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Quelle est l’ouverture du droit civil québécois à l’égard des idées de la common law ? La question englobe au moins trois éléments : la réceptivité du droit québécois relativement à l’emprunt à une tradition voisine, le pouvoir des tribunaux de faire évoluer le droit et la démarche méthodologique sur le plan judiciaire quant à la reconnaissance des sources. Ce dernier élément soulève une interrogation subsidiaire, à savoir par quels moyens et avec quelle rapidité les marqueurs associés aux origines étrangères d’un emprunt juridique s’estompent-ils pour conférer à ce dernier une nouvelle identité au sein de la tradition d’accueil ? Nous nous pencherons sur ces questions à partir du cas de l’enrichissement injustifié en matière d’union de fait.

Plus précisément, nous étudierons l’usage qu’ont fait les juges québécois de première instance des solutions élaborées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kerr c. Baranow, qui traite deux appels relevant des provinces de common law[1]. Comme elle l’a fait dans d’autres décisions issues des provinces de common law, la Cour suprême y préconise une approche souple et libérale relativement à l’enrichissement injustifié dans le contexte de l’union de fait. L’arrêt Kerr établit notamment que, lorsqu’un conjoint de fait conserve une part « disproportionnée » des biens provenant d’une « coentreprise familiale », la réparation pécuniaire due à l’autre conjoint peut se calculer selon la méthode dite de la valeur accumulée[2]. Cette méthode permet de déterminer le montant de valorisation d’un bien ou d’un patrimoine, selon le cas. Elle s’oppose à celle de la valeur reçue, qui indique — non sans difficulté — la valeur des services fournis par le demandeur au défendeur[3]. Une compensation calculée d’après la valeur accumulée risque d’excéder le seuil maximal que prévoit le Code civil du Québec : celui-ci limite la compensation au moindre des deux montants entre l’enrichissement du débiteur et l’appauvrissement du créancier[4]. La méthode de la valeur accumulée semble, par ailleurs, être une version dématérialisée de la fiducie par interprétation de la common law (constructive trust). Ce mécanisme reconnaît l’intérêt du demandeur quant à un bien dont le défendeur possède le titre en common law — et lui donne conséquemment la chance de profiter de sa plus-value. En revanche, en droit civil, l’enrichissement injustifié relève du droit des obligations et ne peut produire un droit réel. L’approche basée sur la valeur accumulée paraît donc doublement étrangère au droit civil, par sa générosité potentielle envers le demandeur et par l’écho d’un concept apparemment unique à la common law[5].

Nous décrirons d’abord notre approche méthodologique et théorique ainsi que la situation juridique de l’union de fait (partie 1). Ensuite, nous relaterons le traitement réservé aux principes de l’arrêt Kerr par les juges de première instance (partie 2). Enfin, plusieurs observations se dégageront de l’analyse des pratiques judiciaires exposées précédemment (partie 3). Bien qu’une théorie voulant que le droit civil soit complet et autonome n’y fasse pas obstacle, les juges québécois semblent plus à l’aise d’emprunter à la common law dès lors que la Cour d’appel a autorisé cette pratique. Il en ressort également que, quelle que soit l’intention judiciaire, les traces des origines étrangères des emprunts disparaissent rapidement. Ce phénomène témoigne de la réceptivité du droit civil, mais rend paradoxalement les emprunts à la common law moins visibles et donc peu aptes à inspirer les acteurs juridiques en quête de nouvelles solutions.

1 L’approche privilégiée et les points de départ

Le déclin du mariage et la montée des unions de fait figurent parmi les changements démographiques les plus importants des dernières décennies[6]. Durant cette période, la législation québécoise concernant l’union de fait est restée plutôt immobile, nonobstant plusieurs litiges et de nombreux débats publics. La Cour suprême, quant à elle, a modifié la common law afin de mieux tenir compte des couples non mariés[7]. Nous croyons donc pertinent de mettre en évidence la manière dont les juges québécois utilisent ces modifications afin d’adapter le droit civil aux situations familiales qui se présentent à eux. En ce sens, nous exposerons notre démarche méthodologique, qui donne une place privilégiée aux décisions de première instance (1.1). Nous présenterons également quelques idées sur lesquelles reposera notre enquête (1.2). Finalement, nous tracerons le portrait de la situation des conjoints de fait en droit québécois, au regard tant de la loi que de la jurisprudence (1.3).

1.1 La démarche méthodologique

Nous avons constitué un corpus de 62 décisions judiciaires à l’aide des moteurs de recherche SOQUIJ, CAIJ et La Référence. Sont inclus dans notre étude tous les jugements qui renvoient à l’arrêt Kerr dans un contexte familial. Ainsi, le corpus regroupe les décisions des tribunaux québécois publiées depuis la sortie de cet arrêt le 18 février 2011 jusqu’au 10 mai 2017. Initialement, il était constitué de 53 décisions. Cependant, lors de l’analyse préliminaire, nous avons constaté la pertinence pour notre enquête de l’affaire Droit de la famille — 132495[8], jugement rendu par la Cour d’appel du Québec le 18 septembre 2013. Cette décision incorpore certains éléments de l’arrêt Kerr et elle revient dans plusieurs jugements de première instance. Nous avons donc élargi notre corpus afin d’y inclure toutes les décisions rendues avant le 10 mai 2017 qui la mentionnent. Ainsi, nous y avons ajouté 9 décisions, puisqu’elles abordent le jugement de la Cour d’appel sans mentionner l’arrêt Kerr, pratique à propos de laquelle nous reviendrons.

Quelles questions ces jugements soulèvent-ils ? La grande majorité des décisions étudiées (c’est-à-dire 58 d’entre elles) concerne l’enrichissement injustifié réclamé entre conjoints de fait. Par exemple, 3 décisions ont été rendues dans le contexte d’une demande en divorce au cours de laquelle une réclamation en enrichissement injustifié porte sur la vie commune avant le mariage, tandis que 4 décisions relèvent exclusivement du divorce, où les principes relativement à l’enrichissement injustifié sont abordés dans une réclamation de prestation compensatoire[9]. Compte tenu de la vaste majorité de différends familiaux qui se règlent à l’amiable et de la brièveté de la période étudiée, les jugements nous paraissent relativement nombreux. Cela confirme que le contexte de l’union de fait constitue « une véritable pépinière » de demandes en enrichissement injustifié[10].

Notre texte présente une « observation factuelle[11] » et détaillée[12] du traitement que réservent les juges québécois aux idées provenant de la common law. En répertoriant la présence de l’arrêt Kerr et de l’affaire Droit de la famille — 132495 dans la jurisprudence, nous entreprendrons une étude de l’intertextualité, soit « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, […] le plus souvent, par la présence effective d’un texte dans un autre[13] ». Il est possible que d’autres décisions se soient inspirées de l’arrêt Kerr ou de l’affaire Droit de la famille — 132495 sans les reconnaître comme source. Toutefois, par souci de rigueur, nous nous abstiendrons d’aborder cet aspect de la question. Tandis que d’autres se sont intéressés au mouvement des idées entre la common law et le droit civil au sein de la Cour suprême[14], nous nous pencherons principalement sur le cas des magistrats de première instance. Nous présenterons l’usage que font les juges de leurs sources et certains propos qu’ils tiennent à leur égard. Certes, la parole des juges ne garantit pas un accès direct et fiable à leurs véritables pensées. Tout au plus, elle révèle la conception judiciaire du discours approprié selon le contexte et le lectorat[15]. L’accent sera mis sur les jugements, auxquels nous ajouterons quelques références aux codes civils annotés, compte tenu de leur influence probable sur la compréhension du droit par les juristes au quotidien.

Deux mises en garde s’imposent par rapport à notre analyse. D’abord, la reconnaissance des sources est tributaire des plaidoiries écrites que rédigent les avocats pour les juges. Une recherche plus exhaustive nous aurait permis de comparer le traitement des sources de droit dans les mémoires avec celui que leur réserve la magistrature. Les tendances judiciaires que nous dépeindrons peuvent donc provenir en partie des avocats. Ensuite, nous ne présumons pas que chaque pratique répertoriée est réfléchie. La charge de travail des juges se révèle écrasante et leurs jugements sont parfois rédigés rapidement. Par conséquent, le traitement des sources peut relever moins de l’intention que de l’habitude[16]. Il n’en demeure pas moins que les jugements sont des textes constitutifs de la culture juridique et qu’ils commandent ainsi notre attention. Il convient maintenant de mettre en évidence quelques pistes théoriques qui encadreront notre démarche.

1.2 Les idées directrices

Notre enquête s’appuie, en arrière-plan, sur une importante littérature de droit comparé qui qualifie le Québec de système de droit mixte[17]. Dans son sens classique, cette appellation signifie qu’un système juridique s’est ajouté à celui qui était en place à un certain endroit. Les systèmes de droit mixte sont généralement d’anciennes colonies de droit civil — souvent développées par l’Espagne ou la France — qui passent ensuite aux mains des Anglais et où la common law s’est imposée dans certains domaines[18]. Parfois, comme au Québec, les droits coutumiers autochtones subsistent malgré les tentatives violentes des pouvoirs coloniaux successifs d’imposer leur droit. L’intérêt pour les systèmes de droit mixte n’est ni une théorie ni une démarche méthodologique. Il invite cependant à être attentif aux sources diverses des idées juridiques et à leur résonance dans différents contextes institutionnels. Comme le note le professeur Michel Morin, « la mixité des sources rend visibles des processus qui ont également eu lieu dans des traditions considérées comme plus homogènes[19] ».

Quel est le degré de réceptivité du droit civil à l’égard de la common law ? Nous prenons comme point de départ la discussion éclairante du professeur Daniel Jutras au sujet de « la complétude » du droit civil québécois. Par l’étude des pratiques judiciaires qui ont émergé depuis l’entrée en vigueur du Code civil, il propose que « [l]’idée que la référence aux sources de common law est désormais soit inutile, soit déplacée, est en voie de devenir un lieu commun[20] ». Il renchérit : « le nouvel élan du Code civil du Québec pourrait finir par chasser l’idée de mixité du droit privé québécois, malgré les racines historiques de celle-ci[21] ». Notre objectif est précisément d’examiner les poids relatifs de la mixité et de la complétude du droit civil sur notre terrain d’enquête[22].

Sur le plan institutionnel, une autre question porte sur la hiérarchie judiciaire ou, plus précisément, la liberté des cours de première instance de faire évoluer le droit et la mesure dans laquelle elles se considèrent comme liées par les propositions des tribunaux d’appel. Dans un essai à propos du rôle du précédent, le juge Mayrand observe que les « cours provinciales » du Québec se sont déclarées « libres de ne pas se soumettre à l’autorité du stare decisis, particulièrement lorsqu’elles sont appelées à interpréter notre Code civil qui tire son origine de l’ancien droit français et du Code Napoléon[23] ». Il soutient que, « dans la très grande majorité des cas, ce n’est pas par adhésion à la doctrine du stare decisis que les tribunaux de première instance du Québec suivent les décisions des cours supérieures. C’est plutôt pour plusieurs autres raisons, telles que l’autorité persuasive des précédents[24] ». Ces propos évoquent la distinction entre la force du raisonnement et le pedigree d’un précédent, c’est-à-dire l’autorité supérieure qui l’a établi[25]. Le juge Mayrand semble suggérer que les tribunaux de première instance peuvent, selon leurs propres évaluations, suivre ou non les précédents des cours qui leur sont supérieures. Or, une lecture différente sur une question similaire nous provient des auteurs Mathieu Devinat et Édith Guilhermont. Ceux-ci distinguent la réception d’une théorie étrangère par un tribunal québécois inférieur et sa « consécration » par les plus hauts tribunaux[26]. Selon eux, une décision rendue par l’une des juridictions d’appel serait « plus susceptible » d’assurer l’admissibilité d’une théorie étrangère par les tribunaux ou par les auteurs de doctrine qu’une décision rendue par un tribunal inférieur[27]. Ils postulent que « ce critère de réception […] reproduit […] le rapport qu’entretiennent les juristes québécois avec les précédents judiciaires. Rapport qui associe à la hiérarchie judiciaire la capacité et la fonction de dire le droit, et donc de le créer[28] ».

Lorsqu’elles sont combinées, ces observations suggèrent plusieurs postures quant à la réceptivité du droit québécois à l’égard de la common law, et quant à la liberté dont dispose le tribunal inférieur de faire évoluer le droit. Deux combinaisons viennent à l’esprit : d’une part, la position du tenant du droit comparé qui se croit habilité à modifier le droit en première instance et, d’autre part, celle du tenant de la théorie de la complétude du droit civil qui se voit obligé d’attendre que les tribunaux supérieurs modifient le droit. Ces postures peuvent se conjuguer différemment, bien que cette possibilité ne se dégage pas des études qui se concentrent sur l’usage fait du droit comparé par la Cour suprême. Celles-ci ne soulignent pas la distinction entre la réceptivité aux emprunts et la liberté de modifier le droit, puisque le pouvoir créateur dont jouit la Cour suprême est manifeste. Il est néanmoins possible de voir d’un bon oeil le fait que le droit civil s’alimente des solutions provenant d’ailleurs, tout en estimant que cette alimentation relève du tribunal supérieur. On peut également penser que le tribunal de première instance est en mesure de faire évoluer le droit, avec prudence, mais en croyant aussi qu’il est indésirable de puiser dans une autre tradition juridique. Nous convenons que les emprunts peuvent se révéler plus ou moins heureux. Ainsi, même le tenant du droit comparé estimera telle ou telle proposition d’emprunt inadaptée aux circonstances. La principale question qui se dégage de cette discussion est celle de déterminer si les juges de première instance se sentent autorisés à emprunter à la common law quand, à leur avis, il est opportun de le faire. Sinon, croient-ils plutôt que les juges ne devraient jamais recevoir cet emprunt, puisque ce changement incombe au législateur, ou encore que seuls les tribunaux supérieurs y sont autorisés ?

Une tension survient par ailleurs entre deux constats. Le premier est que le droit peut être perçu comme une branche de la rhétorique qui « établit et entretient une communauté […] définie par ses pratiques linguistiques[29] ». Pour ceux qui s’intéressent à la communauté que constituent les textes juridiques, le traitement des sources revêt à l’occasion une certaine importance. Sur ce point, la théorie féministe, galvanisée par la sous-représentation des femmes parmi les chercheurs inclus dans les notes infrapaginales, est éclairante. Par exemple, la professeure Clare Hemmings invite à appréhender les « absences de références[30] » comme le reflet des rapports de force. Quant à la chercheuse Sara Ahmed, elle souligne que le choix des sources témoigne de la mémoire et de la reconnaissance collectives des dettes envers ceux et celles qui nous ont inspirés[31].

Pendant notre analyse des pratiques judiciaires, nous constaterons que, parfois, des idées élaborées par la Cour suprême dans l’arrêt Kerr apparaissent dans un jugement québécois, sans mention de leur source. Ce silence quant aux origines de certaines idées transplantées en droit civil québécois se prête à plusieurs hypothèses sur lesquelles nous reviendrons dans l’analyse. Le silence serait significatif si, informé par la perspective du système juridique mixte et par la théorie de la complétude, nous le comprenions comme le prolongement d’un processus de purification du droit civil. Le professeur David Howes, pour sa part, relate comment le droit québécois est passé d’une « polyjuralité », riche d’une « multitude de sources », vers une « monojuralité[32] ». Il ajoute que « la plupart des versions modernes du Code [civil] ont éliminé de leurs marges les annotations (les références aux sources invoquées par les codificateurs)[33] », bien que les rédacteurs du Code civil du Bas Canada se soient inspirés d’une gamme de sources vaste et diversifiée[34].

Toutefois, il convient d’apporter quelques nuances. Inspirée par plusieurs écoles philosophiques, la rédaction juridique s’ancre dans un réseau de précédents et de formules établies, ce qui complique le traitement des sources. Ainsi, comme le constate le professeur Simon Stern, « plusieurs formes de reproduction sans attribution sont tenues pour acquises dans la rédaction des jugements[35] ». Dans un jugement qui cite avec approbation l’essai de ce professeur, la Cour suprême admet que « le texte emprunté, avec ou sans mention de sa source », est chose courante dans la rédaction judiciaire[36]. La suggestion que l’emprunt sans mention de sa source soit répandu et toléré ne nous dissuade pas d’examiner la reconnaissance faite par les juges de leurs sources. Elle nous invite cependant à la prudence dans la critique des juges pour l’absence d’une telle reconnaissance, puisque les pratiques à cet égard varient légitimement d’un contexte à l’autre[37].

Le second constat est que l’homogénéisation du droit pourrait être liée à l’idée de codification, au désir de systématisation et au souci de rendre le droit plus accessible, en faisant en sorte qu’il se trouve au même endroit. Quant à la codification française, elle a fusionné différentes sources historiques, dont les coutumes, le droit romain et la doctrine jus naturaliste[38], fait que les juristes français se sont par la suite empressés d’oublier. Pourtant, il ne faut pas exagérer la coupure par rapport aux sources du droit qui résulte de l’avènement du Code civil, notamment parce que « [l]e droit moderne plonge ses racines dans l’ancien droit[39] ». Le souci de couper le lien avec les sources historiques peut par ailleurs refléter l’approche taxonomique du droit civil qui mise sur la typologie, la hiérarchie, la stabilité et la logique plutôt que sur la généalogie et l’histoire, comme le fait l’approche taxonomique de la common law[40]. Or, le refus de reconnaître les emprunts étrangers ne relève pas exclusivement du droit civil. On trouve des exemples dans d’autres traditions juridiques, à une étape ou une autre de leur développement. À certaines époques, on observe dans la tradition juridique anglaise une réticence chez des auteurs ou des juges à reconnaître les emprunts au droit civil, vraisemblablement dans l’objectif de présenter le droit anglais comme autonome[41].

Une spécificité québécoise reste toutefois indéniable. Ni les sources de l’ancien droit, en France, ni Pothier ou d’autres éléments empruntés au droit civil, en Angleterre, n’entretiennent un lien avec une population minoritaire identifiable. Par opposition, au Québec, des facteurs historiques, linguistiques et culturels rattachent le droit anglais à la minorité anglophone, du moins symboliquement. Ainsi, dans une perspective sensible au pluralisme tant juridique que social, il y a lieu de se soucier de l’effacement des traces de l’étranger ou de l’Autre qui ont pour effet d’homogénéiser le portrait du système de droit mixte en vigueur au Québec[42]. Cette présentation de nos idées principales nous mène vers une brève introduction aux éléments du droit applicable au Québec en matière d’union de fait.

1.3 Le droit relatif aux conjoints de fait

En vertu du livre deuxième du Code civil (« De la famille »), la situation des conjoints de fait n’entraîne ni droits ni obligations. Contrairement aux conjoints de droit[43], les conjoints de fait ne se doivent pas d’aliments. Ce livre ne protège aucunement leur résidence, pas plus qu’il ne prévoit la partition du patrimoine familial ou le partage de la richesse acquise durant l’union[44]. Cependant, il n’est pas muet relativement aux unions de fait. De manière « discrète[45] », le conjoint de fait est reconnu dans le contexte d’une adoption par consentement spécial[46] ou d’un projet parental avec assistance à la procréation[47]. En dehors du livre sur la famille, le régime légal des successions ignore le conjoint de fait survivant, mais le Code civil habilite une personne à consentir aux soins de son conjoint de fait en cas d’inaptitude de ce dernier[48]. Par ailleurs, notre remarque sur l’absence de protection de la résidence du couple en union libre mérite d’être nuancée. Bien que le régime de la prétendue « résidence familiale » soit réservé aux conjoints de droit[49], certaines protections dont jouit le logement de ces derniers s’étendent également à celui des conjoints de fait — aux dépens du locateur[50]. Le législateur admet ainsi que la vie commune confère une certaine nature familiale au logement qui l’abrite, qu’il y ait mariage ou non.

L’absence de volonté politique et l’immobilisme législatif qui en découle n’ont toutefois pas empêché le droit québécois d’évoluer — modestement, nous en convenons — à l’égard des conjoints de fait. Effectivement, les avocats et les juges québécois imaginatifs ont tenu compte de la spécificité de l’union de fait dans quelques aspects du droit commun. Mentionnons, par exemple, l’usage créatif de la société tacite[51], la prise en considération de la situation conjugale au moment de la fixation des aliments au profit de l’enfant[52] et l’octroi d’un droit d’occupation temporaire d’une résidence sur laquelle l’autre conjoint détient un droit réel[53]. Enfin, sans que le législateur ait modifié le droit substantiel, il a admis le caractère familial des différends qui découlent de l’union de fait dans le droit procédural. Précisément, dès lors que l’intérêt de l’enfant des conjoints de fait est mis en jeu, leur différend est assimilé, à certains égards, à ceux des conjoints de droit[54].

L’adaptation prétorienne de l’enrichissement injustifié témoigne également de cette évolution. Cette adaptation découle principalement de jugements rendus par la Cour d’appel qui empruntent des éléments développés par la Cour suprême dans des pourvois issus des provinces de common law. En 2003, s’inspirant avec circonspection de l’arrêt Peter c. Beblow, la Cour d’appel rend le jugement B.(M.) c. L.(I.)[55], qui aura une grande influence sur la jurisprudence et la doctrine québécoises. Dans cette décision, elle accepte qu’une union de fait de longue durée engendre deux présomptions : d’une part, il y a corrélation entre l’enrichissement et l’appauvrissement ; d’autre part, l’enrichissement n’a pas de motifs juridiques[56]. La Cour d’appel affirme toutefois que, contrairement à ses homologues de common law, le tribunal québécois ne peut « créer de nouvelles institutions juridiques, ajustées aux besoins du moment[57] ». Il ne doit pas s’arroger le rôle législatif de « créer une sorte de société d’acquêts pour les unions quasi matrimoniales[58] », ce qu’il ferait s’il permettait l’action en enrichissement injustifié de produire « un rééquilibrage des actifs ou […] un partage des patrimoines de chacun accumulés pendant la vie commune[59] ». Comme nous l’avons mentionné, dans l’affaire Droit de la famille — 132495, décision rendue en 2013, la Cour d’appel intègre certains éléments de l’arrêt Kerr, notamment la méthode basée sur la valeur accumulée afin de calculer l’indemnisation pour l’enrichissement injustifié. Nous reviendrons dans la partie 2 de notre texte sur la façon dont la Cour d’appel inclut ces éléments du jugement de la Cour suprême.

La dernière adaptation judiciaire de l’enrichissement injustifié à signaler ici est survenue, de manière inattendue, dans un litige de droit public, à savoir l’affaire Québec (Procureur général) c. A[60]. Dans cette cause basée sur l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés[61], la Cour suprême rejette l’argument selon lequel l’absence de protection pour les conjoints de fait dans le Code civil, en comparaison des régimes impératifs et supplétifs dont profitent les époux, constitue une discrimination injustifiée. Cinq juges ont validé le régime du Code civil, que ce soit au motif que la politique législative québécoise valorise l’autonomie des conjoints de fait et n’enfreint pas le droit à l’égalité ou au motif que toute limite apportée à ce droit s’avère raisonnable et justifiable. Il ne suffit toutefois pas de lire le résumé de l’arrêtiste ou l’analyse sur le fond de ce jugement de droit public afin d’en saisir la pleine portée pour les conjoints de fait. Certes, plusieurs juges sont persuadés que la Charte canadienne n’exige pas de modification à la politique législative québécoise en matière d’union de fait. Ils préconisent néanmoins un assouplissement judiciaire de l’approche relative à l’enrichissement injustifié, et ce, dans la partie historique du jugement. Ainsi, le juge LeBel se prononce en faveur d’une approche généreuse et souple lorsque l’enrichissement injustifié est réclamé entre conjoints de fait[62]. En outre, dans ses motifs concordants à propos de la validité de l’exclusion des conjoints de fait du partage des biens matrimonial, la juge Deschamps suggère que l’interprétation généreuse de l’enrichissement injustifié doit se conformer au concept d’égalité consacré par la Charte canadienne[63].

Après ce jugement, le Comité consultatif sur le droit de la famille a recommandé au gouvernement d’ajouter le contrat de vie commune aux contrats nommés du Code civil et d’étendre le mécanisme de la prestation compensatoire aux conjoints de fait[64]. Toutefois, ces recommandations n’ont stimulé aucune réponse législative. Ce survol nous permet maintenant de présenter les résultats de notre recherche.

2 Quelques pratiques judiciaires à l’égard de l’Autre

Les juges québécois de première instance invoquent l’arrêt Kerr à plusieurs fins. Nous verrons qu’ils en soulignent les origines étrangères (2.1), qu’ils prennent acte du fait que la Cour d’appel en a déclaré les principes applicables (2.2), qu’ils intègrent ces derniers en droit québécois de diverses façons (2.3) et qu’ils se taisent sur leur provenance (2.4).

2.1 L’accent mis sur les origines de common law

Plusieurs jugements soulignent que l’arrêt Kerr émane du droit privé d’une province de common law. Dans 3 décisions rendues avant l’affaire Droit de la famille — 132495, des juges de première instance abordent l’arrêt Kerr et en rejettent les principes au motif que ceux-ci ne cadrent pas avec le droit civil. Dans la première décision, soit l’affaire Brousseau c. Cloutier, la juge Mallette écrit que l’arrêt Kerr a été rendu « dans un contexte de common law[65] » et « qu’il n’y a pas lieu de déroger à la position adoptée par la Cour d’appel du Québec dans B(M) c. L(L)[66] ». Le tribunal estime que la position de la Cour d’appel est « respectueuse des textes et de l’esprit du Code civil[67] ». La juge Mallette ne se contente pas de rejeter l’arrêt Kerr sur la base de ses origines étrangères. Elle affirme que l’approche prônée jusqu’alors par la Cour d’appel constitue « un heureux équilibre » entre les principes des jugements de la Cour suprême « qui ne sont pas inconciliables avec notre droit civil » et « la volonté du législateur québécois de n’adopter aucun régime juridique pour les conjoints de fait[68] ». Il ne convient donc pas de rompre avec ce « juste équilibre[69] ».

Dans la deuxième décision, le juge Désy s’appuie sur un texte de Me Claudia Prémont[70], source doctrinale invoquant de nouveau l’arrêt B.(M.) c. L.(L.), afin de rejeter la méthode de calcul fondée sur la valeur accumulée mise en relief dans l’arrêt Kerr[71]. Comme dans l’affaire Brousseau c. Cloutier, le juge Désy qualifie l’approche de la Cour d’appel de « fidèle au texte et à l’esprit du Code civil du Québec[72] ».

Enfin, dans la troisième décision, l’avocate de la demanderesse affirmait qu’il y avait « lieu d’appliquer une notion d’équité suivant la tendance introduite par la Cour suprême dans l’arrêt Kerr c. Baranow[73] >». Le juge Ouellet dit toutefois que le fait d’être « victime d’une injustice n’est pas le critère pour accorder une indemnité alors que les parties ont choisi de ne pas se marier[74] ». Il rejette la demande en se reposant sur l’arrêt B.(M.) c. L.(L.) et « la jurisprudence constante depuis[75] ». Néanmoins, en obiter dictum, le juge qualifie le dossier dont il est saisi d’« excellent exemple des conséquences fâcheuses » que sont susceptibles de subir de nombreux Québécois qui vivent en union de fait sans conclure une convention de vie commune, « convaincu[s] que l’union de fait, c’est comme être marié[s][76] ».

En revanche, pendant la même période, d’autres jugements intègrent les concepts de l’arrêt Kerr, en indiquant ses origines tirées de la common law. Ces mentions prennent la forme d’une courte explication. Dans l’affaire Bouillon c. Chapman, la juge Nantel dit de l’arrêt Kerr : « Bien que l’appel discute du droit applicable dans les provinces de common law, les propos du juge Cromwell conviennent au présent dossier[77]. » Les variantes de cette phrase signalent que le tribunal est conscient des origines de l’arrêt Kerr et qu’il estime que les concepts de la coentreprise familiale et de la valeur accumulée répondent correctement au contexte factuel des litiges devant être tranchés.

2.2 L’autorisation d’emprunter les principes de l’arrêt Kerr c. Baranow

C’est en 2013 que la Cour d’appel autorise l’application de l’arrêt Kerr en droit civil québécois. Dans l’affaire Droit de la famille — 132495, le juge Bouchard résume l’approche de la Cour suprême dans l’arrêt Kerr, selon laquelle la méthode de la valeur accumulée peut s’imposer lorsque les parties ont été engagées dans une « coentreprise familiale ». Il aborde la question de savoir si ces conditions s’appliquent en droit civil et y répond de façon affirmative. Le juge Bouchard se réfère notamment à l’affaire B.(M.) c. L.(L.) et il admet que la Cour d’appel a, « en deux occasions, […] mis en garde les tribunaux québécois d’importer trop facilement dans notre droit des concepts de common law étrangers au Code civil[78] ». De plus, le juge Bouchard accepte que le droit civil ignore la fiducie par interprétation propre à la common law, qui ne peut s’appliquer aux conjoints de fait au Québec en conséquence. Il propose qu’« [i]l en va autrement toutefois avec la méthode de la valeur accumulée lorsqu’elle est utilisée […] pour établir la contribution proportionnelle du conjoint demandeur à la richesse globale accumulée grâce aux efforts conjugués des deux conjoints[79] ». D’après le juge Bouchard, l’arrêt Kerr précise que, dans le cas d’une coentreprise familiale, il faut calculer la réparation « en fonction de la part de ces biens qui est proportionnelle aux contributions du conjoint demandeur[80] ». Il insiste : « Ceci est en tout point conforme aux prescriptions de l’article 1493 C.c.Q., dont celle de l’exigence d’une simple corrélation entre l’appauvrissement et l’enrichissement[81]. »

Notre objectif n’est pas d’évaluer ici le bien-fondé de cette dernière proposition. Certes, le recours à la valeur accumulée, assorti de l’idée de la proportionnalité, paraît s’éloigner de « [l]a règle du moindre montant » entre l’enrichissement du débiteur et l’appauvrissement du créancier, notée précédemment[82]. Des facteurs institutionnels ont pu amener le juge Bouchard à affirmer que l’approche de l’arrêt Kerr est d’ores et déjà cohérente avec le droit civil québécois, plutôt que de dire qu’il y a lieu d’apporter une modification au droit civil[83]. Quoi qu’il en soit, l’intérêt des motifs du juge Bouchard concerne l’impact de ce passage relatif à l’admissibilité de l’arrêt Kerr en droit québécois.

Les effets de la décision de la Cour d’appel se sont immédiatement fait ressentir et la Cour supérieure comme la Cour du Québec se sont appuyées sur cette décision à maintes reprises. La juge Tessier Couture souligne que le juge Bouchard « précise et rappelle les mises en garde […] sur des concepts de common law, étrangers au Code civil du Québec », mais qu’il conclut néanmoins à l’applicabilité des principes de l’arrêt Kerr[84]. Abordant la décision de la Cour d’appel, le juge Duchesne reprend tant le rappel des mises en garde sur le danger d’importer au Québec des concepts de common law que la supposée compatibilité entre la valeur accumulée et les prescriptions de l’article 1493 du Code civil[85]. Des auteurs d’un code civil annoté le confirment : « La méthode de la valeur accumulée est admise en droit civil […] pour établir généralement la contribution proportionnelle du conjoint à la richesse globale accumulée grâce aux efforts conjugués des deux époux[86]. » En outre, le rejet explicite de l’arrêt Kerr sur la base de ses origines en common law ne revient plus. En somme, les principes de ce jugement sont désormais applicables en droit québécois puisque la Cour d’appel en a décidé ainsi. Ayant retracé ce processus de leur reconnaissance, nous examinerons de plus près l’accueil de ces principes dans la jurisprudence.

2.3 L’intégration en droit civil

Dans notre corpus, nous remarquons une tendance à citer une source de droit civil afin d’appuyer ou d’élaborer l’usage des principes établis dans l’arrêt Kerr. De fait, 18 décisions combinent ce jugement et une source de droit civil ; dans 13 d’entre elles, cette source est l’affaire Droit de la famille — 132495.

La réception des principes du jugement de la Cour suprême en droit québécois est indissociable du fait que l’affaire Droit de la famille — 132495 le cite abondamment. La décision de la Cour d’appel exemplifie la tendance canadienne, peut-être plus prononcée chez les tribunaux inférieurs, « à inclure de longues citations, s’étendant sur plusieurs pages à la fois, avec des citations de deuxième ou de troisième rang, et uniquement quelques lignes ajoutées par le juge[87] ». L’affaire Droit de la famille — 132495, à son tour, est citée à maintes reprises par les cours de première instance.

C’est notamment par l’entremise de quatre paragraphes du jugement de la Cour d’appel que certaines notions clés élaborées dans l’arrêt Kerr intègrent la jurisprudence civiliste. D’abord, le paragraphe 40 se compose d’une phrase : « Applicable à toutes les situations où il répugne à la justice qu’une personne conserve sans motif juridique un avantage qu’elle a reçu, la théorie de l’enrichissement injustifié doit cependant être appliquée avec souplesse aux affaires relevant du droit de la famille[88]. » Cette phrase renvoie le lecteur à deux notes infrapaginales. L’arrêt Kerr est la seule source dans la première ; dans la seconde, c’est une source additionnelle (« Voir également ») qui appuie la source principale, un jugement de la Cour d’appel[89]. Au total, 9 décisions de notre corpus se réfèrent à ce paragraphe. Ensuite, le paragraphe 45 concerne l’étape de l’évaluation d’une réclamation en enrichissement injustifié où le décideur tient compte des avantages conférés au conjoint demandeur par le conjoint poursuivi. Ce paragraphe introduit une longue citation d’extraits de quatre paragraphes de l’arrêt Kerr. Remarquons que, parmi les décisions que nous avons recensées, 10 font référence au paragraphe 45 du jugement de la Cour d’appel. Puis, le paragraphe 55 de ce dernier traite des concepts de la coentreprise familiale et de la valeur accumulée introduits dans l’arrêt Kerr. Il reproduit des extraits de trois paragraphes centraux de l’arrêt de la Cour suprême. À noter que 5 décisions répertoriées le mentionnent. Enfin, le paragraphe 56 résume les marques distinctives d’une coentreprise familiale. Il s’appuie sur quatre notes infrapaginales qui, ensemble, dirigent le lecteur vers les paragraphes 90 à 99 de l’arrêt Kerr. Par ailleurs, 4 décisions se basent sur le paragraphe 56.

Nous avons constaté une légère tendance, à savoir l’utilisation commune de l’affaire Droit de la famille — 132495 et de l’arrêt Kerr. Dans 4 décisions, le tribunal invoque l’arrêt de la Cour suprême pour justifier la souplesse de l’approche à adopter, mais les concepts clés — et plus techniques — de la coentreprise familiale et de la valeur accumulée sont abordés par l’entremise de l’arrêt de la Cour d’appel. C’est ainsi que, dans l’affaire Lefebvre c. Therrien, l’arrêt Kerr figure seul dans des notes en appui aux propositions concernant la souplesse[90], tandis que de longs extraits de l’affaire Droit de la famille — 132495 (y compris des citations de l’arrêt Kerr) sont reproduits pour décrire l’indemnisation ou la réparation en matière d’enrichissement injustifié[91].

Cependant, la décision de la Cour d’appel n’est pas le seul texte de droit civil vers lequel se tournent les juges afin d’implanter les solutions présentées d’abord dans l’arrêt Kerr. Dans quelques cas, ils mentionnent le jugement de la Cour suprême, mais en se penchant sur les décisions québécoises de première instance afin d’exposer le droit, par exemple les facteurs utilisés en vue de reconnaître une coentreprise familiale[92]. De plus, dans 2 décisions, un texte doctrinal de Me Violaine Belzile introduit les critères de la coentreprise familiale dans la jurisprudence québécoise[93].

Les leçons de l’arrêt Kerr s’étendent à d’autres réclamations que l’enrichissement injustifié découlant de l’union de fait. L’arrêt est aussi invoqué dans certains jugements qui tranchent une prestation compensatoire entre époux. Dans l’affaire Droit de la famille — 133446[94], le juge Samson cite des passages de l’arrêt Kerr afin de reconnaître que, « de manière plus réaliste », de nombreuses relations conjugales sont « des coentreprises auxquelles contribuent conjointement les deux parties[95] ». Dans l’affaire Droit de la famille — 141262, la juge Arcand mentionne l’arrêt Kerr de la Cour suprême dans une note infrapaginale afin de justifier un paragraphe où elle écrit qu’« il faudrait d’abord conclure à l’existence d’une coentreprise familiale » pour calculer une indemnité « en fonction de la part proportionnelle de Monsieur à l’entreprise[96] ». La tendance chez certains juges québécois à recourir à une notion élaborée par la Cour suprême dans des contextes éloignés de ses origines n’est pas nouvelle. Des auteurs ont remarqué notamment que les juges appliquaient l’approche émanant de l’affaire Miglin c. Miglin[97] — qui se révèle n’être qu’un exercice d’interprétation de la Loi sur le divorce[98] — dans « une pléiade de situations[99] ».

2.4 L’effacement des origines

Les idées de l’arrêt Kerr ont manifestement intégré le droit civil, mais leurs origines étrangères à celui-ci disparaissent à l’occasion. Ainsi, un extrait de l’affaire Droit de la famille — 132495 comprend des passages de l’arrêt Kerr de la Cour suprême, mais les références à ce dernier sont omises. C’est notamment le cas avec les paragraphes 40 et 45 de la décision de la Cour d’appel, dont nous avons fait part dans la section 2.3. À l’occasion, l’arrêt Kerr est mentionné ailleurs dans le jugement[100]. Il en résulte que les moteurs de recherche incluent un tel jugement parmi ceux qui se réfèrent à l’arrêt Kerr. D’autres décisions ne le mentionnent nulle part, quoiqu’elles citent l’affaire Droit de la famille — 132495, y compris les extraits de la Cour suprême. Les outils SOQUIJ, CAIJ ou La Référence ne répertorient donc pas ces décisions parmi celles qui font référence à l’arrêt Kerr. Celles-ci seraient dès lors recensées comme s’appuyant sur l’affaire Droit de la famille — 132495, mais pas sur l’arrêt Kerr de la Cour suprême.

Par exemple, dans l’affaire Poirier c. Robichaud, la juge La Rosa écrit : « Quant à la quantification comme telle de l’indemnité [en matière d’enrichissement injustifié entre conjoints], le juge Jean Bouchard de la Cour d’appel, dans un récent arrêt, résume clairement les principes applicables » ; s’ensuivent des extraits des paragraphes 45 et 60 de l’affaire Droit de la famille — 132495[101]. La juge indique alors « Références omises ». Le paragraphe 60 cité inclut la phrase suivante de la plume du juge Bouchard : « Au contraire, l’arrêt Kerr c. Baranow s’inscrit parfaitement bien dans la lignée des arrêts Lacroix c. Valois et Peter c. Beblow[102]. » La référence complète de l’arrêt Kerr n’apparaît pourtant nulle part dans la décision et celle-ci ne figure donc pas parmi les décisions qui le mentionnent. Dans l’affaire Droit de la famille — 141703[103], le juge Duprat introduit les suggestions de la Cour d’appel dans l’affaire Droit de la famille — 132495 et cite presque 1 300 mots de cette décision. Il reprend le paragraphe 45 de la Cour d’appel qui contient les extraits des paragraphes 109, 114, 115 et 116 de l’arrêt Kerr et dans lequel le juge Bouchard y fait référence comme « l’avis de la Cour suprême dans un arrêt rendu en 2011 dans un contexte de common law[104] ». Dans la citation, le juge Duprat conserve les appels de note de l’affaire Droit de la famille — 132945, notamment ceux qui se réfèrent à l’arrêt Kerr, mais il n’en reproduit jamais le contenu. Le nom de l’arrêt de la Cour suprême est absent de la décision, sans pour autant que l’emprunt à la common law soit effacé[105]. Il en est de même dans l’affaire M.F. c. G.G., où le juge Silcoff cite longuement des passages de l’affaire Droit de la famille — 132495, dont celui qui parle de l’« arrêt rendu en 2011 [par la Cour suprême] dans un contexte de common law », bien que le nom « Kerr » n’apparaisse nulle part[106].

Par ailleurs, dans l’affaire Andjorin c. Bourbonnais, le juge Reimnitz cite l’affaire Droit de la famille — 132495 en omettant les paragraphes entiers de l’arrêt Kerr pourtant reproduits par la Cour d’appel. Il rapporte le paragraphe 45 de l’affaire Droit de la famille — 132495, mais substitue des points de suspension aux paragraphes 109, 114, 115 et 116 de l’arrêt Kerr, généralement inclus dans ce paragraphe[107]. Plus loin, le paragraphe 55 de l’affaire Droit de la famille — 132945 est repris, mais le juge omet les paragraphes 80, 81 et 85 de l’arrêt Kerr tout de même présents dans l’original[108].

Bref, à de multiples reprises, le tribunal de première instance se réfère à la décision phare de la Cour d’appel sans mentionner l’arrêt de la Cour suprême qui en a pourtant été l’inspiration. Les tribunaux ne semblent pas craindre de reproduire de longs extraits des jugements, quoique cette reproduction paraisse parfois hautement sélective — quitte à épurer les passages de la Cour d’appel de leur contenu tiré de la Cour suprême. Ayant défini nos résultats, nous aborderons ci-dessous les leçons provisoires qui s’en dégagent.

3 La « civilisation » de l’emprunt ponctuel

Les pratiques judiciaires dans le système de droit mixte québécois sont hétérogènes et elles ne se réduisent pas à un compte rendu simple. Pour revenir aux propos du professeur Jutras, la complétude ne s’impose pas entièrement. En effet, dans le contexte des différends survenant après la rupture d’une union de fait, quelques juges de première instance ainsi que de la Cour d’appel, notamment le juge Bouchard, se sont montrés réceptifs à l’égard des emprunts à la common law. D’ailleurs, comme nous l’avons vu, le pragmatisme de l’arrêt Kerr et son concept de la coentreprise familiale apparaissent même dans des jugements touchant la prestation compensatoire en droit matrimonial (!) — fait qui rendrait mal à l’aise plusieurs juristes par ailleurs ouverts au dialogue entre les traditions juridiques. Néanmoins, certains juges formulent des mises en garde familières contre les emprunts à la common law. L’insistance sur l’autonomie du droit civil recodifié ressort également chez certains auteurs. C’est ainsi que, quatre ans après le jugement de la Cour d’appel dans l’affaire Droit de la famille — 132945, un code civil annoté persiste à affirmer ce qui suit : « La doctrine de l’enrichissement sans cause étant codifiée, le recours aux concepts et théories de common law doit être évité[109]. »

Cette diversité de perspectives soulève les questions suivantes : quel est le poids de la hiérarchie judiciaire et de quelle marge de manoeuvre en matière de création les tribunaux de première instance disposent-ils ? Comme nous l’avons souligné, le juge Mayrand suggère que c’est l’autorité persuasive des précédents, plutôt que la doctrine du stare decisis, qui leur assure une place dans le raisonnement des tribunaux de première instance. En appui à son hypothèse, nous entrevoyons les jugements qui suivent l’approche d’un tribunal d’appel, tout en offrant une justification indépendante de la sagesse de celle-ci. En ce sens, certains juges ont refusé d’intégrer les concepts de common law sur la base de la décision B.(M.) c. L.(L.) de la Cour d’appel rendue en 2003, tout en formulant une évaluation favorable à son égard. Autrement dit, l’approche du juge Dalphond dans ce cas précis ne représenterait pas seulement l’avis d’un tribunal supérieur : elle constituerait également « un heureux équilibre » et serait « respectueuse » du droit civil. Toutefois, une autre approche milite plutôt contre l’hypothèse du juge Mayrand : c’est la déférence quasi mécanique du tribunal envers les règles établies par la Cour d’appel lorsque celui-ci rejette l’argument fondé sur l’arrêt Kerr, et ce, de façon peu rassurante pour la demanderesse perdante. Le tribunal qualifie alors le résultat d’« excellent exemple des conséquences fâcheuses[110] » de l’état actuel du droit. Voilà le commentaire d’un juge qui ne se sent pas en mesure de modifier le droit afin d’atteindre le résultat qui lui paraît juste.

En outre, les justifications offertes par les juges à propos de l’adoption de l’arrêt Kerr avant et après sa consécration en droit civil par la Cour d’appel en 2013 sont révélatrices. Les rares juges qui, dès le début, ont intégré l’arrêt Kerr — des « adopteurs précoces », en bon langage de marketing ! — accompagnent leurs emprunts d’une brève justification de sa pertinence vu le contexte. Or, après le jugement de 2013, les justifications quant à la pertinence de l’arrêt Kerr dans les circonstances cèdent leur place au constat plutôt formel selon lequel la Cour d’appel a confirmé son adéquation en droit civil. À la lumière de l’argument du juge Mayrand, c’est la place du décideur dans la hiérarchie judiciaire, et non la force persuasive du raisonnement du juge Bouchard, qui mène la magistrature à accepter l’application des principes de l’arrêt Kerr au Québec. Nos résultats suggèrent que les juges de première instance ne se perçoivent pas comme entièrement liés à la doctrine du stare decisis ou à l’autorité des tribunaux supérieurs. Cependant, ils formulent leur propre évaluation de l’applicabilité des principes de common law bien plus lorsqu’ils font évoluer le droit que lorsqu’ils suivent un précédent.

Un élément supplémentaire vient renforcer l’hypothèse selon laquelle la place d’un acteur dans la hiérarchie judiciaire compte autant, sinon davantage, que la force persuasive de son raisonnement. C’est l’acceptation des tribunaux québécois, sans discussion, des commentaires relatifs à l’enrichissement injustifié par la Cour suprême dans l’affaire Québec c. A. Les tribunaux québécois se sont notamment inspirés des obiter dicta concernant l’interprétation « généreuse[111] » ou souple à donner à l’enrichissement injustifié dans le contexte de l’union de fait[112]. Les remarques dans cette affaire concernent l’application des dispositions du Code civil, de sorte que la porosité du droit civil n’est pas un enjeu. Il s’avère tout de même intéressant de constater que les obiter dicta d’une affaire constitutionnelle — en réponse aux questions que les parties n’avaient pas « “pleinement débattues”[113] » — s’intègrent si efficacement au discours judiciaire québécois. La Cour d’appel du Québec estime que le jugement de la Cour suprême a « remédié de façon décisive aux conséquences d’une jurisprudence trop restrictive » à l’égard de la doctrine de l’enrichissement injustifié entre conjoints de fait[114]. Certains auteurs ont qualifié « la partie du jugement concernant l’enrichissement injustifié » comme « [c]e qui compte le plus dans cet arrêt[115] » ! Au moins en théorie, l’ancienne tendance restrictive de la jurisprudence québécoise s’en trouverait ainsi écartée. Par ailleurs, les juges de première instance qui s’inspirent de ces obiter dicta n’ont pas recours à une formule de politesse équivalente à celle qui est employée dans le cas d’un emprunt à la common law. L’autorité qui leur est attribuée dans cet exemple suggère une « conception du droit jurisprudentiel, celle qui, calquée sur le modèle de la loi, attribue aux décisions judiciaires la capacité de former des règles de droit obligatoires[116] » — à tout le moins lorsqu’il est question de la Cour suprême et d’une seule tradition juridique.

Si l’autorisation accordée par un tribunal supérieur paraît importante pour les juristes, l’acceptation en droit civil d’un emprunt à la common law — qu’il s’agisse de la jurisprudence ou de la doctrine — semble aussi rassurer les juges. Du moins, c’est une lecture possible des affaires qui introduisent des éléments concrets de l’analyse de la coentreprise en se référant à des jugements de première instance ou à un texte de doctrine. Quoique le tribunal de première instance puisse s’inspirer directement d’une décision de common law rendue par la Cour suprême, il peut préférer montrer, par d’autres références, que cette décision a déjà été intégrée au droit civil. Certains juges pourraient s’abstenir de citer l’arrêt Kerr directement puisqu’ils connaissent moins la common law et veulent éviter de se tromper. La version « civilisée » offerte par la Cour d’appel, un autre tribunal québécois ou encore un auteur civiliste paraîtrait plus facile et sûre à appliquer.

Que révèle la tendance à reproduire le jugement de la Cour d’appel dans l’affaire Droit de la famille — 132495, quitte à omettre toute mention de l’arrêt Kerr ? Dans certains cas, l’omission des passages de l’arrêt de la Cour suprême, qui figurent pourtant dans les paragraphes cités du jugement de la Cour d’appel, peut refléter l’objectif louable d’alléger le texte. Comme nous l’avons reconnu, les juges n’indiquent pas toujours leurs sources et, donc, ils ne commettent pas de faute lorsqu’ils s’abstiennent de mentionner l’arrêt Kerr. Or, quelle que soit l’intention du décideur, cette pratique diminue l’importance évidente du jugement de la Cour suprême et accentue celle du jugement de la Cour d’appel. Il en résulte que l’emprunt à la common law perd rapidement les marqueurs de ses origines étrangères.

Est-ce le signe d’une réceptivité vorace d’un système de droit mixte qui s’est nourri, depuis ses débuts, de principes découlant d’autres traditions ? Est-ce l’indice d’un inconfort causé par l’emprunt, que l’on apprivoise, camoufle ou « civilise », pour éviter d’affaiblir une tradition minoritaire qui baigne dans un océan de common law, voire pour maintenir « la fiction de la pureté du droit civil québécois[117] » ? Dans un registre spéculatif, nous nous aventurerions à dire que chaque hypothèse jette probablement un peu de lumière sur le sujet. Le remplacement des références au jugement de common law de la Cour suprême par celles au jugement de la Cour d’appel nous rappelle l’élimination hâtive des sources du Code civil du Bas Canada. C’est un geste de purification qui, malgré ses liens avec la codification du droit français, résonne de façon particulière au Québec à cause de l’effet du système de droit et de la population, tous les deux mixtes. Quoi qu’il en soit, la nature éphémère de la reconnaissance de l’inspiration provenant de la common law renforce l’apparence d’un droit civil québécois autarcique et ainsi risque d’amener les acteurs juridiques à en sous-estimer la perméabilité. Bref, le droit québécois se révèle plus ouvert aux solutions d’autres traditions qu’il n’y paraît : l’apparence trompeuse de fermeture ne devrait toutefois pas priver les juristes et les juges en quête de justice de l’expérience de leurs homologues d’ailleurs.

De plus, l’effacement des origines étrangères risque de porter l’interprète à conclure que l’importation d’une notion dans l’ordre juridique québécois « coupe entièrement les liens entre cette notion et ses origines[118] ». Selon cette conclusion, « [l]e greffon serait alors transposé dans le vocabulaire civiliste, et évoluerait par ses propres moyens à l’intérieur du droit civil, s’intégrant à ce cadre comme une innovation autonome, originale, et sans référence à la common law[119] ». Il est certain que l’absorption des principes de l’arrêt Kerr en droit civil québécois n’incitera pas les avocats et les juges à suivre le raffinement subséquent de ses principes par les tribunaux des provinces de common law[120]. Bref, l’enchaînement rapide de l’emprunt à l’absorption, puis à l’effacement des origines étrangères, donne l’apparence d’un évènement ponctuel plutôt que d’un processus d’échange perpétuel entre le droit civil et d’autres traditions.

Le rapport avec la common law mis de côté, il convient de se souvenir que la notion du partage entre conjoints de fait ne provient pas nécessairement d’ailleurs. À l’intérieur du droit civil québécois, des signes indiquent que les dispositions du Code civil « ne représente[nt] pas la texture normative entière[121] » du droit conjugal patrimonial. Une dépendance historique (path dependency) pourrait expliquer pourquoi les juges québécois persistent à concevoir l’enrichissement injustifié comme la meilleure voie pour accommoder l’union de fait, malgré ses inconvénients[122]. Pourtant, la jurisprudence de la société tacite est depuis des décennies l’indice, sinon la source, de l’idée voulant que les conjoints de fait peuvent former une coentreprise dont ils se partageront les fruits[123].

Conclusion

À l’aide d’une étude minutieuse, nous avons décrit les réponses des juges québécois de première instance à la possibilité d’emprunter à la common law. Au début, l’emprunt a parfois été justifié par l’évaluation judiciaire de son opportunité dans un contexte donné ; après l’intégration de l’emprunt par la Cour d’appel, son usage est légitimé par la permission venue d’un tribunal supérieur. Autrement dit, la pensée individuelle s’avère plus manifeste lorsque le juge innove que lorsqu’il emprunte une voie tracée par la Cour d’appel. Par ailleurs, nous avons observé l’attitude de rejet, assortie d’un vieux refrain de mises en garde contre la contamination du droit civil. Nous avons également vu les pratiques et les mécanismes d’intégration ou d’appropriation en droit civil québécois d’idées venues de la common law, qui sont parfois accompagnés d’un effacement de la trace de leurs origines. Ces constats ne circonscrivent toutefois pas la récurrence de ces gestes ni leur distribution dans l’ensemble du le paysage du droit civil.

Sans prétendre avoir sous les yeux un cas unique, nous proposons que le contexte de l’union de fait se distingue de nombreuses autres situations réglementées par le droit civil. Du point de vue juridique, le partage des compétences et la législation fédérale amènent les juges québécois à appréhender la rupture conjugale — ou plus strictement le divorce — comme une matière profondément marquée par la common law. Comme le droit du divorce est façonné par la common law même au Québec, on peut penser que les normes qui touchent les conséquences de la rupture d’une union de fait sont, elles aussi, déterminées en partie dans un contexte de mixité[124]. En d’autres termes, le droit civil serait plus réceptif dans ce champ puisqu’il est façonné par un habitus propre au droit de la famille[125]. Il est également prévisible que certains magistrats soient peu enthousiastes à l’idée d’appliquer un régime estimé discriminatoire par cinq juges de la Cour suprême. Du point de vue sociologique et politique, l’impasse législative portant sur l’union de fait — qui dénote la myopie du droit positif ayant « abandonné » une sphère des rapports familiaux[126] — pourrait encourager les juges à intervenir. En somme, la réceptivité à la common law que nous avons détaillée, quelles qu’en soient les nuances et les hésitations, n’est pas nécessairement répandue ou généralisée. Nous espérons que notre étude aura contribué à éclaircir davantage les attitudes et les pratiques des juges québécois à l’égard d’une tradition juridique autre que la leur et qu’elle inspirera de nouvelles pistes de recherche.