Corps de l’article

Introduction

L’allongement de l’espérance de vie dans les sociétés occidentales mène à un vieillissement de la population et conduit à un redéploiement des classes d’âges (Halbwachs, 1970 ; Rémond et Percheron, 1991 ; Cavalli et Galland, 1993 ; Théry, 1998 ; Bozon, 2002 ; Peatrik, 2003 ; Galland 2010 ; Vallin et Meslé, 2010). Cette évolution structurelle des classes d’âges mène à son tour au redéploiement du calendrier biographique des individus : plus jeunes à tous les âges, ils se mettent en couple stable plus tardivement, envisagent de faire des enfants plus tardivement, constituent ou reconstituent de nouveaux couples à un âge avancé, tout en se sentant toujours assez jeunes pour avoir des enfants (Giddens, 2004 ; Bessin et al., 2005 ; Déchaux, 2009 ; Bessin, 2009 ; Bessin et Levilain, 2012). En France, l’âge moyen à la première maternité était de 28,5 ans en 2015, soit 4,5 ans de plus qu’en 1974 (Volant, 2017). En outre, en 2013, les naissances issues des femmes de plus de 40 ans représentaient 5 % de l’ensemble des naissances[1], contre 1,1 % en 1980 (Moguérou et al., 2011). Dans ce contexte d’évolution, l’écart entre l’allongement de l’espérance de vie des femmes et la fixité de leur espérance procréative se creuse (Vialle, 2014). Le report de la maternité au cours de la vie biographique des femmes conduit ainsi un nombre de plus en plus important d’entre elles à se tourner vers l’assistance médicale à la procréation (AMP) en raison d’une infertilité liée à l’altération de leur réserve ovarienne avec l’âge (Lowy, 2009 ; Pison, 2010 ; Bühler, 2014 ; Vialle, 2014). En France, les femmes de plus de 40 ans représentaient 13,8 % de l’ensemble des prises en charge en AMP en 2014[2]. Les femmes âgées de plus de 40 ans apparaissent donc fortement surreprésentées en AMP par rapport au pourcentage des naissances provenant des femmes du même âge, tout mode de conception confondu (5 %).

Si cette évolution est commune à l’ensemble des pays euro-américains, la manière dont ils y répondent diffère (Sevon, 2005 ; Olafsdottir et al., 2011 ; Szewczuk, 2012 ; Büchler et Parizer, 2017). La liberté individuelle des femmes d’autoconserver leurs ovocytes et/ou de recourir au don d’ovocytes après 40 ans pour pallier une infertilité liée à leur âge est reconnue et acceptée aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, en Espagne ou encore en Belgique, tandis qu’en France (mais aussi en Suisse ou en Italie par exemple), les réactions sont toutes autres (Baldwin et al., 2014 ; Büchler et Parizer, 2017). Concernant la situation française qui va plus particulièrement nous intéresser dans le cadre de cet article, l’AMP n’est pas envisagée en termes de réponse à des choix individuels et ne répond pas à un principe de marché basé sur l’offre et la demande comme dans les cas précédents. Intégralement prise en charge par la sécurité sociale, elle est envisagée dans un cadre strictement « thérapeutique » (Théry, 2011). Selon le droit en vigueur depuis les lois de bioéthique de 1994, reconduit lors de la révision de ces lois en 2004 et 2011, l’AMP en France est censée intervenir uniquement pour répondre à un problème « pathologique » par une thérapie adéquate. Elle repose ainsi sur une opposition fondatrice entre infertilité « normale » et infertilité « pathologique ». Alors que les infertilités diagnostiquées comme « pathologique », dans un cadre théoriquement « naturel » de reproduction (Fassin, 2002 ; Lowy, 2009) sont considérées comme légitimes pour une prise en charge par les services d’AMP, les infertilités attribuées au processus physiologique – donc normal – du corps ne sont pas acceptées en AMP. L’infertilité féminine liée à l’âge n’étant pas considérée comme « pathologique » puisque liée au processus physiologique du vieillissement ovarien, les techniques d’AMP ne sont plus remboursées aux femmes ayant dépassé une certaine limite d’âge (43 ans) et leur prise en charge est généralement arrêtée à ce moment-là sans que le recours au don d’ovocytes ne leur soit possible[3] (Rozée et Tain, 2010 ; Vialle, 2014).

Cette opposition entre infertilité « normale » et « pathologique » prend une telle importance en France notamment parce qu’elle nourrit une autre opposition, à connotation principalement morale, qui concerne non la santé des femmes, mais bien les règles régissant l’AMP en France : celle qui distingue une AMP légitime, fondée sur le besoin d’un « traitement » et une AMP illégitime parfois qualifiée de « convenance personnelle ». Ces oppositions structurent donc les règles et le modèle normatif de l’AMP en France. Mais elles structurent et légitiment aussi un discours social et médical particulièrement réactif face aux perspectives d’utilisation des techniques médicales dans le but de pallier l’infertilité féminine liée à l’âge et fortement réprobateur envers les femmes concernées. Ces dernières n’auraient pas fait les « bons choix » aux « bons moments » au cours de leur vie, elles auraient « trop » attendu avant de se décider à faire un enfant, autrement dit, elles auraient « pu » ou « dû » faire autrement (Vialle, 2014). Ce discours rejoint un propos largement diffusé dans le milieu médical, et dans d’autres strates de la société, considérant que ces femmes sont avant tout des « carriéristes » qui réclament sur le tard un « droit à l’enfant » pour satisfaire leur « convenance personnelle ». Une tension existe donc dans la société française entre, d’un côté, les règles d’accès à l’AMP reposant sur l’opposition entre infertilité « normale » et « pathologique », légitimant un discours social conservateur, et, d’un autre côté, les attentes nouvelles à l’égard de ces techniques médicales liées aux évolutions de la société et au recul de l’âge à la première maternité.

Dans ce contexte, nous avons souhaité mener une étude auprès des premières concernées, c’est-à-dire un ensemble de femmes souhaitant accéder à une maternité à plus de 40 ans par AMP en raison d’une infertilité attribuée au vieillissement physiologique de leur réserve ovarienne. Nous pensons que cette situation éclaire particulièrement le modèle bioéthique français et l’ensemble d’oppositions qui le caractérise entre infertilité « normale » et « pathologique », AMP légitime et illégitime. Il s’agit en effet d’une infertilité progressive au fil des âges. Selon les médecins, cette altération débute dès 25 ans puis s’accroit fortement à partir de 35 ans sans que les techniques d’AMP telle que la fécondation in vitro avec les gamètes du couple ne puissent réellement y remédier (Belaish-Allart et al., 2004 ; Szewczuk, 2012). De plus, elle survient à des degrés divers, de façon plus ou moins prononcée et à des âges différents selon les femmes. De ce fait, cette infertilité interroge fortement la limite du normal et du pathologique. Jusqu’à quand est-elle pathologique ? À partir de quand devient-elle normale ?

Parmi les différents objectifs de cette recherche, nous allons ici en développer principalement deux : le premier est l’étude des profils et trajectoires biographiques de ces femmes, ainsi que leurs vécus de l’infertilité liée à l’âge. Il s’agira ainsi d’appréhender cette infertilité en la replaçant dans des histoires biographiques longues et de mieux comprendre qui sont les femmes concernées par les demandes de maternités par AMP à plus de 40 ans. Le deuxième objectif sera de questionner le cadre légal de l’AMP à partir des résultats précédents, et en particulier la façon dont l’infertilité – en tant que phénomène biologique « normal » ou « pathologique » – est appréhendée pour penser le seuil du permis et de l’interdit en France. Nous verrons que les expériences de l’infertilité liée à l’âge dont témoignent les femmes interrogées amènent à appréhender autrement cette notion et, en particulier, à prendre en compte sa dimension temporelle et relationnelle.

L’enquête par entretiens approfondis que nous avons menée a eu lieu en 2014 et 2015, auprès de 23 femmes en couple hétérosexuel[4], âgées de 40 à 43 ans, prises en charge au sein de deux centres d’AMP marseillais. En raison de leur âge, elles étaient toutes confrontées à une infertilité attribuée à l’altération physiologique de leur réserve ovarienne et cela a été la raison même de la prise en charge pour vingt d’entre elles. Les trois autres ont d’abord été prises en charge pour une autre indication médicale (infertilité masculine, endométriose, trompes bouchées), puis la difficulté de l’altération de la réserve ovarienne s’est ajoutée par la suite. Ces trois interviewées étaient les seules inscrites dans un parcours d’AMP depuis plus de 3 ans, toutes les autres étaient dans ce parcours depuis moins de deux ans, ou depuis moins d’un an pour la moitié d’entre elles.

Parmi l’ensemble de ces femmes, quatre avaient déjà un premier enfant, dont deux issus d’un couple précédent. La majorité d’entre elles étaient en parcours d’AMP pour une première naissance. L’enjeu était donc pour elles d’accéder à une maternité. En ce qui concerne leurs histoires conjugales, elles étaient relativement variées. La durée de vie commune de leur couple actuel fluctuait entre 18 mois et 24 ans, la médiane étant 5 ans. Enfin, concernant leurs origines sociales, elles étaient majoritairement issues d’une vaste classe moyenne, allant de métiers de services à la personne (auxiliaire de vie), à des professions libérales telles que kinésithérapeute. Une d’entre elles semblait se situer plutôt au sein de la classe sociale supérieure, en nous basant sur le métier qu’elle a annoncé qui était cadre en ressources humaines dans une grande entreprise.

Notons qu’en recrutant ces femmes directement au sein de centres d’AMP, elles étaient pour la plupart en cours de prises en charge lorsque nous les avons interrogées (20 sur 23). Parmi les trois qui avaient terminé, deux venaient d’apprendre un début de grossesse, une venait d’arrêter le parcours avec échec après être arrivée au terme des 4 FIV permises en France. Par conséquent, pour la majorité d’entre elles, l’issue du parcours d’AMP était encore incertaine. Ce contexte d’incertitude est à prendre en compte dans la lecture de leurs récits. Leurs discours concernaient un événement en train de se faire ou de se défaire, une histoire en cours au dénouement inconnu : avoir un enfant et devenir parent ou ne pas avoir d’enfant et renoncer, pour la plupart d’entre elles, à la parenté. C’est ce présent à l’issue incertaine qui configure les récits recueillis. En effet, « le récit ne peut que mettre en jeu le présent, puisque c’est à partir du présent de celui qui parle qu’il est recomposé. C’est au présent qu’il donne sens, et non pas seulement à ce qui est fini. » (Théry, 1993 : 259). Les discours des femmes interrogées justifiaient ainsi l’action en cours, ils donnaient des raisons à leur lutte pour mener à bien leur projet parental au-delà de 40 ans.

Les entretiens étaient composés de quatre grandes parties : la première portait sur l’histoire personnelle et conjugale, jusqu’au diagnostic d’infertilité ; la seconde portait sur le déroulé du parcours d’AMP ; la troisième sur le vécu de l’âge en lien notamment avec le projet de maternité et la dernière enfin portait sur leurs opinions relatives à la législation encadrant l’AMP en France.

À partir des entretiens récoltés, nous allons tout d’abord analyser les trajectoires biographiques des femmes interrogées, permettant de comprendre la temporalité dédiée au projet procréatif dans leurs histoires biographiques. Nous montrerons ainsi dans une première partie l’importance qu’elles ont accordée à la réalisation d’autres objectifs avant de pouvoir s’investir dans la construction d’une famille. Nous allons voir que les enquêtées ont toutes repoussé à après 35-40 ans leur projet parental, car sans ces objectifs atteints, elles se sentaient indisponibles pour ce projet. Elles voulaient en effet prioritairement trouver un compagnon, convaincre leur compagnon, avoir un emploi stable, une situation économique satisfaisante, un logement plus grand, etc. Nous avons regroupé ces différents objectifs, non exhaustifs, au sein de quatre formes de disponibilité : la disponibilité partenariale, la disponibilité conjugale, la disponibilité matérielle, la disponibilité affective. Ces cas permettent d’illustrer comment la « norme procréative » (Bajos et Ferrand, 2006a) opère dans notre société. Cette notion a été élaborée par Nathalie Bajos et Michèle Ferrand dans le cadre de leur étude sur le recours à l’IVG en France et présentée dans un article intitulé « L’interruption volontaire de grossesse et la recomposition de la norme procréative » (2006a). Pour les deux auteures, cette norme « définit le « bon moment de la maternité » : ni trop tôt ni trop tard, entre 25 et 35 ans (avant, les grossesses sont stigmatisées comme « précoces » (Le Van, 1997), après, comme « tardives », donc « à risque » (Langevin et al., 1982). » (Ibid. : 92)). Mais ce n’est pas tout, les auteures expliquent également que la « norme procréative » définit quelles seraient les « bonnes » conditions pour avoir un enfant, à savoir : « un couple parental, stable affectivement, psychologiquement et matériellement, cette naissance s’inscrivant dans un projet parental, et survenant au bon moment des trajectoires professionnelles des deux parents. » (Ibid. : 92). Notre étude témoigne de l’importance de cette « norme procréative » et montre qu’elle participe au report dans les âges de la maternité : nous verrons qu’il était socialement admis pour nos enquêtées que sans avoir satisfait les objectifs précédents, la question de faire un enfant ne se posait pas pour elles et ce, bien souvent jusqu’à 40 ans, sans pour autant subir de pression de leur entourage du fait de leur âge.

Mais l’enquête montre aussi que consacrer son temps à d’autres objectifs que le projet parental avant 40 ans, non seulement être conforme à la « norme procréative », était aussi conforme avec le « sentiment de jeunesse » qu’elles ressentaient, les amenant à penser avoir le temps devant elles avant d’essayer de faire un enfant. Le ressenti de leur corps – sur le plan biologique, psychologique comme social – et les normes sociales leur semblaient en adéquation. Ainsi, lors de l’annonce de l’infertilité liée à l’âge survenant peu après la mise en place du projet parental, un sentiment de surprise et de discordance a souvent été ressenti par les femmes interrogées. La découverte d’une partie vieillissante de leur corps ne correspondait plus au ressenti qu’elles avaient jusqu’alors de leur corps dans son ensemble. Nous montrerons alors que ce sentiment de discordance ne s’explique pas seulement par un écart, un décalage, entre capacité biologique d’une part et disponibilité psychosociale à la procréation d’autre part, ou autrement dit, entre corps et esprit. La tension vécue par les femmes est liée à un écart existant au sein même de leur corps reproducteur, entre capacité ovarienne et capacité gestationnelle. Nous verrons enfin que cet écart justifie pour elles l’investissement dans le parcours d’AMP, au moment même où elles se heurtent aux limites du cadre légal français de l’AMP. L’étude des expériences et vécus de l’infertilité féminine liée à l’âge nous permettra alors d’éclairer certaines limites et certains paradoxes du modèle bioéthique français, en particulier concernant sa conception de l’infertilité et des seuils de la temporalité procréative féminine.

Une indisponibilité à la maternité jusqu’à 35-40 ans

Les éléments introductifs concernant les femmes interrogées montrent d’emblée qu’elles ont des profils plus variés que ne le suggère parfois le discours social. En nous intéressant de manière plus approfondie à leurs trajectoires biographiques, nous allons à présent voir plus précisément que différents motifs d’indisponibilité expliquent que le projet parental n’ait pas été envisagé plus tôt dans leur vie. Ces motifs témoignent de l’évolution de la « norme procréative » et de l’importance accordée aux conditions de la maternité (Bajos et Ferrand, 2006a). Ils montrent aussi que pour avoir un enfant, à la différence des médecins qui insistent sur l’importance de la disponibilité physiologique à la procréation (Vialle, 2014), les enquêtées font état spontanément de la disponibilité psychosociale à la maternité.

La disponibilité désigne l’état de ce dont on peut disposer. Par opposition, l’indisponibilité désigne l’état de ce dont on ne peut disposer. Cet état peut être celui d’une chose ou d’une personne. À travers la notion de disponibilité psychosociale à la maternité, nous nous référons à l’état de personnes, en l’occurrence à l’état des femmes rencontrées. Ce sont ces dernières qui étaient disponibles ou indisponibles, soit en état de disponibilité ou d’indisponibilité, pour avoir un enfant en raison des différentes situations dans lesquelles elles se trouvaient, qu’il s’agisse de leur situation conjugale, partenariale, matérielle ou encore affective. Mais cet état de disponibilité ou d’indisponibilité en fonction des situations n’est pas absolu. Il s’agit d’un sentiment : elles avaient le sentiment que certaines situations les rendaient disponibles pour avoir un enfant quand d’autres situations les amenaient à se sentir indisponibles. Ce sentiment est relatif puisque ce qui relève d’une situation de disponibilité pour une femme pourrait ne pas l’être pour une autre et inversement.

De nombreux travaux se sont interrogés sur le passage du désir d’enfant à sa concrétisation. Ils se sont intéressés à savoir : quand prend-on cette décision, quand se sent-on prêt à avoir un enfant, selon quelles conditions ? (Mazuy, 2006, 2009 ; Régnier-Loilier, 2007 ; Orain, 2007 ; Diasio, 2009 ; Régnier-Loilier et Solaz, 2010). Mais aussi, dans quels cas et pourquoi ne se sent-on pas prêt, notamment à travers l’étude de l’avortement (Bajos et al., 2002, 2004 ; Boltanski, 2004 ; Bajos et Ferrand, 2006a, 2006b). Nous proposons de déplacer notre regard et de le délimiter à la question : qu’est-ce qui fait que les femmes interrogées ne se sentaient pas disponibles pour avoir un enfant avant 35-40 ans, alors qu’elles envisageaient une maternité ?

Précisons notre usage de certaines notions par rapport à la littérature existante venant d’être citée. Magali Mazuy, dans le cadre de sa thèse de doctorat de démographie a étudié l’entrée en parentalité des hommes et des femmes en France et s’interrogeait sur les conditions nécessaires au fait de « se sentir prêt-e » pour avoir un enfant. Pourquoi ne réutilisons-nous pas le concept de « se sentir prêt-e » et proposons plutôt, avec quelques nuances, le concept de « disponibilité » ? Le terme de « disponibilité » apparaît dans les travaux de Mazuy, ainsi que ceux d’autres auteurs, mais désigne à chaque fois exclusivement le fait d’avoir du temps pour pouvoir s’occuper de l’enfant à venir (Bloch et Buisson, 1999 ; Bajos et Ferrand, 2006a ; Mazuy, 2009). Notre usage de la notion est beaucoup plus large. Tout comme pour le fait de se sentir prêt-e, on peut se sentir disponible ou indisponible pour avoir un enfant pour une variété de raisons. C’est toutefois le terme de « disponibilité » qui s’est imposé à nous à partir de notre enquête de terrain, sans doute en raison de l’existence d’une nuance dans le sens et l’usage de ces deux notions. La plupart des femmes rencontrées déclaraient avoir un fort désir d’enfant depuis plusieurs années, mais pour différentes raisons que nous allons explorer elles avaient le sentiment d’être indisponibles pour pouvoir concrétiser ce désir et reportaient à plus tard leur projet parental. Il nous a clairement semblé qu’elles expliquaient parfois s’être senties prêtes pour avoir un enfant plusieurs années avant d’essayer d’en avoir un, car compte tenu des situations dans lesquelles elles se trouvaient, le sentiment d’indisponibilité prévalait. Ce sentiment d’indisponibilité à la maternité témoigne ainsi, par opposition, de la nécessité du sentiment de disponibilité pour avoir un enfant. Non seulement il faut se sentir prêt-e mais encore faut-il aussi se sentir disponible. Voici donc quelle nous semble être la nuance entre ces deux notions : se sentir prêt-e semble renvoyer avant tout à la dimension psychologique, au ressenti individuel. Certes, ce ressenti n’est pas détaché du contexte social, mais ce dernier nous semble peu visible à travers cette notion. Tandis que la notion de disponibilité, et plus encore, le concept de disponibilité psychosociale à la maternité nous semble mieux désigner la complexité de ce ressenti, à la fois individuel, tout aussi bien que lié à des situations extérieures à soi. Pour avoir un enfant, il faut se sentir prêt-e et disponible. La notion de disponibilité psychosociale à la maternité englobe cette condition psychologique de se sentir personnellement prêt-e, tout à la fois que les conditions de situation, parfois vécues malgré soi, comme le fait d’être célibataire.

La disponibilité partenariale

La question de la disponibilité partenariale prend forme dans un contexte d’acceptation croissante de l’instabilité sentimentale, émergeant dans les sociétés occidentales depuis la fin du XXe siècle. Les couples se font et se défont plus souvent qu’auparavant, sans que cela ne soit pour autant l’objet de réprobations sociales (Giddens, 2004 ; Prioux, 2005 ; Déchaux, 2009). Ainsi, les périodes de célibat sont devenues plus fréquentes au cours de la vie, à tout âge, et bien que pèse toujours une certaine pression sociale à la mise en couple, le célibat n’est plus l’objet d’une stigmatisation sociale. Il est désormais plus fréquent qu’auparavant que des femmes désireuses d’avoir un enfant ayant entre 30 et 40 ans repoussent leur projet d’enfant en raison d’un célibat. Dans le cadre de notre enquête, nous avons vu que sans partenaire la question de faire un enfant ne se pose pas. Le sentiment d’indisponibilité à la maternité prévaut. Nous proposons ainsi de mobiliser la notion de disponibilité partenariale pour désigner le fait de se sentir disponible pour procréer en lien avec la situation de couple. Les femmes interrogées ont témoigné du fait qu’être en couple, et plus encore être dans le « bon » couple, apparaît comme une condition nécessaire au sentiment de disponibilité pour fonder une famille. À l’inverse, sans partenaire ou bien sans être avec le « bon » partenaire, c’est le sentiment d’indisponibilité qui prévaut.

Charlotte : Moi j'attendais, je voulais vraiment alors, avoir un enfant de façon… voilà avec quelqu'un avec qui j'étais bien. (…) Voilà, avoir un enfant pour avoir un enfant, seule, ce n’était pas mon but. (Elle : 43 ans, institutrice – Lui : 44 ans, mécanicien – Durée vie commune : 7 ans – Projet d’enfant au bout de : 4 ans – En cours de parcours d’AMP, en attente de la 4e et dernière FIV/ICSI et en cas d’échec recours au don d’ovocyte à l’étranger prévu)

Christina : Moi je voulais des enfants avec l’homme que j’aimais et qui m’aimait, c’est idiot peut-être, ça fait très Walt-Disney et conte de fées, mais moi je voulais vraiment rencontrer le père de mes enfants, je ne voulais pas un géniteur pour mes gosses, je voulais le père de mes enfants. Alors c’est dans ce choix-là peut-être que ça m’a pris plus de temps que les autres pour le trouver, après bon ben voilà j’avais fait ce choix-là. Je voulais l’homme avec qui vieillir, l’homme avec qui fonder une famille, le père de mes enfants. Je l’ai trouvé, alors c’est sur on s’est trouvé à 38 ans et demi, presque 39. (Ils ont tous les deux 42 ans, professeure en lycée et comptable – Durée vie commune : 3 ans – Projet d’enfant au bout de : 6-8 mois – En cours de parcours d’AMP, en attente d’un transfert d’embryon congelé après la 2e FIV avec échec)

À l’image de ces témoignages, plusieurs femmes interrogées ont expliqué qu’en raison du célibat, elles ont reporté leur désir d’enfant, jusqu’à ce qu’elles rencontrent le « bon » partenaire à un âge déjà avancé. Parmi elles, la situation de célibat à l’approche des 40 ans faisait suite à des histoires sentimentales variées : certaines avaient précédemment été dans une première union de longue durée, d’autres avaient connu plusieurs histoires de couple aux durées variables. Dans un cas comme dans l’autre, ces unions ont pu être suivies par des périodes de célibat plus ou moins longues, jusqu’à ce qu’elles rencontrent leur partenaire actuel peu avant 40 ans. Ce sont donc les femmes en couple récent au moment de l’entretien qui ont été concernées par ce sentiment d’indisponibilité à la maternité du fait de leur situation partenariale. Ce sentiment témoigne de l’importance accordée au couple et ainsi, à la dimension relationnelle pour fonder une famille pour les femmes interrogées.

La disponibilité conjugale

Mener un projet parental dans le cadre d’un couple sous-entend avoir ce projet à deux. Autrement dit, être en couple n’est pas en soi une situation suffisante pour se sentir disponible pour avoir un enfant. Au sein du couple, le sentiment de disponibilité doit être partagé. Si l’un des membres du couple se sent indisponible, l’autre également. Quelques travaux se sont intéressés au passage du désir d’enfant à sa concrétisation et ont, à ce titre, étudié l’importance de l’accord, du consensus, au sein des couples. Parmi eux, plusieurs travaux démographiques basés sur de grandes enquêtes sur les intentions de fécondité ont montré non seulement l’importance d’être en couple stable, mais également la nécessité d’un consensus entre les membres du couple pour que le désir d’enfant soit concrétisé (Thompson, 1997 ; Gonzalez et Jurado-Guerrero, 2006 ; Mazuy, 2009, 2006 ; Régnier-Loilier et Solaz, 2010). Ces études montrent que les taux de convergence entre les membres des couples concernant leurs intentions de fécondité sont très majoritairement élevés (quelques variances selon les études, mais près de 70 % des conjoints déclarent les mêmes intentions de fécondité que ce soit à propos des naissances réalisées ou celles à venir) (Mazuy, 2009 ; Régnier-Loilier et Solaz, 2010). Lorsqu’il n’y a pas convergence entre les membres du couple concernant leurs intentions de fécondité, ces mêmes études montrent que, comme nous l’apercevons dans notre enquête, il s’agit le plus souvent de la femme qui se sent prête et disponible pour avoir un enfant avant son compagnon. Nous proposons de nous pencher ici sur un autre sentiment de disponibilité à la maternité, celui de la disponibilité conjugale, liée à l’entente au sein du couple concernant le projet parental.

Françoise : Alors, au bout d'un an, donc moi je me disais : « c'est quand même bien », parce qu’on s'est rencontré, moi j'avais 35 ans, donc je me dis que quand même… ça commençait à faire. Donc, au bout d'un an, discussion, mais lui il n’en voulait pas, donc du coup alors discussion, discussion, il n’en voulait pas...

Enquêtrice : Il n’en voulait pas de manière générale dans sa vie ou non pas là, ce n'était pas le moment ?

Ce n’était pas le moment pour lui, donc il n’en voulait pas. Donc du coup, on s'est séparé parce que moi je voulais des enfants, donc… et puis il est revenu. Je l'ai chassé, il n’a pas voulu partir, donc voilà, on s'est remis ensemble. Il a fait… il s'est rendu compte peut être que c'était le moment et depuis on essaye et ça ne marche pas. (Elle : 41 ans, accompagnatrice à l’emploi – Lui : 38 ans, responsable agence commerciale – Vie commune depuis : 5 ans – Projet d’enfant au bout de : 1 an – En cours de parcours d’AMP, en cumul ovocytaire en attente de la 1re FIV)

Lucile : Quand j'avais 24 ans, j'allais avoir 24 ans, on était toutes jeunes, et toutes enceintes, alors moi, peut-être par mimétisme, c'est vrai que j'avais eu envie d'un enfant. Mon copain, lui pas du tout, il s'estimait trop jeune, il n’avait pas envie, donc bon, on a laissé de côté. Ça n'a pas été un sujet de dispute, mais juste discuté et puis on est passé à autre chose. Après j'ai passé le concours, donc je suis partie en région parisienne, lui était là donc, de facto, on a abandonné l'idée. Quand je suis rentrée, donc j'avais 30 ans, là j'ai voulu encore. Là, ça a été plus sujet de dispute, en lui réexpliquant que j'avais 30 ans et que donc, il fallait voir un moment, justement sachant qu'il allait y avoir des problèmes [chlamydiae], il ne fallait pas non plus tarder. Et il ne voulait pas du tout, il ne voulait pas du tout d'enfant. (Elle : 40 ans, officier de police – Lui : 43 ans, employé municipal – Vie commune depuis : 24 ans – Projet d’enfant au bout de : 21 ans – En parcours d’AMP, en attente de la 4e et dernière FIV/ICSI)

Les discours recueillis montrent que lorsqu’une discordance a lieu entre les membres du couple à propos de la période de mise en place du projet parental, le sentiment d’indisponibilité prévaut. Dans l’ensemble des cas observés, la femme souhaitait réaliser son désir d’enfant tandis que son partenaire préférait attendre. La situation inverse n’a pas été rencontrée. Ainsi, le plus souvent, en cas de non-convergence des calendriers procréatifs du couple, soit la femme remettait à plus tard son projet d’enfant et s’ajustait à la temporalité de son partenaire, comme dans le cas de Lucile, soit l’homme avançait son projet d’enfant et s’ajustait au calendrier de sa partenaire comme dans le couple de Françoise. Notons que dans les deux cas, comme l’ont montré les témoignages recueillis, l’ajustement des calendriers ne se produisait pas passivement, mais au moyen de discussions, négociations, parfois houleuses, voire, prenant parfois la forme d’ultimatum ou de séparation (Bessin et Levilain, 2004).

La question de la disponibilité conjugale montre, parmi les conditions de la « norme procréative », l’importance d’avoir un enfant et de l’élever dans un cadre familial au sein duquel le projet parental est partagé.

La disponibilité matérielle

La disponibilité matérielle désigne le fait de se sentir disponible pour un projet parental en fonction des ressources matérielles à disposition et leur adéquation avec la venue d’un enfant. Cette question de la suffisance des conditions matérielles revêt différents aspects. Elle concerne aussi bien la stabilité économique que le confort domestique et se manifeste à travers différents faits sociaux que sont notamment la fin des études, l’accession à un emploi stable, la stabilité géographique, ou l’accession à un logement jugé suffisamment grand. Des travaux ont montré l’importance de ces critères pour expliquer le choix du moment pour avoir un enfant (Gonzalez et Jurado-Guerrero, 2006 ; Régnier-Loilier, 2007 ; Mazuy, 2009 ; Régnier-Loilier et Solaz, 2010 ; Régnier-Loilier et Vignoli, 2011 ; Bessin et Levilain, 2005, 2012). Ces mêmes travaux montrent que l’importance accordée à ces critères est variable suivant le genre, l’âge, ou encore la classe sociale. Ils témoignent ainsi de la dimension relative du sentiment d’indisponibilité à la maternité en lien avec la situation matérielle. Les attentes ne sont pas les mêmes entre personnes sur ce que doit être le niveau matériel suffisant pour avoir un enfant. Par exemple, l’importance accordée à la stabilité professionnelle n’est pas la même entre les hommes et les femmes : avoir un emploi stable est souvent considéré comme plus important pour les hommes que pour les femmes, que cela soit de l’avis des hommes ou des femmes (Mazuy, 2009). Mais cette différence d’exigence en fonction du genre est elle-même plus ou moins ténue selon les milieux sociaux.

Dans notre étude, les femmes rencontrées ont souvent reporté à plus tard le projet parental en raison de leurs conditions matérielles qu’elles considéraient comme insuffisantes pour elles-mêmes ou pour accueillir un enfant dans un cadre qu’elles jugeaient optimal.

Mélanie : Parce que bon, étant plus jeune, je démarrais mes études, je ne savais pas du tout ce que j'allais faire donc… Je ne pouvais pas… dans ma tête ce n'était pas possible d'avoir un enfant ne sachant pas quoi lui donner comme avenir après. (Elle : 40 ans, architecte – Lui : 48 ans, maître d’œuvre – Durée vie commune : 18 mois – Projet d’enfant au bout de : 1 an – Au début du parcours d’AMP, en attente du début de la stimulation hormonale pour la 1re FIV/ICSI)

Mounia : Et donc quand il est arrivé chez moi, j'habitais dans un petit appartement d'étudiant… Je travaillais déjà évidemment, mais j'habitais toujours dans mon petit appartement d'étudiant, dans un quartier un peu mal famé… et donc, il est arrivé là. On s'entassait avec ses enfants quand c'est lui qui les avait le week-end et après on a cherché cette maison, ce qui fait que ça a pris du temps et c'est pour ça qu’on n’a pas cherché à faire un enfant de suite. Et après, une fois qu'on a enfin pu financer, trouver la maison, que tous les problèmes ont été réglés, on s'est trouvé donc avec les travaux. (Elle : 42 ans, ingénieure informatique – Lui : 40 ans, ingénieur informatique – Durée vie commune : 11 ans – Projet d’enfant au bout de : 9 ans – En cours de parcours d’AMP, en attente de la 4e et dernière FIV)

À l’image de ces deux extraits d’entretiens, l’ensemble des enquêtées ayant fait état de leur situation professionnelle ou matérielle précédente pour expliquer le report dans le temps du projet parental exprimaient un fort et lointain désir d’enfant. Mais que ce soit parce qu’elles étaient étudiantes, sans revenu, dans un emploi non stable, ou encore dans de petits logements, elles considéraient que la question d’avoir un enfant ne se posait pas pour ces raisons-là. Jugeant leurs conditions matérielles insuffisantes, elles avaient le sentiment d’être indisponibles pour un projet parental et ont parfois eu recours à des avortements durant ces périodes-là. La question du cadre à offrir à l’enfant à venir était au centre de leurs préoccupations.

La disponibilité affective

Prévoir de faire un enfant seulement après que d’autres objectifs aient été atteints (par exemple, après avoir trouvé un partenaire, un emploi…) n’amène pas nécessairement à un enchainement immédiat de ces différentes étapes. Profiter de la vie entre les études et la parenté, profiter de la vie de couple avant d’avoir des enfants sont des attitudes de plus en plus fréquentes et admises socialement (Mazuy, 2006 ; Régnier-Loilier, 2007 ; Debest, 2014). L’indisponibilité affective, qui désigne le fait de ne pas manifester de désir d’enfant, peut ainsi, dans ce cadre, être admise et apparaître sur un temps plus long qu’auparavant. Le sentiment d’indisponibilité à la maternité tient dans ce cas au fait même que le désir d’enfant n’est ni manifesté ni exprimé. Avoir un enfant n’est tout simplement pas à l’ordre du jour. Ce sentiment est aussi relatif, car il sera variable d’une personne à une autre ou pour une même personne selon les différents moments de son histoire biographique.

La disponibilité affective désigne donc le fait de se sentir disponible pour un projet parental en raison du ressenti d’un désir d’enfant. Sans désir d’enfant éprouvé, le sentiment d’indisponibilité prévaut.

Enquêtrice : Dans le cadre de votre couple, à partir de quel moment vous avez commencé à aborder la question d'avoir un enfant ?

Cécilia : Très tard. Il y a... c'était quand ? 2 ou 3 ans pas plus. Pas plus tôt.

Enquêtrice : Avant ça, la question n'a jamais émergé ?

Non.

Enquêtrice : Et quand elle est apparue, comment est-ce que ça s'est passé ? Qui a abordé le sujet en premier ?

C'est moi. C'est moi parce que j'ai ressenti un vide dans la maison. La sensation d'avoir construit pendant 15 ans avec lui, un nid, mais il n’y avait rien dedans. Alors qu'avant, le besoin, l’envie ne s’était même pas présentée. Si, mais, je l'ai vite étouffé, en me disant que j'avais toujours quelque chose à faire, j'avais toujours un projet professionnel en route, j'avais des super vacances en vue, j'avais... j'avais toujours autre chose à faire qui passait avant. (…)

Je n'ai jamais envisagé mon idéal de vie avec une famille, des enfants, un chien et une maison. Ça n’a jamais été ça. Je ne peux même pas dire que j'en ai eu un d'idéal de vie, si ce n'est que moi je voulais être autonome, ça c'était sûr. Je ne voulais dépendre de personne et pouvoir me débrouiller dans tous les cas, que l'idée de maternité, j’avais l’impression que ce ne serait pas... ça irait à l'encontre de mon autonomie. (Elle : 43 ans, informaticienne – Lui : 50 ans, ingénieur réseau – Durée vie commune : 15 ans – Projet d’enfant au bout de : 13 ans – En cours de parcours d’AMP, en attente de la 2e et dernière FIV compte tenu de son âge)

Le désir d’autonomie dont parle Cécilia est un élément qui a pu apparaître lorsque nous présentions la disponibilité matérielle : sans stabilité professionnelle et économique, la question d’avoir un enfant ne se posait pas. Mais dans le cas présent la situation est quelque peu différente. Précédemment, lorsque l’autonomie professionnelle, domestique, était acquise, le projet parental était immédiatement envisagé. Tandis que dans la situation présente, l’autonomie est davantage perçue comme un objectif en soi que comme une étape permettant la mise en place d’un projet parental.

Cette forme de disponibilité se démarque des trois autres. Dans les autres situations observées, le désir d’enfant n’était pas concrétisé en raison d’un sentiment de manque. Sans partenaire, sans accord du partenaire, sans stabilité ou confort matériel, le sentiment d’indisponibilité à la maternité prévalait. Mais dans ce dernier cas, c’est l’absence de manque qui conduit à ne pas être disponible pour un projet parental. Les trois premières situations sont dotées d’une dimension négative, car elles manifestent la volonté d’un changement d’une situation. Alors que l’indisponibilité affective a à l’inverse plutôt une dimension positive : rien ne manque, les choses sont bien telles qu’elles sont, la volonté est de maintenir la situation telle qu’elle est. Dans ce cadre positif, il n’y a pas la place pour un désir d’enfant puisque le terme même de « désir » suppose l’idée d’un manque, d’une absence à combler (Péruchon et Orgiazzi-Billon-Galland, 2005 ; Debest, 2014).

La diversité des parcours des femmes rencontrées permet d’observer une pluralité de raisons pour lesquelles elles avaient un projet maternel à plus de 40 ans. Leurs histoires biographiques montrent qu’il existe de nombreuses conditions considérées comme nécessaires à la construction d’une famille. Nous observons et analysons ces conditions à travers ce que nous avons nommé le sentiment de disponibilité à la maternité. Notre propos n’est pas ici d’affirmer que les quatre formes de disponibilité à la maternité présentées sont les seules conditions requises pour avoir un enfant, ni qu’elles le sont de manière absolue. Néanmoins, pour ce qui est des femmes interrogées, lorsqu’une de ces conditions faisait défaut, alors cela participait pour elles à un sentiment d’indisponibilité à la maternité. De ce fait, le projet parental était repoussé. Ce sentiment, lié aux conditions de la « norme procréative », amenait donc à n’envisager le projet parental qu’après 35-40 ans.

Précisons cependant que toutes ces situations ne se valent pas et n’ont pas affecté de la même manière les choix de vie des enquêtées, notamment en fonction de leurs âges. Par exemple, le sentiment d’indisponibilité matérielle est le seul qui ait été commun à l’ensemble d’entre elles, au moins au début de leur vie d’adulte. Pour certaines, il a pu perdurer encore plusieurs années, quand pour d’autres, le sentiment d’indisponibilité conjugale ou partenariale est ensuite apparu, jusqu’à ce que la situation menant au sentiment d’indisponibilité ne change. Mais quelques fois, sans que la situation ne change (maintien du célibat par exemple), le sentiment d’indisponibilité à la maternité a pu basculer, notamment avec l’approche ou le passage de la quarantaine. La crainte de ne plus pouvoir faire d’enfant en raison de l’âge a conduit à un accommodement de la situation pour laisser place au sentiment de disponibilité à la maternité. C’est ainsi qu’une des femmes interrogées avait commencé des démarches pour faire un enfant seule par don de sperme à l’étranger, jusqu’à ce qu’elle rencontre son compagnon, et mène finalement un projet parental à deux. La hiérarchie entre les valeurs parentale, conjugale, partenariale, matérielle, affective est relative d’une part car elle diffère d’une personne à une autre en fonction de son genre et de son milieu social, mais également car elle fluctue pour une même personne au fil des âges.

Ces trajectoires variées s’avèrent éloignées du mythe de la femme « carriériste » et hautement diplômée qui reporte à plus tard la maternité par choix ou « convenance personnelle » comme cela est parfois avancé pour disqualifier ces femmes (Olivennes, 2008). Mais d’autres éléments de compréhension sont également à prendre en compte. Le sentiment d’indisponibilité à la maternité qu’elles ont ressenti prend forme dans un contexte social particulier d’allongement de l’espérance de vie et de recomposition des classes d’âge. Dans ce contexte, nous allons voir que leurs trajectoires biographiques apparaissaient en adéquation avec leur « sentiment de jeunesse » et d’avoir du temps devant soi pour faire un enfant.

Le projet maternel à l’épreuve de la temporalité : du temps impensé au temps compté

Avant leurs 35-40 ans, les femmes interrogées ne se posaient pas la question d’un éventuel risque de ne plus pouvoir faire d’enfant en raison de leur âge en cas d’attente prolongée, ou de savoir si la temporalité qu’elles accordaient à leur projet parental était socialement dans la norme ou non. Ces questions ne se posaient tout simplement pas pour elles, d’une part, car rien, pas même leur corps, ne laissait suggérer et ne permettait de conscientiser qu’elles étaient en train de devenir infertiles, y compris lorsqu’elles avaient connaissance de l’altération de la réserve ovarienne avec l’âge. Nous allons voir en effet le rôle de la connaissance du processus physiologique d’altération de la réserve ovarienne, mais plus encore, l’importance de la conscience de ce processus, dans la décision d’essayer de faire un enfant. D’autre part, car le sentiment qu’elles avaient d’elles-mêmes, de leur corps, et leurs parcours, était en adéquation avec le contexte social dans lequel il s’inscrivait. Ainsi, nous allons voir que l’annonce de l’infertilité est apparue en décalage avec ce sentiment d’adéquation. Toutefois, l’enquête montre que ce décalage ne concernait pas leur corps infertile d’un côté et leur volonté d’avoir un enfant d’un autre, soit un écart entre capacité biologique et disponibilité psychosociale à la maternité. La tension se situait au sein même de leur corps reproducteur, entre capacité ovarienne et capacité gestationnelle. La prise de conscience de cette tension a souvent affecté leur rapport au temps, qu’elles ont alors tenté de mettre à profit pour concrétiser au plus vite leur projet parental.

L’inconscience du temps et du risque d’infertilité

La plupart des femmes rencontrées savaient que la fertilité diminue avec l’âge, mais ont tout de même été surprises par ce phénomène. Parmi elles, Françoise explique par exemple : « On le sait que plus on avance dans l'âge, moins on est fertile, mais je ne pensais pas à ce point-là pour moi. ». Quant à Noëlle, concernant les résultats de son test d’AMH[5], elle précise : « Je m’attendais à ce que ce soit compliqué, mais je ne m’attendais pas à avoir un taux si bas en fait. Et là ça a été en l’espace de moins d’un an, le couperet quoi. ». Dans ces deux témoignages, semblables à la plupart des autres recueillis, les enquêtées ont expliqué qu’elles savaient qu’avec l’âge la fertilité décroit, toutefois elles ne pensaient pas que ce serait avec une telle ampleur et rapidité.

Les entretiens recueillis montrent que le fait d’anticiper l’altération de la fertilité avec l’âge, d’avoir conscience du phénomène, de se renseigner à ce sujet, n’est pas dépendant du seul fait d’avoir été informé ou non en étant plus jeune. L’attitude face à la connaissance de la baisse de la fertilité avec l’âge est aussi dépendante de la conscience du temps qui passe et de ses effets sur le corps. Connaissance du risque d’infertilité liée à l’âge va de pair avec conscience du temps. Car si l’on ne se sent pas vieillir, pourquoi s’inquiéter ou s’informer des effets du vieillissement ? La majorité des femmes interrogées ont en effet expliqué ne pas avoir perçu le temps qui défilait et le processus de vieillissement ovarien, car à 40 ans elles se sentaient toujours aussi jeunes qu’auparavant.

Mélanie : L'idée, c'est que je me dis quand même, jusque-là je ne me suis pas sentie vieillir. Comme si en fait, je ne sais pas… la vie est allée très très vite, mais vraiment super vite, quoi. Et moi, j'ai l'impression que je ne me suis pas retournée, j'ai l'impression que je suis encore en train de… Je travaille, mais j'ai l'impression que je suis encore comme si j'étais une étudiante et que je… On a cette vie qui est un peu à 200 à l'heure, parce qu'il faut qu'on fasse plein de choses, parce que je fais un métier qui n’est pas évident et que… et que je passe ma vie à faire ça, c'est vrai, et du coup, je ne me suis pas vue vieillir en fait. Et, récemment, parce que…

Enquêtrice : Quand vous dites, « je ne me suis pas vue vieillir », …

Je ne me suis pas vue vieillir, parce que je n'imagine pas que j’ai 40 ans en… et je l'ai un peu réalisé finalement au moment du mariage, parce que je me suis rendu compte que tous les gens qui étaient proches de nous… avaient des enfants, et déjà grands, et voilà… et finalement, je me suis dit : « nous, on envisage ça maintenant, c'est bien on fait les choses dans l'ordre et tout, on se marie, on est super amoureux », mais bon on est super en retard aussi. (Elle : 40 ans, architecte – Lui : 48 ans, maître d’œuvre – Durée vie commune : 18 mois – Projet d’enfant au bout de : 1 an – Au début du parcours d’AMP, en attente du début de la stimulation hormonale pour la 1re FIV/ICSI)

Plus loin dans l’entretien Mélanie précise que son entourage proche lui renvoyait également une image d’elle-même comme étant quelqu’un de jeune :

Je pense que mes parents ne réalisent pas non plus l'âge que j'ai, donc ils me voient encore comme quelqu'un… qui est en pleine… qui n’a pas de problème pour avoir des enfants et que voilà, je pense que… Et puis aussi, je pense qu'ils m'ont… quelque part, le fait d'être considérée encore comme un enfant très tard, ça fait qu'on ne se projette pas vraiment. Voilà, ils ne m'ont pas fait comprendre que je n'avais plus le temps, qu'il fallait que j'y aille. Ils m'ont toujours plutôt dit toutes ces dernières années, que bon, j'avais le temps quoi, ce n'est pas très grave.

Mélanie explique avoir soudainement pris conscience de son avancée en âge lorsqu’elle s’est mariée peu avant ses 40 ans. Elle souligne la dimension relationnelle de la perception de soi, participant selon elle au « sentiment de jeunesse » et au fait d’imaginer avoir encore du temps pour pouvoir faire un enfant.

D’autres encore dans le cadre de l’enquête ont fait référence à cette perception de soi comme étant jeune et à cette idée d’avoir le temps pour avoir un enfant. C’est par exemple aussi le cas de Mounia qui, à 42 ans, explique : « moi dans ma tête j'ai à peine 30 ans. ». D’autres enquêtées, comme Noëlle, ont davantage insisté sur le temps passé trop vite, sans s’en apercevoir.

Noëlle : Tu sais cette dizaine-là, 30-40, elle passe à une vitesse que tu ne peux même pas imaginer quoi, tu te retournes t’as déjà quarante ans, tu dis mais déjà ? Mais non mais moi j’étais bien il y a 2, 3 jours quand j’avais 30 ans. Mais pas du tout ! Ça passe à une vitesse folle. Donc moi je dis à ma nièce : « amuses-toi, éclates-toi, pour moi ça a été la meilleure période de ma vie, mais fais attention que le temps il passe, il passe, il passe et puis ben oh d’un coup tu fais ah mais merde alors, terminé, mince comment je fais, voilà. ». Mais je ne suis pas dans le regret par contre, ce n’est pas ça que je veux vous transmettre, mais c’est juste que voilà c’est pfff. Effectivement pourquoi à 40 ans il y a tant de problème c’est parce que ben les femmes ont l’impression d’avoir plus le temps, font des choix de vie, des choix sentimentaux, voilà. (Elle : 40 ans, assistante juridique – Lui : 37 ans, cuisinier – Durée vie commune : 4 ans – Projet d’enfant au bout de : 1 an – Fin du parcours intraconjugal après 3 FIV, a proposé son dossier pour un don d’ovocyte en France)

Noëlle explique qu’au cours de sa vie d’adulte, elle n’a jamais ressenti une pression liée au temps qui passe et n’a jamais pensé qu’elle risquait de ne pas pouvoir avoir d’enfant si elle attendait. Elle pensait aussi avoir le temps devant elle.

L’altération de la fertilité avec l’âge a souvent été un impensé pour les enquêtées, en raison du ressenti de leur âge et de leur corps, caractérisé par un « sentiment de jeunesse ». Par ce terme de « sentiment de jeunesse » du corps, nous désignons la perception que les femmes avaient d’elles-mêmes physiquement, psychologiquement, comme socialement. Les entretiens montrent que cette perception de soi a eu un impact sur les choix de vie réalisés et leurs ordres. Les femmes rencontrées, se sentant jeunes, ont de ce fait longtemps pensé avoir le temps devant elles pour mener à bien leur projet parental jusqu’à ce qu’elles découvrent l’altération de leur réserve ovarienne. Elles ont été confrontées à une « illusion de la jeunesse ». Cette « illusion » tient au fait que se sentant jeunes encore à l’approche de la quarantaine, elles pensaient être toujours aptes à procréer, alors que physiologiquement elles étaient devenues trop âgées pour avoir facilement un enfant naturellement. Alors qu’elles se consacraient à leurs études, leurs professions, les éventuels déménagements et aménagements, la recherche d’un compagnon, etc., elles ne percevaient pas réellement le risque approchant de devenir infertiles à cause de leur âge.

L’enquête montre ici que les situations de ces femmes ne sont pas les seules raisons expliquant la temporalité de leur projet parental. Certaines ont précisé qu’elles auraient pu inverser l’ordre des priorités de leurs objectifs, si elles avaient eu un ressenti différent de leur âge, ou bien si elles avaient été mieux informées de la réalité physiologique de la baisse de la fertilité avec l’âge. Ces différents points sont étroitement imbriqués : la connaissance de l’altération physiologique de la fertilité, la conscience du temps qui passe et du vieillissement du corps, les choix de priorité d’objectifs sont un tout lié permettant de comprendre les trajectoires biographiques des femmes interrogées et la temporalité de leur projet parental. De plus, s’ajoute à cela le fait que la perception qu’elles avaient d’elles-mêmes apparaissait en adéquation avec leur environnement social.

Adéquation du « sentiment de jeunesse » et du contexte social

Les situations et sentiments individuels de rapports au temps et à l’âge décrits par les femmes rencontrées se comprennent à la lumière du contexte sociodémographique de notre société et sont le révélateur de ses changements. Les femmes rencontrées, conscientes des liens entre les changements de la société et leurs propres parcours, ont elles-mêmes situé leurs histoires dans ce contexte plus global lors des entretiens. Elles faisaient ainsi référence aux évolutions sociales qui ont touché les femmes au cours de la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe : l’augmentation de leur nombre dans les études supérieures et le monde professionnel et, allant de pair, le recul de l’âge à la maternité ; le processus d’égalité entre les sexes ; l’instabilité et la multiplicité des histoires amoureuses, autrefois mal vues, aujourd’hui largement acceptées. Elles ont également fait référence à l’allongement de l’espérance de vie, générant le fait que l’on ait plus de temps devant soi aujourd’hui qu’auparavant pour avoir et élever des enfants.

À travers ces références sociales, les enquêtées signifiaient que leurs parcours biographiques n’ont rien de spécifique. Ils s’inscrivent dans un contexte social plus large dont ils seraient les illustrations typiques. Ces auto-analyses sont à considérer avec distance : lors des entretiens, les femmes interrogées étaient en train de se battre pour voir aboutir leur projet parental. Dans ce contexte, il semble logique qu’elles justifient leurs parcours en démontrant leur normalité. Néanmoins, les éléments auxquels elles font référence sont connus depuis longtemps et correspondent bien à l’évolution des sociétés occidentales. Il faut préciser cependant que le phénomène d’allongement de l’espérance de vie n’a pas comme seul effet d’ajouter quelques années supplémentaires en fin de vie. Autrement dit, il ne saurait se traduire par un allongement de la vieillesse. L’augmentation de l’espérance de vie se manifeste par un redéploiement de l’ensemble des classes d’âge, conduisant au fait que l’on se sente aujourd’hui plus jeune à chaque âge qu’auparavant (Théry, 1998 ; Vialle, 2014). Cette évolution structurelle du calendrier des classes d’âge se manifeste socialement par le redéploiement du calendrier biographique des individus qui envisagent plus tardivement qu’auparavant certains faits sociaux comme la parenté par exemple. Ainsi, dans ce contexte de rajeunissement des âges, l’analyse nous semblant importante à tirer des témoignages des enquêtées est que leur « sentiment de jeunesse » et leurs parcours s’avéraient en adéquation avec les normes et le contexte sociodémographique.

C’est ainsi que personne dans leur entourage ne les a amenées à se percevoir différemment ou à remettre leurs choix en question. Lorsque cela a parfois été le cas par quelques gynécologues de ville, cela ne permettait pas toujours de changer la donne, notamment lorsque les femmes étaient célibataires. Le fait d’avoir connaissance du processus physiologique d’altération de la réserve ovarienne ne semble pas être un élément déterminant pour éviter d’y être confronté. Certes, certaines enquêtées ont déploré ne pas avoir été suffisamment informées, mais d’autres l’étaient et n’ont pas pour autant mis en place leur projet parental plus tôt. Soit que leur situation les amenait à se sentir indisponibles (indisponibilité partenariale et conjugale notamment), soit qu’entre la connaissance de la baisse de la fertilité et la conscience de ce phénomène un écart important existait. Se sentant jeunes, ne percevant aucune altération de leur corps en général et de leur corps reproducteur en particulier (règles, ovulations…), elles pensaient souvent ne pas être encore concernées par une infertilité liée à leur âge. Ainsi, tant physiquement que socialement rien ne leur signalait qu’elles étaient en train de devenir infertiles ou qu’elles envisageaient une maternité « trop tardivement ». Dans le contexte d’allongement de l’espérance de vie et de redéploiement des classes d’âge, et face à la multiplicité des conditions de la « norme procréative », les trajectoires des enquêtées témoignent d’une évolution des normes d’âge à la procréation.

Ainsi, lorsque les femmes rencontrées ont appris leur infertilité, nombreuses sont celles qui ont été surprises. Nous allons voir qu’elles ont à ce moment-là ressenti un sentiment de discordance lié au fait d’être infertiles en raison de leur âge alors que leur corps ne manifestait aucun signe de changement, de vieillissement et que la société participait à ce sentiment d’adéquation entre le corps et les choix de vie.

Tension entre la double temporalité du corps reproducteur : capacité ovarienne et capacité gestationnelle

Lorsque les femmes rencontrées se sont tournées vers la médecine (gynécologie ou médecine générale), compte tenu de leur âge, elles ont rapidement été orientées vers des centres d’AMP où elles ont immédiatement été prises en charge par des professionnels qui se sont lancés dans une « course contre la montre » ou plutôt contre « l’horloge biologique » (Vialle, 2014). Toutes ont alors pris conscience de l’altération en cours de leur réserve ovarienne et donc de leur infertilité. Cela a souvent été une surprise pour elles. Puis, par-delà la surprise, cette prise de conscience d’une altération physiologique liée au vieillissement a parfois transformé les perceptions qu’elles avaient d’elles-mêmes, et a pu troubler la certitude qu’elles avaient jusqu’alors de voir leur projet parental se concrétiser.

Émilie : Les femmes c'est vrai que, dans mon cas par exemple, on est vieille jeune en fait. Et du coup, je me retrouve à penser à mon âge chaque jour depuis 3 ans et à me sentir vieille parce que mes ovocytes ne marchent plus et j'ai l'impression que j'ai 70 ans quoi presque. Depuis 2 ans, je ne pense qu'à ça. (…) J'ai l'impression que d'un coup ma vie a basculé, d'une jeune fille adulte à finalement d'un autre côté, presque comme un retraité quoi. (Elle : 41 ans, assistante programmation musicale – Lui : 30 ans, graphiste – Durée vie commune : 5 ans – Projet d’enfant au bout de : 2 ans – En cours de parcours d’AMP, en attente d’une 4e et dernière FIV et en cas d’échec recours au don d’ovocyte en Espagne prévu)

Cet extrait montre l’impact fort qu’a eu le vécu de l’infertilité liée à l’âge sur la perception qu’Émilie avait d’elle-même. Alors qu’elle se percevait jusqu’alors comme une « jeune fille adulte », elle a soudainement réalisé qu’elle n’était plus capable de procréer facilement en raison de son avancée dans les âges, la renvoyant de ce fait dans l’univers des personnes en perte de capacité, comme les personnes âgées, les retraités. Ce sentiment de dépossession de ses moyens physiologiques, couplé au comptage du temps qui passe et à l’angoisse de voir le temps passer, l’a amenée à se définir et à se vivre en partie comme une personne vieillie. Nous mesurons tout le tragique d’une telle comparaison. Comme un « vieux » qui compte ses jours restants, Émilie, avec une certaine angoisse, comptait chacun des jours qui la rapprochaient un peu plus vers un éventuel deuil de son projet d’enfant. Nous pouvons faire l’hypothèse que cette sensation de basculer dans une autre phase de la vie humaine est liée aux représentations attachées à la fin de la fertilité féminine et à la ménopause, qui symbolisent traditionnellement un des seuils de bascule d’un des grands âges de la vie à un autre. Des travaux anthropologiques ont montré que la fin de la fertilité féminine, s’incarnant généralement à travers la ménopause, est souvent considérée comme l’événement biosocial marquant le passage entre le statut de mère à celui de grand-mère, soit du statut d’adulte à celui de « vieux » (Fine et al, 2009). Cependant, Émilie n’est pas encore ménopausée et le vécu de cette infertilité liée à l’altération qualitative de la réserve ovarienne l’amène à se considérer dans une catégorie d’entre deux qu’elle manifeste par cette notion de « vieille jeune ». Mi-jeune, mi-vieille, elle fait référence ici à une tension à l’intérieur même de son corps, entre sa réserve ovarienne vieillissante et le reste de son corps toujours jeune.

D’autres réactions ont été observées, liées à la perspective que le projet parental pourrait ne pas aboutir en raison du problème d’infertilité.

Caroline : Je ne me suis pas sentie plus vieille ou moins bien dans ma peau, non, parce que ça non, ça, ça n'a pas impacté. Ce qui m'a impactée, c'est de me dire : « mais les projets qu'on a, ils ne vont pas pouvoir se réaliser ». Là, d'un coup, vous n’êtes plus maître de votre destin ou de votre vie telle que vous voulez la mener. D'un coup, la nature décide pour vous et là, non, ce n'est pas entendable. Moi, je me sens en pleine forme, je suis à fond à chaque fois, je veux dire je ne me sens pas diminuée physiquement. (Elle : 40 ans, éducatrice – Lui : 39 ans, employé dans les travaux publics – Vie commune depuis : 3 ans – Projet d’enfant au bout de : 1 mois – En cours de parcours d’AMP, en attente des résultats de la 3e FIV)

Caroline explique avoir eu le sentiment de perdre la maîtrise du choix d’avoir un enfant, devenu uniquement dépendant de la « nature », elle-même à l’origine de l’infertilité. Elle dissocie cette impression du ressenti de sa condition physique, en rien altérée par rapport aux années précédentes. La congruence des éléments a fait place à la discordance : une partie de son corps n’était plus en adéquation avec le ressenti du reste du corps et des normes de société.

La prise de conscience de l’altération en cours de la fertilité a parfois mis en cause les perceptions que ces femmes avaient d’elles-mêmes et ébranlé la certitude de la concrétisation du projet parental. Elles ont à ce moment-là ressenti une forme de discordance au sein même de leur corps. Nous proposons une hypothèse interprétative de ce « ressenti » : il repose sur une distinction souvent méconnue, vécue au sein même de leur corps, entre leur capacité ovarienne et leur capacité gestationnelle. La distinction existant entre capacité ovarienne et capacité gestationnelle est rendue particulièrement visible par l’AMP. Ses techniques ont en effet permis une dissociation inédite entre ces deux éléments dans le processus de procréation. Plusieurs travaux anthropologiques, portant sur l’étude de la gestation pour autrui ont souligné la distinction opérée par cette technique entre maternité génétique, maternité gestationnelle, et parfois, maternité sociale (Martin, 1987 ; Ragoné, 1996 ; Delaisi de Parseval et Collard, 2007 ; Mehl, 2011 ; Weber, 2013 ; Cadoret, 2014 ; Malmanche, 2014). La GPA met particulièrement en lumière ces distinctions, puisqu’incarnées par différentes protagonistes (la mère d’intention, dissociée ou non de la donneuse d’ovocytes, et la gestatrice). Toutefois, nous montrons que dans le cadre même de l’étude de l’AMP intraconjugale, cette distinction a toute son importance pour étudier et comprendre les vécus des femmes concernées.

Le contraste entre le sentiment d’un corps et d’une vie sociale jeunes et la découverte de l’infertilité liée à l’âge des enquêtées montre en effet une tension entre deux aspects de leur propre corps, et pas seulement entre le corps d’une part et la volonté d’autre part : elles expérimentaient, au sein de leur corps jeune dans son ensemble, l’altération d’une de ses parties. Alors qu’elles se sentaient toujours assez jeunes pour pouvoir porter un enfant, l’accoucher et l’élever, elles devenaient trop âgées pour produire des ovocytes de qualité suffisante pour créer un embryon viable permettant une grossesse. Autrement dit, elles ne faisaient pas face à une stricte infertilité, mais à l’altération d’une partie de leur capacité physiologique reproductive : leur capacité ovarienne s’altérait, quand leur capacité gestationnelle demeurait opérante.

Ainsi, à cette double capacité correspond une double temporalité : les femmes peuvent produire des ovocytes permettant de produire un embryon moins longtemps qu’elles ne peuvent porter un embryon. Autrement dit, la capacité ovarienne dure moins longtemps que la capacité gestationnelle. Si la mise en œuvre de la capacité gestationnelle n’a pas de limite théorique tant qu’une femme possède son utérus, elle est toutefois transformée au cours du temps, les risques de complications liées à la grossesse augmentant avec l’âge. Cependant, cette notion reste floue, car dans la littérature médicale, la limite d’âge à partir de laquelle la grossesse est considérée « à risque » est variable, et sensiblement repoussée au fil des ans. En effet, il y a dix ans les études épidémiologiques considéraient comme « tardives » les grossesses à partir de 35 ans (Belaisch-Allart et al., 2008). En 2008, lors de la publication des mises à jour du CNGOF[6] sur les « risques materno-fœtaux » lié au « désir tardif d’enfant », ce sont les grossesses à plus de 40 ans qui étaient considérées comme « tardives » (Belaisch-Allart et al., 2008). Au sein de ce texte du CNGOF, il est rapporté que les risques materno-fœtaux augmentent après 40 ans : en effet, 28,4 % des grossesses sont à risques chez les femmes de 40-44 ans, contre 23,7 % chez celles de 30-34 ans. Toutefois, ces données sont tantôt présentées comme péjoratives par les gynécologues-obstétriciens les publiant, tantôt comme rassurantes et positives (Ibid. : 83 ; Martin et Maillet, 2005). C’est ainsi que le Professeur René Frydman explique dans les médias qu’« il faut rassurer les femmes qui décident d’avoir un enfant après 40 ans. Contrairement à ce qui se dit souvent, leur grossesse n’est pas condamnée à être une grossesse compliquée. La patiente ne court pas plus de risque qu’une autre femme, pourvu qu’elle soit bien suivie médicalement. » (Cannasse, 2010). René Frydman comme d’autres gynécologues-obstétriciens présents dans les médias, tels que le Professeur François Olivennes, considèrent les grossesses comme « tardives », car « à risques », à partir de 45-48 ans (Lemoine, 2014). Cette considération de grossesse « tardive » car trop risquée obstétricalement évolue au fil du temps et du développement de l’accompagnement médical à la grossesse et à l’accouchement, ce dernier remodelant sans cesse la notion de « risque ». Le risque acceptable aujourd’hui selon les professionnels de santé n’est plus le même qu’hier, variant au gré des innovations techniques, des découvertes scientifiques et du changement des normes sociales. L’allongement de l’espérance de vie, le recul constant de l’âge au premier enfant en France depuis un demi-siècle, l’augmentation du recours aux techniques d’AMP participent à une banalisation des grossesses après 40 ans, qui deviennent plus nombreuses et communes. Ainsi, la temporalité de la capacité gestationnelle évolue au cours du temps et l’écart avec la capacité ovarienne se creuse. Or, le vécu de cette tension fait naître des attentes et une demande nouvelles à l’égard de l’AMP, qui peut apparaître comme une réponse aux femmes en situation de perte de leur capacité ovarienne en vieillissant.

C’est dans cette période temporelle entre stricte fertilité et stricte infertilité, où la capacité ovarienne s’altère, mais la capacité gestationnelle demeure fonctionnelle, que les femmes interrogées se sont fortement mobilisées pour tenter de pallier à cet écart en recourant à l’AMP. Elles étaient soumises à une pression du temps. Il fallait concrétiser le projet parental au plus vite avant que l’altération de la réserve ovarienne ne devienne trop importante et qu’elles ne puissent plus procréer avec leurs propres gamètes. Toutes ont ressenti un sentiment d’urgence, les amenant à se lancer dans une « course contre la montre » et à vouloir avancer au plus vite dans le parcours d’AMP. Le temps, jusqu’alors impensé, est devenu compté, mesuré. Elles tentaient dès lors de le maitriser en enchainant le plus rapidement possible les différentes étapes du parcours d’AMP.

L’enjeu de cette course était de cumuler le maximum de tentatives de fécondation in vitro (FIV) avant le terme du parcours d’AMP français. Elles étaient nombreuses à être en approche de leur 43e anniversaire et savaient qu’après elles ne seraient plus prises en charge ni par la sécurité sociale ni par les centres d’AMP en France[7]. Elles souhaitaient ainsi faire le maximum de tentatives autorisées[8] avant cette échéance. D’autres se dépêchaient de cumuler les tentatives avant que le niveau d’altération de leur réserve ovarienne ne devienne trop critique et conduise à un arrêt de leur prise en charge. En France, en effet, dès lors que la réserve ovarienne des femmes âgées de 40 à 43 ans est trop altérée, leur prise en charge en FIV ou insémination intraconjugale est arrêtée et elles n’ont d’autres choix que de renoncer à leur projet procréatif ou de se tourner vers l’étranger pour recourir au don d’ovocytes. Le recours au don d’ovocytes est autorisé en France, mais est toutefois généralement interdit aux femmes de plus de 40 ans[9]. En raison de la pénurie des dons, son recours est réservé aux femmes plus jeunes, présentant une infertilité qualifiée de « pathologique ». L’objectif des enquêtées en menant cette « course » était donc de maximiser leurs chances de voir se concrétiser leur projet parental.

Alors que les règles de l’AMP en France font reposer le seuil maximal de la temporalité procréative féminine sur cette seule condition biologique qu’est la capacité ovarienne, les données présentées montrent que cet élément ne saurait constituer de manière unique et absolue pour les femmes rencontrées les bornes de la temporalité procréative. Nous voyons qu’elles étaient déterminées dans un premier temps à se battre contre cette altération au moyen de l’AMP en France, puis, au terme de ce parcours, avec échec, plusieurs d’entre elles envisageaient de poursuivre en don d’ovocytes à l’étranger (5 enquêtées sur 11 qui arrivaient au terme du parcours français avec échec l’envisageaient). Cette détermination à poursuivre le projet parental s’explique par leur « sentiment de jeunesse » du corps qui perdurait malgré l’altération de la capacité ovarienne. Elles savaient qu’elles n’étaient pas pleinement infertiles, mais qu’elles l’étaient partiellement puisqu’en capacité de mener une grossesse et d’accoucher. Leur capacité gestationnelle et la jeunesse de leur corps en son entier maintenaient la confiance qu’elles avaient en leur capacité de porter, d’accoucher puis d’élever l’enfant à venir. Elles entamaient en effet une lutte pour contrer l’altération de leur réserve ovarienne, qui prenait sens non seulement par leur confiance en leur capacité gestationnelle, mais également par leur confiance en leur capacité de maternité.

Conclusion

À partir de l’enquête réalisée auprès des femmes quadragénaires en AMP, nous avons tout d’abord pu exposer différentes formes d’indisponibilité à la maternité expliquant la temporalité de leur projet parental, que nous avons mis en perspective avec le fait qu’elles pensaient avoir encore le temps devant elles pour mettre en place ce projet. Elles se sentaient « jeunes » physiquement comme socialement et ainsi, en capacité de pouvoir mener à bien ce projet après 40 ans. Autrement dit, elles percevaient la temporalité qu’elles souhaitaient donner au projet parental en adéquation avec leur « sentiment de jeunesse » du corps et avec le contexte social. Ces constats nous semblent révéler deux résultats principaux, dévoilant un écart entre les trajectoires concrètes des femmes interrogées et la façon dont elles sont présentées dans le discours social sur l’infertilité féminine liée à l’âge. D’une part, leurs trajectoires ne correspondent pas au stéréotype énoncé de la femme « carriériste », « égoïste », qui par seule volonté et « convenance personnelle » souhaite reculer l’âge à la maternité. D’autre part, elles envisagent la temporalité procréative en fonction d’un ensemble de référents à la fois physiologiques, sociaux et relationnels montrant qu’elles ne sont pas dans une démarche d’affranchissement de la « nature » pour satisfaire leur seul désir. Elles essaient de réunir un ensemble de conditions qu’elles jugent nécessaires pour accueillir et élever un enfant dans une temporalité qu’elles considèrent comme encore adéquate socialement comme biologiquement.

Ainsi, lorsqu’elles ont appris être confrontées à une infertilité en raison de leur âge, nombre d’entre elles ont été surprises. Cette annonce était en discordance avec le ressenti qu’elles avaient de leur corps. Nous avons alors expliqué ce sentiment de discordance par l’existence d’une distinction au sein même du corps reproducteur, entre capacité ovarienne et capacité gestationnelle. Alors que leur capacité ovarienne est altérée, leur capacité gestationnelle demeure fonctionnelle. Autrement dit, elles étaient confrontées à une infertilité partielle. Le sentiment de discordance qu’elles éprouvaient apparaît dans cet écart temporel : elles ressentaient la pérennité de leur capacité gestationnelle et de leur « jeunesse » du corps en son entier, qui n’était plus en adéquation avec une de ses parties infertiles.

Notre enquête a alors souligné deux nouveaux résultats importants. D’une part, la tension éprouvée par les femmes ne se situe pas dans l’écart entre capacité physique d’un côté, et disponibilité psychosociale de l’autre, elle apparaît au sein même de leur corps. D’autre part, cette distinction éclaire la dimension temporelle de l’infertilité. En montrant que les femmes ne font pas face à une stricte infertilité, mais à une infertilité partielle, nous dévoilons ainsi l’existence d’une zone grise entre fertilité et infertilité dans l’écart entre l’altération de la capacité ovarienne et la pérennité de la capacité gestationnelle. C’est dans cette zone grise étendue que les femmes se sentent légitimes à recourir à l’AMP afin que la partie défaillante soit en quelque sorte réajustée au reste de leur corps « jeune », après quoi elles se considèrent capables de porter, d’accoucher et d’élever l’enfant à venir. Néanmoins, l’autoconservation ou le recours au don d’ovocytes à plus de 40 ans n’étant pas autorisés, elles ne sont aidées qu’avec leurs propres ovocytes et dès lors qu’ils sont trop altérés leur prise en charge s’arrête. Notre enquête révèle ici un paradoxe des règles françaises de l’AMP.

Nous avons vu que le seuil de la fertilité féminine en AMP repose sur la limite de la capacité ovarienne. Néanmoins, le don d’ovocytes chez les femmes de moins de 40 ans est autorisé et leur maternité est reconnue sur la base de leur capacité gestationnelle. La qualification des maternités « à risque » est établie par les médecins également en fonction de la capacité gestationnelle. Nous pouvons donc nous interroger quant à la non-reconnaissance de la capacité gestationnelle pour envisager le seuil de la fertilité féminine dans le cadre du traitement de l’infertilité liée à l’âge.

Enfin, la prise en compte de la double capacité procréative et du corps dans son ensemble pour appréhender l’infertilité féminine nous permet de montrer que la façon dont les femmes considèrent les seuils de la temporalité procréative est en écart profond avec l’opposition simpliste infertilité normale ou infertilité pathologique du modèle bioéthique français qui ne prend pas en compte l’aspect pluridimensionnel de la fertilité et de l’infertilité, à la fois biologiques, mais aussi sociales, relationnelles et temporelles.