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Aux États-Unis, depuis la fin des années 1990, la sociologie visuelle (Visual Sociology) constitue un champ de recherche à part entière[1]. Celui-ci possède ses institutions : revue universitaire, association, conférence annuelle et parcours universitaire[2]. De plus, comme le rappellent Sylvain Maresca et Michaël Meyer, six manuels universitaires ont été publiés sur le sujet entre 1998 et 2001[3]. L’objet du Précis de photographie à l’usage des sociologues [4] – sous-entendu francophones – est donc, avant tout, un transfert de connaissances depuis une aire culturelle vers une autre[5]. Il est entendu que, traditionnellement, ce champ se divise en deux sous-spécialités, la sociologie sur les images et la sociologie avec les images. La première porte sur l’analyse de sources et d’objets visuels partagés au sein d’une culture donnée, alors que la seconde s’intéresse aux prises de vue effectuées par les chercheurs. Il s’agit alors de considérer la photographie comme un « mode approprié d’enregistrement des données empiriques nécessaires à l’étude » (p. 13). Depuis une quinzaine d’années, une troisième spécialisation entre en émergence : la sociologie en image. Celle-ci est liée à la popularisation des outils numériques en général et à l’essor du web en particulier. Plus réflexive, cette manière de faire conduit à s’interroger sur la place des images dans les modes de communication des résultats de recherche. Très stimulante[6], cette tendance, qui s’inscrit à la suite de l’usage du cinéma en anthropologie, est encore peu développée en France[7]. L’écrit constitue toujours la manière la plus valorisée pour partager ses travaux. Il était donc difficile de proposer un ouvrage de synthèse sur le sujet. A l’opposé, c’est la sociologie de la culture visuelle (la première sous-spécialisation)[8] qui a suscité un intérêt plus vif (sans, pour autant, être véritablement institutionnalisée). L’ouvrage de synthèse aurait alors été difficile à réaliser pour la raison inverse (abondance d’objets, toujours à la limite de « l’emballement », p. 21).

Bien que largement pratiquée, la production d’images par les chercheurs en sciences sociales et humaines reste, elle, tout aussi largement non-théorisée. Les étudiants et les jeunes chercheurs qui s’intéressent à ce domaine se retrouvent ainsi (dans l’espace francophone) face à un relatif vide méthodologique. En somme, il existe des études de cas, parfois brillantes[9], mais pas véritablement de synthèse qui viendrait mettre en perspective l’état de la recherche. Comme les deux auteurs l’indiquent en introduction, « une forme de désintérêt » pour ces problématiques persiste (p. 7). Le Précis… vise à combler ce manque. Maresca et Meyer posent ainsi, dans un premier chapitre historiographique, que si des précurseurs ont existé[10] et si de nombreuses recherches sont menées actuellement[11], il est ainsi difficile de voir un champ singulier apparaître en France. Ce sentiment est redoublé dans le cadre de cet ouvrage, car Maresca et Meyer ont fait le choix de focaliser leur intérêt sur des pratiques liées aux images fixes, là où les chercheurs les plus visibles s’interrogent actuellement sur les images en mouvement et sur les technologies et les usages du numérique. Ce choix est pertinent, car il permet de circonscrire précisément un corpus d’analyse et un outil, la photographie, en particulier. La réalisation d’images lors d’une enquête qualitative avec « un long séjour dans le monde social étudié » est alors prise comme modèle (p. 14). Les images sont ainsi considérées comme étant pertinentes afin de mener une microsociologie des interactions (communication non verbale, relation à l’espace…), pour observer la culture matérielle, ainsi que « les changements urbains et la gentrification[12] » (p. 41-42).

Au-delà des images, le geste photographique est présenté comme un moyen d’entrer en contact et de s’intégrer au groupe observé. Il permet d’identifier des informateurs privilégiés et d’anticiper de potentiels blocages. Il conduit surtout le chercheur à s’interroger sur sa propre posture. Ce dernier constat conduit Maresca et Meyer à plaider pour un chercheur conscient de son rôle et assumant sa pratique sur le terrain[13]. Ces réflexions portant sur les rapports entre observateurs et observés constituent, en fait, le cœur de l’ouvrage. Elles conduisent à soulever des problématiques éthiques, aussi bien concernant la prise de vue que l’usage des images (retouche, recadrage, mise en série), qui dépassent la seule question juridique du droit à l’image. Elles mènent aussi à dépasser la tripartition entre sociologie sur, avec, en images. Ainsi, l’ouvrage aborde l’usage des images comme « catalyseur de la mémoire et de la verbalisation » lors d’entretiens[14] (p. 51 sq.). La place des photographies (sollicitées ou non par le sociologue) prises par les observés est aussi questionnée (p. 55-57). Enfin, Maresca et Meyer insistent sur le fait que les images fixes constituent a posteriori un bon moyen pour interroger sa propre pratique de recherche (p. 58-60)[15] ou, dans une optique historienne, de réfléchir à l’évolution de la discipline (p. 75-77).

La pratique photographique et les usages sociaux des photographies sont alors considérés comme ce qui créé du commun entre le chercheur et ceux dont il étudie les pratiques. Dès lors, le cadre choisi devient limitatif[16]. En effet, la culture qu’enquêteur et enquêté ont en partage n’est pas seulement photographique, elle est, avant tout, visuelle. Ainsi, pour ce qui est de la période actuelle, la pertinence à distinguer consultation, manipulation, création, d’une image fixe et d’une image en mouvement, n’est pas clairement établie. De plus, les phénomènes sociaux observés relevant des relations entre acteurs, il est difficile de comprendre pourquoi c’est une question technique, le choix d’un outil, qui ordonne l’argumentation[17]. En effet, les questions soulevées ont plus à voir avec le réglage toujours temporaire d’une distance entre individus (chercheurs/groupe observé), qu’avec le réglage de la focale de l’appareil photo. Plus justement, ces choix techniques doivent être explicitement liés à des problématiques de recherche. Or, la sous-partie consacrée à la question du matériel, qui aborde tour à tour le flou, la mise au point, la profondeur de champ, l’exposition, le flash, les optiques, le trépied, le déclencheur (p. 63-70) est strictement détaché du reste des questionnements méthodologiques. À ce titre, on regrettera particulièrement une absence de réflexion sur le dispositif photographique[18] ou sur la question du point de vue. Ces limites étant posées, il reste à insister sur la très grande clarté de l’argumentation, qui fait de cet ouvrage de synthèse une excellente introduction, à la fois historiographique, méthodologique et pratique[19], à l’usage de la photographie en sociologie.