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L’organisation industrielle a connu plusieurs modèles avec le taylorisme, le fordisme et le toyotisme, piliers des régimes de croissance économique entre 1945 et les années 70. L’examen des évolutions technologiques en cours dans les laboratoires de recherche et certaines entreprises indique des changements majeurs non pas tant au niveau de l’automatisation, mais au niveau de l’intelligence via des mises en réseau des machines et des liaisons machines/hommes. Certaines usines semblent bien étranges au premier abord, on y trouve des robots et des équipements numériques en masse qui nous permettent de dire que l’organisation industrielle s’éloigne de plus en plus du modèle connu.

Une nouvelle forme de flexibilisation de la production est à l’oeuvre. Une usine d’un nouveau genre est née. Elle remet en cause la grande usine avec sa production de masse et ses produits standardisés. Pour le cabinet BCG, « il devient possible de faire du sur-mesure avec des coûts voisins de ceux d’une production de masse; les usines de demain seront plus petites, plus écologiques, plus proches des consommateurs »[1].

Plusieurs rapports commencent à examiner cette situation industrielle et des livres présentent ce que certains qualifient de quatrième révolution industrielle. De très nombreuses questions se posent : relocalisation permettant une plus grande proximité avec les clients, repositionnement de certains pays occidentaux en perte de compétitivité (remède à la désindustrialisation ?), apparition de nouveaux concurrents dans certains secteurs où les métiers se modifient (les géants de l’internet comme Google ont bien compris ces évolutions), révision des processus organisationnels et, bien sûr, redéfinition des postes de travail qui vont tendre vers plus d’autonomie et de responsabilité (écrans tactiles, tablettes numériques…), mais aussi une réflexion sur le travail dans les entreprises (des usines sans ouvriers ?). Deux ouvrages publiés en 2016 apportent des éclairages pertinents sur ce qu’il est convenu d’appeler l’industrie 4.0.

I. Industrie 4.0, nouvelle donne industrielle, nouveau modèle économique

En quoi consiste la transformation numérique de l’industrie, manifestement inéluctable, à la base de la quatrième révolution industrielle et quels sont ses enjeux ? Les réponses à ces questions sont apportées par Max Blanchet dans son récent ouvrage[2].

L’auteur rappelle que le concept de l’industrie 4.0 est apparu en Allemagne en 2012, exposé au grand public par l’Association des constructeurs allemands de machines et équipements de production. Il s’agit en fait de la numérisation de l’industrie au sens large du terme. Le numérique est intégré à la conception des produits et aussi aux moyens de production associés. L’auteur précise d’emblée que ce concept « intègre également des actifs physiques (machines, équipements …), optimisés et connectés les uns aux autres et gardant un lien constant avec les produits qu’ils fabriquent, afin de s’adapter en temps réel aux variations des demandes des clients et de répondre aux évolutions de la demande des consommateurs finaux : des produits fabriqués en masse mais personnalisés, répondant exactement à leur besoin, offrant un niveau de qualité supérieur et donnant lieu à des services inédits ».

On comprendra l’importance de cette nouvelle donne quand on constatera que la numérisation et ses implications interviennent tout au long de la chaîne de production : conception du produit (usine virtuelle, continuité numérique), contrôle et pilotage (automatisation des flux et des équipements : usines/lignes connectées, capteurs/internet des objets, logistique automatisée), procédés de fabrication (machine intelligente, fabrication additive, robots collaboratifs ou cobotique), maintenance conditionnelle (big data, télémaintenance), organisation du travail (opérateur assisté, organisation apprenante).

Il ne s’agit donc pas d’une évolution mais d’une révolution qui repose sur l’émergence simultanée de trois grandes innovations :

  • l’informatique avancée ou décisionnelle avec les machines apprenantes, l’exploitation du big data et du cloud;

  • les objets connectés avec la possibilité de faire le lien entre des objets physiques et d’autres numériques;

  • la robotique avancée avec des robots collaboratifs;

Max Blanchet note également qu’ « une nouvelle révolution industrielle implique un changement de paradigme dans la façon de penser l’industrie et a des impacts sur l’entreprise toute entière. Un changement, certes, donnant la possibilité d’opérer des sauts technologiques importants, mais combiné à l’émergence d’un nouveau modèle ou système de production, afin de s’adapter aux évolutions du monde au moment de cette révolution ».

Il précise alors les 7 nouveaux paradigmes de l’industrie 4.0 : la personnalisation de masse, ou la gestion de la complexité/diversité; la relocalisation industrielle, ou la fin du problème du coût du travail; une chaîne d’approvisionnement dynamique, ou la fin des stocks; la continuité numérique sur le cycle de vie, ou la fin du clivage produit/service; la nouvelle équation économique, ou la fin de l’avantage à l’effet d’échelle; les équipes apprenantes ou la fin du taylorisme.

Dans cette nouvelle configuration de l’industrie 4.0, c’est toute l’organisation de l’entreprise qui doit changer avec une approche centrée avant tout sur le client. Une démarche multifonctionnelle doit également être mise en oeuvre associant produits et services, matériels et logiciels avec une continuité numérique tout au long du cycle de vie du produit. L’entreprise doit donc devenir avant tout légère et surtout agile.

Max Blanchet fait ensuite le lien entre la désindustrialisation et l’industrie 4.0. On le sait, le poids de l’industrie dans l’économie a enregistré une baisse tendancielle dans les pays développés, quel que soit l’indicateur retenu : valeur ajoutée, effectifs, etc. Pour autant, l’industrie garde un caractère stratégique pour plusieurs raisons : création d’emplois dans les services, source d’innovation, poids déterminant des exportations industrielles dans les exportations totales. Pour l’auteur, l’industrie 4.0 peut permettre à un pays industrialisé de maintenir une industrie forte dans la mesure où :

  • elle accroît la compétitivité des actifs en augmentant la valeur ajoutée qu’ils génèrent,

  • elle renforce la qualité du service en réduisant les délais de mise sur le marché,

  • elle déconnecte ou désensibilise l’activité industrielle du coût du travail autorisant ainsi une relocalisation de certaines activités.

Une industrie qui se numérise et des services qui s’automatisent de plus en plus. L’auteur note à ce propos que « clairement, on observe une convergence forte entre l’industrie et les services en matière de co-développement d’offres intrinsèquement liées entre produits et services. Les processus de développement se rapprochent et intègrent de l’ingénierie système et informatique, des métiers de télécommunications, de l’informatique avancée, etc. ». On peut alors parler d’une industrie de moins en moins industrielle[3].

Reste alors la question cruciale de l’impact de la quatrième révolution industrielle sur l’emploi, les métiers et le travail. Si la substitution du capital au travail n’est pas un phénomène nouveau, il prend une ampleur considérable avec l’industrie 4.0 dans la mesure où il s’agit de machines dotées d’intelligence et qui prennent des décisions. Ne seront préservés de l’automatisation que ce que Max Blanchet appelle les « nouveaux métiers empathiques », c’est-à-dire « les métiers manuels ou intellectuels, qualifiés ou non, mais qui requièrent de la créativité, du sens artistique, de l’intelligence sociale et du contact humain ». Toutes les récentes études convergent pour dire que près de 50 % des métiers de l’industrie seront automatisés dans les 20 prochaines années. On est bien face à une évolution majeure du marché du travail en lien avec l’industrie 4.0 avec la disparition de certains métiers, l’apparition de nouveaux, l’évolution de la forme de travail et, surtout, une transformation des compétences requises, sans oublier le risque de polarisation entre des professionnels hautement qualifiés et des employés peu ou pas qualifiés.

On retrouve les questions soulevées par l’auteur dans un récent rapport[4] de l’EPTA (European Parliamentary Technology Assessment) qui insiste bien sur l’impact de la numérisation sur l’emploi et sur la nécessité de mettre en place des politiques publiques adaptées à cette nouvelle donne.

L’ouvrage de Max Blanchet, qui comprend par ailleurs de précieux témoignages d’acteurs et décideurs liés de très près à l’industrie du futur, a le mérite d’analyser très clairement les contours de l’industrie 4.0 et de préciser les défis qui doivent être relevés par les nations concernées. Le temps presse et la transformation numérique est déjà à l’oeuvre depuis quelques années dans des entreprises comme Axa, Pernod Ricard, Sanofi France, Schneider Electric, le journal Les Echos[5].

Que l’on ne s’y trompe pas : cette nouvelle donne ne se limite pas à la seule industrie dans sa dimension technologique mais concerne la formation, les qualifications, l’organisation du travail, les services, les nouvelles formes de commercialisation, etc. Il n’est pas exagéré de dire que nous vivons un changement de paradigme qui nous conduit vers un écosystème numérique dynamique. Différentes nations ont bien compris cet enjeu crucial en mettant en place des programmes spécifiques comme par exemple, Made in China 2025, Japan Revitalization Strategy, Manufacturing Innovation 3.0 en Corée du Sud, Advanced Manufacturing Partnership aux Etats-Unis, l’industrie du futur en France et … l’industrie 4.0 en Allemagne.

II. Industrie 4.0 Les défis de la transformation numérique du modèle industriel allemand

Nous avons choisi dans cette seconde partie de compléter l’analyse du livre de Max Blanchet par l’étude du récent ouvrage de Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz consacré au modèle allemand[6]. Le premier auteur est spécialiste des questions industrielles et urbaines en Allemagne et en France et le second est expert de l’Allemagne et spécialiste de la transformation numérique. Notons que ce livre ne situe pas son analyse à partir des questions posées par une nouvelle révolution industrielle, mais plus au niveau des acteurs et témoins de l’industrie 4.0 en Allemagne. Ainsi, plus d’une soixantaine d’interviews ont été menées par les auteurs.

Cet ouvrage est intéressant car l’Allemagne est le premier pays à avoir mis en place une politique industrielle centrée sur ce concept. D’autres pays (la Chine par exemple) ont bien sûr suivi la démarche tant il est bien difficile de faire autrement. L’originalité de la démarche allemande, comme souvent, est la collaboration de nombreux acteurs autour de l’Industrie 4.0 : fédérations professionnelles, syndicats, entreprises. L’enjeu de ce pays est bien connu : conserver et développer le leadership industriel. La synthèse de l’analyse au début de l’ouvrage indique clairement qu’« en Allemagne, la question du numérique dans l’industrie se pose moins en termes de protection et de défense d’un modèle industriel qu’en termes de stratégie de conquête et de transformation des modèles d’affaires ».

La première question posée par les auteurs est de savoir si l’industrie 4.0 est une utopie allemande avec la peur de perdre le leadership industriel. L’Industrie 4.0 va très vite s’imposer en Allemagne comme « une vision qui permet de transcender ces peurs et de donner un caractère offensif à une politique construite, dans un premier temps, sur une base défensive ».

Du modèle défensif de la politique industrielle de ce pays, le gouvernement va passer à un modèle offensif avec la mobilisation des acteurs autour d’un projet commun. Des rapports et des actions ont été entrepris au début des années 2000, mais la date à retenir est avril 2011 avec « un coup d’envoi d’une stratégie structurée en trois temps autour du développement d’un marché de l’Industrie 4.0 : développement d’une offre, diffusion des technologies et développement de modèles d’affaires ».

Dans le cadre de cette stratégie, les auteurs insistent à juste titre sur les standards qui sont le « cheval de Troie du leadership industriel ». Pour les chefs d’entreprises allemands, « celui qui imposera les standards technologiques avec lesquels les machines communiqueront aura accès à un marché de plusieurs milliards d’euros ». Le niveau le plus critique est celui des standards d’interopérabilité. Ensuite « un enjeu consiste à faire connaître et à diffuser ces standards dans le tissu industriel et notamment dans le Mittelstand ».

Mais au-delà de cette remarque, nous pouvons constater que les allemands ont bien intégré leur cours de management stratégique. Les principaux manuels insistent, dans le premier chapitre au moment d’aborder la formulation de la stratégie, sur le besoin de définir une vision pour une entreprise. Les auteurs citent à cet effet le président de l’Académie allemande des technologies : « nous sommes le premier pays à avoir élaboré une vision cohérente et exhaustive sur l’avenir de l’Allemagne comme site de production, une vision portée par tous, que ce soit l’industrie, le monde politique, les syndicats ou la science ».

La seconde question du livre porte sur l’impact de la révolution numérique sur la chaîne de valeur. La reconfiguration de la chaîne est importante car l’enjeu est l’adaptation des organisations et la préservation ou la reconstruction des avantages compétitifs. Ainsi, « les fabricants des équipements connectés doivent à la fois intégrer l’Industrie 4.0 dans leurs propres équipements et dans ceux qu’ils vendent ».

L’autre aspect est le redimensionnement de la chaîne de valeur en fonction du besoin final du client. Non seulement il faut tenir compte de l’imbrication entre clients et fournisseurs, mais aussi de l’exploitation des données d’usage, un nouveau facteur de compétitivité. Pour les auteurs, « nous sommes en train d’assister à une migration de la création de valeur de l’entreprise vers des lieux où sont récupérées et exploitées les données d’usage des clients ». L’enjeu est important pour les entreprises : marge, captation de nouvelles sources de valeur et sauvegarde des actifs immatériels liés à la propriété intellectuelle et au savoir-faire.

Dorothée Kohler et Jean-Daniel Weisz notent très justement que le développement d’applications ne suffit pas à assurer un positionnement concurrentiel pérenne; en fait la position dominante revient à l’acteur qui sait réaliser une plateforme logicielle et de services et qui « met à disposition des ressources pour inciter d’autres à désigner les applications ». Le développement de plateformes permet d’enrichir considérablement l’offre de service; c’est donc un « enjeu de taille que de réussir à imposer le premier la plateforme qui saura attirer le trafic. Et cela passe par un rapprochement des industriels avec la culture start-up ». Par exemple, Klöckner (10 000 salariés pour 6.4 milliards d’euros de CA) veut devenir « l’Amazon » de la distribution d’acier; il est le leader du commerce de produits en acier et en aluminium. Pour lui, il faut développer une plateforme pour les clients et les fournisseurs pour les commandes 24H/24H y compris des produits avec du travail à façon. L’entreprise a même créé une start-up pour devenir un centre de compétences digitales pour le groupe.

Trois grands groupes allemands (Siemens, Bosch et SAP) ont été les porteurs de l’industrie 4.0. Siemens a créé une division usine numérique et noue des alliances dans le domaine des technologies de l’information; même stratégie pour Bosch. SAP, le leader sur le marché des ERP auprès des entreprises industrielles en Allemagne, travaille au développement d’une plateforme Cloud et étend, depuis 2015, les potentialités à l’internet des objets permettant de relier les équipements au système de suivi avec un pilotage en temps réel et une communication entre les machines. Le positionnement des grands groupes est donc en marche. Les Mittelstand premium (les entreprises de taille intermédiaire les plus avancées) de la mécanique, de l’électrotechnique et des technologies de l’information se positionnent aussi, ce qui fait dire aux auteurs que « ce ne sont pas les plus gros qui mangeront les petits…mais les plus rapides qui mangeront les plus lents ».

Dans ce contexte, quelles sont les conséquences sur les métiers et l’organisation du travail ? Est-ce qu’il y aura compensation entre les pertes et les gains d’emplois ? L’avenir du travail est au coeur du débat. Pour les auteurs, qui rejoignent l’analyse de Max Blanchet sur ce sujet, il faut « d’abord penser en termes d’évolution des compétences et des métiers et moins en termes de menaces du numérique sur l’emploi ». Le syndicat IG Metall est un acteur de référence dans ce débat. Selon un interviewé de ce syndicat, le débat est formulé ainsi : « l’humain va-t-il devenir un chef d’orchestre créatif dans l’usine du futur ou bien juste un opérateur augmenté sans capacité de décision, livré au rythme des machines et sous un contrôle constant ? ». IG Metall a adopté une stratégie non défensive pour les nouvelles technologies mais active quand il y a une association et une discussion sur la construction des nouvelles connaissances. « Le syndicat accompagne les changements avec vigilance, en restant attentif aux limites à ne pas franchir. Il évalue les innovations sur le lieu de travail et accompagne les projets qui lui paraissent porteurs de vraies améliorations des conditions de travail ».

Il y a effectivement une nouvelle configuration des postes de travail : automatisation croissante et communication entre l’homme et les machines intelligentes, rotation plus rapide des produits et des changements fréquents de tâches, augmentation de la fonction « résolution de problèmes ». Les enjeux du nouvel environnement de travail sont forts (usines modulaires, adaptables en temps réel). L’hybridation des métiers est en route. La mécatronique va connaître un nouveau stade de développement avec la digitalisation de la chaîne de valeur qui est au coeur de l’Industrie 4.0.

Il n’était bien sûr pas possible de ne pas analyser les entreprises du Mittelstand[7] face à la numérisation (toutes les entreprises familiales et patrimoniales indépendantes et s’identifiant aux valeurs et à l’ADN du Mittelstand : inscription dans la durée, indépendance…). Il s’agit de se demander si ces entreprises peuvent s’adapter à la révolution numérique et si leur mode d’innovation incrémentale est une force ou une faiblesse devant des innovations de rupture.

Les barrières culturelles et psychologiques jouent un rôle important dans un environnement complexe nécessitant un changement radical de culture en lien avec la transformation numérique. Une force du Mittelstand, l’innovation incrémentale liée à un positionnement de niche, peut devenir une faiblesse dans l’Industrie 4.0. La question pour les auteurs est de savoir dans quelle mesure le développement de nouveaux modèles d’affaires peut impacter les champions cachés qui sont positionnés sur des niches. La donne a changé avec l’industrie du futur qui concerne non pas une niche mais l’ensemble de la configuration de l’industrie.

Les auteurs insistent sur la coopération institutionnelle en Allemagne et ce souci permanent de faire travailler ensemble des acteurs d’horizons très différents avec une ambition partagée et des priorités d’actions. Deux ministères ont été à la base de la politique industrielle 4.0 avec le financement de projets de recherche lancés en 2012 : le ministère fédéral de la recherche et de la formation et le ministère de l’économie et de l’énergie. Ces programmes de recherche associent les acteurs du public et du privé, réunissent à chaque fois entre 5 et 20 partenaires de toutes tailles issus de champs disciplinaires différents mais complémentaires, et font l’objet d’une large communication à destination du grand public.

Un autre élément important dans la coopération institutionnelle est la création en 2013 de la première plateforme Industrie 4.0 par les trois fédérations professionnelles (TIC, machine-outil et électronique / électrotechnique). Cette initiative a donné lieu à la réalisation d’une feuille de route des recherches à mener d’ici à 2030 et d’un modèle d’architecture de référence censé être compatible avec toutes les branches industrielles. Ces fédérations professionnelles, ainsi que les chambres de commerce et d’industrie (82 agences sur les territoires et une confédération au niveau fédéral), sont des acteurs essentiels du levier pour convertir le Mittelstand à l’Industrie 4.0.

Au niveau de l’Etat allemand, les auteurs nous proposent une typologie tout à fait intéressante de la politique industrielle 4.0 : un Etat initiateur (2006-2009), un Etat commanditaire (2010-2012), un Etat subsidiaire (2013-2014) et, depuis 2015, un Etat maître d’ouvrage avec la remise du rapport sur le bilan de la première plateforme et la stratégie de mise en oeuvre de l’industrie 4.0. L’action de l’Etat fédéral est structurante et dynamique avec la diffusion de l’industrie 4.0 dans le Mittelstand, la réflexion sur « l’avenir du travail » et la construction d’un Industrial Data Space répondant aux exigences de cybersécurité.

L’Industrie 4.0 amène les auteurs à se poser des questions sur les aspects dominants du modèle allemand : contexte général (cadre réglementaire avec la politique de concurrence et toutes les mesures destinées à accompagner l’évolution de l’économie), importance du tissu économique où l’on trouve de nombreuses entreprises de taille moyenne parmi lesquelles les champions cachés[8]. Comment alors maintenir l’équilibre entre petites, moyennes et grandes entreprises dans la mesure où « La révolution numérique rebat les cartes à grande vitesse et de nouvelles puissances économiques apparaissent ». Comme le signalent les deux auteurs, « les alliances en cours donnent une puissance de frappe très importante à des acteurs allemands qui jouent sur une scène mondiale »; ces acteurs risquent de distendre les liens qui les unissent avec les intérêts du territoire allemand. Les composantes de l’ADN du Mittelstand (autonomie, autofinancement, innovation incrémentale, culture du brevet…) semblent ainsi bousculées.

La réponse à ces défis réside dans la coopération entre acteurs qui pourrait donner forme à une nouvelle compétitivité qualifiée de « compétitivité relationnelle » par les auteurs. Une politique qui n’est pas nouvelle mais qui doit connaître un nouvel essor avec la participation de nombreux acteurs : Etat fédéral, Länder, entreprises, instituts de recherche, chambres de commerce et d’industrie, branches professionnelles, syndicats. D. Kohler et J.D. Weisz notent que « cette coopération entre les mondes de la mécanique, de l’électrotechnique et de l’IT est devenue une priorité pour maintenir le leadership industriel allemand ».

En guise de conclusion

Ces deux livres, passionnants à plus d’un titre, nous permettent de mieux comprendre les enjeux de l’industrie 4.0. La nouvelle organisation de l’industrie est désormais connue : intelligence artificielle, mises en réseau des machines et des liaisons machines/hommes, big data, algorithmes, réalité augmentée, usine virtuelle, objets connectés, impression 3D, plateformes … avec un gisement considérable de création de valeur. L’industrie est transformée grâce au numérique qui marie les systèmes de production avec une masse de données (big data) et les objets connectés afin d’optimiser le fonctionnement des actifs industriels. Grâce à la présence des capteurs à la fois dans les produits en cours de fabrication et dans les machines qui les fabriquent, on peut suivre les spécifications propres à chaque produit. Ceci permet notamment de réduire les coûts de production, d’optimiser la maintenance, de s’adapter en temps réel aux variations des demandes des clients et d’améliorer en permanence la qualité du produit.

Face à ces nouveaux défis, les nations vont se positionner dans la course à l’industrie du futur. Les politiques industrielles qui seront mises en oeuvre, et qui s’éloigneront à ne pas en douter de la seule politique de la concurrence, doivent avant tout répondre aux exigences du changement technologique dans une concurrence mondiale de plus en plus exacerbée[9]. On connaît désormais les contours de cette nécessaire politique industrielle : développement des technologies numériques et mise en relation des acteurs, aide et soutien aux entreprises pour la modernisation de leurs équipements, formation aux nouveaux métiers.

La concurrence sera également rude et sans merci entre les pays concernés[10] : une Allemagne qui voudra conserver son avance, des outsiders (Corée du Sud et Chine par exemple) qui se positionnent comme de sérieux concurrents, des pays qui pourront utiliser l’industrie du futur comme levier du renouveau industriel (France, Etats-Unis, Royaume-Uni), un pays qui mise sur un soutien régional à ses clusters (Italie).

Il est bien évidemment trop tôt pour réaliser un premier bilan à un moment où les différents plans nationaux sont à l’oeuvre. Une certitude toutefois : face aux enjeux de l’industrie 4.0 que nous avons détaillés à travers les deux ouvrages, le droit à l’erreur n’est pas permis pour les nations dans l’élaboration de leur politique industrielle tant est en jeu leur future place dans la hiérarchie économique mondiale.

L’industrie 4.0, au centre du forum Davos 2017 avec pas moins de 24 tables rondes qui lui sont consacrées, doit aussi interroger les chercheurs qui étudient les systèmes productifs et leurs évolutions. Nous avons présenté dans cette note la mise en place d’une nouvelle organisation de l’industrie avec un fort potentiel de gisement de création de valeur. Les coûts de production et les demandes sont directement impactés, la qualité des nouveaux produits aussi. Faut-il pour autant considérer que nous sommes à l’aube d’un nouveau modèle productif ? Que toutes les conditions sont réunies pour son émergence, sa mise en place et son effet d’entrainement dans toutes les économies ?

De l’histoire industrielle nous pouvons retenir d’abord un système productif qualifié d’artisanal (grande variété de produits et des ouvriers de métier), puis un système de production de masse (grandes séries et standardisation avec des ouvriers réduits à une production délimité), et enfin un système de production qualifié d’« au plus juste » (Lean production) qui est apparu au Japon dans les années quatre-vingt-dix avant sa diffusion dans le monde[11]. Avec l’industrie 4.0, sommes-nous en train de vivre un modèle de « Lean Management » qui correspondrait au « Lean production » ?

Au-delà des axes qui se structurent actuellement (robotique collaborative, continuité numérique, usine virtuelle) et qui créent une rupture technologique, le modèle productif de référence doit enclencher un cercle vertueux de croissance avec les piliers d’un régime de croissance. On devine désormais les principales dimensions de ce modèle : demande/produits (marchés, segments, conception des produits…), organisation productive (méthodes et moyens), organisation de la relation salariale. De plus, i faut une cohérence entre les piliers pour obtenir un modèle productif stable. Est-ce le cas actuellement ? C’est l’enjeu des actions en cours que nous avons développées dans cette note.

Ce nouveau modèle productif doit aussi inciter les chercheurs à s’interroger sur les modèles et les outils de management enseignés dans les établissements supérieurs et utilisés par les acteurs. On l’aura compris, l’industrie 4.0 ne se limite pas à la seule technologie dans la mesure où elle nécessite un changement culturel en lien avec la numérisation. La chaîne de valeur de M. Porter doit sûrement être revisitée à la lumière d’un business model « virtuel produit / processus » complet et totalement numérisé intégrant tous les métiers, tous les employés, tous les partenaires et tous les fournisseurs. Comme le note Klauss Schwab son récent ouvrage[12], nous assistons à une recomposition de tous les secteurs industriels, avec l’émergence de nouveaux business models, la disruption des acteurs en place et la restructuration des systèmes de production, consommation, transport et livraison.