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Le tourisme dit mémoriel est en plein essor, qu’il s’agisse de la visite de sites historiques en lien avec les grands événements du passé, souvent des guerres, ou de formes d’itinéraires ou de pèlerinage mémoriels plus personnels, appelés aussi « voyages des racines » ou « tourisme des racines » (Legrand 2006), incluant visites d’expositions et retours sur les lieux du passé familial. Ce tourisme « revêt des formes multiples » et une « pluralité de significations intimes et publiques » (Capelle-Pogăcean 2010), du « tourisme nostalgique » (root tourism en anglais) sur les lieux perdus de l’enfance, la sienne ou celle des ascendants, au tourisme patrimonial (heritage tourism), qui relève davantage de la « quête des origines et des racines, tout comme de celle de la culture ancestrale » (Bechtel et Jurgenson 2013 : 13) en passant par le dark tourism, tourisme noir ou sombre sur les lieux de répression et de destruction, dans « les localités où ces persécutions ont eu lieu et où l’histoire familiale s’est cassée » (Bechtel et Jurgenson 2013 : 13). Autant de dimensions qui sont souvent mêlées dans les voyages effectués. Ce tourisme mémoriel, dans sa forme institutionnalisée autour de lieux collectifs, comme des camps, des cimetières, etc., s’est développé à partir des années 1970 parallèlement à la montée de la figure de la victime. Il « s’appuie sur des mémoires victimaires minoritaires en voie d’incorporation dans des récits historiques dominants à portée plus large : il suit ou suscite le marquage et la patrimonialisation des lieux de violence collective et leur ritualisation commémorielle » (Losonczy 2014 : 224). Si ces voyages des racines ont fait l’objet d’analyses diverses, sous l’angle des circulations et des diasporas, des recherches généalogiques et identitaires, des dynamiques d’ethnicisation des sociétés ou de leurs enjeux économiques (Capelle-Pogăcean 2010), plus rares sont les recherches qui se sont interrogées sur les modes d’articulation entre les récits publics du passé (notamment les discours officiels, institutionnels ou associatifs sur les guerres, les répressions et les exils, visant à la reconnaissance de ces passés troublés et qui accompagnent souvent la mise en place de commémorations, le marquage de lieux, la création de musées), et ces voyages et les expériences subjectives d’apaisement qu’ils peuvent ou non procurer.

J’étudierai ces éventuels modes d’articulation pour ce qui concerne le tourisme des racines des descendants de Républicains espagnols exilés en France après la Guerre d’Espagne. Au regard de la littérature existante, ces voyages des racines des descendants de Républicains, quand ils sont pratiqués, présentent deux particularités : d’une part, ils se déroulent dans un pays généralement bien connu, l’Espagne, qui a souvent fait l’objet de visites touristiques culturelles ou de séjours estivaux, ou parfois dans le sud de la France, par lequel ont transité les réfugiés et où ils ont été parqués dans des camps. En outre, ces descendants entretiennent fréquemment une « intimité culturelle » (Herzfeld 2007) avec l’Espagne, au sens d’un « entre-soi culturel qui est constitutif d’une sociabilité commune […] [et] qui assure un sentiment d’appartenance partagé face aux “autres” » (Abélès 2007) ; d’autre part, du fait même de la proximité et de l’accessibilité de l’Espagne, ces voyages sont généralement réalisés en famille sans qu’il y ait recours à des voyages organisés (modalités souvent étudiées dans les travaux sur le tourisme mémoriel). Qui, parmi les descendants de Républicains, entreprend des voyages des racines et de quel type de voyages s’agit-il ? Quel sens leur est conféré ? À quelles attentes répondent-ils (Gourcy 2010 : 349) ? Dans quelle mesure les formes institutionnelles de reconnaissance qui ont émergé depuis le milieu des années 1990 contribuent-elles à susciter ces attentes et à façonner les contours des aspirations ? Comment s’articulent, dans ce cas, formes officielles d’évocation du passé et souvenirs vécus et transmis, dimension collective des récits proposés et trajectoire familiale propre dans son éventuelle singularité ? Enfin ces voyages provoquent-ils des formes d’apaisement des mémoires, à un niveau personnel, par rapport à une histoire passée douloureuse et une réconciliation avec les habitants du pays, dont certains ont pris fait et cause pour le franquisme ? Comment jouent ou non, et de quelles manières, les diverses formes de reconnaissance dans ce sentiment d’apaisement et de réconciliation ?

J’esquisserai quelques réponses à ces questions à partir de 18 entretiens conduits en 2008 avec 19 descendants de Républicains espagnols exilés en France et un réfugié. Ces descendants ont été rencontrés à l’occasion d’une exposition présentée à Saint-Denis, en banlieue parisienne, à l’automne 2007, intitulée « Portraits de migrations, un siècle d’immigration espagnole en France », qu’ils étaient venus visiter (Ribert 2017). D’autres entretiens ont ensuite été effectués avec des membres de leur famille (parents, grands-parents ou enfants). Ont donc été interrogés un réfugié, des descendants de Républicains espagnols arrivés jeunes en France avec leurs parents ou venus rejoindre leur père, ainsi que des enfants et petits-enfants d’exilés nés en France. Les entretiens portaient sur les mémoires de l’exil et les transmissions entre générations de l’histoire familiale. Afin de comprendre les éventuelles interactions entre les récits publics du passé et les voyages des racines entrepris ou projetés par les descendants, il convient de commencer par exposer l’évolution de la politique mémorielle en Espagne par rapport au franquisme.

L’évolution de la politique mémorielle à l’égard du franquisme

À la mort de Franco en 1975, lors de la transition démocratique en Espagne, est mise en place une « politique officielle de réconciliation » (Rozenberg 2014 : 57) qui se traduit par une loi d’amnistie votée le 4 octobre 1977 et des « mesures réparatrices en faveur des vaincus du camp républicain » (Rozenberg 2014 : 57). Commence alors une longue période marquée par ce qu’il est coutume d’appeler le « pacte d’oubli », durant laquelle domine, autour de la période franquiste, un silence censé favoriser la transition et permettre d’asseoir la démocratie. Un changement se produit à partir du milieu des années 1990 : des citoyens et des associations se mobilisent pour réhabiliter les Républicains et les victimes du franquisme et réclamer justice (Rozenberg 2007). Le mouvement se développe d’abord autour de la question des disparus et des exhumations des fosses communes, notamment avec l’Association pour la récupération de la mémoire historique, fondée par Emilio Silva (Leizaola 2007). Face à la montée des revendications, une « déclaration institutionnelle du Parlement espagnol de condamnation du coup d’État du 18 juillet 1936 » est votée le 20 novembre 2002, avant que ne soit adoptée, après l’arrivée au pouvoir du parti socialiste en 2004, la loi dite de « Mémoire historique », le 31 octobre 2007, officiellement intitulée Loi qui reconnaît et élargit les droits, et établit les mesures en faveur de ceux qui ont subi la persécution ou la violence durant la Guerre civile et la dictature. Outre « une condamnation du franquisme » et « l’affirmation de l’illégitimité des tribunaux franquistes » (Rozenberg 2014 : 62), cette loi stipule que tous les symboles à la gloire du franquisme doivent être enlevés de l’espace public. L’État s’engage aussi à permettre l’accès aux archives de cette période et à aider à localiser les fosses communes. Enfin, les descendants d’exilés et d’immigrés qui le souhaitent peuvent recouvrer la nationalité espagnole.

En dehors des trois premières dispositions, qui relèvent de la disqualification du régime franquiste, les autres dispositions visent à permettre une récupération individuelle de la mémoire : la connaissance par ceux qui le souhaitent de l’histoire de leurs ascendants. Comme le souligne Géraldine Galeote,

cette approche individuelle apparaît clairement […] dans l’exposé des motifs. […] La présente loi part de la considération selon laquelle les divers aspects en lien avec la mémoire personnelle et familiale, spécialement lorsqu’il s’est agi de conflits à caractère public, font partie du statut juridique de la citoyenneté démocratique […]. Est reconnu, en ce sens, un droit individuel à la mémoire personnelle et familiale de chaque citoyen […]. Cette déclaration […] est complétée par l’énoncé de la mise en place d’une procédure spécifique afin d’obtenir une déclaration personnelle, ayant un contenu réhabilitateur et réparateur, qui apparaît comme un droit pour toute personne ayant subi des préjudices, celui-ci pouvant être exercé par les personnes concernées ou par leur famille.

Galeote 2013 : 22

L’État se propose donc, à travers cette loi, de faciliter les démarches individuelles ou familiales. Si, au plan collectif, il déconstruit la mémoire honorant le franquisme, en en retirant les symboles dans l’espace public, il n’institue pas de nouveau récit ni de commémoration. La nouvelle mémoire collective semble dès lors ne pouvoir résulter que de l’agrégation des mémoires individuelles « récupérées » ou d’initiatives associatives débouchant sur la pose de stèles ou de plaques commémoratives consacrant des espaces comme lieux de mémoire.

C’est dans ce contexte, au printemps 2008, six mois après le vote de la Loi de mémoire historique, qu’ont été réalisés les entretiens. Les voyages des racines déjà entrepris depuis le début des années 2000, ou simplement projetés, ne peuvent se comprendre que dans ce cadre historique, politique et mémoriel. Deux modes d’articulation entre ce mouvement et cette politique de réhabilitation des Républicains d’une part et, d’autre part, les souvenirs vécus et/ou transmis des descendants peuvent être distingués, qui dessinent des intérêts différents pour le tourisme mémoriel et le cas échéant des formes diverses de périple. Je présenterai d’abord le cas des descendants chez lesquels le mouvement de « récupération de la mémoire historique » a participé à susciter l’envie de se rendre dans le ou les villages d’origine des parents ou grands-parents, puis celui de ceux qui n’envisagent pas un tel voyage mais peuvent s’intéresser à des formes moins personnelles de tourisme mémoriel : visites d’exposition, de sites, lectures de plaques commémoratives, etc. Cet intérêt variable pour le tourisme mémoriel peut correspondre à des modes divers de transmission de l’histoire familiale, comme à des étapes différentes dans un itinéraire personnel.

Au croisement du mouvement de « récupération de la mémoire historique » et de la quête du passé familial

Certains descendants présentent le mouvement dit de « récupération de la mémoire historique » comme ayant joué un rôle dans le déclenchement de leur quête du passé familial. C’est le cas de Florencia et Anne Lucio, dont le père est arrivé en France en 1947, à 24 ans. Son propre père, arrêté en 1939, avait été condamné à 30 ans de prison par le régime franquiste, et sa famille obligée de quitter le village et de fuir à Valence.

Mon père nous a beaucoup raconté de choses avant ses douze ans sur l’histoire de sa famille […]. Et puis il y a un grand trou, qui est le trou de la guerre d’Espagne. On sait simplement qu’ils se sont retrouvés à Valence puisque nous, on a toute notre famille qui est à Valence […] notre village, on ne le connaît pas. On y est allé une fois dans un circuit un peu plus touristique (rires) on va dire. […] Mon premier truc, c’est « Mourir à Madrid », Frédéric Rossif, vu au ciné-club du lycée. […] J’ai cette image-là. […] Donc moi j’imaginais que notre grand-père avait fui […] à l’arrivée des troupes franquistes avec toute sa famille, en charrette, en camion, enfin toutes les images qu’on a des exodes et qu’il avait emmené tout le monde à Valence. […] Et puis il y a cinq, six ans de ça, je ne sais plus, je rentre de vacances en voiture, je mets la radio, France Culture, et je tombe sur […] une émission où Emilio Silva raconte comment il a créé l’association sur la recherche de la mémoire historique, sur comment il a fait des recherches sur son grand père qui a été fusillé, comment à partir de ça il ouvre les fosses communes, qu’il déterre les cadavres, qu’il fait des recherches ADN […] et on a le témoignage de personnes durant les deux, trois heures que durait l’émission de radio. […] Je rentre chez moi, sur Internet, je fais : « association pour la recherche de la mémoire historique ». Je tombe sur le site d’Emilio Silva et puis j’écoute, je lis, je t’[à sa soeur] enregistre l’émission, […] on communique là-dessus, et puis j’écris à ma tante qui est en Espagne pour lui dire : « j’aimerais qu’on fasse des recherches, qu’on réhabilite la mémoire de notre grand-père ».

Florencia Lucio, 21 avril 2008

L’expérience d’Anne, sa soeur, est légèrement différente : « moi, en ce qui me concerne, je pense sincèrement que si la loi-là n’était pas sortie, je ne serais pas allée chercher… enfin aujourd’hui l’histoire, les causes de la famille. Je pense que j’aurais attendu que ça vienne un peu ».

Les descendants chez lesquels le mouvement de récupération de la mémoire historique déclenche une quête n’ont généralement que peu d’éléments sur le vécu et le parcours précis de leur ascendant pendant la Guerre d’Espagne. La quête pour autant ne résulte pas seulement de l’ouverture de l’espace public à cette question : de la diffusion dans la sphère publique des narrations concernant les faits commis pendant la guerre et de la reconnaissance accordée aux Républicains. Elle émerge à l’articulation entre récits publics et événements familiaux, survenant fréquemment après le décès d’un proche ou en raison de l’âge avancé d’un ascendant. Se conjugue ici un effet de période allié à un effet de génération, le mouvement de récupération de la mémoire ayant été porté par la troisième génération, celle des petits-enfants des Républicains. Les mêmes facteurs jouent aux niveaux individuel et collectif, renforçant mutuellement leur influence. Ces familles se caractérisent souvent par le fait que l’ascendant(e) exilé(e) s’est marié(e) avec un(e) Espagnol(e) issu(e) d’une autre vague migratoire, celles économiques des années 1920 et 1930 ou 1950/1960. Il en résulte que les discussions sur la Guerre d’Espagne et le passé familial sont rares, faute d’interlocuteurs (Ribert 2015). Peu nombreuses sont aussi les personnes auxquelles les descendants peuvent s’adresser pour obtenir des informations. Ces familles sont également marquées par des conflits familiaux, parfois autour d’une part d’héritage dont le réfugié a été dépossédé.

La forme prise par la quête de ce passé familial apparaît très largement déterminée par la politique mémorielle mise en oeuvre en Espagne qui privilégie, on l’a dit, une approche individuelle de la mémoire. Ce qui est recherché est l’histoire de la famille, voire d’un ancêtre précis dont il s’agit d’abord de retracer le parcours, l’engagement, et parfois ensuite d’obtenir qu’il soit reconnu, notamment à travers l’inscription de son nom sur un mémorial. C’est dans ce cadre, après avoir lu des livres, fait des recherches sur Internet, contacté des proches pour tenter d’obtenir des informations plus précises ou des associations travaillant localement à la mise au jour du passé et à la réhabilitation des Républicains que peuvent émerger le besoin ou le désir de se rendre dans le village des ascendants, dans une démarche là encore individuelle. Le village constitue ce que Constance de Gourcy appelle un « espace de référence » : il renvoie « aux lieux de l’origine familiale » (Gourcy 2010 : 350) et aussi souvent de l’exil. Dans ces familles, les parents ou grands-parents originaires du village n’y sont parfois jamais retournés, ou très rarement, alors qu’ils se sont rendus plusieurs fois ailleurs en Espagne. Le retour au village, quand il s’est produit, est décrit comme ayant été extrêmement pénible, comme pour la mère d’Elena Molina-Dupond, arrivée en France à l’âge de 13 ans, en 1949, avec sa propre mère, pour rejoindre son père qui y était depuis 1939. Elle s’est mariée à un Espagnol venu en France après-guerre pour des raisons économiques.

Ma mère ne voulait pas. Elle n’y est pas retournée, elle n’a pas pu retourner. Je crois qu’elle y est allée avec mon père, quand nous nous étions déjà âgés, donc plus avec eux. […] Ils sont allés jusqu’en Andalousie et là, ma mère n’a pas pu aller dans sa rue. Voilà, c’était trop difficile, donc elle n’a pas voulu. […] Ils n’y allaient pas pour revoir comme ça son village, ils y allaient pour y chercher des papiers, pour faire valoir les droits de mon grand-père […] c’était pour que ma grand-mère bénéficie peut-être, je ne sais pas, de « veuve de guerre » […]. Elle est allée dans la mairie et dans la mairie, alors ça devait être dans les années 85, […] et elle a demandé des certificats, des actes de naissance […] et en fait elle s’est trouvée confrontée à quelque chose de vraiment violent de nouveau. Le type l’a fait patienter, a mangé son sandwich devant elle, voyez, c’était pour marquer encore qu’il y avait cette scission. Ça a été très violent pour ma mère.

Elena Molina-Dupond, 4 avril 2008

Quant aux descendants, ils sont parfois allés eux-mêmes une fois au village, quelquefois jamais. Il arrive que pareils périple, quête et enquête soient même tout simplement proscrits du vivant du parent concerné, comme s’ils constituaient la transgression d’un interdit.

À partir des éléments évoqués par leur ascendant sur la vie dans le village avant la Guerre d’Espagne, de bribes glanées auprès de membres de la famille, de ce qu’ils connaissent de façon générale sur la Guerre d’Espagne ou des livres qu’ils ont pu lire, parfois sur l’histoire de la région ou même du village, des musées qu’ils ont pu visiter (Wahnich 2002), les descendants reconstruisent ce qu’ils pensent être l’histoire et l’itinéraire de leur ascendant. Ils se façonnent un imaginaire du lieu.

Nos grands-parents nous racontaient des choses qui étaient un peu fantasmagoriques […] c’étaient presque des histoires, de loups par exemple, qui venaient au village, alors quand on est dans la banlieue parisienne, on a du mal à imaginer cette histoire-là, […] des enfants qui ont disparu […]. On s’est un peu raconté, enfin imaginé des choses, voilà, des anecdotes. J’ai essayé de me construire une image. Il n’y avait pas du tout de photos des lieux. Ils sont partis, ils avaient très peu de choses avec eux. Il n’y avait pas moyen de se rattacher […]. Les premières images que j’ai vues du village de ma mère, c’est un oncle qui les a ramenées, qui était parti avec un caméscope. Mais il n’a pas ramené des images du village : il a ramené des images de la maison. J’ai vu depuis l’été dernier la maison dans le village et les alentours. Depuis ça a déclenché : j’interroge ma mère, alors qu’elle se dit très réticente à tout souvenir […]. Il n’empêche que quand je l’interroge, ça part, et donc j’enregistre tout ce qu’elle peut dire […]. Je suis allée au cimetière de ce village, et je ne savais pas, les histoires de nom, c’est un peu compliqué, je n’arrivais pas à retrouver des ramifications. Ne serait-ce que d’avoir un peu une idée claire des noms de chacun. C’était quelque chose qu’on n’avait jamais essayé de poser clairement.

Elena Molina-Dupond, 4 avril 2008

Ce qui semble être cherché ici, à travers le voyage au village, est l’ancrage spatial, dans un lieu concret, d’une histoire familiale déréalisée, qu’Elena Molina-Dupond a du mal à s’approprier, qui échappe.

Elle s’agaçait très souvent ma mère, parce qu’elle trouvait que je ne me rappelais de rien. Bien souvent, elle m’a dit : « mais je te l’ai déjà expliqué, etc. » Et moi, je n’arrivais pas à le fixer en fait. Donc voilà, cette histoire de mémoire, garder en moi ça : je n’arrivais pas à le faire. […] J’ai failli perdre l’enregistrement de ma mère. […] La disquette sur laquelle j’avais enregistré ma mère ces derniers jours, je l’ai égarée. Vous voyez, ce n’est quand même pas si simple que ça, cette affaire de transmission.

Elena Molina-Dupond, 4 avril 2008

Dans ces situations où les descendants ne sont pas ou très rarement allés au village et où leurs ascendants n’y sont pas retournés, le village est même parfois construit, en partie de ce fait, comme lieu mythique. C’est notamment le cas quand l’ascendant a dû le quitter jeune et qu’il est, pour lui, associé à des moments heureux de l’enfance. Les évocations du village, devant les proches, sont alors empreintes de nostalgie, conférant une dimension mythique au village, dont les pratiques funéraires peuvent témoigner.

Le village, il apparaît comme quelque chose d’un peu mythique. C’est-à-dire, on vient de D., mais toute la famille est à Valencia, et personne ne parle de D. […] On parle du village simplement pour y mettre les cendres une fois mort puisque notre plus jeune oncle est décédé il y a quelques mois et ses cendres sont retournées « al campo de D. ». Il n’a dû y remettre les pieds que quatre ou cinq fois, puis, lui, il est parti petit de D. La tia Ana pareil, il y a une partie de ses cendres au village. Et notre père nous a demandé aussi, quand il serait mort, qu’il soit incinéré et qu’il y ait une partie de ses cendres à Valencia et une autre partie à D. Donc il y a toujours un attachement à un village qu’on ne connaissait pas. Qu’on voit, qu’on perçoit un peu mieux avec ce livre…

Florencia Lucio, 21 avril 2008

Quand, a contrario, dominent dans les récits des ascendants la répression et les humiliations subies au village, cette dimension mythique n’est pas présente, même si reste le besoin d’ancrer dans la réalité l’image du village.

Dans ce contexte, le voyage des racines souhaité est en même temps appréhendé. Se rendre au village s’apparente pour certains à une confrontation avec le passé et avec la réalité, confrontation qui peut être porteuse de violence et témoigne du désir de ne pas se contenter de l’imaginaire, même si cette confrontation peut aussi survenir lors de la lecture d’un livre. Certains pressentent que des événements graves se sont produits au village ou que l’histoire n’est pas telle qu’ils l’avaient imaginée. C’est ce qu’ont découvert Florencia et Anne Lucio, à la lecture d’un livre écrit par un historien, trouvé sur Internet, dans lequel un homme qu’elles identifient comme leur oncle, pilier du groupe anarchiste local, est dépeint comme très controversé, ce qui expliquerait que la famille ait dû fuir à Valence, non pendant la Guerre d’Espagne comme elles le pensaient, mais après, en 1940. Alors qu’elles avaient entendu parler de leur grand-père comme d’un « socialiste », « un grand humaniste », « conseiller municipal pendant la République », elles s’interrogent sur ce qu’il s’est vraiment passé au village et sur les raisons pour lesquelles il a été condamné à trente ans de prison.

L’histoire, là, je pense que j’ai toujours eu peur d’aller la chercher peut-être. Parce que ça a toujours été une histoire, je pense, qu’on savait douloureuse. Parce que moi j’ai l’impression, en fait, de me reprendre dans la figure le traumatisme de mon père. […] C’est pour ça que j’y vais tout doucement, c’est pour ça que je ne vais pas non plus forcément en Espagne parce que je sais que, pour résoudre la question sur laquelle on est, il suffirait d’aller passer quinze jours ou trois semaines en Espagne, et puis on va chercher les archives, on va rencontrer les historiens. […] Il y a 300 pages dactylographiées qui sont aux archives municipales.

Florencia Lucio, 21 avril 2008

La décision de se rendre dans le village des ascendants peut alors être le fruit d’un long processus, comme pour Elena Molina-Dupond.

Ça n’a jamais été une priorité, l’Espagne, d’une certaine manière non plus. Ça l’est devenu […]. Il y a eu un moment où, dans mon travail personnel, il a fallu que j’aille en Espagne, et j’ai mis du temps à y aller. J’y pensais depuis une bonne dizaine d’années, avant de me décider à y aller l’été dernier dans ce village de ma mère [pour la première fois]. Je mets beaucoup de temps à faire les choses. […] Je me suis fait offrir un petit magnéto quand j’ai eu 40 ans. On me l’a offert il y a sept ans, ce n’est que maintenant que je pense que je peux enregistrer ma mère.

Elena Molina-Dupond, 4 avril 2008

À l’enquête – qui se traduit par des questions posées en amont aux associations, la volonté de rechercher d’éventuelles archives, d’interroger les gens du village ou des proches qui y demeureraient encore – se mêle souvent aussi une quête. Les attentes projetées autour de ce voyage dans le village des aïeux sont généralement multiples. Il peut s’agir de voir la maison ancestrale, de mettre des images sur ces lieux perçus comme originels, voire de se ré-enraciner symboliquement.

Le retour en Espagne, on parle beaucoup dans ces moments-là, en particulier parce que sur place on essaye aussi d’en savoir plus, de voir la maison familiale, de visiter les cimetières […] et les moments un peu forts de ce qui s’est passé en Espagne à l’époque. C’est vraiment une occasion de… un peu de pèlerinage. […] [C’est] une espèce de retour aux sources, de reconstitution de la mémoire.

Éric Fernandez, petit-fils d’exilé, la trentaine, 10 avril 2008

En cas de décès des proches peut s’ajouter le désir de se recueillir sur cette terre considérée comme originelle et d’y retrouver le parent disparu : de le faire pour ainsi dire un peu revivre. « La géographie du voyage des racines », écrit Florence Heymann, « instaure une dialectique subtile entre espaces réels et chimériques, entre sites concrets du présent et ceux, fantasmés, du passé. […] Lorsqu’il se promène dans les rues, [le touriste des racines] n’y rencontre pas “l’authenticité” du présent, mais l’illusion du passé » (Heymann 2010 : 26). Les visites au cimetière, qui constituent un passage quasi obligé de ces périples, permettent de tisser ce lien entre le passé et le présent, le cimetière « [incarnant] […] la permanence du passé ». Aux raisons multiples présidant à ce voyage peut s’ajouter enfin un sentiment « d’obligation morale » à l’égard des générations précédentes (Sintes 2010 : 40).

Ces voyages semblent aussi motivés par une aspiration à la reconnaissance : espoir que l’ascendant soit connu de certains habitants du village, qu’il soit reconnu en tant que membre du village, que la légitimité du combat des Républicains le soit également, et donc l’engagement ou l’action de l’ascendant, espoir enfin et surtout d’une réhabilitation. Florencia et Anne Lucio y aspirent pour leur grand-père, condamné à trente ans de prison par le régime franquiste et qui a été libéré alors qu’il était très malade, peu avant sa mort.

Ce qui est très paradoxal, c’est que notre oncle qui lui était anarchiste et pas Républicain, lui il a son nom sur une plaque. Et l’autre grand-père (rires) qui était Républicain, lui qui a défendu la République, comme il n’est pas mort au bon endroit, il n’a son nom nulle part. Je trouve ça… les paradoxes de l’histoire qui sont quand même très curieux, donc l’idée c’est quand même qu’au final, soit on arrive à faire réviser son procès symboliquement, soit qu’on reconnaisse qu’il est une victime et que son nom soit sur l’un des monuments que l’Espagne est en train de monter aujourd’hui.

Florencia Lucio, 21 avril 2008

Les attentes des descendants épousent les possibilités offertes par la Loi de récupération de la mémoire historique, qui font elles-mêmes suite aux revendications de la société civile. Le but ultime est, dans les cas d’emprisonnement ou d’exécution, outre la connaissance de l’histoire précise de l’ascendant et des raisons pour lesquelles il a été condamné, l’inscription de son nom sur une plaque ou une stèle, souvent non loin du village d’origine, valant reconnaissance à la fois comme victime et comme Républicain, et réhabilitation. Les descendants accordent également beaucoup d’importance à la suppression des symboles franquistes dans le village d’origine, et plus généralement en Espagne, comme le prévoit là encore la loi. « Quand je vais en Espagne », explique ainsi Éric Fernandez, « ça m’hallucine de voir encore des monuments ou des rues avec des noms de héros de l’époque où Franco carrément… il y a encore ces traces-là ». L’un des enjeux du voyage est la rencontre avec l’autre. « Tout se passe comme si la rencontre avec l’autre, celui perçu comme proche et lointain, était vécue comme un moment décisif, une étape fondamentale et fondatrice d’un nouveau rapport aux lieux dans les récits de celles et ceux qui expérimentent ce type de retour » (Gourcy 2010 : 352). L’autre peut être ici tout à la fois un membre de la famille rencontré à l’occasion de ce périple, les voisins ou les habitants du village auprès desquels on cherche à glaner des bribes d’histoire, ou les militants et membres d’associations à l’origine des exhumations et de l’apposition de plaques et de stèles.

Ces voyages des racines, comme dans d’autres contextes, en Russie par exemple (Nérard 2013 : 247), se caractérisent aussi généralement par le fait qu’ils sont entrepris en famille, deux générations étant présentes : le plus souvent les enfants et les petits-enfants. Cet intérêt partagé pour le passé familial les unit, comme le dit Éric qui est retourné quatre fois avec son père dans la région d’origine de la famille.

[Mon père] loue une maison, il nous invite, j’y vais avec mon amie. J’y vais aussi avec ma soeur […]. C’est en famille. C’est important que ce soit en famille pour moi, avec mon père notamment. J’aimerais bien que ce soit aussi notamment avec les oncles. […] C’est important, parce c’est un moyen à la fois de pouvoir échanger avec lui, d’en savoir en même temps plus, de me transmettre un certain nombre de choses quand il est là-bas, et puis c’est aussi un lien en lui entre l’Espagne et moi.

Éric Fernandez, 10 avril 2008

La façon dont sont vécus ces voyages diffère bien évidemment entre la génération des enfants nés en France – la génération de la post-mémoire (Hirsch 1997) – et les petits-enfants, qui se montrent globalement plus distanciés. Quand les petits-enfants ne sont pas présents, la démarche entreprise est souvent pensée « pour eux ». Il est ainsi fréquemment prévu qu’elle aboutisse à la rédaction d’un petit livre narrant l’histoire de l’ascendant.

J’ai acheté quatre livres. Anne en a un, j’en ai trois, dans lesquels j’ai fait un texte pour nos quatre enfants […]. L’idée, c’est qu’à la mort de notre père, on donne ce livre à nos enfants pour leur expliquer c’était quoi un peu l’histoire de leur grand-père, voilà. C’est un peu un acte de passation de mémoire…

Florencia Lucio, 21 avril 2008

Ici le but n’est pas seulement de sauvegarder la mémoire de l’aïeul, ou des Républicains espagnols, et de la transmettre (Bechtel et Jurgenson 2013 : 14) mais plutôt de refermer une brèche, d’en finir avec le poids d’un passé tissé d’interrogations, de clore un chapitre de l’histoire familiale, notamment pour le bien des descendants – pour permettre au futur de se déployer. Comme le dit Antonela Capelle-Pogăcean (2010 : 4), « les voyages des racines […] se prêtent à des vécus pluriels, entre désenchantement devant l’impossible rencontre avec un avant disparu et réinvention d’une continuité », notamment dans les cas de belles rencontres. Ils peuvent aussi être l’occasion d’une déconstruction douloureuse de l’histoire qui avait été élaborée.

Dans des configurations familiales et mémorielles analogues, marquées par les non-dits et l’absence de connaissance de ce qui a été vécu par les membres de la famille durant la Guerre d’Espagne, certains n’ont a contrario aucune envie de se rendre dans le village d’origine pour se replonger dans cette histoire et éclaircir les zones d’ombre. Ils ne sont pas intéressés par ce passé qu’ils savent douloureux, et ils ne souhaitent pas mettre à mal l’imaginaire qu’ils se sont construits.

Formes moins personnelles de tourisme mémoriel

Mais, dans la plupart des cas, si un voyage des racines dans le village des aïeux n’est pas envisagé, c’est tout simplement parce qu’il n’a pas lieu d’être : le village est connu par tous les membres de la famille. Les exilés y sont retournés plusieurs fois et leurs descendants s’y sont aussi rendus à de multiples reprises. Le lien avec le village d’origine est renoué depuis longtemps. C’est par exemple le cas dans la famille Hernandez, où, au moment du décès du grand-père maternel, les quatre soeurs ont hérité de la maison au village, qui a ensuite été rachetée par Pabla. Les enfants de Pabla et Mario s’y sont rendus souvent et leur petit-fils y a passé de très nombreux étés, avant que, en raison de sa localisation lointaine dans un village « typique, où il n’y avait rien à faire », la maison ne finisse, au grand regret du petit-fils, par être vendue. La situation est analogue dans la famille de Claire Saez.

Mes grands-parents, ils sont retournés en Espagne en 76 après la mort de Franco. Ils y sont retournés plusieurs fois après dans leur village natal. Même moi, après, j’ai passé beaucoup de mes vacances, enfant, dans un petit village non loin de leur village à eux. Un village connu pour le canyoning (rire) mais voilà, à l’époque, c’était réunion de famille, on avait une maison là-bas […]. Mes grands-parents, ils restaient au village discuter.

Claire Saez, 10 décembre 2007

Le village est dès lors un lieu de souvenirs, tant pour les exilés que pour leurs descendants : souvenirs de l’enfance et des temps anciens auxquels se juxtaposent des souvenirs plus récents de moments passés en famille. Ancré dans le présent, le village n’est généralement pas idéalisé. Les ascendants n’ont pas décidé de s’y réinstaller à la mort de Franco ou lors de la transition démocratique. Il est devenu un lieu de vacances, parfois dans la maison familiale, vacances au cours desquelles il peut arriver que les exilés éprouvent un sentiment de malaise, notamment en raison des mauvais souvenirs qu’ils peuvent y avoir. Le village est dès lors construit comme lieu de l’origine, lieu fondateur qui irrigue la terre d’adoption, ce qui transparaît là encore dans les pratiques funéraires.

Lors de l’enterrement de mon grand père, j’ai des oncles et tantes qui sont allés chercher de la terre du village natal […]. Donc à l’enterrement on a mis de la terre d’Espagne avec des oeillets rouges […]. Il aurait aimé être enterré en Espagne, tout sa vie était là […] mais après, est-ce qu’on veut être enterré dans l’Espagne qui a été celle enfin le visage qu’elle a pris à la guerre d’Espagne, est ce qu’on en a vraiment envie […] ? Je ne sais pas… c’est très, très, compliqué. Je sais pas, ça me… ça me pose beaucoup de questions…

Claire Saez, 10 décembre 2007

Dans ces familles, les descendants des réfugiés ne font pas état de non-dits ou d’éléments cachés. S’ils ignorent certaines choses, c’est selon eux simplement en raison des vicissitudes de la transmission, non d’un désir d’occultation de certains faits ou d’une impossibilité d’en parler.

Moi qui ai vécu un petit peu en Argentine, je dirais la chose suivante : non, je ne sais pas où [mon grand-père] est enterré, mais vraiment purement parce que je ne me suis jamais posé la question et pour le coup, je ne l’ai jamais posée à ma grand-mère, ça c’est bizarre mais… Mais, en revanche, ce qui est important pour moi par exemple les coupures de presse dans lesquelles on donne la liste des gens qui ont été exécutés aujourd’hui et où figure le nom de mon grand-père, et avant, la coupure de presse qui parlait de son procès et de sa condamnation, etc. Ça c’est important, parce que vous savez ce qu’il s’est passé : c’est répertorié, c’est reconnu, personne ne peut vous nier cette réalité-là.

Pablo Hernandez, fils aîné de Mario et Pabla Hernandez, 7 avril 2008

L’exil s’est souvent produit en famille : avec les parents et les frères et soeurs, parfois le conjoint. La compagne ou le compagnon sont généralement eux-mêmes réfugiés ou enfants de réfugiés. Dans ce contexte, des échanges ont lieu avec les proches ; le passé est régulièrement évoqué. Les conflits familiaux semblent aussi moins fréquents.

Quand ils pratiquent le tourisme mémoriel en lien avec la Guerre d’Espagne, ces descendants s’intéressent aux expositions, aux visites de sites (camps, lieux de commémoration, stèles, etc.). La publicité faite autour des sites et des initiatives mémorielles, le développement du tourisme sur cette thématique, jouent incontestablement un rôle dans les visites qui peuvent être effectuées. Des ouvrages ont aussi très souvent été lus sur la Guerre d’Espagne, parfois également sur l’exil, et des films regardés. Quand ils sont à l’initiative des visites, ces descendants ne cherchent pas tant à reconstituer l’histoire précise et particulière des membres de leur famille, qu’ils connaissent souvent bien, qu’à obtenir des éléments de cadrage dans lesquels l’insérer, autrement dit des données historiques précises sur la Guerre d’Espagne et l’exil. Craignant que la narration familiale ne soit partiale, certains, comme Claire Saez, 23 ans, étudiante en histoire, petite-fille d’anarchistes, dont toute la famille s’est réfugiée dans le Sud-Ouest de la France, souhaiteraient avoir la possibilité de confronter les différentes versions.

J’aimerais savoir … Vu que moi […], j’ai la vision d’un côté : la vision des anarchistes. Mais j’aimerais savoir de façon un peu plus… neutre, disons… comment ça s’est passé […]. J’ai beau lire, j’ai quand même une vision… on me transmet une vision assez partiale. […] J’ai bien conscience que tout ne m’a pas [été] dit exactement comme tout… de façon très neutre. […] J’aimerais, j’espère par le biais des lectures en savoir un peu plus… ou même éventuellement rencontrer quelqu’un un peu… parce que mes grands-parents tirent beaucoup sur les communistes, voilà… leur discours… J’aimerais rencontrer éventuellement un monsieur qui a connu les mêmes événements… Je veux dire, lui, ce qu’il en pense […], avoir une vision un peu plus neutre. […] Dans les livres, ils parlent des grands événements mais là, c’est le quotidien, mon-grand père parle de comportement des gens […]. Et dans les livres on le retrouve très rarement ça… […] la vie quotidienne, ça reste un peu un mystère. J’aimerais bien en savoir plus… […] ne serait-ce que par les témoignages […]. Même si les gens, ils transmettent les choses, c’est tellement politisé cette histoire de la guerre d’Espagne, que je me dis d’un côté ou de l’autre, j’aurais toujours des visions hyper partiales. Ils se sont battus pour des engagements, donc en même temps ils ne sont pas près de lâcher le morceau non plus. Je me dis qu’il faut essayer de trouver quelque chose d’assez neutre.

Claire Saez, 10 décembre 2007

Ils cherchent à sortir de l’histoire familiale, à élargir la focale, alors que ceux qui entreprennent des voyages des racines au village sont dans le mouvement inverse, partant de la Grande Histoire et resserrant la focale.

Rares sont toutefois ceux qui font le déplacement exprès. Les éventuelles visites semblent avoir lieu plutôt au hasard des opportunités, à moins qu’elles ne répondent aux sollicitations des proches, comme c’est le cas pour le fils cadet Hernandez.

Je me souviens alors que mes grands-parents ont habité très, très longtemps à côté d’Argelès-sur-Mer. À l’occasion, ce n’est pas le dernier, mais l’avant-dernier séjour, mon père m’a emmené voir le monument au camp d’Argelès, m’a raconté des trucs qu’il avait lus à ce propos-là, m’a emmené voir cette pouponnière qui avait été édifiée par une femme suisse du côté d’Elne, du coup on est allé voir cette maison (rires). Alors que ça fait depuis que je suis haut comme ça qu’on va à Saint-André en vacances. Il aura fallu que j’attende mes 40 ans pour être confronté à ça.

Michel Hernandez, 12 février 2008

Il ne semble pas possible de dissocier ces visites, non plus que l’implication des parents Hernandez dans les commémorations qui se déroulent dans le Sud de la France, de la réhabilitation du grand-père paternel, survenue une douzaine d’années auparavant. Mario, dont le père a été fusillé peu de temps avant sa naissance et qui a quitté l’Espagne avec sa mère, en 1949, à dix ans, explique :

Le rejet de l’Espagne […]. On faisait un peu l’enterrement du retour en Espagne. C’est de dire : ce pays qui n’a pas voulu de nous, moi, à la limite, je n’en veux plus non plus […]. Et puis, c’est vrai qu’on est retournés en Espagne dès qu’on a pu, surtout quand on a eu la nationalité française : […] voir la famille en vacances, etc. C’était encore le franquisme. On arrivait par exemple dans ma famille. Quand on arrivait, discutait, les gens fermaient les fenêtres pour qu’on puisse parler. Donc on continuait avec ce régime. Il y a la mort de Franco, l’avènement du nouveau régime en Espagne et on a vécu ces changements : c’était la venue de la démocratie en Espagne, et moi, ce qui m’a le plus réconcilié avec l’Espagne, c’est… On est allé une année chez moi, aux Asturies, et un cousin m’a dit : tu as vu ce qu’ils ont fait au cimetière […] ? Non. Il dit : ils ont fait un mémorial pour les fusillés. Je suis allé voir. Effectivement. Sur deux murs comme ça, il y a 3000 noms de personnes fusillées jour par jour. Et le 3 juillet 1938, mon père qui y figure (long silence). Et ça me réconcilie. Je me suis dit : il y a eu un changement. Il n’y a pas de raison que moi je ne participe plus à ce changement. Ça nous a poussés à demander la double nationalité. On est électeurs en Espagne.

Mario Hernandez, 19 novembre 2007

Mario Hernandez explique dès lors se rendre aux commémorations dans le Sud, par « respect de leurs parents » et parce qu’il est important de « garder la mémoire ». Sans doute est-ce aussi une façon, à travers sa participation à un collectif, de s’affilier à un groupe, celui des descendants de Républicains espagnols, de revendiquer cet héritage et d’affirmer un double lien à l’Espagne et à la France. L’identité de groupe joue un grand rôle dans ces commémorations (Leiserowitz-Kibelka 2013 : 74).

La connaissance de l’histoire paternelle, la reconnaissance du grand-père à travers l’inscription de son nom sur le mémorial, auxquelles s’ajoutent les initiatives collectives en Espagne et dans le Sud de la France, expliquent sans doute le rapport assez apaisé avec ce passé du fils cadet, constitué à la fois d’intérêt mais aussi de distance à l’égard des récits publics proposés sur les lieux construits comme lieux de mémoire.

Ce que j’en ai pensé? […] Je suis assez content que ce petit morceau de territoire, dans des heures qui ne sont pas forcément les plus glorieuses de sa vie, et en tenant compte d’une démographie espagnole malgré tout assez importante dans ce coin-là, soit capable d’avoir des gestes tranquilles, posés, en direction de cette mémoire-là. Cette stèle sur Argelès. Le fait que le Conseil général, si je ne m’abuse, ait voté des travaux de préservation de cette maternité. Je me dis que c’est presque rassurant que, quel que soit le contenu de cette mémoire, des hommes aient à coeur de l’entretenir. C’est plus en tant que spectateur qu’autre chose. […] Je suis concerné en tant qu’homme quand même, comme je pourrais l’être par tant d’autres choses […]. Ce n’est pas peu. […] Je dois reconnaître quand même que cette stèle, et tout ça, et puis il y a dans les alentours des expositions photos, des panneaux un peu explicatifs […] Je les ai parcourus avec une certaine émotion. Est-ce qu’elle est très différente du genre d’émotion que j’aurais pu ressentir quand, étant à l’école à Bobigny, on était allés visiter le wagon de Drancy ? Non, voilà, c’est des choses de même nature. […] Ce que je n’aime pas (rires) […] c’est les scénographies complexes autour de la mémoire. […] Je n’aime pas plus non plus le petit geste alibi. Je trouve que c’est bien qu’à Argelès-sur-Mer, cité balnéaire pas exactement « chicos », donc disons assez peu exposée au tourisme de mémoire, il y ait cet espace-là, qui est un espace mesuré, mais bien fait, on sent que ça a été le truc bien conçu, bien senti. C’est des historiens, on sent qu’il y a un travail sérieux, qui a été fait avec ce petit monument, très bien rédigé, je n’en connais plus très bien les termes. On n’est ni dans le pathos, ni dans le factuel, on est sur quelque chose où l’émotion vibre un peu mais sans que ça aille… J’aime bien, bien, parce que j’aime que les choses soient posées à leur place.

Michel Hernandez, 12 février 2008

Ces différentes formes de tourisme mémoriel peuvent s’expliquer par une connaissance différente du passé familial et des rapports différents à ce passé, mais elles peuvent constituer aussi les diverses étapes d’un cheminement. Les descendants d’exilés rencontrés considèrent tous que la Guerre d’Espagne a constitué un traumatisme pour ceux qui l’ont vécue (Républicains, épouses et enfants). Mais les lieux où ils situent ce ou ces traumatismes ne sont pas nécessairement les mêmes. Ceux qui connaissent peu de choses de l’histoire des ascendants les situent souvent dans le village perçu comme d’origine, et construit comme point fondateur de cette histoire, même si peuvent être également évoqués des champs de bataille ou, le cas échéant, les camps de concentration allemands. Les autres, qui n’envisagent pas de voyage des racines dans le village, mentionnent plutôt les combats ou l’exode. Comme le dit Ruth Leiserowitz-Kibelka (2013 : 74), lors du premier voyage, on se rend souvent dans les « endroits associés à une expérience négative ». Mais en général, « après la confrontation intensive avec les lieux décisifs du traumatisme […], cet aspect du programme touristique [est] clos ». Les formes de tourisme se diversifient alors. Certains reviennent pour nouer des contacts, d’autres s’intéressent à « d’autres aspects du pays », parmi lesquels, au hasard des itinéraires, les lieux construits comme lieux de mémoire des Républicains espagnols et de l’exil.

Conclusion

Deux modes d’articulation peuvent donc être distingués entre d’une part, le mouvement de récupération de la mémoire historique et, plus généralement, les récits publics sur le franquisme et le combat des Républicains, et, d’autre part, les voyages mémoriels ou des racines et les souvenirs vécus et transmis. Chez ceux qui ignorent l’histoire précise de leur ascendant, l’évocation publique de la période de la Guerre d’Espagne, les exhumations entreprises, l’affirmation par la loi du droit à connaître son passé favorisent la curiosité, l’envie de savoir et, parfois, la décision de se rendre dans le village d’origine des ascendants. Elles légitiment cette quête, en façonnent les contours et en dessinent les attentes. Les récits publics se combinent aux bribes glanées en famille pour pallier les trous de la narration et imaginer la trajectoire plausible des ascendants. Le voyage des racines s’apparente alors à une confrontation avec le passé, à la mise à l’épreuve de cet imaginaire, construit au fil du temps et parfois démenti, au cours de ce voyage et de l’enquête menée, par les travaux d’historiens découverts, les écrits, les archives ou les témoignages d’habitants du village. Au soulagement d’avoir enfin des faits précis s’ajoutent alors, suivant les sensibilités, déconvenue, perplexité ou scepticisme. Certains sont plus prudents. Ils subodorent que les faits ne se sont pas déroulés comme ils les ont imaginés et reconstruits à partir des récits historiques. Ils préfèrent préserver leur imaginaire.

Chez ceux qui connaissent précisément l’histoire de leurs ascendants et/ou le village d’origine, l’histoire familiale, les souvenirs transmis et les récits publics sont dissociés et se juxtaposent, du moins chez les individus que nous avons rencontrés qui, pour la majorité d’entre eux, ne se sont pas investis dans des associations et ne sont pas militants, mais sont des descendants « ordinaires » de Républicains espagnols exilés en France. Si certains cherchent, à travers les informations qu’ils peuvent glaner dans des expositions, sur des sites, dans des livres, à situer l’histoire familiale dans un cadre plus vaste, à avoir un récit plus objectif, plus documenté ou plus articulé, pour les autres, le tourisme mémoriel dans des espaces construits comme lieux de mémoire, voire la présence à des commémorations, sont disjoints de l’histoire familiale. Ces visites, souvent au hasard d’autres voyages, quand elles ne sont pas suggérées par des proches, semblent répondre à un intérêt général pour la Guerre d’Espagne, en lien certes avec le passé familial, mais dans le but d’acquérir une meilleure connaissance de la Guerre d’Espagne. Les descendants de Républicains ont le sentiment qu’ils se doivent de se documenter sur cette période. La bonne connaissance de cet épisode historique fait d’eux de dignes descendants des Républicains espagnols : des descendants qui peuvent s’affirmer comme tels, s’affilier au groupe.

Les uns et les autres se rejoignent dans leur satisfaction à voir cette période de l’histoire enfin exposée et présentée. Ils se réjouissent de la reconnaissance accordée aux Républicains et de leur réhabilitation et aspirent tous à cette reconnaissance pour leurs propres ascendants. Ils se rejoignent également dans la dénonciation de tout ce qui en Espagne, à l’époque de l’enquête, était encore à la gloire du franquisme, notamment dans le village familial. Ces quêtes et enquêtes, quand elles débouchent sur l’obtention de nouvelles informations ou une reconnaissance, peuvent conduire à un apaisement des mémoires et une réconciliation avec les habitants actuels de l’Espagne dont certains ont cautionné le franquisme ou s’en sont accommodés. Les initiatives collectives y contribuent également. Mais pour autant, restent chez certains de la colère et un désir de revanche, colère et désir qui se sont transformés au fil du temps et d’une génération à l’autre, changeant d’objet même, devenant colère contre la France et désir de revanche sociale, sentiments qui ont façonné les personnalités et les trajectoires.

Quand on parle de transmission, c’est vraiment des choses, quand même, qui sont plus des attitudes finalement, parce que le côté vindicatif de ma mère, par exemple, ça, ça m’a été transmis et ce que je suis en train de transmettre un peu à mon fils, c’est un peu aussi une espèce de côté de revendication […]. Longtemps, dans mon rapport à la France, ça a été ça : une espère de lutte, de colère. Ma mère est restée en colère contre l’Espagne. Moi j’étais en colère contre la France. […] Ce qu’elle m’a transmis, c’est plus une déchirure identitaire qu’une identité.

Elena Molina-Dupond, 4 avril 2008

Du côté de mon père [dont le père avait été fusillé avant sa naissance] […] la dynamique de cette histoire est une dynamique de vengeance, ou en tout cas, de revanche avec ce qu’on retrouve classiquement dans ce genre de trucs : une forte volonté d’ascension sociale comme signe extérieur. […] Mes grands-parents étaient pauvres, mes parents se sont brillamment inscrits dans la classe moyenne, mieux en tout cas que toute la fratrie de ma mère. Pas des gens riches, la vraie classe moyenne […] et mon frère et moi sommes diplômés de l’ESSEC. Il y a une espèce de croissance vraiment inscrite dans la revanche.

Pablo Hernandez, 7 avril 2008