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Introduction

Le sentiment de division interne qu’éprouvent fréquemment les enseignants débutants est lié aux conflits entre ce qu’ils voudraient faire et l’usage qu’ils font d’eux-mêmes pour faire ce qui est à faire. Exposés à des contraintes réitérées de l’action, à des obstacles comparables dans la mise en oeuvre des gestes professionnels de conduite de la classe et des apprentissages, confrontés à une pluralité de logiques d’action (Altet, 2002) et de cadres de signification de leurs actes (Malrieu, 1983), ils déploient alors des stratégies qui attestent de leurs préoccupations communes de se protéger des « agressions » de leur milieu de travail, de leurs difficultés à anticiper et à gérer les inattendus auxquels ne cesse de les confronter ce milieu. Ils s’efforcent tous, avec des bonheurs divers, de faire quelque chose de ces préoccupations en les recyclant dans des occupations mobilisant des compromis dynamiques au moyen desquels ils cherchent à organiser non seulement l’apprentissage de leurs élèves, mais aussi leur propre apprentissage du métier d’enseignant. Nous voudrions montrer comment une clinique de l’activité enseignante, en se portant à la demande d’enseignants débutants, autrement dit au-devant de leurs empêchements d’agir, répond à une double visée : pratique en ce qu’il s’agit de leur permettre de reprendre l’initiative, et épistémique en ce qu’il s’agit de produire des connaissances sur les processus de cette reprise d’initiative (Clot et Leplat, 2005).

1. Une intervention-recherche en milieu de travail enseignant

Les matériaux sur lesquels nous nous appuyons sont issus d’une intervention mise en oeuvre, à la demande des professionnels concernés et avec leur concours, dans un collège situé en Zone d’Éducation Prioritaire[1]dans le sud de la France (Felix & Saujat, 2007). Cette intervention a déjà fourni la substance d’un texte, qui l’aborde sous l’angle des rapports entre analyse du travail et formation (Felix & Saujat, 2015). Nous nous proposons ici de la regarder d’un autre point de vue, celui de la trajectoire professionnelle d’une jeune enseignante d’histoire-géographie au fil de « l’expérimentation clinique » (Clot & Leplat, 2005) au long cours que nous avons conduite avec elle, afin de la seconder dans le recyclage de ses préoccupations liées à la prise en main de la classe et à la mise au travail des élèves.

Le « terrain découvert » de l’intervention est d’abord un milieu de travail et de vie dans et sur lequel le chercheur agit pour rencontrer des sujets dans leur activité, leurs savoirs et leurs valeurs. Ce sont donc les difficultés éprouvées par Guillemette qui ont constitué la porte d’entrée dans l’analyse de son activité (Wisner, 1995). Celles-ci sont consubstantielles à l’objet de recherche auquel nous nous intéressons, en tant qu’il est soumis à de multiples déterminations. De ce point de vue, l’activité professionnelle enseignante est insaisissable hors d’une approche « historico-culturelle ». Elle est en effet orientée sans exception par le sujet agissant vers les autres, à savoir pour l’essentiel le milieu de travail constitué autour de l’objet de ce travail et pour traiter celui-ci, avec son incontournable dimension collective, vers lui-même aussi, ses préoccupations, ses savoirs formels et incorporés, ce qui occasionne des confrontations incessantes. Étudier le travail des professionnels de l’éducation implique donc pour nous d’intervenir dans leur milieu de travail, d’imprimer à celui-ci des transformations plus ou moins sensibles, d’en rendre compte aux intéressés, sujets à part entière et non aux objets eux-mêmes de la recherche, et pour finir d’accepter les interactions entre l’objet étudié et le déroulement de l’analyse (Amigues, Faïta et Saujat, 2004 ; Faïta et Saujat, 2010 ; Saujat, 2007, 2009, 2011).

1.1 Une clinique

L’usage du terme clinique comme substantf (Clot et Leplat, 2005) répond ici à la nécessité de se donner les moyens d’agir dans et sur les situations de travail d’enseignement en vue de leur transformation. C’est bien pour nous la question de l’intervention, dès lors que celle-ci se donne pour objectif de rendre visibles les réserves d’alternative (Schwartz, 2000) contenues dans les situations concrètes, au prix d’un travail sur les singularités refusant les catégories toutes faites, qui commande la mise en oeuvre d’une clinique. Dès 1982, Chevallard notait, en s’interrogeant sur ce que l’on nomme couramment une « recherche-action », que « l’expérimentalisme dogmatique bute sur le problème de la clinique et des pratiques d’intervention en général ; […] Ce qui se joue dans le débat sur le terme de recherche-action c’est, entre autres choses, le sort des modalités d’investissement méthodologique de la catégorie d’expérience […]. Il y a là, en effet, des problèmes qui demandent considération. L’effet le plus immédiat de leur recouvrement par la notion de recherche-action est d’en interdire l’accès au questionnement épistémologique pourtant plus nécessaire ici que jamais » (Chevallard, 1982, p. 21).

Le recours à une clinique constitue donc pour nous une manière de ne pas nous soustraire à ce questionnement épistémologique, en articulant et en distinguant à la fois le temps pour agir et le temps pour expliquer. Articulation et distinction sur fond d’une reconnaissance, celle du fait que « c’est l’action qui est première par rapport à la connaissance : la première crée témérairement ce que l’autre aura à comprendre » (Clot, 2008, p. 75). Pour ce faire, cette clinique est adossée à un cadre méthodologique qui tire parti des apports liés au transformisme vygotskien et au dialogisme bakhtinien, mais aussi de la perspective wallonienne (1954/1959) et du rôle qu’y joue la pluralité des milieux dans les processus à travers lesquels ne cesse de se produire le sujet. De ce point de vue, le dispositif de co-analyse dans lequel nous avons engagé Guillemette, en lui fournissant l’occasion de revivre son vécu, s’est offert à elle comme un milieu de travail spécifique, un milieu de travail sur son travail. Pour parler comme Wallon, plusieurs milieux se sont recoupés en elles et s’y sont trouvés en conflit, ce qui lui a imposé de résoudre les discordances qui ont surgi afin de se « ressaisir », de se reprendre dans le métier grâce au travail initié à la faveur de ce dispositif.

1.2 Un cadre méthodologique pour comprendre et transformer le travail enseignant

Dans une perspective historico-culturelle, nous postulons, à la suite de Vygotski, qu’il faut provoquer le développement de l’activité pour la comprendre. Il s’agit alors de créer un milieu de travail « extra-ordinaire », qui mobilise un collectif sur l’activité « ordinaire » de chacun dans un processus propre à mettre celle-ci en mouvement. Pour cela, nous proposons un cadre, celui des auto-confrontations (Clot & Faïta, 2000 ; Amigues, Faïta, & Saujat, 2004) dans lequel les professionnels peuvent mettre en chantier des manières de penser collectivement leur travail (Faïta & Vieira, 2003), dans le but de mobiliser ou de rétablir leur pouvoir d’agir en différé. Il constitue un « espace-temps » (Clot & Faïta, 2000) où se déploie une pluralité de rapports dialogiques, au sens de Bakhtine (1977 ; 1984). D’abord confronté à la découverte de sa propre action à partir d’un enregistrement vidéo de son activité de travail, lors de l’auto-confrontation simple, chaque sujet commente ses actes à l’adresse du chercheur. Dans une deuxième phase, celle des auto-confrontations croisées, il sera confronté, de façon réciproque à l’évaluation par un pair de ses actes de travail aussi bien que de ses commentaires. Adressé au(x) destinataire(s) immédiat(s), dont le locuteur attend compréhension et réponse, chaque énoncé l’est aussi au locuteur lui-même, à travers ce que Bakhtine appelle le « micro-dialogue », ainsi qu’à un « sur-destinataire », troisième participant invisible. En auto-confrontation, il s’agit du métier, comme instance « qui se situe au-dessus de tous les participants du dialogue » (Bakhtine, 1984, p. 337). Dans ce cadre, les actes de travail saisis par le film ne sont pas seulement des prétextes à commentaires ou explications dirigés vers autrui. Ils prennent sens d’une façon souvent insoupçonnée jusqu’alors par leurs propres auteurs. La réappropriation dont ils sont l’objet conduit les sujets à produire des discours qui ne sont jamais seulement la contrepartie verbale ou l’explicitation des actes visualisés. Un sujet éprouve ainsi presque toujours le besoin, en sollicitant l’arrêt du défilement de l’image, de faire place à ce « concentré d’histoire qu’est chaque situation d’activité » (Schwartz, 2000, p. 735) : ce qui s’est déjà passé, déjà fait et qui justifie ce que l’on voit, ce qui doit advenir ensuite et impose aux actes telles caractéristiques, ce qui pourrait être fait autrement, par d’autres ou par le sujet lui-même…

Dans ces conditions, les situations revécues agissent sur lui avant qu’il puisse agir avec et sur elles pour les « subjonctiver » (Bruner, 2000) : « Être dans le mode subjonctif, c’est quitter les certitudes établies et s’aventurer dans les “possibles” humains » (p. 44). L’ensemble des phases du processus d’auto-confrontation, intégralement filmé, débouchent sur une dernière consistant à soumettre à l’analyse du collectif un montage réalisé à partir du matériel co-construit. Le mouvement dialogique ainsi initié crée des rapports renouvelés, de situation en situation, entre le locuteur sujet et les autres, mais aussi entre ce même locuteur et celui qu’il a été dans la situation précédente. Dans cette perspective, la fonction octroyée au langage est celle de l’instrumentation d’une nouvelle activité sur cette activité initiale. En confrontant ainsi les sujets à plusieurs situations enchaînées, nous cherchons à repérer comment se développe, sous des formes qui se répètent, leur expérience singulière. Cette façon de faire débouche sur la production de « cas », dont la confrontation à d’autres cas produits lors d’autres interventions et les reconfigurations qui en résultent permettent de dégager la valeur prototypique (Passeron & Revel, 2005).

2. Les effets développementaux du processus d’auto-confrontation sur l’activité de Guillemette

Guillemette, comme nous l’avons mentionné plus haut, dit rencontrer d’importants problèmes d’autorité en particulier avec une classe de 6e. L’auto-confrontation simple, dont nous présentons ici un extrait, se déroule le lendemain du filmage. La séance filmée est une leçon de géographie qui porte sur les « zones de peuplement en France ». On voit, dans la vidéo, que les élèves entrent en classe bruyamment. Ils bousculent chaises et bureaux et continuent de s’interpeller. Guillemette décide alors de les faire sortir de la classe, d’attendre qu’ils se mettent correctement en rang dans le couloir, devant la porte, et qu’ils rentrent en silence de manière à pouvoir commencer à travailler « dans de bonnes conditions ». Les élèves entrent à nouveau, se tiennent debout, à côté de leur chaise et attendent que le professeur leur donne l’autorisation de s’asseoir. Elle « attend le silence absolu » et procède à des rappels de règles : les places assignées aux élèves, la prise de parole, des consignes de bonne tenue du cahier d’histoire-géographie. Elle enchaîne sur le démarrage du cours alors que les élèves ne sont ni assis, ni silencieux.

Confrontée aux « traces » de son activité et sollicitée par le chercheur, Guillemette (G) tente de donner du sens à l’activité qu’elle déploie en classe, avec ses élèves. Dès les premières images, elle fait le constat, non sans souffrance, que le « bras de fer » qu’elle est en en train d’établir malgré elle, avec les élèves, ne peut que la conduire vers une impasse, retardant plus encore le moment d’asseoir son autorité et d’organiser le milieu dans lequel les élèves vont pouvoir étudier la notion en jeu. Cette activité contrariée trouve ici un moyen de s’exprimer sous l’impulsion du dialogue centré sur l’objet filmique et la possibilité de revivre en différé ces situations dont elle a été l’actrice.

2.1 Extraits d’auto-confrontations simple et croisée

Le premier acte consécutif à la réalisation de l’auto-confrontation consiste à se saisir du texte co-produit comme d’un objet de nature dialogique (Bakhtine, 1977, 1984 ; Faïta, 2007), c’est-à-dire comme « un ensemble d’énoncés […] dans sa triple relation aux autres textes, à notre compréhension responsive, aux effets de mise en mots dont il est capable » (François, 1996, p. 14). Ces effets se produisent dans un espace de jeu où il y a de l’ouvert, de l’inattendu, espace justiciable d’une linguistique de l’événement en quête de la diversité des façons de signifier qui se manifeste dans la circulation du sens (François, 1993). Nous sommes donc attentifs à ces manifestations en portant un intérêt particulier à celles qui renvoient à l’affectation du sujet lorsqu’il se mesure aux traces de son activité (Bournel Bosson, 2011)[2]

G : c’est un gros problème que j’ai avec cette classe. Il y en n’a pas que un ou deux il y en a sept… ou huit et c’est récurent et ça me…, mais j’ai réussi enfin à prendre quelques élèves à part et à la fin à mettre des mots dans le carnet parce que je me dis, j’ai fini par me rendre compte que chez eux, mon autorité n’était vraiment pas respectée parce qu’ils se permettaient de me répondre… oui, c’est là que j’ai un problème…

Chercheur (Ch) : Euh… juste encore une question tu fais malgré tout le choix de commencer à leur donner les consignes ?

G : Là je me rends compte que c’est une erreur, c’est une erreur.

Ch : Euh c’était pas délibéré au moment où tu l’as fait c’était pas…

G : Euh non non, j’avais peut-être pensé depuis l’autre bout de la classe qu’il n’y avait pas tant de bruit que ça et puis surtout ça faisait dix minutes et qu’il faut bien que je commence à un moment donné, mais là non c’est pas, c’est pas possible…

(Le visionnage reprend)

G : Là enfin on a à peu près quelque chose qui redevient normal et je me rends compte que j’ai pas… à les laisser debout comme ça. Maintenant je comprends mieux pourquoi il y avait tant de bruit de chaises. Quand ils sont debout, ils font un pas sur l’autre, un pas sur l’autre donc j’ai peut-être intérêt à leur dire rapidement de s’asseoir donc de faire en sorte d’avoir un silence, peu importe qu’il soit absolu ou pas, mais assez vite pour que vite ils s’assoient que vite on démarre parce qu’en fait je perds du temps à obtenir quelque chose que j’arriverai pas à obtenir et du coup ça contribue à…

La pré-occupation[3] de Guillemette est qu’elle ne parvient pas à faire preuve d’autorité avec cette classe, ce dont elle témoigne largement en début d’entretien jusqu’à ce que le chercheur remarque qu’elle commence à donner des consignes alors que le retour au calme qu’elle réclamait ne s’est pas fait. Le dialogue ainsi engagé réoriente l’activité de Guillemette du « problème » qu’elle avait vers la prise en compte du « temps » qu’elle perd à vouloir le régler. Elle « voit » à ce moment-là les raisons qui occasionnent le bruit et entrevoit le moyen d’obtenir non pas le silence absolu, mais la possibilité de mettre plus rapidement les élèves au travail.

G : Par contre je me rends compte que sur une phrase que je voulais rapide, que je passe un temps un peu trop long… démesurément trop long, et ça parce que comme mon souci… on a un programme et on fait des choses trop longues au début et après on s’attache à raccourcir de plus en plus et à adapter de plus en plus aux élèves et là j’aurais dû… je sais pas quoi… on aurait dû passer à autre chose depuis bien longtemps…simplement, parler avant, leur faire réfléchir, écrire, reparler après…

Ch : C’est pas un moyen quand même de les amener à s’approprier les concepts qui sont derrière ? Je trouve intéressant d’expliciter un certain nombre de termes qui peuvent poser problème….

G : Ouais, mais je me demande si je pourrais pas faire la même chose en plus rapide quand même parce que je vois tout le temps passé sur une seule phrase et puis toutes les notions à faire tous les exercices à faire et les autres notions à passer… ça me parait un peu long quoi…

Ces extraits d’auto-confrontation simple montrent une évolution que l’on pourrait caractériser de la façon suivante. Découvrir la singularité de ce qu’on fait, se découvrir comme sujet agissant, un sujet qui, à ce titre, fait des choix et prend des décisions qui n’étaient pas les seuls possibles. C’est construire ses propres repères en fonction desquels ce qu’on fait peut être évalué… Guillemette s’engage dans une expérience sur soi dont l’un des aspects importants réside dans ce qu’elle implique « une fonction d’objectivation, aussi bien du réel que de ses activités, et […] une fonction d’interrogation, de signification et d’évaluation continue de ses activités dans une perspective temporelle » (Malrieu, 1996, p. 83), autant de fonctions consubstantielles au mouvement de désappropriation / réappropriation de soi. Cette évolution concerne donc aussi des « objets » qui se déplacent. Perdre du temps à exiger et attendre le silence complet apparaît brusquement à Guillemette comme inutile voire contreproductif du point de vue de la reconnaissance par les élèves de son autorité. Elle voit d’abord combien cette attente ampute le temps de mise au travail des élèves et entrevoit ensuite une possibilité de « faire la même chose, mais en plus rapide ». Elle passe ainsi de la manifestation d’une pré-occupation inhibitrice (« comment asseoir son autorité ») à l’analyse de son « occupation », qu’elle peut envisager dans une perspective dynamique, c’est-à-dire du point de vue des rapports mouvants entre ce qu’elle fait, ce qu’elle devrait faire, ce qu’elle voudrait ou pourrait faire…

Mais ces extraits montrent aussi comment cette évolution est liée aux interventions du chercheur qui, s’efforçant de confronter systématiquement Guillemette à ses dilemmes ou conflits de critères, lui permettent de se déprendre de sa position de commentatrice, qui dit ce qu’elle fait, pour se positionner comme une interlocutrice capable de « ré-agir ». Et elle le fait en passant de « je me rends compte… » à « je comprends mieux… » pour enchaîner sur « je me demande si… ». L’extrait suivant met en présence Guillemette, Frédérique (F), professeure de lettres en poste depuis 4 ans dans le collège au moment de l’intervention et le chercheur, dans le cadre de l’auto-confrontation croisée sur le film de Guillemette.

G : […] alors moi ce que je trouve intéressant dans mon cours c’est que c’est l’archétype du cours qui commence mal parce que c’est trop… cela demande une attention à ces gamins qu’ils ne peuvent pas donner tout de suite…il y a eu trop de moments de flottements au début, on n’est pas encore installé et c’est vrai que…projeter un document […] où il y a quelque chose à regarder, un support, quelque chose qui les accroche… mais là ce que je trouve intéressant c’est cette mise en activité si longue car il faut rappeler le cours précédent, parce qu’il faut faire attention à vérifier le travail… alors que tout ça je pourrais le dire plus vite et d’une autre manière… c’est tellement long à mettre en place que tous ces gamins qui ont besoin de visualiser des supports, tu vois je m’interromps sans arrêt, je dois dire à cet élève de se mettre au travail… là ça va mieux, mais la première fois que j’ai vu ça j’étais horrifiée par…

Ici, Guillemette s’adresse à sa collègue Frédérique et ses propos évoquent à la fois le film de la classe et l’auto-confrontation simple où elle déplorait cette mise en activité trop longue, qu’elle qualifie maintenant « d’intéressante ». Elle reprend l’ouverture envisagée au cours de l’auto-confrontation simple, mais cette fois sur un mode qui n’est plus interrogatif [« je me demande si je pourrais pas faire la même chose en plus rapide »], mais assertif [« tout ça je pourrais le dire plus vite et d’une autre manière »].

F : et ça tu t’en es vraiment rendue compte en…

G : en regardant ouais ouais à quel point c’était long à quel point il y avait du brouhaha au début du cours et c’est vrai que cela m’a vraiment aidée...

[Le film reprend]

G : quoi ? Je dicte encore !

F : avance, avance ne te fais pas souffrir…

G : en fait je comprends pourquoi ils sont silencieux… en fait je l’avais pas vu comme ça la première fois… en fait je ne leur demande rien alors ils écrivent ils écrivent…. sans penser…

[Le film reprend]

G. : et du coup je me rends compte après coup qu’ils étaient bien indulgents de continuer à m’écouter… relativement…

On voit ici comment le contexte de l’auto-confrontation croisée permet à cette jeune professeure de revivre une expérience déjà vécue, mais de la revivre d’une autre manière encore, dans le cadre d’un nouvel adressage : « je ne l’avais pas vu comme ça la première fois… ». Elle découvre un événement, passé inaperçu jusqu’à présent « quoi je dicte encore ? », source d’un nouvel étonnement qui l’amène à établir une relation entre sa propre activité (dicter) et celle des élèves : écrire en silence. Ce passage témoigne du rôle artefactuel de la vidéo (Faïta, 2007) qui permet à Guillemette de voir, à ce moment-là, ce qui n’avait pas retenu son attention la première fois. Mais la conséquence de ce nouvel étonnement, c’est qu’elle considère avec d’autres yeux des élèves qui ne la respectaient pas (dans l’auto-confrontation simple) et qui écrivent sans penser (dans l’auto-confrontation croisée). Et ce nouveau pas en avant la place face à d’autres contradictions. Elle obtient le silence sous la dictée, mais ce faisant, les élèves « ne pensent pas ». En progressant dans la confrontation avec soi-même, par l’entremise du pair ou de l’intervenant, Guillemette interroge ses choix, ses partis pris à partir des compromis qu’elle tente de réaliser. Mais ces compromis ne se limitent pas aux seules dimensions opératoires avec lesquelles elle essaie de composer. Ils sont liés à la fois aux prescriptions (laisser une trace écrite du cours) et au sens des activités respectives de Guillemette et de Frédérique.

F. : Alors là moi c’est un truc j’ai tellement la phobie du cours magistral que… parce que moi les cours d’histoire j’ai jamais aimé parce que j’ai toujours eu des cours comme ça…

G. : c’est clair…

F. :… et j’avais un mal fou à essayer de rester concentrée une heure… c’est une phobie que j’ai…alors moi j’ai le problème inverse, tu vas voir tout à l’heure, c’est tellement… ouais c’est la fête, on dialogue et machin… qu’à la fin… qu’à un moment la trace écrite on la fait au cours suivant…parce que je me suis emballée et qu’il n’y a plus rien et du coup j’ai rien dicté et puis la gestion du temps… moi je merde complètement, tu verras la sortie de classe c’est quelque chose… alors après c’est un problème inverse.

Ici s’opère une bascule. C’est Frédérique qui prend la parole pour dire qu’elle fait l’inverse de Guillemette et que c’est un problème pour elle, parce qu’elle n’a rien dicté, n’a pas su gérer le temps, etc. « Phobique » du cours magistral, elle choisit de faire un cours vivant, avec pour conséquence l’absence de traces écrites du cours. En fait, Frédérique, qui présente aux yeux de Guillemette l’assurance du professeur confirmé et qui n’a pas de problème d’autorité dans ses classes, ne parvient pas, mieux qu’elle, à trouver des compromis opératoires satisfaisants. Cette activité empêchée autant pour l’une que pour l’autre témoigne d’une difficulté commune. Comment composer avec la place de l’écrit dans l’activité des élèves et la construction des connaissances, et l’écrit comme but de la séance (laisser une trace écrite du cours) ? Comment prendre en compte cette problématique professionnelle liée à la gestion du temps ?

2.2 Retour au collectif

Le retour au collectif élargi à l’ensemble des professeurs engagés dans le dispositif se fait sur la base d’une sélection des extraits retenus par les protagonistes du collectif restreint, constitué d’une part des professeurs ayant participé aux auto-confrontations, dont Guillemette fait partie, et, d’autre part, de l’équipe de recherche. Le matériau composé d’images de situations de classe et d’auto-confrontations des professeurs relatives à ces situations devient ainsi le support et l’instrument des échanges initiés dans le collectif élargi. Les manières de faire et de penser sont ainsi mises en discussion, adoptées, adaptées ou récusées par ce collectif. La situation que je rapporte ici est celle où le collectif restreint propose des extraits concernant, entre autres professeurs, Guillemette et Frédérique.

Confrontés aux images de leurs collègues, plusieurs professeurs déclarent se trouver dans la même situation que celle rapportée à travers les vidéos. Les difficultés que Guillemette vivait sur un mode personnel se convertissent alors pour elle en un questionnement partagé par un collectif. Ainsi, les professeurs qui réagissent disent se reconnaître à travers leurs deux collègues. Eux aussi ne parviennent que difficilement à finir ce qu’ils avaient prévu de faire dans l’heure. Ils se rendent compte que, comme ces professeurs du collectif restreint, la cloche sonne avant qu’ils n’aient réussi à faire produire une trace écrite, à faire noter sur le cahier de texte les devoirs à faire, etc. Si bien qu’ils sont amenés à prendre du temps supplémentaire pour terminer ce travail, ce qui raccourcit d’autant la durée du cours d’après et place les élèves dans des dispositions peu favorables, aussi bien pour le cours suivant que pour le prochain cours dans la même discipline. Un nouvel objet de travail émerge alors, désigné au sein du collectif par l’expression : « lâcher la classe ». Le collectif se remet au travail sur cet objet dans plusieurs directions qui réactivent des sous-entendus du métier pour les mettre en débat. Ici aussi, le rôle du chercheur-intervenant est de susciter la confrontation, mais aussi d’étayer l’effort du collectif dans son travail d’élaboration. La dynamique du travail collectif incite Guillemette à faire part de l’inconfort professionnel dans lequel la plonge, notamment, l’obligation qu’elle se crée en donnant du travail à faire la maison à des élèves dont elle est convaincue, par ailleurs, des difficultés qu’ils rencontrent dans la réalisation de ce travail, seul, hors de la vue du professeur.

On a vu comment a évolué Guillemette dans sa capacité à repérer progressivement les impasses et les moyens de les surmonter au cours des auto-confrontations. Avec le retour au collectif, ce développement va connaître une nouvelle avancée. Pendant cette journée, elle a pris beaucoup de notes. Elle est souvent intervenue. Le travail de ce collectif devient pour elle un moyen d’appropriation de ressources :

G. : si je comprends bien, mettre les élèves en groupes, ce n’est pas les mettre deux par deux, mais c’est organiser des groupes où chacun a une fonction bien définie… vu comme ça, cela permettrait de gérer l’hétérogénéité…

Au même titre que l’auto-confrontation devient pour elle un instrument au service de nouveaux apprentissages professionnels :

G. : je voudrais vraiment essayer de mettre ça au point dans ma classe, et j’aimerais que tu viennes me filmer… j’aimerais voir ce que cela donne…

3. Discussion

Résumons les différentes phases de l’histoire du développement de l’activité de Guillemette au cours de l’intervention, avant de nous demander ce qu’il peut y avoir de général dans la singularité de cette histoire.

Dans le collectif élargi, Guillemette manifeste une post-occupation (Curie et Dupuy, 1996) liée à l’apprentissage de gestes nouveaux. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment en rendre compte ? Il faut revenir à l’auto-confrontation simple, dont les extraits attestent de ses préoccupations du moment. Guillemette est alors préoccupée par des questions liées au fait de « prendre la classe », ce qui explique les efforts qu’elle concentre tout particulièrement sur l’entrée des élèves en classe, leur déplacement en silence, leur rapide mise au travail. Ce sont des techniques de gestion de la classe qui sont au centre de ses préoccupations et non l’activité véritable des élèves. Et, durant tout le temps de l’auto-confrontation simple, le travail de co-analyse ne porte quasiment que sur l’évaluation de sa propre activité. Dans l’auto-confrontation croisée, les élèves deviennent un objet central de l’activité de co-analyse, ce qui génère, à son tour, des post-occupations qui deviendront, au sein du collectif élargi, de nouvelles préoccupations relatives à l’organisation des conditions de l’étude dans la classe et de moyens efficients de gérer l’hétérogénéité des élèves.

Entre ces différentes phases (auto-confrontation simple, auto-confrontation croisée, retour au collectif) et après leur enchaînement, le retour en classe est pour Guillemette un lieu où peuvent se réaliser des apprentissages nouveaux, notamment en constituant des groupe de besoins différents selon le degré de réussite des élèves à l’épreuve d’un brevet blanc : travail en trois groupes (autonome, étayé par des sources documentaires supplémentaires, et dirigé par elle pour les élèves les plus en difficulté). Cette situation de travail sera filmée et objet d’auto-confrontations simples, croisées, et soumises au collectif.

Comment raisonner à partir de la singularité de ce cas, « non pour y borner son analyse ou statuer sur un cas unique, mais parce qu’on espère en extraire une argumentation de portée plus générale, dont les conclusions pourront être réutilisées pour fonder d’autres intelligibilités » (Passeron & Revel, 2005, p.9) ? Le rapprochement du « cas Guillemette » à d’autres cas autorise, nous l’avons dit, à considérer ce dernier comme un prototype clinique (Clot, 1999) permettant d’éclairer les modalités selon lesquelles se déploient les possibilités de reprise d’initiative générées par la mise en oeuvre du processus d’auto-confrontation, et plus généralement « la manière et la raison des singularités de se répéter » (Hubault, 2007, p. 84) dans le développement du pouvoir d’agir des enseignants débutants.

Le travail entrepris avec Guillemette converge, comme nous l’avons montré ailleurs (Felix & Saujat, 2015), avec les résultats d’autres interventions-recherches pour mettre en évidence le rôle que jouent la pluralité de contextes, d’une part, et la diversification des adressages multipliant les contacts sociaux avec elle-même, d’autre part, dans les effets produits, à savoir : a) des étonnements, des discordances vécues qui font « ré-agir » les protagonistes, b) un recyclage potentiel des préoccupations liés à des déplacements de perspective (Saujat & Serres, 2015) et c) des cycles récursifs d’apprentissage et de développement professionnels.

Mais ce qui nous intéresse particulièrement ici, c’est le caractère prototypique du « cas Guillemette », en ce que le développement « provoqué » dont il rend compte révèle la présence de formes différentes d’efficacité, « objective » et « subjective ». Les tensions entre ces deux formes d’efficacité produisent des configurations d’activité qui reposent sur des équilibres provisoires, métastables, dont l’étude des réorganisations peut ouvrir sur une modélisation du développement de l’activité enseignante. On peut alors regarder ce dernier comme une histoire à travers laquelle celle-ci, en se réalisant, laisse derrière elle et devant elle des possibilités subjectives et opératoires non réalisées (Saujat, 2010 ; Saujat & Serres, 2015).

En effet l’analyse de l’activité des enseignants débutants met tout particulièrement en évidence le jeu (dans tous les sens du terme) entre destinations objectives et subjectives dans le travail professoral (Saujat, 2004, 2010, 2011). Confrontés à des discordances entre ce qu’on leur demande, ce qu’ils parviennent ou non à en faire et ce que ça leur fait de tourner trop souvent le dos à ce qu’ils voudraient faire, leurs premiers pas professionnels les confronte à la nécessité de « frayer [leur] chemin au gré des situations et des circonstances qui souvent [leur] barrent la route et [les] poussent vers d’autres voies » (Rubinstein, 2007, p. 142). Contraints d’instaurer un cadre qui leur permette de construire et de maintenir les conditions nécessaires au travail des élèves et à leur propre travail avec eux, ils sont conduits à opérer des « choix », en quête d’une efficacité malgré tout. Cette efficacité relative est alimentée alternativement par une recherche d’efficience relevant d’un souci d’économie dans l’usage de soi et par un questionnement sur ce qu’ils font et sur ce qu’ils font faire aux élèves, relevant cette fois du sens de cet usage de soi.

Le développement de leur activité n’a donc rien de linéaire, et ce qui est contrainte à un moment peut devenir ressource et réciproquement. Il est à la fois biphasé, différencié sous l’effet des tensions entre sens et efficience de leur activité, mais il est aussi alterné, animé par des dynamiques qui, selon les termes de Wallon, sont tantôt centripètes lorsque c’est l’activité relative à soi-même, où est en jeu la « croissance propre, intime » (Wallon, 1941/1968, p.111) du débutant, qui est au premier plan, tantôt centrifuges lorsque l’activité relative aux élèves, où est en jeu « l’extension [des] moyens et [des] buts » (ibid.) de son action, reprend ses droits (Saujat, 2004, 2010 ; Félix et Saujat, 2007).

Il est possible, sur ces bases, d’esquisser les linéaments d’un modèle du développement de l’activité enseignante reposant sur le principe d’une efficacité dynamique, prioritairement tournée tantôt vers l’activité relative à soi-même et tantôt vers l’activité relative aux élèves. Ces « deux activités » n’en font bien sûr qu’une dans l’activité de l’enseignant. Elles renvoient plutôt à deux orientations de cette même activité, respectivement centripète et centrifuge pour reprendre les termes de Wallon. Dans le prolongement de la perspective wallonienne, il faudrait donc envisager ces deux orientations dans leurs rapports de subordination réciproque, selon des configurations provisoires d’activité constituant autant de « paliers » identifiables à travers le développement de l’activité des enseignants débutants. Toujours dans le sillage de cette même perspective, il convient de concevoir qu’en chacun de ces paliers « la domination de l’une ou l’autre orientation […] ne se réalise pas sans partage. Les conduites liées à l’orientation dominée connaissent une évolution ininterrompue, quoique subordonnée aux conduites liées à l’orientation dominante, évolution qui sera cause de l’inversion du rapport de domination à l’étape suivante. Chaque étape est donc avec celle qui l’a précédée comme avec celle qui la suit dans un double rapport : de filiation et d’opposition » (Bautier et Rochex, 1999, p. 38).

L’usage débutant du genre professionnel enseignant (Saujat, 2010 ; Saujat & Serres, 2015) correspondrait à une deuxième configuration d’activité, organisée autour de la préoccupation de protection de soi. La recherche d’une économie dans l’usage de soi et de situations de travail structurantes et cadrantes qui la caractérisent ferait suite à une configuration d’activité liée aux premières expériences de la classe chez certains enseignants débutants dans certaines conditions d’exercice.

Cette première configuration se distingue par les effets que génèrent les émotions liées à ces premières expériences sur l’activité de ces derniers (comme en témoignent les images de Guillemette au travail). Loin d’avoir le rôle dynamogène qu’il peut jouer dans l’activité d’autres débutants, « l’ébranlement émotif » (Santiago-Delefosse, 2004) se convertit chez eux en empêchements d’agir. Ils sont alors maintenus dans un rapport de soumission à l’égard de ce vécu d’impuissance, face à un réel incommode auquel ils ne parviennent pas à donner sens et qu’ils ne peuvent apprivoiser.

Le troisième « palier » correspondrait à l’émergence de préoccupations relatives à l’activité des élèves et à l’évaluation de la pertinence didactique des tâches proposées, préoccupations résultant d’un questionnement, nourri par le « palier » précédent initié sur le sens de ce que l’enseignant fait et de ce qu’il fait faire aux élèves. Il serait caractérisé par une suractivité de l’enseignant, une mobilisation de tous les instants pour enrôler chaque élève, qui se traduisent par le sentiment « d’être dans l’arène » (Ria, 2009) ou de « faire le garçon de café » (Saujat, 2010). Ce sentiment réactive plus ou moins rapidement la question de l’économie de soi et du soi, ce qui rend nécessaire le franchissement d’un nouveau « palier » reposant sur d’autres compromis.

Le développement de l’activité enseignante se ferait ainsi sous l’impulsion de ces alternances fonctionnelles, à travers ces différentes configurations d’activité provisoires qui, à l’épreuve du réel, sont l’objet de transformations successives. Bien sûr, ce développement n’est ni endogénétique ni désasservi de social, comme le montre le cas Guillemette. Il « relève de la socialisation professionnelle entendue comme socialisation plurielle et conflictuelle et personnalisation par mise en perspective des différentes socialités professionnelles ou non professionnelles auxquelles participe le sujet » (Bru, 2014, p. 15). Dans ce développement en spirale, chacune de ces deux orientations connaîtrait donc des évolutions propres, qu’il s’agirait d’identifier et de caractériser.

Par exemple, concernant l’orientation centripète, nous pouvons penser que les transformations des manières d’être présent à et dans la classe constituent un objet d’étude central. Depuis les premières difficultés à matérialiser cette présence, en passant par une présence essentiellement verbale, jusqu’aux manières évoluées d’habiter la classe et d’habiter leur corps (communication non verbale, regards appuyés, présence physique, déplacements, théâtralisation, instrumentalisation des émotions, prises de parole mesurées…, qu’on peut regarder comme des processus de stylisation, produits et outils de l’édification d’une « personne professionnelle »).

Concernant l’orientation centrifuge, l’évolution des indices pris sur l’activité des élèves (Goigoux, 2007) traduit des niveaux différents d’organisation de l’activité (Bru, Pastré, Vinatier, 2007) : volume sonore, indices attentionnels, performances, procédures… Mais l’on n’aura garde d’oublier que si chacune des orientations connaît des transformations, ce sont également les rapports entre elles qui « se développent et se transforment dans le cours de l’activité et de l’histoire du sujet » (Bautier et Rochex, 1999, p. 39). Ces rapports complexes de transformations à la fois internes à chacune des orientations de l’activité, sous l’effet des tensions entre sens et efficience, et aussi, entre elles, confèrent au développement son caractère non linéaire et polycentrique. Polycentrisme qui est à la source de l’aiguisement du discernement professionnel de l’enseignant (Bru, 2014). Ce dernier, sollicité par plusieurs forces à la fois, qui font de lui « un lieu-temps hétérogène et bizarre où se combinent et s’opposent des modes de signification qui ne peuvent se recouvrir » (François, 1992, p. 85), doit apprendre à jouer de cette hétérogénéité en la mettant au service de l’action.

Conclusion

Les enseignants débutants, comme nous avons essayé de le montrer à travers le « cas Guillemette », s’efforcent d’affronter les tensions et contradictions « du dehors » auxquels les confrontent l’épreuve du réel, en mobilisant les tensions et contradictions « du dedans », et réciproquement. Ils tentent par-là d’organiser la pluralité des cadres de signification de leur activité en devenir pour ne pas être condamnés à l’inefficacité ou à l’absurde (Malrieu, 1983). Ce travail d’inter-signification soutient le sujet dans ses efforts pour faire face aux conflits dans lesquels le placent la pluralité de ses insertions sociales tout autant que les démentis que lui inflige le réel. Ces conflits « il n’[en]est pas seulement le gestionnaire et encore moins le spectateur, mais [aussi] l’instigateur […]. Il délibère, hésite entre des valeurs contraires, élabore des projets de dépassement, oppose des refus et fait des choix » (Curie et Dupuy, 1996, p. 190). On peut écrire avec Pastré (2009) que c’est dans et par leur activité de travail que les enseignants débutants « rencontrent leur développement » (Pastré, 2009, p. 160).

On aura compris que nous ne concevons pas ce dernier comme une genèse, mais plutôt comme une histoire, celle d’une personnalisation professionnelle (Malrieu, 2003). Cette dernière est donc celle de la transformation des conduites et des fonctionnements provisoirement stabilisés d’un sujet en d’autres conduites et fonctionnements non moins provisoirement stabilisés, sous l’effet d’un travail d’inter-signification de ces conduites. Travail que Malrieu place à la source de l’édification de la personne, car amener ces conduites « à s’étayer entre elles » (2003, p. 171-172) c’est explorer les possibilités de jeu et de déplacement entre des inscriptions et des engagements de vie pluriels et de faire advenir de nouvelles expériences. Le développement est donc regardé ici comme une production « où convergent de façon singulière [dans le présent de l’activité] un ensemble d’antécédents qui auraient pu être autres et un futur d’issues possibles » (Deleau, 2002, p. 216).

C’est cette conception du développement qui a été au centre de l’intervention dont ce texte tire sa substance. À travers les situations qu’elle a créées et leur transformation, elle visait d’abord à construire un instrument pour l’activité individuelle et collective des professionnels partenaires (Amigues, Faïta et Saujat, 2004), afin d’impulser un triple mouvement : celui de l’activité propre, dont le sujet s’empare comme objet de pensée, celui des buts et des instruments de cette activité, et celui enfin des rapports entretenus avec le collectif, engagé avec ce dernier dans l’exploration des contradictions qui révèlent les lacunes et les potentialités du métier face à des situations professionnelles problématiques. Ces situations enchaînées et le processus de décontextualisation/recontextualisation qu’elles mobilisent confrontent le sujet à l’exigence formulée par Canguilhem (1930) dans sa critique de l’introspection et de l’illusoire « connais-toi toi-même » : « expérimente ce dont tu es capable ».

On peut opportunément rapprocher cette exigence d’expérimentation des possibilités de transformation de soi, de ses milieux de vie et de l’activité qu’on y déploie, de la conception expérimentaliste de l’activité du sujet qu’on trouve dans l’oeuvre de Meyerson (1996), dont Malrieu (1996) a mis en exergue l’apport cardinal à une théorie de la personnalisation. C’est en « instaurant des expériences sur soi au sein de toutes celles qu’il réalise dans ses divers milieux de vie [que le sujet] se découvre de nouvelles potentialités (qu’en réalité il crée dans ses essais sur le monde). Il en cherche les sources. Il en tente des systématisations et il les critique en fonction des démentis que lui apporte le réel. Ce sont ces activités sur soi qui constituent la personne » (p. 82).

Mais l’intervention est aussi un « support irremplaçable à la production de savoirs » (Daniellou, 2007). En effet si, comme l’affirme Vygotski (1978), « c’est uniquement en mouvement qu’un corps montre ce qu’il est », alors l’analyse des « traces » développementales produites par ce mouvement permet d’ouvrir une trappe sur les organisateurs de l’activité enseignante et sur leurs fonctions respectives dans la construction d’une trajectoire professionnelle en devenir. Autrement dit, c’est par sa capacité à fournir les instruments de la remise en chantier de l’activité ordinaire que le processus d’intervention-recherche ouvre le champ aux développements potentiels que celle-ci porte en germe, et que ce faisant il éclaire le fonctionnement de cette dernière (Faïta, 2001).