Corps de l’article

Introduction

L’érosion des côtes est devenue un des emblèmes des impacts locaux des changements climatiques. Bien qu’elle mène souvent à de nombreuses interrogations sur les aménagements du territoire passés, c’est généralement dans la perspective de l’avenir que l’érosion mobilise. Cette tension entre passé et futur se retrouve au coeur des processus d’anticipation et de prévision des risques d’érosion du littoral.

Au Québec comme ailleurs, l’anticipation experte des impacts est présentée comme l’un des enjeux politiques majeurs dans les aménagements du territoire et les politiques de protection des côtes. C’est pourquoi les acteurs publics se positionnent régulièrement en faveur du financement de nouvelles études scientifiques sur les impacts des changements climatiques. Pour les régions maritimes, cela se traduit principalement par des études sur les phénomènes côtiers qui produisent une connaissance qui se situe largement dans la perspective de l’anticipation. Pour les gestionnaires, davantage de connaissances, a fortiori scientifiques, permet de mieux planifier et d’anticiper les actions à entreprendre pour tenter de concilier les différents enjeux.

Mais les logiques d’anticipation ne sont pas l’apanage du seul savoir scientifique expert. Chez les riverains, la connaissance se fonde sur l’expérience passée et sur un processus de familiarisation quotidienne avec le phénomène. Cette expérience est « ce qui finit par se savoir sans s’être transmis comme savoir, [et qui] s’est cependant transmis » (Delbos et Jorion 1984 : 34). L’approche de l’« habitant » (Tricot 2014), du fait de son expérience du lieu et de ses attachements (Hennion 2010), participe à la constitution d’un savoir sur le phénomène, souvent implicite, qui peut être l’héritage de plusieurs générations de riverains. S’appuyant sur cet héritage plus ou moins long, les processus d’anticipation ne sont pas absents des discours des riverains. En se référant à des observations de récurrence, de régularité, qui introduisent une tension entre ce qui est de l’ordre du « normal » et de l’« anormal », ils disposent d’un registre de prévision propre qui leur permet de préparer leur cohabitation avec le phénomène d’érosion.

Pourtant, lorsque l’on se penche sur la temporalité dans laquelle s’inscrivent ces différentes logiques d’anticipation, l’érosion côtière semble d’autant plus complexe à appréhender qu’elle met en scène une multitude d’échelles temporelles. En effet, colorée par le discours d’urgence et catastrophiste véhiculé par l’actualité médiatique, l’érosion apparaît généralement comme un phénomène du présent et du court terme : des maisons inondées ou menaçant de tomber dans la mer sont en situation d’« imminence » et il s’agit d’intervenir rapidement pour sauver les personnes et les biens menacés. Par contre, lorsque les changements climatiques sont désignés comme la cause principale de l’érosion, comme ce peut être le cas dans certains rapports ou discours médiatiques, l’attention se porte principalement sur des enjeux globaux, universels et à venir. Cette appréhension de l’érosion inscrit alors celle-ci dans un espace temporel tout autre : celui de l’anticipation et de la prévision à moyen et à long terme.

Les modes d’appréhension de l’érosion occupent de nombreuses autres temporalités et échelles. À titre d’exemple, les couches sédimentaires et la mémoire des riverains sont les témoins d’espaces temporels du passé à des échelles différentes ; aussi différentes que l’anticipation du niveau marin à cent ans l’est de l’affaissement de la plage au prochain hiver. À cet égard, certaines recherches montrent d’ailleurs que la mobilité des rivages évolue dans trois échelles temporelles imbriquées l’une dans l’autre : l’échelle géologique, qui a façonné des côtes actuelles ; l’échelle séculaire, qui fait le dessin des traits de côte ; et l’échelle météorologique des événements tempétueux (Hénaff et al. 2013).

Cet article a pour objectif de montrer que l’analyse des registres d’anticipation et de prévisions mobilisés par les acteurs concernés par l’érosion dévoile une pluralité d’échelles temporelles. Cet enchevêtrement des temporalités peut entraîner de la confusion et donner la prééminence à un temps de référence singulier. En quoi consiste l’anticipation des futurs impacts locaux des changements climatiques ? Comment l’anticipation de situations futures se traduit-elle localement ? Que veut dire « prévoir » dans un contexte et un phénomène multiscalaires ? Quels sont les effets de ses prévisions ? Quels sont les registres temporels de l’anticipation et comment s’articulent-ils ? Comment les processus anticipateurs gèrent-ils les incertitudes ? À partir de données collectées par enquête ethnographique[1], l’article questionne les « processus anticipateurs » (Berthoz et Debru 2015), leurs modes de production et de mobilisation de connaissances spécifiques et les registres temporels auxquels ils sont liés chez les acteurs concernés par la problématique de l’érosion du littoral dans la région de la Côte-Nord du Québec où sa gestion fait l’objet de nombreuses tensions, notamment dans le processus de « défamiliarisation » des riverains avec le phénomène (Bréda 2017) et pour le choix des actions à mener (Bréda 2013).

Temporalité climatique : entre urgence et peur

L’érosion du littoral n’est pas un phénomène nouveau dans la région de la Côte-Nord. Le phénomène est bien connu des riverains qui cohabitent de manière permanente avec celui-ci depuis plus d’une centaine d’années, voire, pour les populations autochtones, depuis plusieurs millénaires. Il fait cependant l’objet d’une attention nouvelle depuis la fin des années 1990, lorsque les autorités politiques ont signé une entente qui le met à l’agenda politique[2]. Cette mise à l’agenda de l’érosion est concomitante avec l’émergence de l’intérêt médiatique pour les impacts locaux des changements climatiques. Les études menées établissent d’ailleurs un fort lien entre l’aggravation de l’érosion dans les zones littorales et les changements climatiques (GIEC 2014). Actuellement, ce lien (notamment à travers la question de la fonte de la glace qui ne peut plus protéger les berges) tend à devenir la cause privilégiée et parfois exclusive[3] dans les discours médiatiques et officiels des ministères impliqués ainsi que dans certaines sphères scientifiques. Ce contexte particulier encourage un traitement catastrophiste du problème et projette la situation dans une temporalité de l’urgence et de l’action immédiate (Bréda 2017).

« Vivre sur du temps emprunté », la transformation du rapport au temps des riverains par les prévisions

Le traitement catastrophiste des inondations par les médias n’est pas nouveau non plus. On le retrouve souvent à l’occasion des tempêtes automnales (Bréda 2013). Mais la nouveauté dans le traitement de l’information vient de la mobilisation de l’autorité du discours scientifique pour expliquer le phénomène et pour appuyer l’argument selon lequel il est justifié de s’alarmer. Ainsi, depuis le début des années 2000, les journaux jouent un rôle particulièrement important dans la diffusion d’un discours catastrophiste sur l’érosion : en mettant en avant le discours d’experts et de scientifiques sur l’aggravation du phénomène, ils donnent un ton alarmiste aux descriptions qu’ils en font et sur son lien avec les changements climatiques. Le vocabulaire utilisé insiste particulièrement sur la dimension alarmante des phénomènes tout en mettant en scène des situations d’urgence. Ces exemples de titres et d’extraits illustrent bien cette tendance :

La Côte-Nord en péril. L’érosion ravage la région, dont le littoral a fondu de 300 m en 70 ans. Et plus la planète se réchauffe, plus le Saint-Laurent voit ses côtes reculer !

L’Actualité, 15 juin 2006[4]

Un fleuve en colère : des dizaines de maisons pourraient disparaître sur la Côte-Nord, en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent en raison de l’érosion des berges. Les scientifiques sont à pied d’oeuvre dans une course contre la montre.

L’Actualité, 24 avril 2012[5]

Côte-Nord : un littoral attaqué.

La Presse, 4 février 2015[6]

Ce discours catastrophiste est généralement étroitement associé à une temporalité de l’urgence. Il est également relayé par les gestionnaires de l’érosion qui travaillent dans les institutions municipales ou gouvernementales. La description du phénomène de l’érosion par plusieurs agents des ministères, des municipalités ou encore des associations et organismes sans but lucratif conforte cette vision catastrophiste de la situation. Les riverains rendent compte également de la réception de ce discours des risques littoraux. Ainsi, un riverain me décrit sa rencontre avec l’expert de l’érosion à la municipalité :

Avant d’acheter notre maison, je suis allé voir à maintes reprises le responsable du dossier de l’érosion à la Ville. Il m’a vraiment fait peur par la façon avec laquelle il parlait de l’érosion. Après ça, on s’est dit qu’on ne voulait plus acheter car il nous avait fait peur. Il me parlait des inondations de 1960 où il y a eu de l’eau jusqu’à la deuxième rue. Ensuite, il y a eu une autre tempête en 1983. Il me disait qu’en automne, il y avait des vagues jusqu’à la maison. Il y a toujours une tempête récurrente à tous les 30 ans… et là, ça fait en 1982. Il a ensuite dit que tout allait disparaître, qu’il n’y avait rien à faire à cause des changements climatiques et qu’aux plages, on vivait sur du temps emprunté.

« Le passé n’est plus le garant de l’avenir » : peur et discours catastrophiste

La peur que suscitent ces discours empreints de catastrophisme serait d’une autre nature que celle qui pouvait exister jusqu’à présent. Dans les esprits, le risque est tel qu’il justifie que des études scientifiques, qui ont d’ailleurs perceptiblement et significativement transformé l’appréhension du phénomène, soient menées depuis plusieurs années. Ainsi, parce qu’elle est liée aux changements climatiques, la gravité de la situation suscite des discours de nombreux gestionnaires et experts qui mettent l’emphase sur la nouveauté du risque encouru dans le but, notamment, d’une prise de conscience chez les riverains. Ce risque « nouveau » s’inscrit dans une temporalité qui lui est propre. « Il faut regarder 25 ans en avant en se disant que le passé n’est pas garant de l’avenir », m’explique un expert d’un ministère. Dans cette même perspective, un employé responsable du dossier de l’érosion à la municipalité déclare :

Avec les changements climatiques, tout change… une tempête qui arrivait une fois par cinquante ans arrivera aux vingt ans, celle qui arrivait aux vingt ans arrivera aux dix ans et celle qui arrivait aux dix ans arrivera aux trois ans ! […] Toute la Côte est touchée, les vieux voient la plage disparaître, ça va se poser partout, il y a un village qu’il faudrait délocaliser au complet… Je tente de le faire comprendre aux gens de quoi il s’agit… je leur explique […] Mais il y a des centaines de maisons menacées à chaque tempête. Le risque qu’une personne perde sa maison sur le bord de mer est de 1 sur 4, la probabilité est énorme !

La stratégie du recours à une vision catastrophiste et ses conséquences sur la temporalité perçue de l’érosion ont pour objectif de dissuader les riverains de vivre au bord de la mer et de s’exposer au danger de l’érosion. Elle s’inscrit dans la logique du devoir incombant aux agents municipaux d’informer des dangers auxquels les riverains pourraient être exposés. En effet, on retrouve cette stratégie issue de la « culture du risque » dans la communication officielle que font les ministères du Gouvernement du Québec de leur stratégie de gestion des impacts des changements climatiques. Dans cette perspective, elle renvoie au modèle décrit par Hans Jonas de l’« heuristique de la peur », c’est-à-dire « une disposition générique et fondamentale mobilisant la peur comme une disposition à conscientiser le danger et à agir sur lui » (Chauvier 2007 : 6).

Paradoxalement, il semble que l’intention soit, en faisant peur à la population, de la rassurer sur la prise en charge d’un problème grave qui soulève des inquiétudes mais qui est en voie d’être contrôlé par des décisions à prendre par les responsables politiques locaux à partir des études réalisées par des experts « qui savent ».

Le projet d’éradiquer les peurs, autre face de celui d’éradiquer les risques, est probablement intrinsèquement lié au projet idéologique global de développement continu de la science et de la rationalité techniques. La peur est à mettre au registre des émotions, des pulsions irrationnelles, de l’ignorance, bref, de tout ce qui appartient à l’état préscientifique du monde. On a donc là un des plus puissants tabous de la modernité, qui empêche que l’on reconnaisse cette évidence, à savoir que sans la peur il n’y a pas de perception du risque, que c’est elle qui donne son impulsion à la fois à la démarche de connaissance et à la démarche de prévention. […] Le langage, encore une fois, a sa pédagogie propre : appréhender les risques, c’est tout à la fois les craindre et s’en saisir, c’est-à-dire au fond les apprivoiser et non pas les éradiquer. Le traitement technique et administratif du risque, traversé par ce désir d’éradiquer les peurs, minimise et circonscrit étroitement l’étape de la mise en scène locale. […] Tandis que les experts de la prévention sont réduits à se livrer à d’impossibles calculs de probabilité de réalisation du risque, les riverains, suspendus dans l’attente d’une catastrophe annoncée, sont en proie à une situation indéfinie de crise.

Decrop 1997 : 16-17 et 18

L’analyse de Geneviève Decrop (1997) éclaire le fonctionnement des institutions en matière de gestion des risques. Elle identifie un mouvement paradoxal des administrations qui ont pour rôle d’alerter la population des risques afin d’éviter des réactions irrationnelles et de panique.

Une telle représentation nous renseigne bien plus sur les schémas mentaux de l’administration que sur le comportement réel des dites populations dans les circonstances envisagées. […] le thème de la panique à éviter est omniprésent dans le discours de l’administration, avec son corollaire du souci obsessionnel de rassurer […] Comme la panique procède de la peur, on en a tiré la conclusion que la peur menait inéluctablement à la panique. De fil en aiguille, cette « peur de la peur », qui prend parfois l’allure d’une véritable phobie, a contaminé tout le champ des risques, plaçant les acteurs en charge de la communication sur les risques devant la tâche paradoxale d’alerter la population sur les risques qu’elle encourt tout en la rassurant sur sa sécurité.

Decrop 1997 : 16

Mais, outre ces contradictions, ce dispositif induit sur la population un changement déterminant dans son rapport au temps. En effet, le risque étant celui de la catastrophe, il devient non seulement particulièrement angoissant mais également imminent : l’urgence s’installe. Or, les actions annoncées, les études menées, les scénarios établis portent sur plusieurs années. Aussi le riverain, plongé dans la temporalité de l’urgence, n’a-t-il d’autre recours que d’attendre.

« Temporaliser l’érosion »

Un enjeu de connaissance scientifique et de prévision

Il est 10 heures, on arrive sur la plage. J’aide Virginie et Caroline à préparer le matériel. Il faut prendre le GPS, l’appareil photo, les piquets, le maillet, le galon, les tags en métal, l’agrafeuse, le carnet, le crayon, et bien sûr nos lunchs, car nous en avons pour la journée… Lorsque nous arrivons sur le rivage, nous descendons directement à l’extrême ouest de la zone à baliser. Elles commencent par chercher la limite de la plage. Où commence-t-elle précisément ? Des repères leur ont été donnés par les riverains qu’elles ont interrogés. La journée est consacrée à la mise en place de bornes : des piquets en bois vont être disposés tous les 100 à 200 mètres selon l’érosion en cours. Le calcul du recul du trait de côte ne reposera pas uniquement sur les données issues des poteaux mais sur une combinaison de données obtenues par des techniques variées, comme la photo aérienne…. Comme il y a peu d’érosion sur cette zone du littoral, on n’en mettra que tous les 200 mètres dans la majorité du secteur.

Il faut aligner deux piquets pour être sûr que l’angle soit droit depuis le trait de côte. La limite du trait de côte, c’est la végétation, c’est-à-dire là où les marées d’automne n’arrivent pas. Tous les 200 mètres, la procédure est la même. Virginie marque les deux bâtons au marqueur. J’écris la même indication au crayon sur les tags en métal qu’elle agrafera sur les bâtons. Puis elle les plante dans le sable à l’aide d’un maillet : le premier sur le trait de côte, le deuxième à 5 ou 10 mètres du premier. Pendant ce temps, Caroline prend des notes : type de sol, processus (vent, vagues, glace), commentaires particuliers (chemin de 4 roues, VTT…), les caractéristiques du haut de l’estran (semi-végétalisé ou végétalisé…) et enfin, je lui donne le point GPS que je dois également enregistrer dans l’appareil. Caroline photographie la zone afin d’avoir une vue de chaque profil de plage.

Enfin, la dernière étape consiste à mesurer la plage. Bien que j’essaye de les assister au mieux en tenant le mètre ruban, je ne parviens jamais à anticiper l’endroit exact où je vais devoir me positionner pour prendre la mesure des 3 zones de la plage : le haut de plage, le haut estran et le bas estran. Le regard expérimenté dont elles font la démonstration est remarquable ! Elles m’expliqueront que, au cours de la formation en géomorphologie, elles ont fait beaucoup de terrains où il s’agit notamment d’apprendre à lire les paysages littoraux et à délimiter ces espaces qui laissent aveugles les yeux profanes. Aujourd’hui, elles ironisent du fait qu’elles ne parviennent plus à contempler une plage sans en tracer le zonage de manière quasi automatique. La segmentation permet d’appréhender les différentes parties d’une plage, de caractériser chacune d’entre elles et de savoir où planter les balises pour mesurer le mouvement de la ligne de rivage. Ces mesures sont fondamentales car il faut déterminer les différentes parties de la plage pour voir les transformations au cours du temps.

Extrait du carnet de terrain, septembre 2010

Ce récit relate seulement une partie du travail de terrain réalisé par les géomorphologues qui travaillent sur l’érosion. En effet, la méthode de plantation de piquets n’est qu’une des nombreuses techniques complémentaires nécessaires pour produire des données sur l’érosion[7]. La plantation des balises va permettre de mesurer son taux de recul. L’enregistrement de leurs coordonnées GPS servira à définir des points équivalents sur une carte et à les rendre consultables à distance, depuis le laboratoire. Mises en rapport avec d’autres éléments variables tels que le trait de côte et les processus qui l’affectent, elles constituent les mesures même de l’érosion. La distance qui sépare la balise du haut estran est l’information primordiale dans cette mesure du recul du littoral. Ces données produites localement sont ensuite utilisables globalement dans la production de connaissances sur le phénomène d’érosion dans cette région, et plus largement sur les dynamiques côtières en lien avec les changements climatiques.

Cette étape du travail technoscientifique produit un effet double : elle rend présent le phénomène par les traces qu’elle laisse, d’une part, et l’inscrit dans une temporalité, d’autre part. En premier lieu donc, ce travail technoscientifique rend concret et visible le phénomène d’érosion par les traces qu’il va laisser sur le trait de côte. Ces traces seront traduites en mesures intégrées dans une base de données. Ces données chiffrées sont des indices du phénomène qui contribuent à le faire exister, à le rendre présent. Néanmoins, c’est bien l’impact physique du phénomène qui sera rendu visible par sa traduction en données chiffrées. En second lieu, le travail effectué inscrit le phénomène d’érosion dans une temporalité du fait que les traces enregistrées vont devenir la mémoire du phénomène grâce à laquelle il sera possible de l’inscrire dans une histoire, c’est-à-dire dans un déroulement du temps passé qui permettra de retracer son évolution. Combiné à d’autres variables, ce passé de référence donne lieu à la prévision de ses évolutions probables dans l’avenir via les conséquences plausibles des événements futurs.

L’enjeu de ce processus de « temporalisation de l’érosion » est la production de connaissance « actionnable » pour les décideurs. En effet, les projets de recherche qui visent à produire du savoir sur l’érosion s’inscrivent souvent dans une perspective de science appliquée. Ils « produisent des outils d’aide à la décision » en « émettant des recommandations » à partir de leur capacité à prévoir les risques. Enfin, ces outils et recommandations se retrouvent souvent compilés sous la forme de plans d’aménagement ou des règlements municipaux ou provinciaux.

Ce mécanisme d’extrapolation est l’expression des logiques d’anticipation générales identifiées tant en philosophie qu’en neurophysiologie : anticiper, prévoir des scénarios est toujours lié au passé. Il résulte d’un va-et-vient permanent entre la mémoire du passé et les précisions futures (Berthoz et Debru 2015).

Temps de référence et objets techniques

Cette possibilité de rendre concret et présent un phénomène aussi difficilement préhensible que l’érosion et de synthétiser le savoir qui s’y rapporte en objets techniques répond à une attente des citoyens, des élus et des gestionnaires, notamment en termes de planification dans l’aménagement du territoire. Ces objets figurent dans de nombreux documents officiels du gouvernement du Québec dans lesquels il s’agit d’expliquer l’érosion du littoral[8]. Ce sont souvent les mêmes cartes, parfois remplacées par de plus récentes et donc plus précises, que l’on retrouve d’un document à l’autre, d’une institution à l’autre. Ces objets contribuent à diffuser une image standardisée du phénomène où, par exemple, figure une tranche de littoral sur laquelle un trait rouge trace la délimitation d’une zone à risque. D’autres images techniques montrent une vue prise à partir de la plage traçant les différentes zones de la plage en insistant sur la falaise.

Si la connaissance des géosciences apparaît parfois peu efficiente, « actionnable » (Mormont 2007) aux yeux des riverains et des gestionnaires, elle s’accroît et se diffuse néanmoins par les dispositifs qu’elles mettent en place. Utilisée d’abord à des fins de gestion par les autorités, les riverains se l’approprient à leur tour lorsqu’ils cherchent de l’information sur le phénomène ou lorsqu’ils veulent identifier les solutions de protection qui tardent à être mises en place ou qu’ils contestent. Les « connaissances scientifiques » désignent un ensemble de savoirs qui prennent des formes variées : des rapports, des cartes, des images aériennes, des documents de synthèse parfois adaptés au grand public, ou encore des articles scientifiques (voir figures 1, 2, 3). Elles apparaissent comme des connaissances objectives, autonomes, « décorporéisées » (Haraway 2009), universelles, atemporelles et détachées des humains qui les ont produites. Ces propriétés sont d’ailleurs précisément identifiées par leurs producteurs comme garantes de légitimité. « Dans les publications ou les rapports scientifiques, les objets de recherche sont orphelins, coupés des réseaux qui les portent » (Mougenot 2011 : 46). Ainsi, ces « rapports orphelins » sont connectés à un contexte de production et à une temporalité qui permettent de « situer » (Haraway 2009) le savoir et les outils produits par la recherche.

Les images d’anticipation et les rapports présentant les scénarios envisagés, qui contribuent ainsi à produire une « temporalité fictionnelle » (Lakoff 2007 ; Keck et Manceron 2011 ; Keck et Lakoff 2013), sont porteurs d’une représentation particulière de l’avenir. En effet, les objets scientifiques produits dans le cadre des recherches sur l’érosion agissent tout autant qu’ils font agir de multiples manières. Objets « médiateurs » (Hennion 1993 ; Hennion et Latour 1993 ; Latour 2006), « intermédiaires » (Vinck 1999) ou encore « éphémères » (Mougenot et Stassart 2008), ils influencent l’action et produisent des effets au-delà de ce que les chercheurs y inscrivent (Vinck 1999). Ils sont porteurs d’un espace et d’une temporalité propres à une pratique scientifique singulière issue du paradigme scientifique et d’une ontologie particulière[9] (Descola 2005, 2010).

Figure 1

Règlement N° 02-2005, carte 185[10]

Règlement N° 02-2005, carte 18510

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Figure 2

Modèle montrant les scénarios projetés des zones à risque[11]

Modèle montrant les scénarios projetés des zones à risque11

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Figure 3

Carte montrant les zones sensibles à l’élévation du niveau marin[12]

Carte montrant les zones sensibles à l’élévation du niveau marin12

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Ces objets construits dans le cadre de l’anticipation instaurent ainsi un temps de référence relativement inaccessible qui est avant tout le résultat du contexte structurel dans lequel les scientifiques ont pu produire leurs données dans une perspective d’anticipation des risques futurs (Van Tilbeurgh 2015). Enfin, porté par les outils techniques d’aide à la décision, ce cadre temporel de référence devient le cadre temporel de la décision, de la gestion, et par conséquent, celui de l’ensemble des acteurs concernés.

Et en termes de gestion du phénomène, il offre peu de prise à l’esprit quant à l’action et n’est pas sans poser quelques difficultés. La première des difficultés porte sur les tensions cognitives qu’il rencontre et qui lui résistent. En effet, les objets construits dans le processus de production du savoir scientifique sur l’érosion ont des implications qui dépassent parfois l’intention originelle des chercheurs qui les produisent (Vinck 1999). Ils impliquent la transformation progressive des manières de penser le phénomène d’érosion et, plus largement, le littoral. Par exemple, la carte de zonage du risque a pu faire l’effet d’un choc traumatique chez certains riverains, qui découvraient la gravité du risque auquel les experts les considèrent exposés et dont ils ignoraient l’ampleur jusque-là (Tricot 2007 ; Brisson et Richardson 2009 ; Bréda 2013). Initialement destinée à « encadrer » et rassurer la population, la carte a eu l’effet inverse. De même, le Règlement de Contrôle intérimaire qui proscrit certains aménagements, dont certains modes de protection des habitations situées en zone à risque : avec son application par les autorités municipales, la situation de certains riverains est telle qu’elle implique une paralysie, une impossibilité d’action tellement absolue qu’elle semble figer le temps au coeur, pourtant, de l’urgence. Ainsi encore, là où il était probablement souhaité de l’en préserver, le RCI aura surtout accru l’insécurité, réelle ou perçue, du citoyen.

La seconde difficulté que pose ce cadre temporel de référence concerne l’incertitude dans la production du savoir scientifique.

L’incertitude […] découle d’une complexité, au sens où est complexe un phénomène sur lequel aucun point de vue (et ils sont nécessairement plusieurs) ne réussit à saisir l’ensemble des conséquences d’une action. […] l’incertitude est à la fois sociale et naturelle.

Mormont 2010 : VI

En effet, le défi des scientifiques consiste à anticiper l’évolution du phénomène et ses impacts bien qu’ils ne disposent pas de tous les éléments qui permettraient d’accéder à un « savoir complet ». Plus que de fournir des outils de prédiction (dire ce qui va arriver), il s’agit d’éclairer l’action à mener dans le présent en prévision d’un futur incertain.

Il existerait un savoir de l’avenir (une « futurologie ») qui commanderait d’agir ici et maintenant pour se préserver autant que possible de ce que l’on juge, par ailleurs, quasiment inéluctable. Cette primauté de la connaissance scientifique sur l’action politique repose sur une conception étroite de la raison, mais aussi sur une objectivation du temps qui rompt avec la valorisation démocratique de l’incertitude.

Foessel 2012, cité dans Chollet et Felli 2015 : 13

Dans le cas de l’érosion, l’action attendue par les riverains est avant tout l’installation de dispositifs de protection efficaces. Or, compte tenu des incertitudes, il semble impossible de garantir l’efficacité d’une protection contre l’érosion. Dès lors, les décideurs peuvent parfois se retrancher dans un principe d’abstention qui paralyse l’action (Callon et al. 2001 ; Bréda 2013), ouvrant la porte à un changement dans la dynamique décisionnelle (Callon et al. 2001). Ainsi, le phénomène de l’érosion sur la Côte-Nord, bien qu’il est verbalisé par les médias dans le registre de l’urgence et voué à une accélération globale, aura connu dans sa gestion des périodes d’arrêt étonnamment longues en raison des incertitudes intrinsèques à la production de connaissance dans une démarche d’anticipation des impacts des changements climatiques.

L’attachement au littoral dans les processus d’anticipation

Face aux discours médiatiques et gestionnaires, de nombreux riverains convoquent un autre rapport au phénomène d’érosion, sous-tendu par une autre temporalité qui ne se situe pas dans une logique de prédiction ou d’anticipation pour les décennies futures.

Mais il faut y croire aux scénarios de 30 ans. En tout cas, moi, je n’y crois pas nécessairement parce que je comprends le territoire d’une autre façon et parce qu’ils nous ont souvent montré qu’ils se trompaient. C’est difficile de prévoir. Au Québec, on aime la sécurité. C’est important de prévoir et d’anticiper. Et on fait des modèles… si je voulais anticiper beaucoup, je me serais mise en haut de la côte ou près du Cégep. Donc c’est un choix de vie. J’ai choisi d’être heureuse au risque de ma sécurité. Mais comme n’importe qui, je vais protéger ce que j’ai. Je vais protéger mon acquis mais je n’ai pas choisi la sécurité absolue. […] L’avenir, on le sait pas, personne ne le sait […] Faire des modèles, ça va mais connaître les effets, on ne sait pas. Est-ce qu’on peut prévoir les événements naturels ? […] On fait des modèles, on essaye de prévoir mais souvent, on se trompe parce qu’il arrive des choses qu’on n’avait pas prévues. Si je croyais complètement les scientifiques, je ne serais pas ici, je serais ailleurs, j’aurais vendu ma maison. Je pense qu’on n’a pas les connaissances suffisantes pour être capables de prévoir à l’échelle mondiale. On peut juste constater. […] Je pense qu’il n’y aura jamais de modèle sûr.

Riveraine, 50 ans

C’est beau les changements climatiques mais faut avoir une limite à vouloir tout prévoir […] Il faut vivre l’instant présent… Si dans 30 ans la mer vient, ce n’est pas grave.

Riveraine, 65 ans

Ce qui compte pour moi, c’est que j’aurai vécu heureuse, même si ça ne dure pas… peut-être que l’année prochaine, ma maison ne sera plus là. Et si la maison n’est plus là, j’aurai vécu 10 belles années ici.

Riveraine, 55 ans

Ces témoignages dévoilent une autre perspective sur l’érosion qui implique une relation différente à l’« habiter » au bord de mer. La prévision de l’avenir a moins d’importance que le fait de vivre « aujourd’hui » dans ce lieu. Ce qui est valorisé dans le discours des riverains est la relation qu’ils ont avec le lieu de vie actuel. Le vécu au présent semble conforter que le temps est dépendant de la relation au littoral.

Dans cette logique, la perspective innue est éclairante. Pour certains Innus, avoir un chalet au bord de la mer permet aussi d’être Innu aujourd’hui autant que d’aller dans le bois. Autrement dit, si l’on étend le « lieu » de réalisation de l’identité innue aux lieux où sont véhiculées, consciemment ou non, les valeurs de l’identité innue, il peut comprendre autant la réserve (Bousquet 2002) que le bord de mer (Bréda 2017). L’expérience du littoral, le « vécu littoral » des Innus représentent une opportunité de réifier des valeurs auxquelles ils s’identifient en tant qu’Innus[13]. Dès lors, ce qui compte est de faire exister la relation innue dans le mode de vie actuel avant tout, et celle de l’avenir dans une moindre mesure[14].

Dans ces configurations, la prédiction de ce qui pourrait arriver dans le futur, dans un avenir à moyen et long terme, ne peut dépendre que de ce que sera la relation au lieu dans l’avenir. Le rapport au temps serait ainsi indissociable de la qualité de la relation que les riverains entretiennent avec le littoral et la manière de l’habiter. Autrement dit, le tandem temps et espace dépend de la relation d’attachement au lieu.

La notion d’attachement (Latour 2000 ; Hennion 2004, 2010) du riverain au littoral est à comprendre dans le sens d’une relation qui affecte réciproquement « ce à quoi nous tenons » et « ce qui nous tient » (Hache 2011), ou encore, « ce qui fait lien » et « le lien que l’on fait » (Leclerc-Olive 2015 : 25). Là où l’érosion comme risque renvoie à une temporalité événementielle (avant et après) et à une temporalité d’anticipation (notamment par scénarisation), l’attachement déploie une temporalité différente. Il invite à penser l’érosion sous un autre angle : en la projetant dans une autre perspective, elle est re-contextualisée et redéfinie, entraînant avec elle de nombreuses autres relations qui lui donnent sa nouvelle forme. En effet, le concept de « l’attachement » permet de laisser se déployer les assemblages cognitifs et sensoriels (Botea et Rojon 2015). Parmi ces assemblages, la compétence d’ajustement avec l’environnement, qui permet de se le rendre familier (Botea et Rojon 2015 : 12).

Conclusion : relations de prévision

Dans la région québécoise de la Côte-Nord, l’érosion des berges n’est pas nouvelle et les populations locales y sont habituées de longue date. Au tournant du siècle, lorsque les changements climatiques ont été davantage intégrés aux recherches scientifiques et qu’il est apparu qu’un lien pouvait exister entre leur accélération et une aggravation du phénomène d’érosion, une rupture épistémologique s’est produite dans les relations au littoral et aux phénomènes qui l’affectent. Encouragé par les discours médiatiques et officiels, le risque est alors devenu prédominant dans le mode de gestion. La production de connaissance et la prévision du risque sont devenues des enjeux majeurs afin de déterminer les actions à mener pour préserver les structures humaines exposées. Or, les méthodes mobilisées à cette fin inscrivent leurs logiques d’anticipation et de production de savoir dans une temporalité insaisissable, de l’ordre de plusieurs décennies, tandis que le paradigme du risque les inscrit dans la temporalité de l’urgence immédiate. Ces décalages, perçus comme des conciliations impossibles, mènent certains riverains à mettre en doute les études et des gestionnaires à opter pour la stratégie de l’inaction.

Mais le rapport à l’érosion et à l’habiter au bord de mer au temps des changements climatiques ne se réduit pas à la logique du risque (Bréda 2016, 2017). Il existe bien d’autres relations que les riverains établissent avec le territoire littoral et qui s’inscrivent dans d’autres temporalités loin de l’urgence des catastrophes véhiculée par des gestionnaires et des médias, et de celles de la production de connaissance scientifique. Ces temporalités de l’expérience quotidienne qui autorisent les mécanismes de l’attachement au lieu et permettent que l’érosion revête un caractère familier peuvent être « invisibilisées » par la médiatisation de la temporalité de l’urgence et de l’anticipation. Mais leur éventuelle prise en compte pourrait-elle ouvrir la voie à une coexistence plus durable entre l’humain et les risques liés aux phénomènes climatiques ?