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Le développement durable est un concept omniprésent (Rodhain, 2007). Les sciences de gestion, mais pas seulement, y consacrent un nombre croissant d’articles, d’ouvrages et de colloques.

Progressivement, depuis 1992 et le premier sommet de la Terre organisé à Rio de Janeiro, le développement durable, souvent résumé à sa dimension environnementale, s’est imposé aux acteurs (Godard, 2013, p. 45). Les exigences réglementaires, normatives et mimétiques qu’il draine comme autant d’injonctions (Hamman, 2011), viennent en effet questionner le mode de fonctionnement de la sphère publique, y compris territoriale (Soldo, Marais, Hernandez, 2010). Les responsables politiques locaux repensent leurs priorités (économie, compétitivité) afin d’être vus en train d’agir dans « l’intérêt public » (Roper, 2012, p.5) pour satisfaire des acteurs (entreprises, citoyens, résidents, consommateurs, touristes, investisseurs) préoccupés par les « conséquences environnementales et sociales potentielles et déjà évidentes de la technologie moderne » (Roper, 2012 p. 15).

Les organisations publiques locales[1] s’efforcent ainsi depuis plusieurs années de prendre en considération les dimensions sociales et environnementales du développement de leur territoire, ce qui se traduit par des politiques et des actions publiques ad hoc que l’article propose d’étudier. J. Theys (2010, p.9) a d’ailleurs souligné la pertinence de l’analyse du développement durable « dans et par » les territoires. Justement, cet article ambitionne de comprendre comment les organisations publiques territoriales répondent aux injonctions de développement durable ? Ce dernier est-il porté par des actions transversales ou sectorielles ? Retrouvons-nous simultanément les trois piliers économique, social et environnemental dans la pratique ? Identifions-nous des thématiques récurrentes, singulières ou innovantes ?

Cette recherche dresse un portrait, un instantané des politiques et actions durables mises en avant par les collectivités territoriales françaises, dans un domaine où il n’existe pas de ligne d’action claire. En effet, le développement durable n’est pas « fractal », sa structure ne se conserve pas lorsqu’il est transposé localement (Godard, 1996), même si des similarités s’observent concrètement ou dans les discours qui le justifient (Van Cornewal, 2004, Hamman, 2011, Hernandez, 2012). Chaque organisation publique territoriale interagit avec des éléments de contexte (locaux, nationaux, internationaux) et détermine des politiques et des actions de développement durable propres. Les acteurs locaux ont d’ailleurs intégré la malléabilité et le caractère non stabilisé du développement durable, qui représente davantage un problème à gérer plutôt qu’une solution « clé-en-main ». Cette recherche accepte donc « l’ambiguïté sémantique du développement durable » (Hamman, 2012, p.7) et la variété de ses applications, inévitable, dès lors que l’on s’intéresse à sa territorialisation (2012, p.56-57).

Pour répondre à ces questions empiriques, nous retenons de l’abondante littérature sur le développement durable les travaux expliquant à la fois son faible potentiel opérationnel et sa labilité et les analysons dans la perspective de la théorie néo-institutionnelle, très fréquemment mobilisée pour comprendre les décisions et les actions en matière de développement durable. Ces éléments ont permis la formulation de propositions de recherche, correspondant à des points saillants de la notion de développement durable, envisagée à l’échelle territoriale. Nous distinguons ici propositions et hypothèses de recherche, car seules les premières correspondent à la logique de raisonnement mobilisée ici. En effet, à l’image de Soldo et al. (2013), ce travail s’appuie sur une approche inductive et abductive, plutôt qu’uniquement déductive, puisque nous cherchons « moins à démontrer qu’à montrer » (Angelini, 2010, p.174). En effet, la littérature portant sur le développement durable, tant en terme de notion que de pratiques, permet seulement de formuler, dans une confrontation itérative avec le terrain, des propositions de recherche au sens de David (1999). Celles-ci ont au moins deux fonctions : d’abord, synthétiser des points-clés de la littérature au regard des objectifs de cette étude, ensuite, structurer l’analyse des résultats et la discussion. Précisons encore que nos propositions de recherche, et cette structuration du papier, sont construites a posteriori, suite à des allers-retours entre le théorique et l’empirique.

Pour mener ce processus de recherche abductif (Koenig, 1993, Dumez, 2012), les analyses issues de la littérature ont été appréciées à l’aune des résultats d’une étude de terrain multi-territoires. Ainsi, avons-nous retenu un panel est composé de onze territoires urbains français, représentant un sixième de la population française (INSEE Première n°1581, janvier 2016). L’analyse empirique est fondée sur des données secondaires, construites par les collectivités territoriales (ou leurs groupements) à partir des ressources de leur site web. Ce sont des informations publiques mises en avant volontairement. Celles-ci ont alimenté un corpus composé de près de 300 documents, essentiellement des plans, des programmes d’actions, des chartes, des rapports d’activité ou d’évaluation. Tous concernaient des politiques et des actions publiques territoriales en matière de développement durable. A partir de ces données, nous avons conduit une analyse de discours assistée par ordinateur. Celle-ci a consisté en une analyse lexicale multidimensionnelle, fondée sur des analyses de similitudes et de spécificité, une classification hiérarchique descendante (aussi appelée méthode Alceste, cf. Reinert, 1990) et une analyse factorielle des correspondances.

Ces éléments sont mis en perspective dans la discussion à partir de la confrontation des résultats empiriques et des propositions de recherche.

Le défi de l’opérationnalisation du développement durable dans les territoires

L’analyse de la littérature n’a aucune prétention à l’exhaustivité. Pour répondre à notre problématique et construire nos propositions de recherche, ces paragraphes se concentrent sur les travaux expliquant le faible potentiel opérationnel du développement durable. La diffusion de cette notion singulièrement imprécise est ainsi envisagée comme une réponse des organisations à des injonctions externes. Aujourd’hui, il est difficile pour elles d’afficher un total désintéressement, ou mépris, pour cette idée omniprésente. Cependant, celle-ci se révèle protéiforme et permet l’expression d’initiatives variées.

Le développement durable ou l’impossible définition

Émergeant au sein des institutions internationales, le développement durable s’est progressivement imposé depuis une trentaine d’années dans le paysage des organisations (Brunel, 2012). L’essor a été considérable, dans les relations et accords internationaux, les politiques et réglementations nationales, les ONG et les entreprises, et bien sûr dans la littérature académique. Cela n’a cependant pas permis d’en construire une définition stabilisée ou d’obtenir un cadre d’action clair, au-delà du consensus minimal sur les trois « piliers » économique, social et environnemental. Paradoxalement, le « battage » autour du développement durable, les expériences conduites en son nom, l’ont à la fois complexifié et affadi, sans le rendre réellement opérationnel (Godard, 2013, p.45-48). En effet, nombre de chercheurs et praticiens constatent l’écart entre une rhétorique (sur)abondante et la modestie des actions. Or, cette dynamique tend à s’auto-entretenir plutôt qu’à se réduire : sans définition ni mode d’emploi précis, chacun expérimente et dessine le développement durable à sa convenance, en fonction de ses propres contraintes, plutôt qu’au regard d’exigences sociales et environnementales, diffuses ou lointaines. Cela entretient donc son « ambiguïté sémantique » initiale (Hamman, 2012, p.7) et fait du développement durable un « concept glouton » (Brunel, 2012, p.70-91), « polyphonique » (Rumpala, 2010, p.80) une « notion à succès », un « mot-valise » (Hamman, 2012, p.15, p.29), un « attrape-tout malléable » dont le contenu peut être élaboré chaque fois qu’un acteur s’y réfère (Lascoumes 2001, p.563).

Ce constat n’est pas récent. Ainsi, Lascoumes (1994) et Aggeri (2004) insistent-ils à 10 ans d’intervalle, sur le caractère non stabilisé de ce domaine et soulignent que sa mise en oeuvre repose sur des dispositifs très peu finalisés, privilégiant l’édiction de grands principes « généraux et généreux » de comportement (Swyngedouw, 2007, p.13-40). P. Lascoumes évoque à nouveau en 2007 un « contenant sans grande consistance et à faible capacité performative » (p.107). Si certains textes orientent a minima les comportements des acteurs, ceux-ci restent néanmoins très libres, du fait d’injonctions orientées le plus fréquemment sur des objectifs plutôt que sur des moyens. Cela rend leur transposition particulièrement ardue pour les organisations, y compris publiques. Dans cette perspective, le développement durable reste principalement une ambition (Brunel, 2012, p.43-54), un enjeu, un repère général (Godard, 2013, p.53), un problème pour l’action bien plus qu’une solution allant de soi (Hamman, 2012, p.9).

Nous sommes maintenant en mesure de formuler nos premières propositions de recherche.

P1. En l’absence de cadre précis pour l’action, les organisations publiques territoriales peuvent proposer des actions durables d’une grande hétérogénéité.

P2. En l’absence de cadre précis pour l’action, le développement durable demeure souvent déclaratif.

Des réponses essentiellement techniques et économiques à des injonctions externes

Devant l’omniprésence impérative du développement durable dans l’environnement des organisations publiques territoriales et la faible opérationnalité de ses principes, celui-ci se traduit surtout par des injonctions, analysées ici par le prisme de la théorie néo-institutionnelle (Di Maggio, Powell, 1983, Greenwood, Hinings, 1996). En effet, depuis près d’une quinzaine d’années, celle-ci a été très fortement mobilisée pour comprendre la diffusion et les modalités de mise en oeuvre des actions et des pratiques managériales présentées comme durables (cf. par exemple Hoffman 1999, Bansal, Roth, 2000, Boiral, Dostaler, 2004, Buisson, 2005, Reverdy, 2005, Boiral, 2006, Renaud, 2009, Leroux, Pupion, 2011, Joseph, Taplin, 2012). De fait, ces organisations subissent trois types de contraintes en provenance de l’environnement.

Tout d’abord, il est question de pressions coercitives, générées par voie légale et règlementaire à l’extérieur des frontières de l’organisation. Aujourd’hui, la notion de développement durable imprègne bon nombre de textes législatifs et réglementaires[2]. Précisément, deux réformes récentes affectent la répartition des compétences en matière de développement durable des collectivités territoriales françaises. D’après la loi du 27 janvier 2014 de Modernisation de l’Action Publique territoriale et d’Affirmation des Métropoles, l’aménagement et le développement durable du territoire, la protection de la biodiversité, le climat, la qualité de l’air et l’énergie relèveront-ils en premier lieu des régions. En revanche, la mobilité durable est confiée à l’échelon communal (ou intercommunal). Plus récemment encore, d’après la loi du 7 août 2015 portant Nouvelle Organisation Territoriale de la République, la région rédigera un schéma régional d’aménagement durable du territoire dans lequel figureront les orientations stratégiques en matière d’aménagement du territoire, mobilité, lutte contre la pollution de l’air, maîtrise et valorisation de l’énergie, logement et gestion des déchets. Quelquefois, les pressions coercitives ne se traduisent pas systématiquement par de nouvelles compétences, mais plutôt par des manières renouvelées de les exercer au nom d’impératifs de durabilité. Par exemple, la collecte et le traitement des ordures ménagères sont dévolus aux communes depuis les premières lois de décentralisation (1982-1983). Mais les contraintes qui s’imposent à elles n’ont cessé de se durcir depuis (tri sélectif, recyclage, valorisation, etc.).

Ensuite, les pressions normatives régularisent les choix politiques et les pratiques managériales, par le biais de processus de professionnalisation ou sous l’influence de la recherche, la société civile, l’opinion publique ou l’électorat. Cela correspond à la diffusion d’idées, de normes, telles des standards, des processus de certification, des conventions, des chartes. L’élaboration d’un agenda 21 ou une certification de la famille ISO 14000 (management environnemental) en font partie. Ces organisations se conforment aux compréhensions culturelles tacites partagées dans leur environnement (Thomason, 2004). La satisfaction de ces pressions normatives en matière de développement durable conduit les organisations territoriales à développer des actions et des outils de gestion fondés sur un certain volontarisme. Ils permettent à ces organisations d’accroître leur légitimité (Suchman, 1995, Hamman, 2012, p.10, p.69). Cela est d’autant plus intéressant pour elles que « les organisations légitimes obtiennent un soutien sans évaluation précise de leurs actions » (Capron, Quairel-Lanoizelée, 2004, p. 106).

Enfin, des pressions mimétiques s’exercent sur les organisations territoriales. Les satisfaire permet à ces dernières de lutter contre l’incertitude (Milstein, Hart, York, 2002, p.153, Joseph, Taplin, 2012, p.365). Au plus les organisations évoluent dans des environnements turbulents, au plus elles tentent de réduire les risques potentiels en imitant les structures « leaders » de leur secteur (Haveman, 1993). Or, le développement durable peut être considéré comme une source de turbulence, d’incertitude et de complexité pour les organisations territoriales au regard de son impossible définition. Le mimétisme désigne alors des initiatives, à l’image du benchmarking, qui s’inscrivent dans cette logique et se traduisent parfois concrètement (Hesham, Curry, 2003). Par exemple, les tramways ont fait leur grand retour depuis une quinzaine d’années dans les agglomérations françaises : on en compte 26 actuellement et plusieurs sont en cours de réalisation. Un phénomène similaire a affecté les pistes cyclables, les parcs relais, etc.

L’option « Ne pas faire de développement durable » n’est pas une alternative réellement envisageable. Comme l’expriment Baker et Rennie (2006, p. 88), en répondant aux pressions institutionnelles, ces organisations espèrent être reconnues comme « faisant quelque chose ». Le développement durable est donc devenu un « passage obligé » de l’intervention territoriale. Les acteurs locaux acceptent de l’intégrer, ne serait-ce pour ne pas pénaliser leurs intérêts (Hamman, 2012, p.56). Mais les actions à décliner ne vont pas de soi. Comment les organisations territoriales répondent-elles alors à ces injonctions ?

Elles privilégient essentiellement une gestion technique et économique de l’environnement, avec l’adoption de normes toujours plus draconiennes (Claval, 2006). En effet, que ce soit en matière de biodiversité, de changement climatique, de pollution, de risques, d’aménagement et d’urbanisme, etc., des normes techniques « descendantes » plus strictes sont progressivement adoptées (seuil de rejet abaissé, règlementation thermique, habitat passif, éco-quartiers, transports « propres », réduction de la vitesse de circulation, réduction et valorisation des déchets, classement en zones de protection, etc.).

Ceci est d’ailleurs à l’origine de nouveaux marchés pour des acteurs économiques (Aspe, Jacqué, 2012). Les collectivités territoriales, du fait de leurs compétences (services publics locaux) en sont parties prenantes, du côté de la demande comme de l’offre.

D’après un récent rapport du CGDD[3], le poids économique de la demande de protection de l’environnement (dépenses), comme celui de l’offre (production des éco-activités) ne cessent de croître depuis une quinzaine d’années. Par exemple, la dépense liée aux activités de protection de l’environnement atteint près de 47,5 milliards d’euros en 2012 en France (+4,4 % par an entre 2000 et 2012). Les activités techniques y sont majoritaires, telles que la gestion des eaux usées, des déchets, la lutte contre le bruit, ou encore la gestion et l’utilisation des ressources naturelles (récupération/recyclage, prélèvement et distribution d’eau). Du côté de l’offre, le poids dans l’économie des éco-activités avoisine 85 milliards d’euros en 2012 (70 milliards en 2010). L’emploi environnemental progresse nettement (+3,9 % par an entre 2004 et 2012), et se chiffre à 447 500 emplois en équivalents temps plein en 2012.

Les innovations techniques et marchandes sont souvent privilégiées par les collectivités territoriales, ne serait-ce que parce que la règlementation les impose. Elles sont également privilégiées, car ces institutions ont besoin de justifier, voire légitimer, pragmatiquement leurs actions environnementales (Boissonnade, 2011, p.64, Hamman, 2012, p.42). Elles tendent donc à prendre le pas sur des innovations sociales. Ainsi, des changements sont perceptibles dans les manières de faire et les actions des collectivités même s’ils se révèlent modestes au regard de la rhétorique ambitieuse du développement durable (Godard, 2013, p.48).

Les pressions mimétiques, normatives et règlementaires s’agrègent et se renforcent. Elles participent grandement à la diffusion de la notion de développement durable dans les organisations territoriales, par le biais principalement de mesures techniques, économiques et managériales. Celles-ci ont plusieurs avantages. D’abord, ce sont des champs traditionnels de l’intervention locale (déchets, mobilité, logement, etc.), pour lesquels il existe localement une expertise. Ensuite, ces actions, étiquetées durables, participent à la légitimation de l’action publique. Enfin, le développement durable, dans son application technique comme discursive, est devenu un élément de la compétitivité territoriale (Theys, 2010, Olszak, 2010, Musson, 2012). La création de richesses et la poursuite de la croissance économique ne doivent pas être négligées, surtout lorsqu’elles sont jugées insuffisantes.

Dans cette perspective, certains n’hésitent pas à parler d’injonctions au développement durable (Hernandez, 2012), puisque l’intégration concrète de ce dernier dans les politiques territoriales n’a rien de naturel (Hamman, 2012, p.43).

Cela conduit à formuler deux autres propositions de recherche :

P3. Les injonctions au développement durable se traduisent par des actions publiques locales principalement techniques et économiques.

P4. Malgré la malléabilité de la notion de développement durable, le caractère innovant de ses actions est limité.

Les organisations disposent pourtant de marges de manoeuvre. Celles-ci doivent beaucoup à la labilité même de la notion de développement durable, dont les champs d’action sont innombrables (Brunel, 2012, p. 70-91). Par conséquent, chacun les décline en fonction du contexte territorial.

Une labilité au service de la territorialisation

La définition du développement durable est si ouverte que les collectivités territoriales n’ont aucune difficulté pour se l’approprier, ne serait-ce qu’en appliquant les réglementations et leurs compétences légales. Mais si des similitudes existent bien dans les réponses des organisations territoriales aux injonctions de développement durable, celui reste dans la pratique protéiforme. Sa labilité intrinsèque s’adapte au contexte local qui n’est jamais neutre : l’histoire et la géographie, la culture locale, les relations entre parties prenantes jouent un rôle (Hernandez, 2013, Hernandez, Belkaid, 2013). Si ne pas faire de développement durable n’est pas envisageable, des différences peuvent exister sur la façon d’en faire : c’est toute la « force du flou » (Boltanski, 1982). Par exemple, il peut s’appliquer aux actions elles-mêmes ou à la manière de les conduire (Hamman, 2012, p.14). D’autre part, le développement durable doit conjuguer localement des objectifs sociaux, environnementaux et économiques, un véritable « trilemme » (Leyens, De Heering, 2010, p.13) aux yeux des acteurs locaux. Mais à défaut de conjugaison, une superposition de ces dimensions peut suffire.

Loin d’être un obstacle à sa diffusion, l’imprécision qui entoure le développement durable le rend apte à fédérer des expériences très diverses (Soldo, Marais, Hernandez, 2010). C’est un contexte propice à l’expérimentation, à mi-chemin entre mimétisme et adaptation, satisfaction d’exigences règlementaires et réponses à des priorités locales. Le développement durable constitue donc bien un référentiel commun pour les organisations étudiées, mais son indétermination a priori permet une grande singularité des cheminements territoriaux (Hamman, 2012, p.27) et une maximisation des différences entre territoires.

Nous exposons à présent notre dernière proposition de recherche.

P5. Le choix et la conduite des actions étiquetées développement durable varient en fonction du contexte local.

En définitive, pour comprendre les déclinaisons territoriales du développement durable, les chercheurs ne doivent pas attendre la stabilisation doctrinale de ce dernier (Boissonnade, 2011, p.70) mais au contraire s’attacher aux objets et dispositifs mis en place concrètement, en son nom.

La méthodologie, une combinaison d’analyses statistiques textuelles appliquée à onze territoires métropolitains

Sont d’abord présentés les terrains étudiés, puis la démarche de collecte des données et enfin les méthodes précises d’analyses suivies.

Le choix a été fait de réaliser une étude de terrain multi-territoires. Onze territoires métropolitains français ont été sélectionnés : il s’agit d’Angers, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes, Paris, Strasbourg, Toulouse. Si ceux-ci ne prétendent pas à la représentativité, ils reposent sur des critères de choix précis, permettant leur intégration dans le même cadre d’analyse. Ils sont ainsi similaires sur plusieurs plans : ils sont soumis à la même réglementation française et européenne, et s’inscrivent dans un cadre d’action public et métropolitain. Des actions affichées « développement durable » y sont conduites et font l’objet d’une communication à partir des sites internet des organisations étudiées. En parallèle, les recommandations de Glaser et Strauss (1967, p.56) indiquant l’utilité de la différence entre les terrains d’investigation ont été suivies. Les terrains retenus sont dispersés sur l’ensemble du territoire français, et appartiennent à neuf régions, ce qui maximise la différence entre les contextes territoriaux. Les métropoles choisies varient en nombre de communes (de 24 à 131), d’habitants (de 270.000 à 7.200.000), de budget, de caractéristiques démographiques et géographiques, de partis politiques au pouvoir, ou encore de la durée au pouvoir de l’équipe dirigeante. Sept cas sur onze sont des « villes vitrines du développement durable ». Ces dernières ont été identifiées en 2013 par le ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie à partir de trois critères : une approche transversale et multisectorielle, des projets innovants et suffisamment avancés pour pouvoir servir de vitrines, l’existence d’une dynamique locale de promotion et de valorisation[4].

Par élimination successive, nous avons donc retenu onze cas, représentant 598 communes et 10.444.280 habitants, soit un sixième de la population française (INSEE Première n°1581, janvier 2016).

Décrivons à présent le corpus sur lequel les analyses ont été conduites.

L’analyse empirique est fondée sur des données secondaires, construites par les collectivités territoriales (ou leurs groupements) à partir des ressources de leur site web. Ce sont des informations publiques mises en avant volontairement, telles des plans, des programmes d’actions, des chartes, des rapports d’activité ou d’évaluation. Tous concernaient des politiques et des actions publiques territoriales en matière de développement durable, réparties entre 22 thématiques.

La collection de textes analysés compte 293 documents (cf. Tableau 1). Au regard de nos objectifs de recherche, nous avons attribué à chaque document six variables : la nature du document, le territoire concerné, ainsi que sa classification par le gouvernement en vitrine des villes durables françaises, la structure qui a diffusé le document, la date de publication ainsi que l’objet du document. Des modalités ventilent ensuite les documents au sein de chaque variable. Une attention particulière a été portée sur la représentation suffisante dans le corpus de chaque type de modalité.

Pour finir, nous présentons les analyses quantitatives de données qualitatives menées. Les méthodes de la statistique textuelle (Garnier, Guérin-Pace, 2010) ont été appliquées, soit des analyses typologique (classification) et factorielle (structuration), grâce au logiciel IRAMUTEQ. L’intérêt majeur des méthodes de la statistique textuelle est de traiter les textes tels qu’ils ont été écrits ou recueillis, sans interprétation ou codification par l’intervention d’un médiateur (Lebart, Salem, 1994). Elles sont également préconisées quand le chercheur est confronté à une grande masse de données qu’il souhaite condenser, classer et structurer pour les rendre plus intelligibles. Elles sont donc fréquemment utilisées dans les recherches exploratoires ou à visée empirique, ce qui est le cas de cette étude.

L’objectif principal des analyses typologiques (ici une classification hiérarchique descendante - CHD) consiste à regrouper des objets en classes homogènes, pour que ceux à l’intérieur d’une même classe soient très semblables et ceux dans des classes différentes très dissemblables. Les analyses factorielles (AFC) quant à elles, simplifient les données en mettant en évidence un petit nombre de facteurs généraux ou de dimensions clés. Ces méthodes s’appuient sur des calculs de fréquence statistiques.

Les résultats : un développement durable dans la continuité de l’action publique

L’analyse du corpus, comptant 305.748 occurrences (mots), 11.160 formes réduites (lemmatisées) et 6.824 hapax, a permis de distinguer cinq classes et de construire une analyse factorielle des correspondances.

Les caractéristiques des cinq classes

Nous avons réalisé une classification hiérarchique descendante, avec 8198 segments classés sur 8420 (97,36 %). Cinq classes significatives et homogènes ont émergé (cf. Figure 1).

TABLEAU 1

Liste des variables (gras), modalités [nombre de documents] utilisées dans le corpus

Liste des variables (gras), modalités [nombre de documents] utilisées dans le corpus
Source: les auteures

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figure 1

Résultats de la classification (dendogramme) : partition et taille des classes (en pourcentage du nombre de segments du corpus classé)

Résultats de la classification (dendogramme) : partition et taille des classes (en pourcentage du nombre de segments du corpus classé)
Source: les auteures

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Le Tableau 2 précise les 75 premières formes lemmatisées significativement associées à chaque classe (chacune en comptant entre 201 et 327 avec P < 0,0001).

La classe 5 est la première à se démarquer de l’arbre de classification. Elle présente donc le vocabulaire le plus homogène. Les formes les plus significatives (cf. Tableau 2 et en italique dans les paragraphes suivant) mettent en exergue les difficultés et les enjeux de l’insertion, qui appellent à des interventions transversales en matière de logement, déplacement et emploi. En effet, l’accent est mis sur les liens entre le logement, la mobilité (physique) et l’insertion sociale (par l’emploi). Cette classe fait référence aux logements, essentiellement sociaux, et aux modes de transports et à la mobilité qu’ils permettent dans une perspective multimodale (tramway, cyclable, vélo, parking relais, covoiturage, bus, automobile, piéton).

Ces thématiques, logement et mobilité, sont traitées sous l’angle de la mixité et l’accessibilité (pour les revenus modestes, les étudiants, les personnes âgées, handicapées).

TABLEAU 2

Formes significativement associées à chaque classe (par chi2 décroissant de liaison aux classes)

Formes significativement associées à chaque classe (par chi2 décroissant de liaison aux classes)

TABLEAU 2 (suite)

Formes significativement associées à chaque classe (par chi2 décroissant de liaison aux classes)
Source: les auteures

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Cela semble être un changement notable, comme en témoigne l’usage d’un vocabulaire lié à la nouveauté (nouveau, neuf, innovant, rénovation, renouvellement). La modernisation est également exprimée par l’usage de termes marquant l’amélioration qualitative (énergétique, thermique, intelligent, smart) et d’usage (fonctionnel, performant). L’habitat indigne ou insalubre est ici combattu.

L’ensemble de ces transformations sont au service de l’insertionsociale par l’emploi (insertion économique et socioprofessionnelle), par le logement et par la mobilité, qui sont inter-reliées. Nous constatons donc que les difficultés et enjeux de l’insertion globale (sociale, économique, citoyenne) des individus à la société sont appréhendés de façon interdépendante. Les dispositifs d’offre de logement, de transport et d’emploi doivent être envisagés de concert.

Les classes 1 et 4 se détachent ensuite, très proches l’une de l’autre sur un plan factoriel (cf. Figures 2 et 3). Elles englobent les initiatives étiquetées « développement durable » des acteurs locaux.

La classe 1 est relative aux actions publiques en matière de développement durable (un tiers des segments classés). Elle rassemble un vocabulaire politique, gestionnaire et dans une moindre mesure législatif et règlementaire, qui marque la mobilisation des acteurs publics locaux. Ceux-ci se saisissent des enjeux, conduisent des réflexions, bâtissent des visions, fixent des objectifs, dont une partie se traduirait par un ensemble de politiques (démarches, projets, plans, schémas, accords, votes), repris dans des documents formels (agenda 21) ou réglementaires (PCET, PADD, SCOT). Leur caractère volontariste, ambitieux, cohérent, stratégique est mis en avant. Leurs finalités sont multiples : si la lutte contre le changement climatique est omniprésente, la préservation de la biodiversité, du bien-être, l’économie (son développement, son attractivité ou sa diversification) sont aussi régulièrement mentionnées.

Mais malgré cet affichage résolument volontariste, la réception de ces démarches par les populations cibles n’est pas négligée. L’engagement des acteurs publics se traduit par des propositions, des orientations, auprès des citoyens (habitant). Elles sont ensuite l’objet de discussions (concertation, participation, participatif, comité) dans un esprit démocratique et partenarial (gouvernance).

La classe 4, très proche de la classe 1, concerne des « Initiatives privées de partage d’expériences de développement durable », en mettant l’accent sur la solidarité, l’éducation ainsi que l’échange interculturel et international. Il s’agit ici de valoriserdes démarches issues de la société civile, en partenariat avec les pouvoirs publics.

Se distinguent parmi ces actions celles visant une certaine solidarité entre les territoires, la promotion d’un dialogue, d’échanges entre citoyens. Sont organisés des événements (club, assise, forum, stand, université, convention, conférence, animation, atelier, manifestation), scientifiques ou amateurs, réunissant des participants de tout horizon. Les actions culturelles à destination de la jeunesse sont largement mises en avant.

Ce partage d’expériences ne se limite pas pour autant au champ social ou culturel. Il concerne aussi le développement économique, via le dispositif des pôles de compétitivité. Ceux intervenant au secteur environnemental ou des biotechnologies jouent aussi ce rôle et selon des caractéristiques similaires (partenaires publics-privés, structure associative, logique de réseau, échanges de « bonnes pratiques », collaboration inter territoriale ou internationale, diffusion d’innovations grâce à des pépinières, etc.) mais dans une optique business.

Dans tous les cas, il s’agit de partager (découvrir, diffuser) des expériences, de les valoriser, voire de les récompenser.

Les classes 2 et 3 sont détachées des trois autres (cf. Figure 1).

La classe 2 désigne la « Préservation et usages des espaces verts périurbains ». Cette conservation nécessite un certain isolement vis-à-vis des activités humaines (réserve, refuge, abri, conservatoire). Parmi les termes les plus significatifs de la classe, se trouvent ceux désignant la faune et la flore, vues comme des éléments d’un tout (biodiversité, écosystème).

La préservation de ces espaces est justifiée par leurs caractéristiques (patrimoine, beau, esthétique, écologique, utile, sensible, remarquable, précieux, richesse, rare, exceptionnel).

De nombreux types d’espaces sont cités : certains sont naturels (sauvage, calanque, garrigue, colline, prairie, vallon, botanique, forêt, massif, berge, littoral, récif, aquatique, ruisseau, île, bocage), d’autres créés par l’intervention humaine (jardin, square, parc, plantation). Au-delà de la désignation des ces espaces « verts », les formes de la classe désignent aussi leurs usages. Ceux-ci sont de deux catégories opposées : essentiellement récréatifs et conformes à leur préservation (promenade, randonnée, sentier, découverte, loisir, détente) ou les exploitant et dès lors les menaçant (menacer, disparaître, agricole, pêche, pesticide, élevage).

Au-delà de leurs caractéristiques écologiques intrinsèques, ils jouent aussi un rôle essentiel pour la qualité de vie des citadins.

La classe 3 met également en avant la dimension environnementale du développement durable, mais d’une façon totalement différente. Elle est en effet axée sur la « Gestion et la valorisation des déchets » et les initiatives des collectivités territoriales en matière de collecte, traitement, réutilisation de déchets (ménagers, industriels, eaux usées) du fait des impacts de ces derniers sur la qualité de l’eau, de l’air et du sol. Ainsi, les finalités (propreté, hygiène, sain), les risquessanitaires (pollution, dangereux, intoxication) et les désagréments causés (nuisance, sonore, olfactif) sont-ils invoqués pour justifier ces actions massives. Ces dernières sont le plus souvent des compétences dorénavant obligatoires pour les collectivités territoriales : une part des termes significatifs de la classe 3 y fait d’ailleurs référence (réglementation, contrôle, surveillance, surveiller, consigne). Cette classe rassemble donc les matériaux qui y sont soumis, ainsi que l’ensemble des activités de collecte et de traitement mobilisées. Dans cette perspective, l’accent est mis sur le recyclage et la réutilisation de ces déchets.

En effet, à côté des activités de collecte et de tri, nous voyons se développer la valorisation des déchets (compostage, azote). Ceux-ci ne sont plus uniquement des éléments à éliminer, mais peuvent être réinjectés comme matière première (biodéchets, biogaz, organique), en particulier pour générer des énergies qualifiées d’alternatives. Ces dernières viennent compléter des énergies propres, dont l’utilisation est soulignée par les collectivités territoriales (géothermie, photovoltaïque, solaire, captage).

Les résultats de l’Analyse Factorielle des Correspondances

L’AFC permet de synthétiser les résultats de la classification dans un plan factoriel. Nous retenons deux facteurs rendant compte de plus de 63 % de la variance. La contribution relative du premier facteur (34,9 %) est proche de celle du second (28,1 %) : les deux ont donc un pouvoir explicatif assez équilibré.

Le facteur 1 correspond aux champs de l’intervention publique, tels qu’envisagés dans le développement durable. Ce dernier réunirait théoriquement les dimensions économique, sociale et environnementale. Pourtant, le facteur 1 oppose nettement les classes 1, 4 et 5 consacrées aux actions socioéconomiques, aux classes 2 et 3, tournées vers la protection de l’environnement, par la préservation d’espaces verts ou la gestion des déchets.

Le facteur 2 concerne la nature des outils de l’action publique locale en matière de développement durable. Il oppose le dialogue et la réglementation, ceux-ci pouvant se co-construire, à la construction d’infrastructures lourdes. Cet axe réunit les classes 3 et 5, dissociées dans le précédent. Toutes deux nécessitent des investissements massifs dans le logement, les transports ou la gestion et la valorisation des déchets. En revanche, les classes 1, 2 et 3 s’inscrivent dans la perspective de la règlementation, celle-ci pouvant être alimentée par des échanges d’expériences entre parties prenantes (dialogue).

Nous proposons maintenant de discuter des résultats les plus saillants de ces analyses en les confrontant à nos propositions de recherche.

Des propositions de recherche confirmées

La discussion s’organise principalement autour des propositions de recherche énoncées, afin d’analyser comment les organisations publiques territoriales répondent aux injonctions de développement durable.

Une traduction hétérogène et déclarative du développement durable

Les données recueillies dans les onze cas étudiés confortent la première proposition de recherche (P1). En l’absence de cadre précis pour concrétiser la durabilité, l’hétérogénéité des actions affichées comme durables se vérifie à la fois dans la nature des actions et dans leur objet (cf. Tableau 1 et classe 1). Ainsi, est recensé un éventail de mesures, des plus incitatives (Agenda 21, charte) aux plus réglementaires (PCET, SCOT), portées par des supports variés (projets, plans, schémas, accords, conventions, etc.). Les résultats révèlent aussi pléthores de champs investis par les collectivités au nom du développement durable : 23 ont été identifiés dans les cas (biodiversité, espaces naturels, jardins, climat, consommation, culture, démocratie participative, développement économique, déplacements urbains, logement, éducation à l’environnement, énergies, évènementiel, déchets, emploi, qualité de l’air, de l’eau, de vie, lutte contre le bruit, rénovation urbaine, ressources naturelles, risques, santé, solidarité, tourisme). Nous retrouvons ici le caractère polymorphe du développement durable détaillé dans la première partie de l’article.

Par ailleurs, les résultats de l’analyse typologique renforcent la seconde proposition de recherche (P2). En effet, en l’absence de cadre précis pour l’action, les classes 1 et 5 montrent que le développement durable dans les organisations étudiées reste souvent déclaratif. Les actions publiques analysées en matière de développement durable (classe 1) sont davantageintentionnelles qu’opérationnelles, comme en témoigne l’imprécision des schémas et projets formalisant les actions concrètes. Par exemple, si la biodiversité est significative dans la classe 1, les termes de végétal, forêt, plante, bois, naturel, faune, flore, etc., sont dans l’anti-profil (mots les moins reliés à la classe). Si la préservation de la biodiversité est un objectif, cette classe révèle qu’elle n’est pas toujours déclinée concrètement dans les démarches. De manière similaire, la classe 5 (Transversalité des actions socioéconomiques pour l’insertion) traduit ce qui devrait être, plutôt que ce qui est, comme le suggèrent par exemple les verbes associés à cette classe (devoir, inventer, généraliser, introduire, tenter, orienter, autoriser, encourager, favoriser, faciliter, démarrer, accéder, viser). La classe 5 se projette plutôt qu’elle ne décrit des actions en cours. Le développement durable n’est toutefois pas uniquement déclaratif, puisqu’il est utilisé pour rebaptiser des actions correspondant souvent à des compétences techniques des organisations territoriales.

Des actions peu innovantes, correspondant aux compétences techniques et traditionnelles des organisations publiques locales

Les résultats des analyses typologiques et factorielles confortent également la proposition de recherche relative aux injonctions au développement durable, qui se traduisent par des actions principalement techniques et économiques (P3).

FIGURE 2

Plan factoriel représentants les mots les plus significatifs de chaque classe

Plan factoriel représentants les mots les plus significatifs de chaque classe
Source: les auteures

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En matière technique, la classe 3 (un segment classé sur cinq) met en avant la compétence territoriale de gestion et de valorisation des déchets. Celle-ci s’effectue grâce à des infrastructures (station d’épuration, incinérateur, centrale biomasse, etc.) et des processus lourds (collecte et tri), exigeant une intervention massive des pouvoirs publics, y compris financière. De manière similaire, la classe 5 concerne des compétences pour le logement (rénovation et renouvellement urbains) ou la mobilité multimodale (transports « propres », tels lignes de tramway, nouvelles stations de métro, pistes cyclables, piétonisation d’espaces hyper-urbains), qui nécessitent des investissements colossaux et aboutissent à des aménagements difficilement réversibles.

En matière économique, la classe 4 (Initiatives privées de partage d’expériences de développement durable) révèle que les pôles de compétitivité sont présentés comme des outils (aussi) au service du développement durable. Ici, peu importe leur finalité marchande, puisqu’ils appartiennent au secteur des biotechnologies et fonctionnent selon des principes collaboratifs et de réseau.

Ceci est confirmé par les résultats de l’AFC. Dans la Figure 4, nous observons que le cadrant inférieur gauche intègre le plus grand nombre de cas (cinq sur onze). Il se caractérise par des outils de développement durable fondés sur des infrastructures lourdes (par opposition au dialogue et la réglementation) et une intervention durable axée sur des considérations socio-économiques (par opposition à environnementales). Si tous les cas de la moitié inférieure du plan factoriel sont comptabilisés (c’est-à-dire caractérisés par les infrastructures lourdes), le total est de huit (soit 70 % des cas observés).

Ainsi, les organisations étudiées revêtent-elles leurs compétences antérieures, en particulier techniques et économiques, des habits neufs du développement durable. Par conséquent, et malgré la malléabilité de cette notion (cf. supra), les résultats montrent que les actions éponymes sont peu innovantes (P4).

FIGURE 3

Les 5 classes dans le plan factoriel

Les 5 classes dans le plan factoriel
Source: les auteures

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Certaines consistent en l’exercice de compétences territoriales transférées dans le cadre de la décentralisation (déchets, logement, transports urbains; classes 3 et 5), avant même la diffusion massive du développement durable. D’autres renvoient aussi à des pratiques anciennes à l’image de la préservation des espaces verts et de leurs usages (classe 2), même si ici l’originalité consiste en l’emplacement d’un parc naturel en zone urbaine (Parc des Calanques, Marseille). C’est le cas également des initiatives privées de partage d’expériences de développement durable (classe 4) qui valorisent des actions de solidarité, éducatives, ainsi que d’échange interculturel et international. Sont par exemple citées des partenariats de coopération décentralisée historiques avec le Mali ou le Maroc, ou encore l’Unesco.

Dans ces domaines en particulier, les actions « durables » ne désignent pas des pratiques nouvelles.

L’influence du contexte sur les actions durables

Les résultats révèlent que le choix et la conduite des actions de développement durable varient en fonction des territoires (P5).

Si le développement durable peut à plus d’un titre être considéré comme une injonction pour les organisations étudiées, celui-ci est suffisamment labile pour désigner des intentions ou des actions très diverses. Sous couvert d’une certaine homogénéisation des pratiques, au moins au niveau discursif, nous constatons que les territoires choisissent de mettre davantage l’accent sur certaines dimensions du développement durable. Les actions qui en découlent consistent autant à protéger telle espèce d’oiseaux dans un massif forestier (classe 2), à communiquer pour encourager le tri sélectif (classe 3) ou à développer un programme de rénovation urbaine respectant le label BBC (classe 5).

FIGURE 4

Le positionnement des onze territoires sur le plan factoriel

Le positionnement des onze territoires sur le plan factoriel
Source: les auteures

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La Figure 4 schématisant les résultats de l’AFC a montré la répartition des onze cas sur les quatre quadrants même si celle-ci est inégale (cf. supra). La plupart d’entre eux sont situés dans la partie inférieure du plan, c’est-à-dire celle mettant en avant les actions appuyées par des infrastructures lourdes. Mais si Nantes, Grenoble et Montpellier les inscrivent dans une perspective socioéconomique, à l’inverse, Toulouse, Bordeaux et Lyon consacrent leurs infrastructures à l’environnement. Quant à Lille et Paris, elles se situent dans un niveau médian entre ces domaines du développement durable, ici opposés.

La CHD attribue aussi à chaque classe a un territoire emblématique, c’est-à-dire dont le nom ou des éléments caractéristiques sont significativement associés à la classe (P < 0,0001). Ainsi, Montpellier est-il représentatif de la transversalité des actions socioéconomiques pour l’insertion (classe 5), Angers de l’affichage durable des projets publics, surtout en matière de biodiversité (classe 1), Lille des initiatives privées de partage d’expériences durables (classe 4), Marseille et Strasbourg de la préservation et des usages des espaces verts périurbains (classe 2) et Lyon de la gestion et la valorisation des déchets (classe 3).

Les territoires étudiés présentent donc des profils contrastés en matière d’actions durables.

Le constat empirique de l’écart entre socio-économie et environnement

L’analyse des résultats permet de formuler une proposition de recherche complémentaire : nous constatons empiriquement un écart net entre les dimensions socioéconomiques et environnementales des actions des organisations étudiées (P6). En effet, le développement durable est en premier lieu, depuis le rapport Brundtland, la (ré)conciliation de l’économie, du social et de l’environnement. Cette logique est consacrée ensuite lors du premier sommet de la Terre (Rio de Janeiro, 1992) dans la Stratégie mondiale pour le développement durable, notamment dans son Principe 4 : « Pour parvenir à un développement durable, la protection de l’environnement doit faire partie intégrante du processus de développement et ne peut être considérée isolément. » (Brunel, 2012, p.43-54). Mais cette vision « totémique » du développement durable (Jollivet, 2001, p.99) est singulièrement absente des résultats.

L’analyse typologique met en avant la distance entre d’un côté les piliers socioéconomiques, et de l’autre l’environnemental. Ainsi, la classe 5 fait référence à la dimension transversale du développement durable. Mais celle-ci se résume aux interactions économiques et sociales, car la dimension environnementale en est exclue. Les termes de l’environnement se concentrent d’ailleurs dans l’anti-profil de cette classe : vert, naturel, biodiversité, climatique, pollution, protection, etc. Celui-ci est également absent dans la classe 4, qui désigne pourtant des initiatives privées de partage d’expériences de développement durable. Et dans la classe 1, si certains mots associés à l’environnement sont présents (biodiversité), ceux de végétal, forêt, plante, bois, naturel, faune, flore, etc. sont aussi dans l’anti-profil. Si la préservation de la biodiversité est un objectif, elle n’est pas déclinée concrètement dans les démarches.

Les résultats de l’analyse factorielle le confirment. La Figure 3 montre que le facteur 1, qui désigne les champs de l’intervention publique et rend compte de 35 % de la variance, oppose nettement les classes consacrées aux actions socioéconomiques, à celles tournées vers la protection de l’environnement. Ainsi, des enjeux territoriaux majeurs, tels que le logement, le déplacement, l’insertion, les échanges interculturels, sont-ils appréhendés indépendamment de préoccupations environnementales. Il en est de même dans les projets et plans de développement local, y compris ceux qui intègrent dans leur intitulé le développement durable. Quand cette dimension environnementale est présente, elle fait davantage référence à des déclarations d’intentions qu’à des actions concrétisées.

Donc, si le développement durable est par définition à l’articulation de l’économie, du social et de l’environnement, dans les faits, l’action publique locale ne parvient pas à opérer cette transversalité. Pourtant, selon Mathieu et Guermond (2011, p.16), « penser que le développement durable [d’un territoire] peut provenir de la juxtaposition sectorielles ‘durables’ est un contresens ».

Conclusion

Cette recherche visait à observer empiriquement comment les organisations publiques territoriales répondent aux injonctions de développement durable. Des données secondaires ont été collectées auprès des organisations gérant onze territoires urbains français (Angers, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Nantes, Paris, Strasbourg, Toulouse), dont sept reconnus « vitrines des villes durables françaises » par le ministère de l’écologie, du développement durable et de l’énergie. Après l’analyse de la littérature portant sur la labilité et le faible potentiel opérationnel du développement durable, cinq propositions de recherche ont été formulées et confrontées aux résultats issus du terrain. Ces derniers ont également permis l’énoncé d’une sixième proposition.

En résumé, en l’absence de cadre précis pour l’action, les organisations étudiées proposent des actions durables d’une grande hétérogénéité (P1), mais celles-ci restent souvent au stade de l’intention (P2), ce qui permet toutefois de donner le change face aux injonctions externes. Lorsque qu’elles se traduisent concrètement, elles prennent la forme d’actions principalement techniques et économiques (P3). Par conséquent, leur caractère innovant se révèle limité (P4). Nous constatons aussi que le contexte territorial influence le choix des organisations parmi l’éventail de mesures techniques et économiques (P5). Enfin, à l’encontre de toutes les définitions du développement durable, il existe un écart net entre les dimensions socioéconomiques et environnementales des actions des organisations étudiées (P6).

Ce processus de recherche abductif a permis de prendre la mesure de données posant problème (la variété des politiques et des actions territoriales de développement durable) et d’en chercher une explication (ce sont des réponses aux injonctions de développement durable), comme nous y invitent David (1999). Il a abouti à six propositions de recherche certes conjecturales (ce qui est le propre d’un raisonnement abductif), mais bâties grâce à un protocole de recherche précis, détaillé et adapté, suivant les recommandations de Glaser et Strauss (1967), et appliqué à onze territoires rassemblant plus de 10 millions d’habitants, soit un sixième de la population en France.

De la sorte, ce travail est la première étape d’une boucle récursive abduction/ déduction/ induction (David, 1999, Dumez, 2012). L’étape suivante consiste à formuler des hypothèses explicatives à partir de ces propositions, et à les exploiter par déduction.

En attendant, quelles sont les perspectives que cette recherche permet d’entrevoir ?

La prégnance de la dimension technique du développement durable peut être soit une source de déstabilisation de la démocratie locale (Aspe, Jacqué, 2012), soit la perspective de création d’emplois et d’activités dans les territoires désormais durables (Hamman, 2011). Or, la complexité des techniques limite de fait le nombre d’experts compétents en la matière. Ceux-ci doivent être de plus en plus spécialisés pour répondre aux enjeux qui leur sont soumis, ce qui tend à cloisonner les champs d’expertise. Si les déclinaisons du préfixe éco- (écocitoyenneté, écomobilité, écoconstruction, écoquartier, écoconsommation, écoresponsabilité, etc.) se multiplient, c’est aussi la marque d’un paradoxe : l’objectif n’est pas (plus ?) la remise en cause du mode de développement industriel, mais la refonte de ce dernier, qui doit désormais intégrer les enjeux écologiques. La question environnementale est dépolitisée, sortie du jeu démocratique traditionnel, déléguée en quelque sorte à l’innovation technologique et aux conflits de type NIMBY.

D’un point de vue plus optimiste, l’ensemble des éco-activités, fondées sur des innovations, participent désormais grandement à l’économie nationale. La réponse technologique apportée aux problèmes environnementaux renouvelle et relance la production et la consommation des produits industriels. De nouveaux marchés sont créés et de nouveaux métiers émergent.

Enfin, n’oublions pas les citoyens habitants des territoires : dans quelle mesure sommes-nous prêts à accepter socialement, individuellement et collectivement des mesures prises au nom du développement durable ? Sans doute est-il plus simple pour ce groupe d’acteurs de tolérer des actions techniques et économiques, ou environnementales « durables » (espaces verts, déchets, tramway, écotourisme, etc.), plutôt que d’accepter des changements radicaux de nos modes de vie au nom de principes flous.

Quelle que soit la perspective retenue, les territoires n’en sont qu’aux balbutiements en matière de développement durable.