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Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux.

Marcel Proust

Un jour ma nièce de cinq ans s’est assise à mon bureau, et s’est mise à tapoter sur mon clavier au hasard. Des mots bizarres s’affichaient sur l’écran, sans queue ni tête. Comme je lui demandais ce qu’elle écrivait, elle m’a répondu : « c’est une langue imaginaire ». Je lui ai demandé d’où elle venait, cette langue imaginaire, et elle m’a répondu : « d’un pays imaginaire. » Alors j’ai souri et j’ai repensé au kelmagi, cette langue secrète inventée dans mon enfance, j’ai repensé à la Zyntarie, cet archipel chimérique inventé dans mon enfance.

Oui, souvenez-vous. Vous avez tous, enfant, inventé une langue imaginaire. Vous avez tous, enfant, inventé des peuples ou des pays imaginaires. C’est à ce pouvoir d’invention de l’enfance que Camille de Toledo recourt, dans son dernier livre, Oublier trahir puis disparaître. En réécrivant l’Europe dans un train pour Sarajevo, en entrelaçant le français, sa langue maternelle et cette langue imaginaire tissée de toutes les langues de nos ancêtres, il réinvente encore une fois le roman, un roman en vers libres, un roman en prose rythmée, cassée, heurtée par les soubresauts d’un train qui nous achemine à rebours de l’Histoire, vers « la première pierre de l’Europe nouvelle », « le symbole du monde d’après ».

Comme Kerouac a voulu réécrire l’Amérique dans Sur la route, Camille de Toledo réécrit ici la possibilité d’une Europe sensible, émotionnelle, en mouvement, dans un livre qui emprunte beaucoup à la Route de Cormac McCarthy, débarrassée de sa tonalité apocalyptique. Or cette Europe sensible ne sera possible qu’à trois conditions, d’où le triple infinitif qui ouvre un livre qu'il faut lire à la fois comme un conte et un manifeste, et comme le troisième volet d’une trilogie européenne :

1°) Oublier. Oublier la tristesse européenne, la tristesse qui « fond comme la neige » (p. 19). C’était déjà le projet du premier pan de cette trilogie, Le Hêtre et le bouleau, un essai paru en octobre 2009 pour célébrer la chute du Mur de Berlin. Oublier le rire et la honte. Oublier le cynisme et la nostalgie.

« Dans les vitrines d’Europe, on vendait les habits de la honte.

Il y avait des soldes, deux fois par an, où l’on achetait,

qui un pantalon de honte, qui une veste de honte.

Il faudra que je te parle aussi du rire :

le rire du siècle que j’ai quitté. »

(p. 29)

Mettre entre parenthèse le vingtième siècle. En finir avec cette « brute mienne » pour reprendre les mots du poète Ossip Mandelstam. En 2014, à l’heure où les hommes qui nous gouvernent n’ont pas trouvé de meilleure idée que de commémorer le jubilé du premier grand carnage européen, Camille de Toledo, une nouvelle fois, nous avertit : l’heure est venue de tourner la page, de couper les ponts, cent ans après le déclenchement de ce conflit qui – pour la plupart des historiens – marque le début du vingtième siècle :

« Si je veux être père, c’est pour te voir couper

le pont qui sépare les siècles ».

(p. 43)

2°) Trahir. Et derrière ce mot, trahir, nous sommes bien forcés d’en lire un autre : traduire.Traduttore, traditore, dit l’italien : le traducteur est un traître. Qui trahit la langue de l’autre pour faire que la sienne, de langue, adopte le sens et le rythme que charriaient ces mots. D’où cette histoire d’un père qui adopte Elias, un orphelin, et une mère, la bien nommée Gavrilo (clin d’œil à Gavrilo Princip, l’assassin de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914) et s’en va avec eux, pour traverser l’Europe et les perdre en route. D’où cette histoire d’un fleuve qui s’appellerait la Métamorphose, en hommage à Kafka. D’où cette langue imaginaire que l’enfant parle et que le père traduit aussitôt, à l’attention du lecteur. Or cette langue imaginaire n’est pas un pur caprice littéraire. Cette langue imaginaire a une grammaire agglutinante, comme les langues turco-altaïques. Cette langue imaginaire est hantée de toutes les langues européennes. On pourrait même s’amuser à en dresser un petit glossaire où l’on devinerait tour-à-tour :

  • l’allemand (woïrum, « pourquoi »)

  • le français (barak, « maison »)

  • le russe (nietz, qui est la marque de la négation ; boïchku, « il a peur »)

  • le latin (nihô, « personne », qui rappelle nihil, « rien » mais aussi nikto, en russe « personne »),

Et l’on trouverait bien d’autres origines à cette langue hybride, métisse, frontalière, à ce créole européen : sans doute des mots d’hébreu, d’arabe, de turc, de yiddish ou de ladino, la langue des Juifs du Levant.

C’est une langue dans laquelle il n’y a qu’un seul mot pour dire père et enfant : signe que les pères ont autant à apprendre de leurs enfants que les enfants des pères. Signe que ce ne sont pas les liens du sang qui comptent mais les liens du sens.

Trahir ou traduire, c’était déjà le projet d’un manifeste, L’utopie linguistique ou la pédagogie du vertige, publié en 2009 en contrepoint du Hêtre et le bouleau, qui affirmait à la suite d’Umberto Eco que « la langue commune de l’Europe, c’est la traduction ». C’était aussi le sens d’un article paru en janvier 2013 dans Libération. C’est enfin le projet de tlhub.org, la plateforme interactive et collaborative de traduction en ligne créée par Camille de Toledo et la Société européenne des auteurs. C’était enfin le souffle qui traversait les Vies pøtentielles, ce roman pluriel dans lequel une exégèse suivait chaque histoire. L’auteur s’y traduisait lui-même, au risque d’interdire le commentaire et la critique, il nous livrait en fin de chapitre l’entre-des-lignes que nous ne savons plus lire. Mais il trahissait aussi le français, la langue maternelle en passe d’être morte tant elle est figée, en greffant sa prose de mots étrangers et en la dynamitant dans un chant qui avait valeur de genèse. Enfin, il se trahissait lui-même, en dévoilant, à travers les vies de personnages fictifs, ses propres aspirations, ses hantises, ses tragédies familiales, ses démons intimes.

3°) Disparaître. Le mot est fort et ne peut être gravé au seuil d’un livre à la légère, au risque de faire frémir le lecteur, quand bien des titres aujourd’hui ont pour but de l’appâter et de lui promettre une thérapie. De quelle disparition s’agit-il ? De la disparition d’un homme ? De la disparition d’un écrivain qui se sait mortel et voué à finir – sans corps ni voix – dans le silence des livres ? Disparaître comme écrivain et renaître comme homme : guérir, partir, remonter à la vie, tel est le rêve inavoué – le rêve rimbaldien – de quiconque passe sa vie à écrire.

« Ce monde a trop de passé, il lui faut un avenir, Elias.

Et si j’écris maintenant le récit de notre traversée,

ce n’est pas pour remplir ta vie,

mais pour vider la mienne. »

(p. 73)

S’agit-il de la disparition d’une civilisation, d’un continent ? Oui, il s’agit de notre disparition à tous, vieux européens, vieux écrivains impuissants à dire le futur d’un monde qui continuera sans nous.

Mais c’est aussi la disparition des mots. Ce n’est pas la première fois qu’on trouve chez Camille de Toledo un hommage à Perec, qui l’accompagne dans tous ses livres. Ici, ce n’est pas une lettre de l’alphabet mais ce sont les mots eux-mêmes qui disparaissent pour offrir ce roman en lambeaux : « je réduirai le nombre des mots » (p. 11), ainsi commence le livre. Voici donc un roman à rebours des pensums qui s’empilent sur l’étal des libraires, un roman dégraissé de toute intrigue romanesque, un roman sans personnages, sans psychologie, un roman où les adjectifs se font rares, où les mots se cherchent et se télescopent, un roman qui puise aux deux sources de l’antiquité biblique et de la modernité européenne, un roman qui fait rimer l’Ancien Testament et la Prose du Transsibérien, les prophéties d’Isaïe et les visions de Blaise Cendrars.

Après plusieurs romans écrits pour dire adieu au vingtième siècle, il semblerait que Camille de Toledo ait enfin trouvé sa voix, celle qui s’élevait comme un chant titubant dans l’Inquiétude d’être au monde ; cent ans après l’invention de la poésie moderne et de la barbarie à l’échelle mondiale, ce livre paru le 2 janvier 2014 invente le roman du vingt-et-unième siècle et trace une voie nouvelle : espérons que d’autres sauront la reconnaître et la suivre sans pour autant se perdre.

« L’écriture nous déporte.

Elle crée un chemin parallèle

où nous pouvons entièrement nous perdre. »

(p. 169)