». Entre recherche et action (Barles, 2018 ; Bonicco-donato, 2018), portée « analytique » et « normative » (Martouzet, 2002), ils relèvent ainsi d’une « épistémologie trouble » (Devisme, 2010).

Ce trouble nous semble alimenté par la place marginale qu’occupent les constructions et débats théoriques au sein de la recherche en urbanisme et aménagement, en particulier dans le monde francophone. En tant que « constructions intellectuelles prenant la forme de systèmes de concepts et servant à expliquer des phénomènes réels » (Depelteau, 2010, p. 131)[3], les cadres théoriques participent en effet à la structuration scientifique et à l'affichage institutionnel des champs disciplinaires. Or, alors que dans d'autres disciplines des sciences sociales, des cadres théoriques et concepts sont aujourd'hui connus et nourrissent les débats scientifiques, au sein et au-delà des limites disciplinaires, il semble difficile d'identifier les théories mobilisées dans les travaux de recherche en urbanisme et aménagement. Cette difficulté ne signifie pas nécessairement que de tels cadres n’existent pas – « un corps de doctrines et de théories » s’étant « formé en urbanisme non seulement dans l’ordre de l'appréhension des phénomènes de l'urbanisation, mais aussi dans celui de la conception des objets artificiels » –, mais plutôt qu’ils « manquent d’évidence » (Pinson, 2004).

Le croisement entre les tensions multiples qui traversent l’aménagement et l’urbanisme et le flou des cadres théoriques qui y sont mobilisés induit plusieurs ensembles de difficultés, pour la recherche et pour l’enseignement. Des auteurs considèrent que ces incertitudes sont un atout pour l'urbanisme et l'aménagement, dans la mesure où elles sont gages d'ouverture, de liberté dans les questionnements, les approches et les méthodes, sans qu’elles n’ébranlent pour autant la prétention scientifique des travaux (Devisme, 2010 ; Scherrer, 2013 ; Lord, 2014). Cependant, ces tensions nous apparaissent aussi être sources de fragilités. Les constructions théoriques sont des outils indispensables à la recherche scientifique : la production et l’usage de concepts communs ainsi que leur explicitation permettent la transmission de savoirs disciplinaires et la construction d’outils analytiques. En tant qu’ils proposent des modèles d’interprétation du réel, les concepts et théories en sciences humaines et sociales ont toujours un caractère mouvant, perfectible et évolutif (Weber, 1965). Ils se construisent à partir d’aller-retour entre empirie et théorie et constituent des outils heuristiques indispensables pour appréhender la complexité des phénomènes. De plus, les débats théoriques participent du développement des disciplines (Kuhn, 1962). Ils permettent aussi au chercheur d’adopter une posture réflexive, notamment face à l’action opérationnelle et aux pouvoirs publics (Borzakian, 2014). Ce faisant, ils contribuent à organiser le dialogue non seulement entre chercheurs, mais aussi avec les praticiens et à clarifier les positions analytiques, politiques et méthodologiques de chacun. Enfin, ils participent à la structuration du champ de recherche et permettent d’asseoir la légitimité scientifique des travaux et des chercheurs qui s'y rattachent (Leclerc, 1989).

Un contexte favorable à une mise en discussion de la théorie en aménagement et urbanisme

Une réflexion sur les cadres théoriques en urbanisme et en aménagement paraît d’autant plus importante aujourd’hui, dans un contexte où l’objet urbain est au cœur des débats scientifiques. L’intérêt de chercheurs non-urbanistes ou non-aménageurs pour la ville n’est certes pas nouveau : par exemple, depuis les années 1980, une sociologie dite « urbaine » s’est constituée progressivement en France (Grafmeyer, 2012 ; Lassave, 1997 ; Topalov, 2013). Ses travaux connaissent actuellement un renouveau important (Authier et al., 2014) et nourrissent l’action urbaine. Outre la sociologie, la géographie, l’économie, la science politique, mais aussi différentes disciplines des sciences fondamentales et de la nature investissent le terrain de la ville et de l’aménagement du territoire et éclairent leurs transformations. L’aménagement et l’urbanisme partagent ainsi leurs objets, théories et méthodes avec d’autres disciplines. À côté des instituts et laboratoires spécialisés en urbanisme et en aménagement, une grande partie des travaux et enseignements sur l’urbain sont ainsi menés, à l’université, au sein des facultés de géographie, d’histoire, de science politique ou encore de sociologie, mais également, hors de l’université, dans les écoles d’architecture ou d’ingénieurs. Un enjeu est de savoir si cela peut déboucher sur des pratiques de recherche – et donc sur des élaborations théoriques – résolument interdisciplinaires.

Beaucoup de travaux récents sur la ville se présentent ainsi comme au croisement de différents champs disciplinaires et portent sur des objets diversifiés (périurbain, transition énergétique, écologie urbaine, alimentation, etc.). Les appels à la production de tels savoirs sur la ville se multiplient, tant du côté des chercheurs (Paquot, 2014), que des institutions de tutelle. Pour illustration, en 1992, le CNRS tenta de mettre en place un premier programme interdisciplinaire sur la ville qui fut rapidement abandonné (Van Damme, 2005). Cette initiative a été récemment relancée en 2015 à travers la démarche de la Prospective Nationale de Recherche Urbaine. Cependant, des chercheurs considèrent que les structures institutionnelles françaises alimentent un cloisonnement par disciplines des travaux sur la ville (Collet et Simay, 2013). Cette situation différerait notamment des pays anglophones, au sein desquels les recherches sur la ville s’organiseraient principalement au sein du champ interdisciplinaire des urban studies, structuré par sous-champs thématiques plus que disciplinaires.

Cette idée de différences très fortes de structuration des recherches sur la ville entre la France et le monde anglo-saxon est nuancée par l’analyse des « pratiques effectives de recherche » et les trajectoires de chercheurs français brouillant les frontières (Pichon, 2016). Néanmoins, les modalités de la recherche et de l’enseignement en urbanisme et aménagement dans ces pays se distinguent du contexte français, car une distinction y est établie entre, d’une part, l’urban planning, qui serait une approche « appliquée », « normative et pratique, tournée vers l’action » ; et, d’autre part, les urban studies, construites autour de l’objet urbain et qui seraient davantage analytiques, compréhensives, « théoriques et critiques » (Breux et al., 2015). Si ces catégories sont régulièrement débattues dans le monde anglophone (voir par exemple Bowen et al., 2010), il apparaît cependant que les domaines urban studies et urban planning ont été construits comme des champs plus identifiables et plus structurés, qui affichent et s’appuient sur des constructions et des débats théoriques spécifiques (Devisme, 2010 ; Scherrer, 2013). L’ouverture à ces travaux anglophones (voir aussi : Davoudi et Pendlebury, 2010) invite à poser à nouveau la question de la structuration et des assises théoriques de la recherche et de l’enseignement en urbanisme et en aménagement en France, qui ne correspondent ni à celles des urban studies, ni à celles de l’urban planning.

D’autres arguments peuvent permettre de justifier la nécessité contemporaine de débats sur les fondements théoriques de l’aménagement et de l’urbanisme. En effet, plusieurs générations d’universitaires se définissant comme urbanistes ou aménageurs ont été formées, non plus dans des disciplines voisines, mais au sein de formations spécifiques. De plus, les objets, terrains et perspectives traditionnelles de la recherche en urbanisme et en aménagement évoluent et posent la question des cadres théoriques mobilisés pour investir des champs renouvelés (genre et sexualités, environnement, justice spatiale, etc.), guider la réalisation d’enquêtes sur des terrains peu connus, tant en Occident que dans les « Suds » (Fauveaud, 2017), ou encore analyser les mutations récentes des modalités de l’action urbaine (transformations des métiers de l’urbanisme, rôle de l’intelligence artificielle, évolution du paysage politique et socio-économique, etc.).

Vers un agenda de recherche sur les questions théoriques en aménagement et urbanisme

Dans ce contexte, il nous semble nécessaire de discuter de la place qu’occupe et que pourrait occuper, au cours des prochaines décennies, la théorie dans les agendas de recherche en urbanisme et en aménagement en France. Ce texte propose d’engager la discussion et de contribuer ainsi à des débats plus généraux sur la place de la théorie dans la production scientifique[4]. Il s’inscrit dans la continuité d’un colloque, intitulé Champ libre ? L’aménagement et l’urbanisme à l’épreuve des cadres théoriques, qui cherchait à engager une discussion sur le champ disciplinaire et ses théories, avec deux objectifs. Il s’agissait, d’une part, d’identifier les cadres théoriques effectivement mobilisés dans les recherches en urbanisme et en aménagement, et d’autre part de développer une réflexion collective sur la spécificité de l’urbanisme et de l’aménagement au sein des sciences sociales. Dans la continuité de ces réflexions[5], ce texte propose ainsi un regard rétrospectif, critique et prospectif sur la question de la théorie dans la recherche en urbanisme et aménagement en France. Il s’appuie sur la mobilisation de différents matériaux et sources : une revue de littérature sur ces questions, la mobilisation des échanges, des quatre tables rondes et des 24 présentations ayant eu lieu lors du colloque, ainsi qu’une analyse des plaquettes d’une partie des formations françaises en urbanisme et aménagement.

Nous revenons d’abord, pour ce faire, sur le constat d’un « manque d’évidence » (Pinson, 2004) des cadres théoriques dans ce champ de recherche, en en questionnant les causes. Ensuite, nous évoquons les conséquences et risques liés au déficit ou au manque de visibilité des débats théoriques dans le champ. Enfin, nous esquissons des pistes de réflexion et de travail pour faire apparaître plus explicitement ces cadres théoriques et permettre que ces débats occupent à l’avenir une place plus importante dans la recherche et l’enseignement en urbanisme et en aménagement. Nous précisons que cette contribution est le résultat d’une réflexion collective de jeunes chercheurs français en urbanisme et aménagement[6].

1. un « manque d’évidence » ou un déficit de production théorique ? : Pistes pour un état de la théorie dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement.

Le manque d’évidence des théories en aménagement et en urbanisme nous paraît lié à trois facteurs : un flou concernant les savoirs mobilisés en urbanisme et aménagement, la pratique d’emprunt de cadres théoriques issus d’autres disciplines et un usage timide de la théorie dans le champ.

1.1. Un flou entre savoir et théories pour et sur l’aménagement et l’urbanisme

Il existe un flou quant aux statuts des connaissances produites par les chercheurs et praticiens de l’urbanisme et de l’aménagement, qui participe au manque d’évidence de la théorie dans ce champ. Ce flou est lié au caractère hybride de l’urbanisme et de l’aménagement, à la fois pratique professionnelle et champ scientifique et académique. Les savoirs y ont ainsi une vocation tantôt prescriptive, tantôt analytique et compréhensive. Pour dépasser ce flou, il paraît possible de distinguer, d’une part, les savoirs et théories mobilisés pour l’action opérationnelle en urbanisme et en aménagement et, d’autre part, les théories convoquées par les chercheurs pour travailler sur l’action opérationnelle (Genestier, 2016).

Il existe en effet des savoirs plus ou moins abstraits, qui servent de ressources aux praticiens de l’urbanisme et de l’aménagement. Ces savoirs, bien identifiés dans le champ francophone, correspondent souvent à ce qui est enseigné dans les cours dédiés aux « théories et outils » au sein des formations en urbanisme et en aménagement, mais ils sont aussi diffusés dans des revues professionnelles et lors d’échanges plus ou moins formels entre praticiens. Bourdin (2015) propose d’en distinguer plusieurs types, qui peuvent être regroupés en deux catégories.

Selon cet auteur, les savoirs pour l’urbanisme et l’aménagement incluent, d’une part, des savoirs opérationnels constitués d’un ensemble de « recettes » ou de « bonnes pratiques » mobilisées pour l’action. Ils correspondent notamment aux informations spatiales et aux techniques utilisées pour éclairer, aider et rendre visibles des choix politiques et techniques (cartographie, maquettes, visualisation 3D, etc.). Ces outils d’analyse de données ne sont pas exempts de présupposés théoriques débattus[7]. Les savoirs pour l’urbanisme relèvent, d’autre part, de doctrines. Par exemple, les rhétoriques contemporaines autour de la « Smart City », de la ville « durable » ou de la métropole « créative » relèvent de cette catégorie. Ces doctrines visent à l’énonciation de ce que devrait être la « bonne ville », dans une visée performative et normative (Bourdin, 2015). Elles peuvent être porteuses d’une analyse et d’une interprétation orientées des enjeux urbains, d’une simplification des problèmes, comme de présupposés idéologiques, politiques et techniques rarement explicités (Bacqué et Gauthier, 2011).

Ces savoirs posent question, dans la mesure où ils sont peu structurés, où les modalités de leur mobilisation sont variées et où leur rapport aux connaissances scientifiques est hétérogène. Certains tendent ainsi à utiliser de manière « instrumentale et partielle » les savoirs scientifiques sur l’urbain (Bourdin, 2015), parfois moins à des fins de mise en discussion ou de réflexivité que de légitimation de l’action. Ils exposent rarement les bases théoriques ou scientifiques sur lesquelles ils s’appuient et leur appréhension des problèmes urbains (tout comme leur définition des outils qu’ils choisissent pour y répondre) se caractérise souvent par une certaine « routinisation ».

Ces savoirs pour l’aménagement et l’urbanisme interagissent avec des savoirs sur l’aménagement et l’urbanisme. Ces derniers sont des assemblages de concepts et de propositions dont la finalité première n’est pas de faciliter ou de guider l’action opérationnelle (même s’ils peuvent in fine être utilisés pour cela). Ils ont davantage pour but de rendre compte et d’expliquer la façon dont les établissements humains sont produits, gérés, transformés ou vécus. Ils visent à appréhender et comprendre la complexité des modalités de production de l’espace. À cet égard, l’un des objectifs du colloque Champ libre ? était d’identifier et de discuter des cadres théoriques mobilisés pour produire ces savoirs. Plusieurs contributions ont permis de montrer que ceux-ci sont nombreux et qu’ils gagnent à être différenciés des théories pour l’aménagement et l’urbanisme. Les travaux présentés dans le cadre de la session consacrée aux projets urbains ont été particulièrement éclairants de ce point de vue : ces projets occasionnent en effet la mobilisation, par les acteurs impliqués, de nombreuses théories pour l’urbanisme, dont l’intrication et les conséquences opérationnelles peuvent difficilement être saisies et analysées sans la mobilisation d’outils analytiques et théories sur l’urbanisme. C’est principalement à ces dernières que nous nous intéressons dans la suite de ce texte.

1.2. Des théories empruntées par les chercheurs en aménagement et en urbanisme plutôt que des théories spécifiques à l’aménagement et à l’urbanisme

Cette distinction entre théories sur et pour l’aménagement et l’urbanisme permet de formuler une deuxième hypothèse quant au manque d’évidence des cadres théoriques dans le champ. Elle découle du fait qu’une grande part des théories mobilisées dans la recherche en urbanisme et aménagement est issue d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, qu’il s’agisse de la géographie, de la sociologie, de l’économie ou de la science politique. Cette pratique de l’emprunt disciplinaire est commune à d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, qui « se caractérisent par l’usage de concepts nomadescirculant et s’infléchissant d’une discipline à l’autre » et qui assument « une relative instabilité, constituant des théories incomplètes, toujours susceptibles d’être révisées » (Bonico‑Donnato, 2018 : 183), ces emprunts apparaissent renforcés en urbanisme et aménagement, ce qui participe au déficit de visibilité des productions théoriques.

Ce champ, jeune, s’est en effet historiquement constitué sur des bases interdisciplinaires, par les trajectoires de ses enseignants-chercheurs, issus en particulier de la géographie urbaine (Pichon, 2016), et par l’apport de méthodes et de théories provenant de domaines divers (Scherrer, 2013). Ainsi « l’urbanisme n’est pas une discipline ex nihilo, mais se nourrit de la compréhension de ce sur quoi il agit : l’espace, en empruntant à d’autres » (Bonico‑Donnato, 2018, p. 186). Cette pratique intense de l’interdisciplinarité semble exacerbée par plusieurs évolutions récentes. En effet, aux disciplines traditionnellement contributrices (géographie, sociologie, histoire, économie) s’ajoutent de façon croissante des apports des sciences de gestion, de la science politique ou encore des sciences de la nature (Barles, 2018). Des enjeux politiques déterminants dans les programmes de recherche, comme le développement durable, enjoignent également à l’interdisciplinarité et la transversalité, ou du moins incitent à de nouvelles collaborations entre les chercheurs, et notamment à un dialogue accru avec des disciplines plus proches des sciences fondamentales et de la nature. Ces évolutions renforcent le recours fréquent à l’emprunt – voire au « braconnage » (Bonico‑Donnato, 2018) – de cadres théoriques d’autres disciplines qui semblent relever d’au moins quatre types de pratiques de recherche, individuelles et collectives.

Un premier type de pratique correspond au transfert de cadres théoriques issus d’autres champs disciplinaires. Les cadres théoriques sont pris tels quels et appliqués à un objet d’étude. Les interventions lors du colloque Champ libre ? ont fourni plusieurs exemples de ces transferts : Llorente (2016) a par exemple mis en évidence l’intérêt du cadre théorique de l’économie néo-institutionnelle pour penser l’aménagement urbain, qui permet notamment de saisir les coûts de transaction au cœur des formes organisationnelles.

Ces transferts peuvent donner lieu à des appropriations, c’est-à-dire à des transformations, voire à des détournements des cadres et concepts transférés, pour analyser des objets de l’aménagement et de l’urbanisme. Cette pratique peut nourrir les débats théoriques, en enrichissant ou en bousculant les théories constituées. Un exemple est donné par le transfert et l’ajustement, par Debrie (2013) de la grille politiste d’analyse des rapports entre cadres sectoriels et territoriaux (Faure et Douillet, 2005), pour étudier les interactions entre acteurs du secteur fluvial et de la production urbaine. Cette appropriation s’est accompagnée d’une redéfinition des contours de la grille d’analyse par ajustement de la définition des notions de secteur et de territoire, dans une acception plus géographique.

Un troisième type de pratique relève de l’assemblage. Les chercheurs mobilisent non plus un seul, mais plusieurs cadres théoriques issus de disciplines différentes pour penser leur objet. L’enjeu n’est en conséquence plus seulement l’adaptation de ces cadres théoriques, mais les modalités de leur superposition ou de leur articulation, en rapport avec l’objet de recherche. Rousseau (2016) montre par exemple comment, dans une perspective interdisciplinaire, elle croise les apports des théories de la planification, des travaux sur les systèmes d’information géographiques et des concepts issus des border studies pour étudier les outils de planification transfrontalière.

Enfin, un dernier type de pratique nous semble correspondre à la mise en discussion de cadres théoriques empruntés. Les chercheurs mobilisent une théorie tout en la discutant au regard de l’objet étudié. C’est ce qu’illustrent les travaux de Gallez (2018), qui discute de l’intérêt de transposer la théorie de la régulation sociale (Reynaud, 1989) à l’analyse de la « régulation publique territoriale », c’est-à-dire « des processus à travers lesquels des acteurs publics d’échelles différentes, agissant sur un territoire donné, confrontent leurs règles et se mettent d’accord autour d’un système de règles partagées ». À partir d’une problématique particulière, celle de la gestion de la mobilité quotidienne, elle montre que l’approche par la régulation se révèle pertinente pour comprendre la manière dont se définissent les problèmes publics et dont se résolvent les conflits dans des contextes locaux spécifiques. Elle discute également ce cadre théorique au regard de sa capacité à proposer une analyse critique de l’action et à prendre en compte des déséquilibres entre les acteurs dans la production des accords.

Ces exemples conduisent à nuancer l’hypothèse selon laquelle le manque d’évidence des cadres théoriques en aménagement et en urbanisme s’expliquerait par leur caractère non spécifique au champ. Ceux-ci y font en effet l’objet d’un travail, au travers de leur mise au contact d’objets concrets ou par des processus d’appropriation et d’assemblage, qui permettent la transformation et la discussion des cadres originels. En outre, au-delà de ces pratiques qui contestent, transgressent ou ignorent les frontières disciplinaires, les recherches sur l’aménagement et l’urbanisme proposent également des théories spécifiques ou, du moins, conçues pour analyser spécifiquement des objets de l’aménagement et de l’urbanisme. Par exemple, Arab (2018) propose une théorie du projet urbain ancrée dans l’urbanisme et l’aménagement, qui considère le projet comme activité collective, indéterminée et bornée dans le temps, opérant par confrontations et ajustements entre la formulation des décisions de transformation de l’espace et celle de leurs modalités de concrétisation. D’autres chercheurs formulent ainsi des propositions théoriques autour de l’analyse des pratiques de la planification, de la production de la ville informelle ou encore de la gestion des réseaux. Florentin (2018) propose par exemple de repenser les modèles d’interprétation et d’évolution des réseaux face à la transformation de la demande en services urbains dans les villes en déclin.

1.3. Un usage timide de la théorie

Il est aussi possible de considérer qu’il existe un déficit d’usage et de production théorique dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement en France. Certains travaux font des usages timides de la théorie, par exemple lorsqu’ils explicitent peu les présupposés de leurs recherches, relèvent de l’étude ou considèrent la théorie comme un cadre dans lequel le travail de recherche s’insère plutôt qu’un objet de la recherche. À partir de nos propres confrontations à l’élaboration théorique et à ces limites, il nous semble que plusieurs éléments peuvent permettre d’expliquer cette situation.

Tout d’abord, elle peut résulter d’un manque de formation à l’épistémologie. En effet, les enseignements présentés comme théoriques dans les formations en urbanisme et en aménagement portent souvent principalement sur les théories pour l’aménagement et l’urbanisme. Tournées principalement vers la formation de praticiens, celles-ci comportent plus rarement des enseignements à visée épistémologique ou d’initiation à la recherche, incluant un état des débats théoriques au sein du champ, comme en témoigne la lecture des plaquettes de plusieurs formations françaises (encadré 1). Si les enseignants distillent des éléments théoriques dans les cours thématiques, cette dimension de la formation semble peu présente, contrairement à d’autres disciplines (sociologie, sciences politiques, géographie, etc.), plus habituées à intégrer en Licence comme en Master des enseignements dédiés aux enjeux théoriques et à l'épistémologie. Le jeune chercheur en urbanisme et en aménagement passe alors souvent, au début de sa thèse, par une phase de défrichage théorique construite autour de son objet de recherche. Cette situation peut renforcer une pratique de bricolage « naïf », comme d’assujettissement de la théorie à l’objet.

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Ensuite, cette situation renvoie à la valorisation des études empiriques approfondies dans la recherche francophone, qui, sans être dommageable en tant que telle, peut cependant se faire aux dépens du travail de construction théorique. Cette situation diffère largement ailleurs. Les universités en Amérique du Nord accordent par exemple une place centrale à la construction théorique dans le parcours doctoral, validée par un examen de synthèse à mi-parcours. Plus généralement, il est utile de souligner que les conditions matérielles dans lesquelles sont réalisées les recherches, et en particulier les recherches doctorales (financement, durée globale de la thèse, temps alloué quotidiennement à la recherche, qualité d’encadrement, rapport aux acteurs, etc.), ont un impact fort sur la possibilité d’élaborer et de faire partager un cadre théorique.

Enfin, il existe peu de livres, de manuels ou de revues sur les théories en urbanisme et en aménagement, tandis que les productions dédiées aux théories et outils pour l’aménagement et l’urbanisme sont importantes[8]. Il y a en conséquence une réelle difficulté, pour les chercheurs, à identifier les débats théoriques, à s’y référer et à s’y confronter. Cette situation et ces interrogations sur la discipline et ses enjeux théoriques ne sont pas propres à la France. Breux et al. (2015) ont par exemple montré que la recherche en études urbaines et en urbanisme souffre au Québec de lacunes similaires à celles exposées dans ce texte. Les auteurs pointent d’une part le poids des approches empiriques et le manque d’ancrage théorique des études urbaines québécoises et, d’autre part, la rareté des travaux théoriques en aménagement et urbanisme, en particulier sur la planification, contrairement aux États-Unis où la planning theory est très présente. Les débats théoriques semblent en effet trouver plus de place dans la recherche anglophone en urbanisme et aménagement : qu’elles relèvent du domaine des urban studies ou de l’urban planning, plusieurs revues sont par exemple spécialisées dans les questions théoriques et contribuent à animer des débats qui sont sans équivalent francophone[9]. L’ampleur des publications sur les théories de la planification constitue, sur ce point, un exemple très parlant de la vivacité des débats conceptuels en urbanisme dans la recherche anglophone (Ferreira, et al., 2009).

Ces trois arguments rendent compte des raisons pour lesquelles il est difficile d’identifier des cadres théoriques en urbanisme et en aménagement. Il apparaît de plus que ceux-ci se renforcent les uns les autres : le flou quant au statut des savoirs produits et à leur inscription disciplinaire rend difficile la formulation de cadres théoriques clairs, qui à son tour complique le fait pour les chercheurs de prendre position sur des enjeux théoriques. Cette situation présente plusieurs risques à court et moyen termes.

2. conséquences du flou théorique dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement

Le manque d’évidence des cadres théoriques en aménagement et urbanisme et un éventuel déficit de production théorique soulèvent de notre point de vue des difficultés concernant l’unité et la pertinence du champ, le rapport du champ à d’autres disciplines et l’interaction entre production scientifique et action opérationnelle.

2.1. L’éclatement du champ

L’absence de structuration du champ par des débats théoriques contribue à un éclatement des recherches, qui semble aller dans deux directions. Celui-ci se produit, d’une part, autour des objets de recherche : transports, logement, participation, écologie territoriale, etc. Comme on le constate dans d’autres disciplines, le dialogue scientifique s’organise de moins en moins autour de réseaux et d’évènements propres à l’ensemble du champ, comme les colloques annuels de l’Association pour la Promotion de l'Enseignement et de la Recherche en Aménagement et Urbanisme (APERAU), mais de plus en plus autour de réseaux interdisciplinaires consacrés à certains objets. La vie scientifique du champ tend ainsi à être rythmée par des réseaux thématiques (Réseau Recherche Habitat Logement, Réseau des jeunes chercheurs sur le foncier, GIS Participation, Collectif pour les recherches en urbanisme ouvertes sur les mondes, etc.), des revues dédiées à des objets spécifiques (Flux, Participation, VertigO, etc.) et l’organisation de colloques annuels rassemblant les chercheurs concernés par ces objets. Les chercheurs tendent aujourd’hui à valoriser ces lieux et à s’y impliquer, notamment parce qu’ils y trouvent des échanges théoriques riches, structurés autour d’un objet commun.

L’éclatement du champ de l’urbanisme et de l’aménagement semble aussi s’organiser, d’autre part, autour de disciplines aux frontières plus clairement établies, telles que l’histoire, la sociologie ou encore l’économie. En effet, un nombre important d’enseignants-chercheurs estampillés « 24ème section » sont issus d’autres disciplines et ont des parcours interdisciplinaires (Pichon, 2016). Ces chercheurs continuent alors parfois à ancrer leurs travaux dans leurs disciplines d’origine ou de tirer leur légitimité scientifique de leur appartenance revendiquée à ces disciplines. À cela s’ajoute le fait que des groupes disciplinaires intéressés par l’objet urbain se sont multipliés : on peut citer, par exemple, les réseaux de chercheurs en histoire urbaine ou en sociologie urbaine[10]. Si ces groupes restent ouverts à des chercheurs dont les questions de recherche et les méthodes divergent, ils signalent aussi une volonté d’affirmer un point de vue disciplinairement ancré sur certains des objets également abordés par les chercheurs en urbanisme et en aménagement.

Ces deux mouvements, de scission et de repli, s’ils ne sont pas nécessairement problématiques pour la production scientifique, posent toutefois la question de l’unité, des raisons d’être et de l’apport de l’urbanisme et de l’aménagement au sein des études urbaines. Il est certes important que les frontières disciplinaires soient fréquemment remises en question, comme en témoignent les apports aux sciences humaines et sociales des approches interdisciplinaires, et notamment des réflexions post-modernes des années 1970 et 1980. Cependant, le défaut de théorisation en urbanisme et en aménagement pourrait présenter un obstacle au bon déroulement de cette discussion, dans la mesure où concepts et cadres théoriques peinent en l’état à constituer des points d’appui solides. L’évolution des frontières disciplinaires est plutôt subie que discutée au sein du champ, ce qui peut fragiliser la portée des travaux qui y sont produits. Ces enjeux sont d’autant plus importants aujourd’hui que des chercheurs issus des sciences fondamentales et de la nature (mathématiques, biologie, physique, etc.) s’intéressent à l’objet urbain, en mobilisant des outils, des approches et des concepts qui sont par certains aspects « offensifs » dans leur relation aux pratiques des sciences humaines et sociales (Dupuy et Benguigui, 2015). On peut citer, par exemple, l’application, par deux physiciens, du modèle des fractales pour expliquer la structure du réseau de métro parisien, défendant une vision de la ville comme « système auto-organisé » plutôt que planifié. Cette interdisciplinarité offensive remet en cause la pertinence de l’urbanisme pour « la compréhension et la maîtrise du fait urbain » (Dupuy et Benguigui, 2015) et questionne, plus largement, les disciplines des sciences humaines et sociales s’intéressant à l’urbain (dont la géographie, par exemple), les invitant à défendre leurs approches (compréhensives) du fait urbain.

2.2. Modalités des assemblages disciplinaires : de l’interdisciplinarité à l’adisciplinarité ?

Si la multiplicité des emprunts disciplinaires, sous les diverses formes que nous avons évoquées, constitue une force indéniable du champ, ils peuvent aussi représenter des risques s’ils ne font pas l’objet d’une « appropriation » réflexive par les chercheurs en urbanisme et en aménagement (Pinson, 2004).

Les emprunts théoriques de ces chercheurs peuvent les exposer à des critiques, provenant notamment des disciplines au sein desquelles ces théories ont été formalisées. Ces emprunts peuvent en effet être considérés comme abusifs, restrictifs, ou occultant les débats traversant le champ dont ces théories sont issues. On peut citer, par exemple, les débats autour de la mobilisation de l’approche par les instruments de l’action publique pour étudier des objets divers. Les chercheurs à l’origine de cette approche (Lascoumes et Le Galès, 2004) ont souligné certaines limites face à un usage abusif ou trop systématique de ce cadre dans des travaux qui tendent à considérer les instruments et leurs effets hors du contexte sociopolitique dans lequel ils ont été construits et mis en œuvre (Halpern et al., 2014).

Par ailleurs, des auteurs ont considéré que l’interdisciplinarité représentait un risque plus fondamental, qui n’est pas propre à l’urbanisme et l’aménagement. Kemeny (1992) le discute en décrivant le caractère « multidisciplinaire » de certains champs de recherche[11]. L’usage du préfixe « multi » par l’auteur est volontaire : il montre que certains travaux se contentent d’emprunts épars à diverses disciplines sans rendre compte des débats, concepts ou théories qui traversent ces disciplines, et ne permettent pas, par conséquent, d’aboutir à des formulations réellement « interdisciplinaires ». L’assemblage de ressources théoriques différentes peut ainsi faire l’objet de ce type de critiques, par exemple lorsque sont « mariées » des approches dont les présupposés diffèrent fortement, lorsque l’articulation théorique aboutit à un ensemble hétéroclite ou encore lorsque le recours à certains concepts n’est pas cohérent avec les méthodes mobilisées. Pour Kemeny (1992), la « multidisciplinarité » contiendrait même le risque de l’« adisciplinarité » : pour se comprendre, des chercheurs provenant de différentes disciplines, mais travaillant seulement à partir d’emprunts seraient contraints de se concentrer sur le « plus petit dénominateur commun » entre leurs approches, évacuant de ce fait la possibilité de mobiliser des théories ou des concepts complexes, de rendre compte d’enjeux spécifiques à une discipline, ou encore de relier les problèmes envisagés à des problèmes sociaux plus généraux. Ainsi, la multidisciplinarité pourrait avoir pour résultat paradoxal un « mode de discours neutre disciplinairement » (Kemeny, 1992, p. 13-14). Plus un nombre important de disciplines discute, plus le risque de neutralité est fort, et plus le discours peut perdre de sa scientificité.

2.3. La théorie et concret : difficultés à monter en généralité et assujettissement de la recherche à l’action ?

Une dernière difficulté réside dans le rapport des chercheurs en aménagement et en urbanisme aux matériaux de recherches et aux praticiens avec lesquels ils travaillent. Les risques d’un déficit théorique semblent, sur ce point, de deux ordres.

Un premier risque serait celui de la production de travaux exclusivement empiriques, sur le mode de l’étude. Le risque inverse, c’est-à-dire la production de travaux théoriques s’appuyant peu sur des matériaux empiriques, est connu et fait l’objet de discussions scientifiques soutenues. Par exemple, les travaux, principalement anglophones, sur la néolibéralisation de la gestion et de la production urbaine ou sur la financiarisation de l’immobilier ont été critiqués de ce point de vue (Béal, 2010 ; Christophers, 2015). Les limites des recherches accordant une place quasi‑exclusive à la description des phénomènes nous semblent moins régulièrement débattues. Or, elles renvoient à deux enjeux. En premier lieu, le fait de ne pas disposer d’outils d’analyse appuyés sur des questions théoriques peut conduire à ne pas repérer certains enjeux, à faire une analyse naïve des matériaux, ou à emprunter sans les questionner ou les évaluer les cadres analytiques des acteurs. En second lieu, le fait de ne pas s’appuyer sur un cadre théorique interroge la capacité de ces travaux à produire des savoirs dépassant la singularité des cas et processus étudiés. Il n’est certes pas nécessaire qu’une production scientifique « monte en généralité » pour contribuer à son champ ou pour qu’elle participe à des élaborations théoriques, comme le montre par exemple la richesse théorique de travaux issus de pratiques ethnographiques (Nez, 2011). Un des enjeux pour le champ de recherche reste néanmoins la capacité des chercheurs qui le composent « à capitaliser une connaissance généralisable à partir d’une multitude d’études de cas d’actions urbaines contextualisées » (Scherrer, 2010, p. 195). Cette question du rapport entre empirie et théorie, entre concept général et phénomènes particuliers, entre « le réel et les outils forgés pour l’appréhender » traverse également d’autres sciences humaines et sociales (Bonicco‑Donato, 2018).

Un second risque, partagé par d’autres domaines de la recherche urbaine, serait celui de se faire « dicter » les objets et les questions de recherche (si ce n’est les méthodes) par les acteurs, plutôt que de les concevoir dans une relation d’égalité avec eux. Si ces questions traversent l’ensemble de la recherche urbaine et ne sont pas nouvelles (Godard, 1995), les conditions actuelles de conduite et de financement de la recherche en urbanisme et aménagement (recherche sur projet, réponse à des appels à recherches de collectivités locales, multiplication des thèses en CIFRE, etc.) semblent tendre à renforcer une recherche ayant une inclinaison utilitariste. Cela peut conduire à favoriser les résultats de recherche pouvant être appropriés et rendus opérationnels par les acteurs, et ce, aux dépens, parfois de la construction théorique. Comme le remarque Scherrer (2010, p. 194) : « il n’y a presque plus, sauf à l’état résiduel, de commande de recherche appliquée soucieuse de générer une remise en cause des fondements de l’action publique ou collective à laquelle elle s’applique ». Et même lorsque la commande publique encourage à une réflexion sur l’action plutôt que pour l’action, il est nécessaire d’en investiguer les causes. Par exemple, Cary et Fol (2016) posent l’hypothèse selon laquelle le « changement de regard » sur le périurbain encouragé récemment par plusieurs institutions finançant des recherches pourrait en fait être un moyen pour les pouvoirs publics de dissimuler leur incapacité à maîtriser l’étalement urbain.

Ces conditions de recherche peuvent en outre favoriser, comme dans d’autres disciplines, l’instrumentalisation des recherches en urbanisme et en aménagement. Taulelle et Tallec (2016) montrent par exemple comment, dans le cadre d’une recherche sur commande à propos de la politique européenne de cohésion, les concepts produits ont été utilisés par la Commission européenne comme des instruments de légitimation et de consolidation de son action. Les ressources théoriques peuvent être alors un instrument analytique utile à une prise de distance par rapport à l’imbrication et la coévolution des priorités de l’action publique et des agendas de recherche.

Enfin, si le rapport étroit entre posture scientifique et pratique opérationnelle justifie pour certains le rôle moindre de la théorie en aménagement et en urbanisme, il est possible de postuler que le « détour » théorique peut, au contraire, constituer une condition pour organiser une proximité réflexive entre chercheurs et praticiens (Devisme, 2010). Par exemple, les chercheurs rassemblés dans une table ronde dédiée à cette question lors du colloque Champ Libre ? ont débattu du recours aux ressources théoriques dans des travaux menés en interface avec des praticiens. Bacqué (2015) a ainsi décrit son expérience de co-production avec un responsable associatif d'un rapport sur la politique de la ville. Elle a montré, à cette occasion, que l'outillage théorique des chercheurs pouvait permettre de mettre en perspective certains enjeux évoqués par les acteurs, de « mettre des mots » sur les contraintes auxquels ils font face et d’appuyer ainsi leurs pratiques réflexives.

La théorie peut aussi constituer un outil pour porter un discours politique et critique, et remettre en question les politiques et pratiques de l’urbanisme et en aménagement. Par exemple, au cours des années 1990, la critique du paradigme rationaliste de la planification par certains chercheurs, influencés par les théories des mouvements sociaux, a contribué à une refonte des méthodes et pratiques de planification vers un modèle collaboratif, plus ouvert à d’autres acteurs et à la société civile (Douay, 2013). Les outils théoriques peuvent ainsi renforcer la production des savoirs sur l’urbain, mais également enrichir les savoirs pour l’action et infléchir l’intervention sur l’espace, dès lors qu’est assumée la portée opérationnelle et prescriptive de l’urbanisme. Si cette question de l’usage des savoirs scientifiques pour l’action est là aussi partagée par d’autres disciplines des sciences humaines et sociales, telles que la sociologie (Chombart de Lauwe, 1961), elle serait renforcée, selon Bonicco-Donato (2018), pour les chercheurs en urbanisme et aménagement qui doivent « rendre compte de la manière complexe dont la ville est aménagée » et « montrer comment on doit la réaliser ». Cette « double tâche » imposerait « un pas de plus », une exigence conceptuelle et théorique supplémentaire, d’appropriation, d’articulation et de production de concepts et théories pertinents permettant de non seulement de « comprendre la logique d’aménagements spatiaux situés », ce que d’autres disciplines font, mais également, « d’évaluer leurs effets et de penser la manière de les transformer. ». L’assise théorique peut ainsi non seulement renforcer la validité des recherches produites mais également leur portée critique et leur capacité à interroger les principes dominants de la pratique de l’urbanisme contemporain.

Les difficultés énoncées semblent ainsi fragiliser la recherche en urbanisme et aménagement. Ces constats nous semblent particulièrement importants pour le contexte français, mais ont également été pointés dans d’autres pays. Davoudi et Pendlebury (2010) notent par exemple qu’en dépit d’une reconnaissance institutionnelle forte de la discipline du planning en Grande‑Bretagne, « its intellectual underpinning has remained ill‑defined ». Les auteurs relient ce flou au statut des savoirs mobilisés et produits (« ambiguity about the nature of planning knowledge may lead to the weakening of its position as a distinct academic discipline »), en soulignent les risques pour la discipline et en appellent à un renforcement des réflexions et débats théoriques et critiques.

3. Faire apparaître la théorie dans le champ

Face à ces difficultés, il nous semble intéressant de réfléchir aux modalités d’une « re‑théorisation » du champ en engageant un travail de mise en valeur des cadres et débats théoriques. Trois démarches peuvent être entreprises ou approfondies : les premières concernent les travaux de chaque chercheur, les secondes engagent le champ dans sa globalité, tandis que les troisièmes portent sur les relations du champ avec d’autres disciplines et champs de recherche.

3.1. Expliciter la théorie dans les pratiques de recherche ordinaires

Une première possibilité pour faire apparaître plus explicitement la théorie dans le champ réside dans un travail de chaque chercheur sur ses propres travaux de recherche, existants ou en cours. En effet, s’il y a un manque d’évidence des cadres théoriques en urbanisme et en aménagement, cela ne signifie pas pour autant, comme cela a été montré, que toute théorie est absente du champ. Il semble en conséquence possible de réaliser un travail introspectif, qui pourrait être aussi bien individuel que collectif, visant à formuler plus explicitement les théories qui informent ou ont informé les recherches.

Ce travail a des affinités avec les démarches déconstructionniste et constructiviste, car il amène à aborder avec « étonnement », voire suspicion, des réflexes de pensée ou de montée en abstraction qui peuvent paraître « naturels » (Dewitte, 2001, p. 394-395), alors qu’ils contiennent des partis pris théoriques, sont rattachés à des « explications du monde » spécifiques ou relèvent de différentes traditions méthodologiques (approches typologiques, ethnographiques, etc.). Il ne s’agit pas ici de pousser l’analyse jusqu’à « dévoiler les ‘vilains petits secrets’ de la production de la connaissance »[12] (Pinson et Sala Pala, 2007, p. 572), mais plutôt de « dénaturaliser » des choix qui, du fait du manque de questionnements théoriques en urbanisme et en aménagement, peuvent parfois relever de l’automatisme. L’habitude d’une telle pratique peut permettre la promotion d’une « épistémologie en action », c’est-à-dire d’une pratique scientifique plus consciente des opérations théoriques réalisées à chaque étape de la recherche, mais également du caractère nécessairement non neutre, normatif ou critique des concepts et théories forgées.

Trois étapes seraient particulièrement fructueuses pour amorcer ces réflexions. Il s’agirait tout d’abord de réaliser sur les recherches du champ un travail que l’on pourrait qualifier de généalogique ou d’« archéologique » (Dumont, 2004), consistant à reconstituer la chaîne des choix réalisés plus ou moins consciemment à chaque étape (choix du sujet, formulation de la problématique et/ou des hypothèses, choix des terrains et méthodes, modes d’investigation, etc.) pour expliciter le statut des savoirs disciplinaires ou interdisciplinaires produits.

Il serait ensuite intéressant d’expliciter le ou les cadres théoriques mobilisés en tant que tels, qu’ils soient empruntés à d’autres disciplines ou forgés spécifiquement, notamment en cherchant à formuler in abstracto les concepts mobilisés et les liens établis entre eux. Les travaux anglophones portant sur les systèmes urbains se réclamant de la théorie de la régulation présentent un exemple intéressant de telles formulations pour des démarches hypothético-déductives (Peck et Tickell, 1992 ; Painter et Goodwin, 1995). La plupart d’entre eux commencent en effet par une présentation abstraite des concepts employés, notamment parce que ceux-ci sont empruntés à un courant de recherche portant originellement sur des objets macroéconomiques (la monnaie, le rapport salarial, etc.), qu’il est nécessaire d’adapter à des enjeux urbains. Ces concepts sont ensuite mis à l’épreuve de matériaux concrets, puis discutés. La formulation claire de l’appareil conceptuel a permis des débats théoriques vifs (Jessop, 1997), qui ont abouti à des résultats stimulants sur la façon dont sont régulées les tensions entre le système économique et l’organisation des sociétés urbaines.

Enfin, une piste intéressante pourrait résider dans le fait de chercher à savoir si les travaux peuvent être intégrés dans des « programmes de recherche » théoriques identifiables. Cette notion, proposée par des épistémologues post-positivistes (Lakatos, 1968 ; voir aussi : Kuhn, 1962, qui mobilise pour sa part la notion de « paradigme » ; Passeron, 1991) vise à dépasser certaines apories des approches modernes de la production de connaissance, notamment en termes de « falsificationnisme » (Popper, 1934). Dans cette perspective, les théories ne sont pas seulement constituées d’un ensemble de concepts liés entre eux par des propositions, mais elles s’inscrivent dans un programme de recherche, c’est-à-dire dans des « principes et des valeurs métaphysiques implicites » (Berthelot, 2001, p. 464). La production de connaissances peut alors être pensée dans son rapport à ces programmes de recherche : elle peut y contribuer, en participant à leur élaboration, leur clarification ou à la mise en ordre des connaissances en leur sein, ou bien en montrer les limites, notamment en mettant en exergue les phénomènes que ces programmes ne parviennent pas à élucider. Par exemple, dans une perspective différente de celle proposée par Berthelot (2001, p. 477), on peut considérer qu’existent dans le champ de l’urbanisme et de l’aménagement, parmi d’autres, un programme techniciste, qui considère la production et la gestion des espaces bâtis comme le résultat d’un ensemble d’opérations réalisées par des individus sur leurs milieux, et un programme marxiste, qui considère pour sa part la production et la gestion des espaces bâtis comme le résultat d’oppositions entre classes sociales. Sur ce modèle, il s’agirait d’expliciter ces programmes, et d’envisager les façons dont les recherches produites dans le champ y contribuent. Une approche alternative pourrait également résider dans l’intégration plus explicite de nos travaux dans des « agendas de recherche » au contenu plus spécifique et au statut épistémologique plus souple que les « programmes » proposés sous diverses appellations par les post-positivistes. Plusieurs « agendas » de ce type ont été proposés récemment ou sont en cours d’élaboration dans des séminaires, à propos d’objets ou d’approches théoriques concernant aussi bien les études urbaines que l’urbanisme et l’aménagement : par exemple Halbert (2013) sur la financiarisation de la production urbaine, ou encore Charmes et Keil (2015) sur la post-suburb. La structuration théorique plus marquée des urban studies pourrait constituer, pour ce faire, une ressource stimulante (voir par exemple Harding et Blockland, 2014).

3.2. Rendre visibles les débats théoriques au sein du champ

Un deuxième axe de travail réside dans des actions permettant de discuter collectivement des cadres théoriques utilisés au sein du champ.

À cette fin, il paraît d’abord nécessaire de disposer de moyens de mieux connaître ces ressources théoriques, qu’elles soient issues d’autres disciplines ou spécifiques. La rédaction de manuels sur les concepts et théories mobilisées en urbanisme et en aménagement pourrait permettre de rendre visibles les débats théoriques du champ, en faisant état les constructions théoriques singulières à l’œuvre autant que des pratiques d’emprunts disciplinaires. Cela implique la réalisation d’un travail collectif dont le but ne serait pas de figer définitivement des cadres théoriques, mais de proposer des points de repère facilitant la production de travaux nouveaux. Parallèlement, mener une réflexion sur les modalités de l’enseignement théorique dans les formations en urbanisme et aménagement semble nécessaire, à la fois en matière de formation à la recherche, mais aussi pour les futurs praticiens. Par exemple, l’introduction de séances de cours sur la planning theory permettrait de donner aux étudiants des outils pour non seulement prendre de la distance par rapport aux notions et modèles mobilisés dans le contexte français, mais aussi pour interroger les savoirs mobilisés par les praticiens, les pratiques et les finalités de la planification. Ces enseignements théoriques pourraient ainsi contribuer à « créer les conditions d'une pratique réflexive » (Douay, 2016).

Ensuite, il semble nécessaire de discuter et d’évaluer ces cadres théoriques, à la fois en tant que tels et dans leur application à des objets spécifiques. Les discussions sur le sujet dans les évaluations d’articles, les soutenances de thèse ou les controverses du champ contournent en effet parfois la théorie ou l’envisagent comme un donné. En outre, actuellement, le principal outil d’évaluation des cadres théoriques en urbanisme et en aménagement semble consister à envisager à quel point ils éclairent l’objet d’étude ou permettent le recueil et l’analyse du matériau. Ce type d’évaluation est généralement réalisé de façon assez empirique : serait-il possible d’en formaliser les critères ?

Une première piste résiderait peut-être dans l’évaluation de la capacité heuristique des concepts ou des cadres théoriques, c’est-à-dire de leur capacité à éclairer les matériaux de telle sorte que l’observateur puisse accéder à des connaissances nouvelles. Par exemple, dans un contexte de structuration croissante de théories « pour les Suds », Jacquot et Morelle (2018) proposent d’utiliser des cadres théoriques construits au « Sud », pour renouveler, dans une perspective critique, l’analyse de « l’informel » dans les villes « du Nord ». Il paraît aussi important d’être à même d’identifier les situations dans lesquelles un cadre théorique n’apporte pas ou peu d’éléments complémentaires. De jeunes chercheurs ont par exemple organisé une journée d’étude sur l’usage des concepts bourdieusiens[13]. Les échanges ont permis d’interroger la pertinence de ce cadre pour penser certains objets, tels que le concept de « champ ». Alors que celui-ci ne permet pas de rendre compte de certaines dynamiques du marché du logement, la perspective bourdieusienne est cependant apparue efficace pour penser la dimension spatiale des « choix » scolaires ou les stratégies résidentielles, à condition d’opérer des ajustements conceptuels explicites. Cette expérience semble aller dans le sens d’une réflexivité sur l’usage des cadres théoriques dans le champ.

Le rapport au matériau n’est cependant pas le seul outil disponible pour évaluer un cadre théorique. L’épistémologie a en particulier discuté de nombreux critères permettant d’évaluer les élaborations théoriques et les conditions de leur validité, l’exemple le plus connu étant probablement celui du « rasoir d’Ockham », selon lequel les théories les plus simples sont les meilleures (Sober, 2015). L’élaboration de tels critères n’est certes pas dénuée elle-même d’une dimension théorique. Il n’est par ailleurs pas question de figer une grille d’évaluation unique. Cependant, une réflexivité quant aux modalités de l’évaluation des cadres théoriques dans le champ disciplinaire paraît nécessaire, notamment au regard de ses spécificités. Par exemple, est-il par exemple pertinent d’évaluer les propositions théoriques au regard de leur capacité à produire des connaissances utiles à l’action opérationnelle ? Sur ce point, les positions des chercheurs se distinguent. Certains, considérant que la finalité de l’urbanisme et de l’aménagement est avant tout « de comprendre l’espace urbain pour le façonner au mieux » (Bonicco-Donato, 2018, p.192), invitent à assumer l’approche prescriptive et normative de l’urbanisme et à ajuster les constructions théoriques et les modalités de conduite des recherches à cet enjeu (Pinson, 2016). D’autres suggèrent plutôt de distinguer la pratique de la recherche et de l'enseignement, pour se détacher d’une dérive opérationnelle et utilitariste de la production scientifique et de l’enseignement dans ce champ (Martouzet, 2002) et une réduction de sa portée critique (Davoudi et Pendlebury, 2010).

3.3. Entrer en dialogue avec les autres disciplines

Enfin, un troisième axe porte sur le rapport entre l’urbanisme et l’aménagement et les disciplines et autres champs de recherche avec lesquels il interagit. Il s’agit d’envisager les conditions permettant de faire en sorte que la mobilisation de théories dans les travaux menés dans ce champ puisse contribuer in fine aux disciplines auxquels elles ont été empruntées. En d’autres termes, l’objectif serait de passer d’une interdisciplinarité instrumentale, où les concepts sont « mis au service » d’un objet ou d’une question de recherche, à une interdisciplinarité discursive, dans laquelle les concepts sont appropriés, « adaptés » à la recherche en urbanisme et aménagement, mais constituent également le support d’échanges entre différentes perspectives disciplinaires ou propres à des champs de recherche. L’enjeu est qu’au-delà de « l’incantation », l’interdisciplinarité contribue « à la production renouvelée de savoirs et de méthodes » (Dumont, 2004).

En plus de la nécessité déjà citée d’expliciter les processus par lesquels se construisent les emprunts théoriques et la façon dont ils sont appropriés par les chercheurs en urbanisme et en aménagement, il s’agit d’abord d’organiser un « retour » des concepts et théories empruntés vers les disciplines ou champs de recherche d’origine, pour réfléchir à l’impact qu’a eu leur utilisation en urbanisme et aménagement. Pour y parvenir, une possibilité serait d’envisager des publications réflexives, croisant l’expérience d’un chercheur en urbanisme et en aménagement avec des auteurs appartenant à ces disciplines et champs « d’origine ».

Il paraît en outre nécessaire de discuter plus explicitement des usages faits des cadres théoriques empruntés, en considérant les effets de ces emprunts sur la recherche en urbanisme et aménagement : par exemple, comment faire pour que l’utilisation d’un cadre théorique issu d’une discipline ne nous conduise pas à poser exclusivement des questions relevant de cette discipline ? Un usage des concepts ou théories issus de la science politique ou des sciences de gestion pour appréhender l’action urbaine conduit ainsi par exemple à mettre l’accent sur l’analyse des processus, mais peut amener à négliger la dimension matérielle de l’action et ses effets sur la production des espaces urbains. L’enjeu de la spatialisation de ces concepts est aussi essentiel.

Il serait enfin possible de mener des projets de recherche interdisciplinaires dont un des buts explicites serait l’élaboration conceptuelle. Des exemples de réflexions collectives menées sur certains concepts, faisant l’objet d’interprétations disciplinaires multiples, comme celui de « territoire » (Bernardy et Debarbieux, 2003, cité par Dumont, 2004), pourraient servir de guide à un tel travail collectif. L’enjeu est la possibilité de passer outre une pratique majoritairement multidisciplinaire, au sens évoqué ci-dessus, vers une pratique interdisciplinaire, c’est-à-dire recherchant « la réorganisation et l’intégration des disciplines » et non leur seul « assemblage » pour une étude spécifique et à un moment donné (Turner, 1990). Cela implique d’intégrer une interdisciplinarité discursive dans les pratiques de recherche collectives dès l’origine, afin d’éviter le double écueil de l’adisciplinarité et de l’imposition par une discipline de ses approches ou ses conceptions[14] (Sayer, 1999).

Tous ces projets supposent de disposer de lieux de discussion interdisciplinaires sur les théories en sciences humaines et sociales, qui restent rares. Ils renvoient également à des débats anciens et en cours concernant les contours du champ et l’opportunité qu’il y aurait à structurer des études urbaines francophones, rassemblant les différentes disciplines s’intéressant à l’objet urbain. La Prospective Nationale de Recherche Urbaine constitue un exemple de ce mouvement qui propose de discuter, de manière interdisciplinaire, des outils conceptuels et théoriques utilisés pour penser la ville. Enfin, ces projets supposent de disposer de revues prêtes à publier des textes dont une part importante du contenu est théorique : elles existent en langue anglaise, mais restent rares en langue française. Certaines initiatives récentes, au premier rang desquelles la création de la Revue Internationale d’Urbanisme pourrait permettre, en offrant une place à la théorie, de stimuler ces débats en urbanisme et aménagement, transversaux aux objets d’étude.

Conclusion

Ce texte expose les raisons pour lesquelles il semble nécessaire de chercher à sortir du flou dans lequel se trouvent les cadres théoriques en urbanisme et en aménagement, en soulignant plusieurs moyens de les mettre en évidence et de les discuter. Il ne s’agit pas de faire des débats théoriques le seul enjeu de la production de connaissances en urbanisme et en aménagement ni de condamner le recours à des études de cas fouillées. Il nous semble cependant essentiel d’envisager les moyens d’intégrer ces débats aux pratiques de production de connaissance et d’enseignement, dans ce champ disciplinaire.

Nous pensons qu’au moins trois apports découleraient de ce travail. Il permettrait d’abord de consolider la recherche en urbanisme et aménagement. Ce champ est en effet travaillé par des tensions contradictoires, liées notamment à l’interaction entre pratiques de recherche et pratiques opérationnelles et au rôle central que joue l’interdisciplinarité en son sein. La structuration de la recherche en urbanisme et en aménagement autour de positionnements théoriques et de programmes de recherche en clarifierait les apports. Elle permettrait d’intensifier, au sein du champ, les échanges entre chercheurs travaillant sur différents objets. Enfin, elle renforcerait la contribution du champ aux travaux menés au sein des études urbaines. L’urbanisme et l’aménagement, en participant aux réflexions des études urbaines sur des bases théoriques solides, pourraient contribuer à enrichir l’analyse de l’action opérationnelle sur la ville, notamment dans ses dimensions matérielles. La structuration théorique nous semble ainsi une condition pour que l’urbanisme et l’aménagement et les études urbaines puissent être « compagnons de route » (Breux et al., 2015).

Une plus grande place donnée à la théorie apparaît enfin comme une condition pour une analyse éclairée et critique des modalités de production et gestion des espaces urbains, pouvant nourrir l’action opérationnelle. Elle peut aussi permettre de clarifier les modalités du rapport des chercheurs aux acteurs de l’urbanisme et de l’aménagement, qu’il s’agisse de professionnels, de collectivités locales ou de commanditaires. Non seulement la théorie contribue, dans ce contexte, à travailler et à questionner les notions, normes et savoirs produits par l’action opérationnelle, mais elle permet aussi d’organiser le dialogue avec les praticiens. Une recherche appuyée sur un cadre théorique clair facilite la production de résultats solides, nuancés et lisibles, qui sont à même d’éclairer l’action.

Ce travail de mise en évidence et de discussion des théories semble alors également pouvoir être pertinent pour la formation des futurs praticiens. Le champ universitaire de l’urbanisme et de l’aménagement se distingue en effet d’autres formations relevant des études urbaines par des pratiques pédagogiques singulières : recours à l’atelier professionnel, « mélange des apports professionnels et universitaires », accent sur les exercices pratiques, etc. (Scherrer, 2010). Dans ce contexte, les enseignements théoriques peuvent donner aux apprentis urbanistes les outils nécessaires pour cultiver leur réflexivité et questionner leurs pratiques.